1La France accueille cette année la 21e conférence pour le climat (COP21). Quels en sont les enjeux ? Diriez-vous qu’il y urgence à se mettre d’accord ?
2Le terme d’urgence est même dépassé car l’urgence précède la crise et la crise est déjà là. Je veux simplement rappeler que la crise climatique affecte déjà des centaines de milliers de vies. Elle contraint au déplacement en moyenne 23 millions de personnes chaque année. C’est six fois plus que les déplacements dus aux conflits. Nous sommes déjà dans la crise climatique. Donc le choix de l’humanité consiste à savoir si l’on va pouvoir contenir ces phénomènes et notamment pour éviter qu’ils ne deviennent irréversibles. C’est l’objectif de la conférence de Paris : obtenir un accord qui permette de contenir le changement climatique à 2 °C parce qu’au-delà de 2 °C dans le siècle, la température, quoi que l’on fasse ensuite, continuera de grimper. C’est ce que disent les scientifiques. À partir du moment où le phénomène deviendra irréversible, de manière asymptotique, quelles que soient notre énergie et notre volonté, nous risquons d’être démunis devant ses conséquences qui seront également, évidemment, irréversibles. En l’état actuel de notre économie et de nos technologies, un accord sur 2 °C demande des engagements très forts et des économies très fortes, mais c’est encore à notre portée.
3Paris est un moment de vérité car il faut bien comprendre que c’est l’aboutissement de la somme de conférences qui l’ont précédée et qui avaient pour but notamment de préparer ses modalités, ses objectifs. 195 États sont mis à contribution. 195 États doivent s’entendre sur un accord juridiquement contraignant. C’est le mandat des Nations unies, comme décidé notamment à Durban.
4Est-ce que l’engagement de contenir le changement climatique à 2 °C est crédible ?
5La question ne peut même pas se poser. Si l’on se met du côté des victimes, ce n’est pas crédible, c’est un impératif. Mais comme le dit très bien Jean Jouzel, vice-président du GIEC, l’équation se résume à renoncer à plus de deux tiers des énergies fossiles facilement accessibles sous terre. Or je dis souvent que nous n’avons pas été, notamment les pays industriels, habitués à renoncer. Surtout pas à renoncer à des ressources qui nous tendent la main. Depuis cent cinquante ans, nous avancions avec deux principes. Un principe technologique : tout ce que nous pouvions développer, on le développait. Un principe économique : tout ce que l’on pouvait se payer, on se le payait. La question du sens venait éventuellement après ou ne venait pas. Mais utiliser aujourd’hui des énergies fossiles ne fait pas sens par rapport aux contraintes, donc il va falloir que l’on opère un changement de logiciel, que l’on fasse des choix. Renoncer, c’est facile quand il y a des alternatives. C’est envisageable une fois que l’on a répondu aux besoins essentiels des populations : l’accès aux soins, à la nourriture, à l’éducation. Mais c’est irrecevable tant que l’on n’a pas réglé les problèmes prioritaires. Donc cette tâche est difficile.
6En même temps, et c’est pour cette raison que l’on ne peut pas tergiverser sur cet objectif, il faut bien comprendre que le phénomène climatique est un facteur multiaggravant, qui ajoute de la misère à la misère, de la souffrance à la souffrance, de l’injustice à l’injustice et de l’inégalité à l’inégalité. C’est aussi parfois un facteur déclenchant de conflits, comme nous l’avons observé ces dernières années. Les deux exemples les plus probants sont le conflit syrien et le conflit du Darfour. La désertification en Syrie a été aggravée par les changements climatiques. En conséquence, les rendements agricoles ont chuté de plus de 80 % et 60 % des troupeaux ont été décimés. Cela a contraint plus d’un million de personnes à passer du Nord de la Syrie au Sud-Est de la Syrie et c’est du Sud-Est de la Syrie qu’est partie la rébellion syrienne. Ce n’est pas « le changement climatique » qui est à l’origine de la rébellion syrienne, mais il a été un catalyseur. Au Darfour, un changement climatique a tué des centaines de milliers de personnes et contraint des éleveurs nomades au déplacement, parce qu’un degré d’élévation de la température a tendu encore davantage le partage des pâturages. Ces éleveurs sont alors entrés en conflit territorial avec des pasteurs sédentaires. C’est ce qui a mis le feu aux poudres. Il faut bien comprendre que le changement climatique est un sujet majeur qui ne peut qu’amplifier des phénomènes déjà à l’œuvre. Contenir ce changement n’est donc pas une option, c’est une obligation.
7La conférence de Paris doit être le moment où nous allons passer des intentions, maintes fois exprimées, à leur réalisation. Cela exige des outils institutionnels, technologiques et surtout financiers et économiques. C’est sur ce plan que se jugera la légitimité, la crédibilité, l’efficacité de l’accord de Paris.
8Où en est l’accord actuellement ?
9Pour l’instant, la première étape est que chaque pays mette sur la table ses propres engagements. Il faut donc attendre. C’est un peu affreux à dire, mais chaque État attend de savoir ce que l’autre va faire, comme dans une partie de poker où chacun attend de voir le jeu de son adversaire. Les deux émetteurs les plus importants de gaz à effet de serre, que sont la Chine et les États-Unis, ont attendu Brisbane, au G20, pour prendre un premier engagement. Celui-ci n’était pas à la hauteur des enjeux mais c’est une première contribution qui va permettre, dans la foulée, avant mars pour certains États et novembre pour d’autres, d’avancer également leurs contributions. Nous n’en connaissons donc pas la dimension pour le moment.
10La grande difficulté, c’est de rétablir la confiance avec les pays du Sud, qui sont, je le rappelle, les premiers impactés. C’est-à-dire qu’ils subissent une double peine : ils n’ont pas été associés au développement dû notamment à des énergies fossiles ou à des ressources qui étaient souvent situées dans leur propre pays. Et ils subissent maintenant de plein fouet le contrecoup imprévisible mais réel de notre propre développement. 1 % d’élévation de la température dans la bande sahélienne, cela a des conséquences beaucoup plus graves que dans des régions tempérées. Ces pays en ont conscience et formulent légitimement deux demandes. La première est qu’on les aide à se développer, si possible sans passer par les énergies fossiles. Cela nécessite un accès à bas coût aux énergies propres. Leur seconde demande est d’avoir les moyens de s’adapter au changement climatique déjà à l’œuvre.
11Toutes les promesses qui ont été faites en réponse à ces deux demandes n’ont jusqu’ici pas été tenues. Simplement parce que l’on entretient une forme de malentendu que je considère comme une mystification : on promet de l’argent, des sommes colossales. À Copenhague, il devait y avoir des « fast start », c’est-à-dire, tout de suite 10 milliards et à terme 100 milliards par an. Nous promettons de l’argent que nous n’avons pas ! C’est-à-dire que l’on se dit « pays riches », ce que nous sommes certes, mais l’on est riche aussi de nos dettes. Ces sommes-là ne seront pas réalisées dans les mécanismes financiers ou budgétaires existants. D’où la nécessité, ou du moins la priorité, de travailler sur des financements innovants. Si l’on veut rétablir la confiance, il faut expliquer aux pays du Sud à partir de quelles sources de financement on va réaliser ces promesses. Et c’est là que redevient pertinent tout un chapelet d’outils, de financements innovants qui sont dans l’air du temps depuis longtemps, que l’on sort et qu’après l’on enterre, au premier rang desquels la taxe sur les transactions financières, mais aussi d’autres instruments comme la taxe carbone, les droits à tirage spéciaux. On pourrait également envisager de basculer les 650 milliards de dollars que nous accordons aux énergies fossiles chaque année vers les énergies renouvelables.
12Le financement est le nerf de la guerre et c’est pour moi la priorité. Si l’on parvient à fédérer un groupe de pays qui s’engagent dans cette voie, cela peut être un élément très positif pour le succès de Paris. Mais il faut comprendre qu’actuellement, chaque État est encore dans la posture de faire valoir sa propre vision, sa propre « responsabilité ». Cela renvoie à la notion onusienne de responsabilité partagée mais différenciée. Chacun vous explique, en vous regardant droit dans les yeux, combien il est peu responsable. Les États-Unis vous disent que maintenant, c’est la Chine le premier émetteur de gaz à effet de serre. La Chine vous répond que le principal responsable reste les États-Unis car chez eux, l’émission par habitant est quatre fois plus importante qu’en Chine. L’Inde va vous expliquer ceci puis la Bolivie va vous expliquer cela, etc. Notre rôle, c’est de rendre tous ces arguments obsolètes sur un plan global. C’est de dire que, de toute façon, quelles que soient nos responsabilités propres, on sera tous gagnants ou tous perdants. Évidemment on ne va pas demander les mêmes efforts au Bangladesh ou au Niger qu’à l’Europe ou aux États-Unis mais il faut quand même que chacun prenne sa part de responsabilité. Cela explique le fait que la conférence de Paris soit une échéance cruciale et excessivement complexe.
13L’enjeu de la conférence est donc de définir et de partager les responsabilités ? Comment en est-on arrivé là ? La crise est là depuis longtemps. Qu’est-ce qui a bloqué jusqu’ici ?
14Ce qui a bloqué, c’est le fait que le problème à l’origine de cette situation ait été la solution pendant cent cinquante ans. C’est-à-dire, un modèle économique qui a prospéré, notamment et principalement grâce à l’utilisation des énergies fossiles. Il faut bien comprendre qu’à partir du moment où ce qui a été la solution (pour une partie du monde seulement, tout le monde n’a pas profité de l’aubaine) devient le problème, chacun est pris de court. Ajoutez à cela que ceux qui ont profité de la prospérité de ces énergies fossiles, certains groupes industriels par exemple, n’ont évidemment pas intérêt à ce que l’on sorte d’une économie carbonée. Donc ils se sont parfois – souvent – organisés pour retarder l’échéance, ou même pour semer le doute. Nous savons très bien qu’un certain nombre de groupes de pression ont fait partie de ceux qui ont diffusé ce que l’on a appelé le « climat-scepticisme. »
15Deux questions se sont ainsi transformées en verrous pendant plusieurs années. La première était : « Est-on sûr de la responsabilité humaine du changement climatique ? ». Tant que ce doute perdurait, cela retardait la décision parce que les investissements et remises en cause de notre modèle nécessitaient que l’on soit bien sûrs de nous. Ce doute est désormais tranché. Il n’y a pas un État qui conteste les travaux du GIEC. J’insiste, car il y a toujours des groupes qui le contestent. Le deuxième verrou était, pour employer une expression triviale : « So what ? ». Comment peut-on faire autrement ? Et là nous n’avons pas forcément été, même à Copenhague, très clairs sur ce point. Parce que les technologies n’étaient pas à ce point développées, parce que la contrainte n’est pas à ce point intégrée, l’innovation ne se mettait pas en marche. Maintenant, les outils sont là. Mais ils sont là à petite échelle. Donc les coûts sont importants. Il va falloir à présent que les investisseurs, privés ou publics, nous permettent de changer d’échelle pour diminuer les coûts. C’est à Paris que ce basculement doit s’opérer.
16Ce que vous appelez, c’est donc une révolution technologique ?
17Une révolution technologique, énergétique, économique et également démocratique. Nous avons en effet dans nos sociétés un invité surprise, c’est le futur. Cela signifie que le long terme s’invite, pour la première fois, dans l’histoire de l’humanité, dans nos décisions. Or quand il faut combiner les impératifs du court terme avec les enjeux du long terme, c’est beaucoup plus difficile que quand il faut simplement s’occuper du court terme. Nous allons donc devoir adapter nos démocraties car actuellement nous pilotons dans l’urgence et l’urgence ne permet absolument pas d’intégrer la notion du long terme.
18Comment faire entrer le futur dans nos institutions démocratiques et dans nos politiques publiques ? Comment l’État doit-il se réorganiser pour prendre en compte ce long terme ?
19Le problème ne vient pas d’un manque de volonté mais de capacité. Dans une accélération du temps telle qu’on la connaît, une profusion de sciences, de technologies, de communications fait converger au quotidien une somme d’intérêts particuliers vers nos responsables politiques. Quelle que soit leur bonne volonté, ils sont condamnés à piloter dans l’urgence. Ou en tout cas, à répondre dans l’urgence aux souffrances, aux exigences, aux préoccupations très particulières, très palpables, très lisibles, très concrètes, des citoyens. Or la prospective (pas forcément à cent cinquante ans, pas forcément à cinquante ans mais parfois à dix ou vingt ans), est difficile parce qu’elle demande une réflexion qui ne correspond pas aux codes de décision et d’expression d’un ministre qui, par la force des choses, dans un monde saturé d’informations, doit aussi communiquer.
20Nous devons nous attaquer aux causes et pas seulement aux effets. Cela demande du temps et ce temps, ils n’en disposent plus. Donc, mon sentiment, qui rejoint évidemment des réflexions beaucoup plus étayées de certains scientifiques, ou même parfois de philosophes, c’est qu’il faut dissocier et, à un moment, croiser et rapprocher deux degrés différents de réflexion et de lecture. Il faut évidemment des lieux où l’on réponde aux impératifs du court terme. Mais il faut aussi des lieux qui travaillent à l’abri de l’esprit partisan. En France, il y a une proposition qui mérite d’être étudiée, celle d’une « Chambre du futur » qui permette à la fois aux citoyens, aux experts, aux partenaires sociaux, aux responsables politiques, aux scientifiques, de travailler de manière apaisée et documentée pour proposer des innovations mais également réfléchir en profondeur aux causes et représenter le futur lorsque des décisions de l’exécutif et du législatif risquent de le pénaliser. Cette Chambre devra donc être dotée, entre autres, d’un droit de veto suspensif, pour obliger l’exécutif et le législatif à « revoir leur copie » (contrairement, par exemple, au Conseil économique, social et environnemental – CESE, dont les travaux ne sont pas suffisamment pris en compte). Elle devra leur proposer des alternatives, en ayant le souci, justement, de combler ces « angles morts » que les cabinets ministériels ont parfois. Il devra y avoir également des rendez-vous d’évaluation. Il y a un moment où le bien commun doit être piloté.
21Les objectifs des institutions que vous proposez ne sont-ils pas redondants avec ceux de l’administration ? Par exemple, lorsqu’elle doit produire une étude d’impact et définir les conséquences qu’une décision aura sur le long terme ?
22On va trouver dans l’administration, dans ce qui était autrefois le Commissariat au Plan (aujourd’hui France Stratégie, ndlr), des lieux où cette réflexion s’exerce déjà. Mais je pense qu’il faut changer d’échelle. Il ne faut pas que ce soit simplement l’administration mais que ce soient les citoyens, les collectivités, les partenaires sociaux, des experts qui coproduisent tout cela. De plus, il faut leur donner un pouvoir politique, contraignant. La connaissance est là. L’intelligence est là. Mais n’est pris en compte, encore une fois, que ce qui sert l’immédiateté. Nous sommes aiguillonnés par cette puissance de feu médiatique qui empêche la mise en perspective, mais il faut se détacher de ce temps court, s’extraire impérativement de cette forme de fulgurance du temps qui annihile toute intelligence.
23Est-ce que l’on peut partir de l’existant ?
24Je pense que l’on peut partir de l’existant, bien entendu. Sur la forme que cela doit prendre, je laisse évidemment la main à des gens beaucoup plus compétents. Comment fait-on rentrer les citoyens dans cette Chambre ? Est-ce par tirage au sort ? Il faut aussi que cette institution soit garante des biens communs, des équilibres naturels, des terres arables, des ressources alimentaires, de la diversité, qui ne sont représentés nulle part. Il faut qu’elle pilote la rareté. La rareté est le grand paramètre du xxie siècle.
25La rareté ou la pénurie ?
26La pénurie, c’est l’étape d’après. La rareté, ça se pilote, la pénurie, ça se subit. La pénurie, c’est la guerre. On s’est fait la guerre pour le pétrole. On se fera la guerre pour l’eau, on se fera la guerre pour cultiver les terres.
27Ce que je pense pour la France, évidemment, est souhaitable pour le monde. Il faut que l’on ait une organisation mondiale des biens communs.
28Avec également une représentation des citoyens ? Vous accordez une grande importance à la société civile.
29Je pense que l’on ne peut pas s’en exonérer mais, encore une fois, il faut trouver un moyen pour qu’il n’y ait pas de dimension politique, au sens partisan du terme. « Politique » peut-être au sens grec du terme, bien entendu. Ce doit être une agora, d’une manière ou d’une autre. Pour que le citoyen, aussi, s’approprie la complexité. C’est très important.
30Le citoyen doit s’approprier la complexité de l’action publique ?
31Il doit s’approprier la complexité des enjeux, des contraintes. C’est important aussi pour permettre au citoyen de ne pas être dans la « démagogie », de comprendre que c’est compliqué de mener une action. Mais à partir du moment où le citoyen aura accès à la complexité, il va faire preuve d’inventivité, de créativité, de compréhension aussi, par exemple vis-à-vis de mesures qui en première lecture peuvent apparaître réductrices ou castratrices. Je crois que c’est vraiment très important d’aller vers la démocratie participative, collaborative.
32Au-delà des citoyens, comment voyez-vous dans cette transition écologique le rôle des acteurs non étatiques comme les fondations, les villes, les associations ? Est-ce qu’ils n’ont finalement pas plus un rôle à jouer que l’État qui s’enferme dans des intérêts divergents ?
33Ni plus ni moins. Chaque échelle est très importante. Ce qui est clair, c’est que l’on voit bien que le changement est déjà en marche. Mais il est ignoré de beaucoup d’acteurs. Il reste l’exception alors qu’il devrait devenir la norme. Et il ne devient pas la norme parce que les investisseurs ou les décideurs politiques n’en ont pas connaissance. Ils n’ont pas foi en ce changement. Ils n’ont pas foi par ignorance, parce qu’ils n’ont parfois pas eu le temps de se pencher sur ces enjeux, parce qu’ils sont plutôt, eux, en connexion avec les acteurs économiques et technologiques d’hier. Et hier, c’était il y a trente ans.
34Je voudrais parler également ici du poids des lobbies, c’est un sujet démocratique, car ce sont toujours les mêmes qui ont accès aux décideurs. Le résultat est que l’on tourne en rond. Donc nous avons absolument besoin de lieux d’expertise, d’évaluation, de recensement. Une forme d’agence nationale pourrait expertiser ces phénomènes et dire aux décideurs politiques : « Voilà quelles sont les bonnes solutions », en indiquant le rapport entre le coût, l’efficacité et l’investissement. Parfois, il y a des solutions qui sont infiniment plus efficaces à des coûts moindres. Il faut aider au bon choix des acteurs publics.
35Pensez-vous que l’une des raisons du blocage soit la concurrence du ministère de l’Écologie, même s’il y a à sa tête une haute personnalité, avec l’administration économique ?
36Cette segmentation met évidemment les administrations en concurrence. Elle met également les différents corps en concurrence. Il s’agit toujours d’un rapport de forces alors que les intérêts communs se dégagent si l’on regarde sur une échelle de temps un peu plus longue. Je suis convaincu du fait que cette organisation administrative n’est pas adaptée à la nécessité d’avoir une approche intégrale et holistique. On le voit bien avec l’exemple d’un outil qui peut être pour moi la pierre de Rosette structurant la production et la consommation de demain. Cet outil, c’est la fiscalité. Imaginez que demain, nous puissions mettre en place un chapelet de mesures incitatives, dissuasives, progressives, pour piloter les investissements, les modes de production, de consommation. Alors qu’aujourd’hui, nous avons d’un côté une réflexion sur la fiscalité écologique et de l’autre une réflexion sur la fiscalité en général. Les deux ne dialoguent pas. Cela a donné le fiasco de l’écotaxe, alors que l’on pourrait envisager qu’à pression fiscale égale pour la plupart des acteurs, plutôt que de taxer le positif (c’est-à-dire, de taxer sans pitié le travail, la majorité de nos prélèvements obligatoires contraignant l’emploi), on taxerait le négatif, c’est-à-dire, la dégradation, la pollution, l’utilisation des ressources naturelles, etc. Il faut que l’on sorte de cette confrontation frontale où l’écologie apparaît comme punitive alors qu’elle peut être au contraire innovante, créatrice.
37Est-ce pour cette raison que dans le « Pacte écologique », vous aviez proposé qu’il y ait un vice-Premier ministre également ministre de l’Écologie ?
38Effectivement, il y avait déjà un petit mieux lorsqu’il y avait un ministre d’État, mais il faut aller beaucoup plus loin encore. Dans l’organisation de l’exécutif, il devrait y avoir un vice-Premier ministre, qui soit au-dessus de Bercy et qui soit en charge du long terme, des biens communs, avec des outils de prospective, d’évaluation, d’analyse. Il ne faudrait pas que ce soit un homme sans moyens. Il pourrait justement être le référent du Conseil économique, social et environnemental. Dans cette situation de crise majeure, pas seulement sur le plan écologique, il va falloir des réformes profondes.
39Comment réduire les inégalités sans croissance, sans redistribution de la richesse produite ?
40Ce débat latent entre croissance et décroissance, il faut s’en extraire aussi. La croissance, telle qu’on l’a connue, premièrement, ne reviendra pas et deuxièmement, si elle revenait, elle ne reviendrait que pour un temps car elle est basée sur l’exploitation exponentielle et intensive des matières premières et ressources naturelles, qui sont finies. Chacun, y compris un élève de CM1, peut comprendre que ce n’est pas tenable.
41La décroissance, peut en soi être la conséquence de l’inaction : s’il n’y a pas d’action, on va entrer dans une forme de récession. La récession, c’est une décroissance qui ne s’affiche pas, qui est subie.
42Mon sentiment et ma conviction sont que nous devrons, de gré ou de force, entrer dans ce processus que j’appelle une croissance sélective. Il y a des flux et des activités qu’il va falloir faire décroître parce qu’ils ne sont pas compatibles avec les enjeux du xxie siècle. Il y en a d’autres qu’il va falloir développer. D’où l’intérêt d’ailleurs de la fiscalité dissuasive et incitative car, inversement, il faudra doper par des investissements la croissance d’un certain nombre d’activités : tous les métiers liés à l’efficacité énergétique, les nouveaux modes de production agricole, les transports durables, la ville durable. C’est un nouveau paradigme qui nous oblige à faire des choix. Pas des choix sur des questions morales ou éthiques, mais des choix sur les limites physiques auxquelles nous sommes confrontés. Cela signifie en creux qu’à partir du moment où l’on fait des choix, on ne disperse pas notre intelligence ni notre énergie sur tous les fronts mais on les flèche sur ce qui est prioritaire. Prenons, sans vouloir polémiquer, celui de l’aéroport de Notre-Damedes-Landes. Dans un contexte où l’on doit faire des choix, est-ce prioritaire ?
43Une dernière question, pour revenir à l’objet de notre dossier, à savoir les enjeux environnementaux et les inégalités sociales. Quel exemple donneriez-vous de cette « double peine » qui conduit les plus pauvres à être davantage victimes de la crise écologique ?
44Nous pouvons parler de l’isolation des logements sociaux et plus généralement, de la rénovation des bâtiments anciens. Il faut rappeler que des millions de foyers sont dans une situation de précarité énergétique. D’une part, le budget pour l’énergie a maintenant dépassé le budget alimentaire et beaucoup n’arrivent pas à faire face à leurs dépenses. D’autre part, ils sont en plus dans une situation d’inconfort. Ça, c’est très concret. Je veux aussi parler de l’alimentation. Quand on laisse le système spéculer sur les ressources, cela se traduit directement dans les grandes surfaces. Et ce sont évidemment les pauvres qui trinquent en premier. Quand, après avoir incité pendant des années les gens à avoir des véhicules diesel, on va leur expliquer, pour des raisons de santé publique, pour des raisons climatiques, qu’il va falloir changer d’équipement, qui va être pénalisé ? Parce qu’eux ne vivent pas forcément là où il y a des transports en commun, puisque c’est là que le foncier est plus cher. Donc ils sont bien obligés de prendre leur voiture. Mais en même temps, aussi, je rappelle simplement que la pollution, selon l’OMS, tue 7 millions de personnes par an. Ce sont des décès prématurés. Ce sont les populations les plus vulnérables qui sont concernées.
45À l’échelle mondiale, qui est frappé par le changement climatique ? Quelles sont ces femmes qui sont obligées de partir trois jours pour chercher de l’eau dans le désert, abandonnant leurs enfants ? Soit parce que le peu d’eau dont disposaient ces populations a disparu avec l’élévation de température, soit parce qu’à cause de la montée des eaux marines, les réserves d’eau douce ont été infiltrées par l’eau salée et sont devenues impropres. Qui sont ces populations aux Philippines qui ont été frappées par plusieurs typhons successifs ? Ce ne sont pas les bourgeois de Manille ou les nantis, ce sont toujours les mêmes. Les extrêmes climatiques, aux États-Unis, frappent d’abord les plus pauvres, rappelez-vous ce qui s’est passé avec Katrina à la Nouvelle-Orléans … Les autres seront touchés à un moment ou à un autre mais dans un premier temps, ce sont toujours les populations les plus démunies, les plus vulnérables, qui sont frappées. C’est la double ou triple peine. Elles n’ont même pas bénéficié des bienfaits du progrès et elles en subissent nos conséquences.
46Je voudrais rappeler simplement les ordres de grandeur du coût économique des catastrophes naturelles aux États-Unis. En 1980, il était de 2 à 3 milliards de dollars. En 2000, il était passé à 14 milliards de dollars. En 2012, on est déjà à 200 milliards de dollars. Cela signifie qu’à un moment, les réassureurs vont se désengager. C’est également vrai pour l’Europe. Or si les réassureurs se désengagent, ce sont les États et donc les citoyens qui vont être sollicités.
47Les catastrophes sont donc vraiment un facteur d’injustice. Mais l’on peut inverser le regard et se dire que combattre le changement climatique, c’est agir pour plus de justice et de paix. La raison masquée ou avérée des conflits des cinquante dernières années, voire au-delà, est la plupart du temps liée à l’approvisionnement en ressources d’énergies fossiles. Nous faisons la guerre parfois pour d’autres motifs mais la raison réelle était celle-ci, au Koweït, en Irak, au Moyen-Orient, au Proche-Orient … Les rapports de force géopolitiques d’aujourd’hui sont proportionnés aux capacités des États qui détiennent ces sources d’énergie fossile. Combien de fois un certain nombre de pays, y compris européens, ont dû baisser le regard par rapport à certaines valeurs, par rapport à certains États parce qu’ils craignaient que les robinets d’approvisionnement ne se ferment ? Encore dans l’histoire récente, avec ce qui s’est passé en Ukraine. Si, comme la menace climatique nous y oblige, nous développons massivement, dans le monde entier, pour répondre aux besoins énergétiques des pays, des énergies renouvelables, cela permettra à chaque pays d’acquérir très rapidement son autonomie énergétique. De plus, je le rappelle, cette ressource est gratuite. Il faut payer les machines pour la capter mais le vent est gratuit, le soleil est gratuit, la biomasse est gratuite, le gradient thermique des océans est gratuit. Vous allez rétablir l’équité du monde. Nous pourrons nous regarder droit dans les yeux, d’égal à égal, sans être dépendants d’autres États. C’est un extraordinaire facteur d’égalité, d’équité et de prospérité bien entendu : l’énergie, c’est l’abondance.
48C’est pour cela aussi qu’il faut voir l’écologie sous cet angle, celui de l’abondance.