CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Votre ouvrage Trop pauvre pour être écologiste ? date de 1992. Pouvez-vous nous dire si la conscience des enjeux de la protection de l’environnement pour les populations défavorisées a changé en vingt ans à l’échelle mondiale ?

2J’ai publié Ecological Economics : Energy, Environment and Society (Blackwell, Oxford) dès 1987. C’est une chronique des critiques écologiques adressées à la science économique orthodoxe (néoclassique et keynésienne). Je m’y demande également pourquoi le marxisme n’avait vraiment pas étudié l’écologie humaine et pourquoi les historiens économistes marxistes n’ont jamais calculé les flux d’énergie et de matériaux [nécessaires au fonctionnement du monde industriel]. Enfin, l’ouvrage cherche à déterminer les groupes sociaux pour lesquels l’enseignement et la mise en œuvre de la nouvelle économie écologiste seraient les plus profitables. À qui cette nouvelle théorie économique, issue des travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, de Kenneth Boulding, de Herman Daly ou en France de René Passet, l’auteur de L’économique et le vivant en 1979, est-elle la plus utile ?

3C’est en 1992 que j’ai tenté de répondre à cette dernière question, dans un livre dont le titre espagnol était De la economía ecológica al ecologismo popular (Icaria, Barcelona), auquel a succédé The Environmentalism of the Poor en 2002. Une édition révisée et augmentée a paru en français en 2014 sous le titre L’écologisme des pauvres. Très souvent, les paysans pauvres, les autochtones, sont écologistes dans leurs pratiques. Les organisations de justice environnementale peuvent prendre appui sur l’économie écologique. C’est pour cette raison que nous avons publié en 2012 un ouvrage collectif intitulé Ecological Economics from the Ground Up (Routledge, Londres). Nous y analysons les différents systèmes d’évaluation qui sont en jeu dans les conflits environnementaux. Par exemple, les conflits relatifs aux minerais en Amérique latine, au pétrole au Nigeria, aux déchets ménagers en Campanie mais aussi les conflits liés en Europe aux « grands projets inutiles imposés » comme la ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin.

4Je crois qu’aujourd’hui nous prenons conscience, beaucoup plus qu’il y a trente ans, de l’existence d’un écologisme populaire.

5Votre analyse du combat des minorités en faveur de la préservation d’un patrimoine, d’un territoire, peut-elle selon vous s’appliquer au quart-monde (c’est-à-dire à ceux qu’on appelle les exclus, les personnes les plus défavorisées des pays riches) ? Son rapport aux ressources naturelles est-il semblable à celui qui existe dans des communautés ressentant un lien très fort avec leur terre ?

6Je pense que cette analyse s’applique le mieux là où vivent des centaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants, des communautés indigènes, les Dalits en Inde, les paysans pauvres, les habitants de zones urbaines dégradées. Beaucoup d’entre eux luttent pour la justice sociale et environnementale. Dans le projet EJOLT et dans l’atlas correspondant (http://ejatlas.org/), nous avons déjà recensé 1 300 de ces conflits environnementaux, partout dans le monde. Dans à peu près 20 % des cas, ce sont les opposants qui remportent la victoire de la justice environnementale. En Amérique latine, à de nombreuses reprises, ce sont les autochtones qui ont réussi à stopper les projets d’exploitation minière et de plantations forestières. C’est pareil en Inde, en Afrique. Les femmes sont très souvent en première ligne de l’écologisme populaire.

7Mais ces luttes n’ont pas seulement lieu à la campagne, là où des liens puissants unissent les hommes à leurs terres : on observe de nombreux combats pour la justice environnementale au cœur des villes.

8Comment réconcilier les politiques néomalthusiennes, censées préserver nos ressources, avec les droits de l’homme ? Et avec les droits des femmes ?

9Il faut savoir ce que l’on entend par « néomalthusianisme ». Je crois comprendre dans votre question qu’il s’agit pour vous d’une théorie néfaste, pouvant aller à l’encontre des droits de l’homme. Je ne suis pas d’accord avec cette idée. La gauche a commis une erreur de jugement en pensant que le contrôle des naissances était un complot néomalthusien des pays du Nord contre ceux du Sud. On parle souvent des quelques programmes de stérilisation des femmes de pays pauvres. Bien sûr, cela a existé dans les années 1970, 1980 et 1990. En Chine, le néomalthusianisme est encore aujourd’hui une politique nationale.

10Mais si nous passons en revue l’histoire de la baisse de la natalité en Europe, nous observons un autre phénomène : il y a eu un néomalthusianisme bottom-up. Ce mouvement populaire, progressiste, a commencé dès les débuts du xxe siècle en France avec la « grève des ventres ». D’inspiration anarchiste et radicale, il a entraîné l’opposition scandalisée de l’Église catholique mais aussi des partisans du capitalisme – qui voulaient davantage de travailleurs – et de l’État lui-même, qui avait besoin de soldats pour se battre contre les Allemands et dans les guerres coloniales. En 1798, Malthus pensait qu’il n’y avait pas de solution à la catastrophe démographique. En 1900, Emma Goldman et Paul Robin pensaient, quant à eux, que la solution était du côté des prolétaires : les femmes devaient être libres de choisir combien d’enfants elles voulaient avoir. C’est seulement ainsi que la natalité baisserait et ce qui serait bon pour les femmes, serait bon pour les salaires et bon pour l’environnement. Ces militants avaient fait leurs calculs et s’inquiétaient du niveau de population que pourrait supporter la planète. Je parle ici des années 1880 à 1920, du groupe réuni à Barcelone autour de Ferrer i Guàrdia, de Luis Bulffi, d’auteurs français comme Gabriel Giroud, Sébastien Faure. Il existe donc bien une tradition néomalthusienne populaire, de sensibilité féministe, libertaire et proto-écologiste.

11Entre le féminisme et l’écologisme, l’alliance est nécessaire pour de nombreuses raisons, y compris pour ce qui concerne la démographie. Françoise d’Eaubonne l’a bien mis en évidence en 1974 dans un livre qui introduisait l’idée « d’écoféminisme ».

12La « croissance verte » est-elle possible ? Et souhaitable ?

13La « croissance verte » est un oxymore, encore plus contradictoire que celui de « développement soutenable ». Déjà en 1990, deux économistes écologiques, Herman Daly et Robert Goodland, avaient critiqué le rapport Brundtland de 1987. Celui-ci proposait cette idée de « développement soutenable », c’est-à-dire, une croissance économique universelle qui serait écologiquement soutenable. Cela n’existe pas. Pour le comprendre, nous devons examiner le fonctionnement de la société, son « métabolisme », les flux de matériaux et d’énergie. Aujourd’hui, il y a de nombreuses études sur le sujet. L’économie humaine est un sous-ensemble d’un système naturel plus vaste. L’économie prend les ressources et rejette des déchets. Il n’existe pas d’économie en cercle fermé.

14L’économie industrielle est entropique. Elle brûle du charbon, du pétrole et du gaz. Cette énergie se dissipe, elle ne peut pas servir une seconde fois. Ceux qui pâtissent de l’augmentation des déchets et de l’exploitation des ressources naturelles sont bien souvent les populations pauvres. Dans certains cas, ceux qui sont le plus affectés par ce processus sont les générations futures, qui ne peuvent protester parce qu’elles ne sont pas encore nées, ou les baleines, qui ne vont pas non plus manifester. Mais dans certains cas les désastres écologiques touchent, ici et maintenant, des personnes qui vont réagir et s’opposer. Ce sont les luttes pour la justice environnementale, les luttes de « l’écologisme des pauvres ». Le marché ne peut pas garantir que l’économie coïncide avec l’écologie, puisque le marché sous-estime les besoins futurs et ne prend pas en compte les externalités négatives des échanges commerciaux. Les exploitations de marchandises ou de matières premières atteignent les confins du monde. Il y a ainsi de nombreux exemples de résistance populaire et indigène contre cette avancée des activités d’extraction.

15Comment réduire les inégalités sans croissance, sans redistribution de la richesse produite ? Quel est le modèle économique de demain ?

16Le modèle économique de demain doit être une économie sans croissance et plus égalitaire. André Gorz et Sicco Mansholt l’ont dit dès 1972 en France. L’évolution de l’environnement est alarmante. L’objectif de stopper la perte de biodiversité en 2010 n’ayant pas été atteint, il a été abandonné par l’Union européenne et les Nations unies. L’appropriation humaine de la production primaire nette de biomasse (Human appropriation of net primary productivity – HANPP) est de plus en plus importante et pèse sur la biodiversité. La perte de biodiversité est souvent vue comme « une défaillance du marché », comme dans les rapports du Groupe d’études économiques des écosystèmes et de la biodiversité (The Economics of Ecosystems and Biodiversity – TEEB). Selon eux, cette disparition pourrait être compensée si l’on assignait un prix adapté à chaque chose. Parfois c’est la mauvaise gouvernance qui est accusée, les institutions inadéquates, les politiques néolibérales qui font la promotion du commerce international et préservent les investissements étrangers. Ces perspectives sont intéressantes mais la première cause de la perte de biodiversité est l’augmentation du métabolisme de l’économie humaine. Ce mouvement serait le même avec des politiques keynésiennes sociale-démocrates ou un hypothétique système économique communiste, tant que la technologie, la démographie et le niveau de consommation par tête demeurent ceux que nous connaissons aujourd’hui.

17De plus, la production des principaux gaz à effet de serre augmente avec la croissance des flux métaboliques de l’économie. Le taux d’émission de ces gaz devrait décroître dès que possible de 50 %, d’après le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC). Or, à l’échec du protocole de Kyoto de 1997, qui n’a pas été ratifié par les États-Unis, il faut ajouter l’absence d’accord sur la réduction des émissions à Copenhague en décembre 2009 et peut-être, l’échec de la conférence de Paris en 2015. On jette la pierre à la Chine, qui certes est devenue le plus gros producteur de CO2, mais dont le niveau d’émission par tête reste trois fois inférieur à celui des États-Unis. La concentration de CO2 dans l’atmosphère était de 300 parties par million (ppm) lorsque Svante Arrhenius écrivait sur l’augmentation de l’effet de serre en 1895. Elle se monte aujourd’hui à 400 ppm et augmente de 2 ppm chaque année.

18Il est donc grand temps de revenir aux débats des années 1970. Lorsque l’on observe toutes les évolutions inquiétantes, l’effondrement des stocks de diverses espèces comestibles de poissons, le développement de l’énergie nucléaire dans de nombreux pays malgré le risque d’accidents comme celui de Fukushima en 2011, le problème des déchets et de la prolifération nucléaires, la pénurie d’eau en plusieurs lieux (pénurie qui peut conduire à un gaspillage d’énergie pour le dessalement de l’eau de mer) ou le pic atteint en matière d’extraction du phosphore, on comprend pourquoi il est nécessaire pour les pays riches de stopper leur croissance. L’objectif doit être d’atteindre une économie stationnaire, avec une moindre consommation de matériaux et d’énergie, à travers un processus réel de décroissance.

19Le mouvement pour la décroissance qui existe dans quelques pays riches est faible mais il met en évidence aussi bien les variables physiques (la consommation d’énergie et de matières premières, l’appropriation humaine de la production primaire, l’empreinte en eau) que les besoins d’institutions nouvelles. Il refuse l’impossible postulat selon lequel l’économie continuerait de croître indéfiniment. En économie écologique, nous défendons l’idée d’une « prospérité sans croissance », pour reprendre le terme de Tim Jackson, ou celle d’une légère « décroissance », comme l’ont proposé en France Serge Latouche et quelques autres. À mon avis, ce qui manque pour atteindre une économie mondiale plus soutenable sur le plan écologique et plus solidaire sur le plan social, c’est une alliance entre les mouvements de l’écologisme populaire (et les organisations et réseaux de justice environnementale que ceux-ci forment) et ce petit mouvement qui existe dans les pays riches en faveur d’une décroissance socialement soutenable, qui exige de nouvelles institutions, comme un revenu d’existence ou de citoyenneté.

Joan Martínez Alier
Professeur en économie et en histoire de l’économie à l’université autonome de Barcelone, il est membre du comité scientifique de l’Agence européenne pour l’environnement et président de la Société internationale pour une économie écologique.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfas.151.0209
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