« Maintenant, il n’y a plus de place pour les discriminations faites par les hommes ... »
Introduction
1À l’heure de la transition énergétique, nouvel impératif écologique des pays riches, la question environnementale n’aura jamais été autant débattue, en particulier dans le cas de la gestion de l’eau, bien essentiel à la vie et patrimoine commun de l’humanité.
2S’agissant de l’accès à l’eau des populations vulnérables, cette nouvelle donne renvoie à la question des relations entre enjeux écologiques et inégalités sociales. Comment penser les conditions d’éligibilité du droit à l’eau pour les pauvres dans un contexte où les inégalités sociales interfèrent avec le nouvel impératif écologique ?
3En effet, dans le contexte de l’accès marchand au service, la théorie de l’action du droit à l’eau (voir définition dans l’encadré qui suit) est assortie d’une contrepartie pour son bénéficiaire : le devoir moral de payer sa facture auquel se rajoute une injonction écologique, celle d’économiser l’eau, renvoyant au final à la figure idéale typique de « consommateur écoresponsable ». Cette théorie de l’action qui entend normer le comportement du bénéficiaire du droit à l’eau et qui, de fait, sollicite ses capacités, interroge les conditions pratiques d’une justice sociale en relation avec des exigences de nature écologique. C’est à l’analyse de la légitimité de ces principes de justification du bénéfice du droit à l’eau, et aux problèmes que pose leur mise en œuvre que nous nous consacrons dans cet article. Notre analyse s’appuie sur les résultats empiriques d’un travail de recherche mené sur la durabilité des services d’eau et mobilise la grille de lecture des capacités d’Amartya Sen.
Encadré : La notion de théorie de l’action et la méthodologie mise en œuvre
Derrière tout dispositif d’action publique visible se « cache » en effet un énoncé du problème. De manière implicite ou explicite, il est question de changer le cours naturel des événements : ainsi les pouvoirs publics et les acteurs impliqués endossent une « théorie » de l’action à déployer que l’on situe en termes de « théorie du changement social ».
Dans notre cas, la théorie de l’action rend compte des présupposés sous-jacents au changement attendu, du fait de l’application du droit à l’eau. Elle traduit les hypothèses des acteurs et les relations de cause à effet entre les variables d’action. Cette théorie de l’action n’est pas toujours explicite, car au-delà des textes réglementaires et de la communication publique, bien souvent, il n’existe pas de document propre qui présente, en amont de l’action, ces présupposés de l’action. La rationalité du dispositif étudié passe alors par un processus d’interprétation, de mise en évidence de principes qui relèvent de l’implicite et par l’analyse du matériau collecté et des interviews de terrain.
Notre article s’appuie sur l’analyse d’une vingtaine d’entretiens réalisés dans le cadre d’un programme de recherche pluridisciplinaire (fin 2009 à mi-2014) lancé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) sur la durabilité des services d’eau. Nous avions en charge l’étude du volet social de la durabilité et notre enquête de terrain a concerné des groupes d’usagers, une ONG « eau », des acteurs managers de services d’eau et de la hiérarchie politico-managériale, et des acteurs gestionnaires de l’action sociale.
L’impératif écologique face au droit à l’eau en France
4Dans le secteur de l’eau touché de plein fouet par les impacts anthropiques et les dommages liés au changement climatique, la question environnementale est devenue une préoccupation majeure.
Les enjeux environnementaux de la politique de l’eau
5Initialement, les enjeux environnementaux de la politique de l’eau française ont été de nature quantitative ; les lois de l’eau de 1964 et 1992 ont organisé la répartition des droits de propriété et d’usage de la ressource. Les lois de 2006, puis de Grenelle 1 (2009) et Grenelle 2 (2010) ont rendu compte d’enjeux qualitatifs face à des risques écologiques accrus et une qualité de l’eau qui ne cesse de se dégrader (rapport Lesage, 2013).
6En 2000, la directive européenne cadre sur l’eau a institutionnalisé la question écologique de l’eau. Elle impose la reconquête du bon état écologique de l’ensemble des masses d’eau continentales et littorales à l’échelle de l’Europe. Le bon état écologique impliquant une restauration et une préservation de l’état naturel des écosystèmes aquatiques et la prévention de toute nouvelle dégradation (Pereira-Ramos, 2001). C’est dans cette veine que paraît en 2010 le rapport du Conseil d’État sur « le droit de l’eau en France » [3] qui se situe avant tout comme un droit de l’environnement, c’est-à-dire au service de la protection et de la préservation de la ressource en eau.
7Sur un plan économique, le principe du pollueur-payeur inscrit dans le droit « de » l’eau permet d’internaliser dans le prix de l’eau les coûts environnementaux censés être supportés par le pollueur. 60 % en moyenne de la facture d’eau relève de la prise en charge financière de ces coûts.
8S’y ajoutent des mesures volontaires qui visent à sensibiliser les acteurs sur leurs responsabilités écocitoyennes et à modifier leurs comportements. Pour l’usager domestique, cette responsabilisation passe par deux types d’approches :
- les « solutions passives » de nature technique qui, selon les professionnels des économies d’eau, font la « chasse aux gaspis » (Pautard, 2012) : les ménages sont encouragés à équiper leurs robinets, toilettes et douches en matériel hydro-économes ;
- les « solutions actives » qui impliquent directement l’usager qui doit économiser l’eau et traquer toute fuite en surveillant régulièrement son compteur d’eau : ne pas laisser couler les robinets sans raison, préférer les douches aux bains, réutiliser les eaux de lavage des légumes ou les eaux de pluie pour arroser …
9Les autres mesures s’inscrivent dans un champ d’action curatif et préventif des sources de pollution. Outre les normes réglementaires de dépollution des eaux usées, les solutions préventives combattent la pollution à la source et relèvent d’arrangements négociés entre acteurs (services d’eau, agriculteurs, industriels et ménages) pour limiter l’usage des substances polluantes et réduire leur impact environnemental.
10Le bilan de ces mesures environnementales est encourageant : les consommations d’eau ont baissé de 2,2 % en moyenne et par an (Commissariat général au développement durable, 2011), mais il reste mitigé sur son volet écologique. Toutefois, ce constat soulève un paradoxe : alors que la contrainte environnementale avait jusque-là desservi la logique « d’un néolibéralisme vert » (Goldman, 2005), la baisse tendancielle des consommations d’eau impacte les recettes des services et se traduit par des hausses du prix qui augmentent la facture d’eau des pauvres et accroît les inégalités d’accès au service.
11Comment alors aborder la question des inégalités sociales dont les effets sont rendus visibles ? L’émergence des « pauvres en eau » (Fitch et Price, 2002), estimés en France à près de 2 millions, interroge. Cette nouvelle catégorie officielle désigne désormais ceux dont le poids de la facture d’eau dans le revenu disponible dépasse le seuil conventionnel des 3 %. C’est justement face à cette précarité nouvelle que s’est construit un droit « à » l’eau en filigrane du droit « de » l’eau.
Le droit « à » l’eau face au droit « de » l’eau
12L’interprétation générale du droit à l’eau adopté par les États des pays du Nord est le fruit de longues années de débats entre acteurs [4] au sein des instances onusiennes d’une part et des instances nationales d’autre part.
Le contenu normatif du droit à l’eau
13Le contenu normatif du droit à l’eau qui renvoie aux droits sociaux, économiques et culturels qualifiés de droits de deuxième génération [5] se fonde sur le Pacte international relatif aux droits sociaux, économiques et culturels (PIDESC) adopté par l’ONU en 1966, qui s’inspire lui-même de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Le statut facultatif du Pidesc « n’oblige pas les États ».
14En 2002, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (Codesc), organe de l’ONU chargé de surveiller la mise œuvre du Pidesc, définit le droit à l’eau dans l’observation générale n° 15 :
« Le droit à l’eau consiste en des libertés et des droits. Parmi les premières figurent le droit d’accès ininterrompu à l’approvisionnement en eau nécessaire pour exercer le droit à l’eau, et le droit de ne pas subir d’entraves, notamment une interruption arbitraire de l’approvisionnement et d’avoir accès à une eau non contaminée ».
16De même, il est précisé que « les éléments constitutifs du droit à l’eau doivent être adéquats au regard de la dignité humaine, de la vie et de la santé … et ne pas être interprétés au sens étroit […]. L’eau devrait être considérée comme un bien social et culturel et non essentiellement comme un bien économique ».
17Tout en reconnaissant que l’accès à l’eau potable est un droit humain fondamental, l’ONU [6] souligne que les dirigeants mondiaux ont aussi reconnu que le principe de recouvrement des coûts devait être appliqué à l’eau. De cette dualité résultera le critère « de coût abordable pour tous [7] » qui n’est juridiquement pas contraignant pour les États signataires mais qui sous-tend « l’obligation fondamentale minimum » de garantir le droit d’accès à l’eau, aux installations et aux services sans discrimination notamment pour les groupes vulnérables ou marginalisés.
18Le 28 juillet 2010, l’ONU hisse officiellement cette version de l’accès à l’eau au rang de droit humain de la personne. Cette formulation générale va inspirer la construction du droit à l’eau en France.
La théorie de l’action : la construction de la figure du bénéficiaire du droit à l’eau
19Alors que le contenu normatif du droit à l’eau est arrêté au niveau international, la construction de la figure du bénéficiaire du droit à l’eau au niveau national s’imprègne des représentations du pauvre en présence dans les mondes de l’eau et de l’action sociale.
20• Les représentations sociales du pauvre dans l’univers technico-marchand de l’eau
21Le modèle de l’accès marchand à l’eau qui s’est propagé avec la diffusion du « partenariat public privé », soumet la philosophie du droit à l’eau au principe de prix payé par l’usager qui s’applique de facto au bénéficiaire potentiel du droit à l’eau. Il en découle un « droit à » assorti du devoir moral de payer malgré tout sa facture et renforcé par une incitation à économiser l’eau. Cet argument rejoint le discours de l’activation des individus des politiques sociales contemporaines.
22• Les représentations sociales du pauvre dans le monde de l’action sociale
23La notion de contreparties et d’activation des individus qui apparaît dans les années 1970 aux États-Unis dans le champ des politiques sociales est au centre des nouvelles approches de l’action sociale en Europe pour lutter contre l’assistanat, responsabiliser les pauvres, émanciper la personne aidée dans son parcours d’insertion sociale. Cette approche émanant de la thèse de l’investissement social considère la dépense sociale comme levier de développement économique (Jenson et Saint-Martin, 2006). Elle s’appuie sur des modes d’intervention et d’accompagnement de la personne aidée par le travailleur social qui visent « à transformer, voire redresser, une dimension subjective des personnes en leur imposant un travail sur soi » (Vranken et Macquet, 2006).
24C’est cette vision qui inspire la théorie de l’action du droit à l’eau dans un contexte particulier où, s’agissant des bénéficiaires, « les services publics d’eau doivent affronter un dilemme : celui de choisir entre client-centrisme et droit à l’eau » (Tsanga Tabi, 2006). Comment en effet attribuer à l’usager d’eau un statut de bénéficiaire de « droits à » alors que la figure de « client » qui lui est attachée fait coexister son statut de bénéficiaire de « droit à » avec celui de consommateur ?
Lorsque le devoir de payer sa facture et d’économiser l’eau est censé soutenir le droit à l’eau : la figure de consommateur écoresponsable du pauvre
25La théorie de l’action du droit à l’eau en France repose sur deux principes : un droit à une aide financière relevant d’une logique curative et un droit à un tarif à « visée sociale » ressortant à une logique préventive de l’exclusion du service. La légalité du tarif social a été rendue effective à titre expérimental par la loi du 15 avril 2013 « visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes ». Ce dispositif a été complété par un décret du 27 février 2014 qui interdit toute coupure d’eau en cas d’impayés, à l’instar de l’Angleterre qui l’a instauré en 1999.
26Pour autant, les personnes ne sont pas dispensées du devoir de régler leurs factures d’eau. La créativité des services d’eau pour ce faire a donné lieu à de nouvelles activités « d’ingénierie sociale » en partenariat avec les acteurs sociaux locaux. Les modalités opératoires sont résumées ci-après.
Modalités de recours et d’exercice du droit à l’eau en France*

Modalités de recours et d’exercice du droit à l’eau en France*
* Le dispositif FSL n’est pas exclusif et peut, selon les cas, coexister avec l’intervention du Centre communal d’action sociale (CCAS) ou/et celle des associations caritatives.27Ce dispositif sollicite le bénéficiaire du droit à l’eau à deux niveaux.
28Sur un plan financier en premier lieu, par un discours rappelant en permanence le « devoir » de payer le solde de facture aidée ainsi que les factures en cours. Cette contrepartie du système fonde sa logique sur l’hypothèse de solvabilité du pauvre supposée participer à son insertion sociale. C’est dans cette perspective que sont pensés les mécanismes d’aide financière conditionnée par le versement d’un acompte (20 % au moins), de rééchelonnement des dettes d’eau ou de mensualisation de la facture. L’application stricte du principe de l’acompte peut être rédhibitoire puisque son non-respect peut être sanctionné par l’exclusion du bénéfice de l’aide du Fonds de solidarité pour le logement (FSL) ou du Centre communal d’action sociale (CCAS).
29Dans ce modèle marchand du droit à l’eau, la contrepartie représenterait « la marge laissée aux acteurs pour négocier leur situation ou construire leur identité sociale » (Bresson, 2010) et relèverait d’une prise de conscience « économique » en écho au credo de la « conscience environnementale » (Laigle, 2012). Cette vision néolibérale du droit à l’eau imprègne tout autant les usagers :
« C’est vrai que ponctuellement, les personnes peuvent avoir des difficultés, mais un accompagnement à long terme peut les aider à gérer leur budget, afin qu’ils soient conscients qu’ils doivent payer leur facture d’eau, comme on va au Carrefour ou dans un magasin, on paie ce qu’on achète [8] ».
31Le deuxième niveau de sollicitation du bénéficiaire du droit à l’eau se joue au niveau comportemental, en réponse à l’exigence de préservation de l’eau.
32À toutes les échelles de mise en œuvre du droit à l’eau, la rhétorique de la responsabilité écologique est déroulée autant par le politique, que par les gestionnaires d’eau ou les travailleurs sociaux : « Afin d’aboutir à un véritable droit de l’eau, il faut avant tout responsabiliser les consommateurs et leur donner les moyens de piloter leur consommation » (Conseil général de l’environnement et du développement durable, 2011).
33Ainsi, les kits économiseurs d’eau réduiraient les consommations d’eau de 15 % en moyenne par foyer et par an et permettraient d’économiser 100 €/an et par ménage. Les solutions « actives » rappellent « qu’un robinet qui goutte de 35 m3 par an entraîne un surcoût de 101 €, un filet d’eau qui coule de 140 m3 par an, 404 € et une chasse d’eau qui fuit de 220 m3 par an 634 € ».
34En réalité, cette incitation aux économies d’eau a un fondement plus subtil qui se base sur un a priori qui circule au sujet du pauvre (voir encadré).
Encadré : Extrait du focus-group usagers II, Nantes Métropole, 2010
B — Moi, je connais pas mal le problème des gens qui ne paient pas leur eau, parce qu’ils n’ont soi-disant pas les moyens, ils la gaspillent largement.
C — Je suis tout à fait de cet avis. Moi, j’ai eu à m’occuper de ce problème aussi.
35Ainsi, le pauvre serait gaspilleur d’eau et opportuniste. Cela justifierait le recours à des mécanismes-sanctions : le tarif social fournit une quantité d’eau « essentielle » à un « prix abordable » mais rend l’accès aux autres tranches rédhibitoire. Le volet curatif « répare » en aval du système les dérapages des pauvres et incite à consommer moins d’eau pour le bien de l’environnement. Le faible montant de la facture du bénéficiaire du droit à l’eau devient alors un critère d’écoresponsabilité.
36Toutefois, cette théorie de l’action qui stipule le pauvre moralement capable ou vise à le rendre capable de payer sa facture et d’économiser l’eau présuppose l’importance des capacités du sujet individuel (Donzelot, 2007). C’est cette notion de capacités que nous interrogeons dans les lignes qui suivent à la lumière de l’analyse des capacités de A. Sen (1987, 2004).
Activation ou restauration des capacités des pauvres ? Les ambiguïtés de la figure hybride du bénéficiaire du droit à l’eau
37L’un des apports reconnu de l’analyse de la pauvreté par A. Sen (1987, 2004) réside dans les réflexions qu’elle a suscitées sur les capacités et les incapacités réelles des individus. Sur un plan cognitif, le discours sur la responsabilité puise sa source dans le concept de capacité individuelle (Ogien, 2008). Quelles sont donc les capacités du pauvre qu’il faut rendre responsable ?
Les capacités des personnes selon Amartya Sen
38Le concept de capacités théorisé par A. Sen renvoie à trois acceptions liées entre elles (De Munck, 2008) :
- la capacité de choix qui renvoie à la liberté (opportunités de choix) et à la rationalité de l’individu ;
- la capacité relevant du potentiel d’épanouissement de la personne. Chez Sen, la liberté de l’individu a une finalité : l’épanouissement de l’être. Une théorie de la justice fondée sur la liberté doit tenir compte de la diversité et de l’hétérogénéité des accomplissements de l’être humain : capacité de vivre en bonne santé, de manger à sa faim, d’être instruit, de s’engager comme citoyen, d’avoir un réseau relationnel ;
- la capacité de réalisation. La capacité n’est pas qu’une question de choix mais de conversion des capacités en accomplissements qui dépendent de la multiplicité des capacités de l’individu à faire usage ou non de ses moyens.
39Au total, « les capacités se définissent comme l’ensemble des conditions de réalisation des droits humains » (De Munck, 2008) et relèvent de la liberté de choisir, des normes sociales et des institutions qui sont les vecteurs de socialisation des capacités et de l’action publique.
Les ambiguïtés de la figure hybride du bénéficiaire du droit à l’eau
40En associant les capacités à la perspective de liberté, Sen sous-entend que l’individu n’est pas que consommateur, il est aussi acteur, mais il ne l’est réellement qu’au regard de ses capacités d’être et de faire.
Les limites de la figure de consommateur du pauvre et de ses capacités d’insertion par la voie marchande
41Sur un plan pratique, la capacité du bénéficiaire du droit à l’eau à s’acquitter de son devoir moral de régler sa facture, que sous-tend son statut de consommateur, c’est-à-dire d’agent économique qui dispose d’un revenu qu’il peut dépenser pour consommer, reste dépendante, quoi qu’on en dise, de sa solvabilité. Or, l’hypothèse d’insolvabilité structurelle des populations les plus pauvres aurait tendance à se confirmer au fur et à mesure des enquêtes d’aides (Union nationale des centres communaux d’action sociale, 2013) [9]. Partant, certains CCAS n’hésitent pas à « avancer » l’acompte de facture exigé afin de permettre au demandeur d’aide de franchir la première étape de passage en instance FSL. L’objectif implicite étant de lui faire bénéficier de la mesure annuelle de protection contre la coupure d’eau qui s’applique à tout ménage attributaire d’une aide FSL.
42De plus, face à l’hétérogénéité des capacités des ménages au sens de Sen, il nous semble qu’il ne peut pas y avoir de règle préétablie juste et pertinente pour juger de la capacité ou non de la personne à respecter son devoir moral à payer sa facture. Ainsi, les profils de vulnérabilité socio-économique des bénéficiaires d’aides à l’eau à Niort en 2010 faisaient ressortir une diversité de cas. La situation d’une mère isolée avec enfants, en recherche d’emploi et sans diplôme est probablement plus problématique que celle d’un étudiant dans la mesure où elle est liée à leurs « capacités de réalisation » initiales. Quelles informations prendre alors en compte pour évaluer l’importance du besoin fondamental à satisfaire par l’action publique ? Et surtout comment évaluer le risque d’assistanat tant redouté lorsqu’on sait que sur ce territoire, plus de la moitié des demandeurs ne sont aidés qu’une seule fois pour l’eau en 4 ans, et 2 % aidées plus de 5 fois.
43La diversité des taux d’aide ne traduit guère une démarche d’aide ajustée à une évaluation des contreparties attendues. L’aide est davantage conditionnée par le budget disponible et le diagnostic social de la situation des personnes. Une fiche de sensibilisation aux économies d’eau est transmise aux ménages mais il n’y a pas de bilan permettant de juger d’un changement des usages d’eau.
44Cette déclinaison opérationnelle du droit à l’eau qui aboutit au final à définir un droit-créance apparenté à un devoir moral entendu en premier lieu sur un plan financier, peut surprendre tant elle dénote avec l’idée commune qu’on se fait des droits humains pensés depuis un siècle comme le ciment sacralisé du lien social (Ihl, 1996) :
« Ainsi, alors que les droits de l’homme, [dont certains sont dits “fondamentaux” tel le droit à l’eau], s’imposent maintenant sur le plan pratique comme une référence incontournable qui oblige sans fin à un élargissement des droits à …, qui octroient des avantages et des prérogatives reconnus aux personnes […], leur distinction avec les droits-liberté (droit de) a des frontières de plus en plus ténues […]. Or si les droits-liberté n’ont pas de débiteur déterminé, ce n’est pas le cas lorsque les créanciers ont un nom et la créance une force exécutoire [10] ».
46Ce qui complique les choses ici, c’est que le débiteur concerné se trouve être un débiteur pauvre dont la capacité à honorer sa dette n’est pas garantie pour des raisons qui ne tiennent pas qu’à sa mauvaise volonté, selon la distinction établie en Angleterre entre les « can’t pay » et les « won’t pay » [11].
47Aussi, la capacité réelle des « can’t pay » à être un « bon consommateur » est-elle compromise. Elle l’est d’autant plus que leurs ressources ont plutôt tendance à baisser tandis que les factures de services essentiels (loyer, eau et énergie) augmentent. Dans le cas de l’eau, c’est entre autres raisons la hausse du coût de dépollution qui fait supporter aux ménages la pollution par les nitrates et les pesticides dont la profession agricole est responsable, qui pénalise les budgets des ménages précaires. UFC-Que Choisir (2005) faisait remarquer qu’une juste application du principe pollueur-payeur ferait baisser la facture des ménages de 10 %.
48En bout de course, les impayés d’eau des bénéficiaires de cette version marchande du droit à l’eau persistent.
Les limites du postulat du pauvre gaspilleur d’eau
49Pour des raisons qui tiennent à l’état des connaissances sur les usages en eau et à l’hétérogénéité des conditions de vie des publics précaires, le postulat d’incapacité du pauvre à économiser l’eau a besoin d’être objectivé.
50L’eau, par son statut de bien essentiel non substituable, est certainement l’un des biens dont la réaction au prix est très faible en raison de ce qu’une part des usages en eau est relativement incompressible. À cet égard, le discours environnemental soulève le problème de la norme raisonnable des usages en eau domestique et pose la question toujours discutée du « volume vital en eau » à prendre en compte, tant sur le plan tarifaire que sur le plan comportemental. Or, peu de services d’eau ont exploité leurs bases de données pour expliquer les comportements de consommation d’eau des ménages et il n’existe pas d’étude prenant en compte les revenus pour établir une norme comportementale et sociale juste en la matière.
51L’Organisation mondiale de la santé (2003) a fixé le volume d’eau vital à 50 litres/jour et par personne (l’équivalent de deux seaux). Si cette estimation fait sens dans les pays pauvres, les habitudes de vie dans les pays riches supposent de contextualiser ce volume vital en incluant les équipements sanitaires (Gleick, 1996). Les diagnostics des habitudes de consommation d’eau en Europe se réfèrent à une norme de 50 m3/an/personne (soit 137 litres/jour représentant l’équivalent d’une baignoire remplie).
52En Suisse, où la consommation d’eau des ménages aurait diminué d’environ 20 litres/personne/jour durant ces 15 dernières années [12], certains services d’eau prennent le contre-pied de cet impératif écologique et affirment que « les ménages suisses bénéficient d’une situation privilégiée qui ne les contraint aucunement à économiser l’eau, ni sur le plan écologique, ni sur le plan économique ». Les systèmes de toilette étant pourvus d’une chasse d’eau hydro-économe, il faudrait stopper systématiquement la chasse après chaque « petite commission » pour obtenir une économie pertinente. Au Brésil, à l’inverse, l’ONG brésilienne SOS Mata Atlântica a lancé une campagne de sensibilisation, intitulée « xixi no banho » (« pipi sous la douche ») [13] pour inciter les citoyens à utiliser moins d’eau. Si ces cas extrêmes posent la question de la norme juste, ils en posent une deuxième plus fondamentale : celle des discriminations sociales sous-tendues par l’impératif du « water efficiency » dont on peut douter de la pertinence dans le cas des populations pauvres lorsqu’on sait que les plus grosses consommations d’eau sont le fait de l’industrie et du secteur agricole.
53Par ailleurs, dans la configuration actuelle de l’habitat en France où la majorité des ménages pauvres relèvent plutôt de l’habitat vertical (44 % au niveau national, INSEE 2012), adapter les comportements à la contrainte environnementale suppose de disposer d’un compteur pour pouvoir surveiller ses consommations d’eau. Or, tous les logements des immeubles ne sont pas équipés en compteurs individualisés, et lorsque c’est le cas, il n’y a pas d’accompagnement des ménages pour s’approprier les mécanismes de lecture des compteurs et de détection des fuites. De plus, la politique de généralisation du comptage de l’eau ne fait pas l’unanimité : cette mesure environnementale qui se substitue à la pratique antérieure du forfait appliqué sur la base de la surface habitable, a des effets sociaux pervers. Elle pénalise les familles nombreuses pauvres dont le nouveau système de comptage fait dépendre le volume d’eau consommé de la taille du ménage (Barraqué, 2011). À cela, il faut rajouter le problème de l’habitat précaire et indigne [14] estimé entre 400 000 et 600 000 logements en France (ANAH, 2014), où « les fuites d’eau sont fréquentes et rarement réparées » [15] et les coûts de renouvellement des installations sanitaires en cause, inaccessibles aux ménages pauvres.
54Dans ces conditions, cette injonction aux économies d’eau adressée aux pauvres devient pure aporie. En réalité, l’argument écologique vise davantage la réduction des factures d’eau des ménages pauvres et des impayés que la préservation du niveau de la ressource en eau.
55Sur le fond, dans ce système où la résolution des tensions entre enjeux environnementaux et enjeux sociaux passe par le critère économique considéré comme juge-arbitre en dernier ressort, la difficulté à penser les interdépendances entre exigences écologiques et inégalités sociales est exacerbée. Or, il existe un autre lieu de résolution de ces tensions, d’une autre nature mais tout aussi exigeant en termes de responsabilités : celui qui fait intervenir la dimension politique.
La figure ignorée de citoyen-acteur du bénéficiaire du droit à l’eau
56Dans son analyse des droits humains, Sen nous entraîne dans une démarche réflexive de la relation de l’individu avec la société. Il n’est pas question ici de « besoins » au sens de la théorie des besoins fondamentaux (les basic needs) ; on va plus loin et on s’intéresse à la capacité de la personne à délibérer et à influencer les décisions sur les questions qui le concernent. La liberté d’action de l’individu ne s’évalue pas par rapport à une entrave ou à une contrainte, mais par rapport à sa capacité d’exercer sa liberté. En d’autres termes, les capacités de l’individu ont aussi à voir avec les institutions et leur mode de fonctionnement politique qui, trop souvent, ignorent les pauvres. C’est notamment cette lacune de la démocratie des politiques sociales que dénonce assez crûment Hélène Thomas (2010), pour qui les discours et les politiques qui envisagent de sortir le pauvre de l’exclusion mais qui laissent de côté son point de vue, en arrivent à le mépriser : « Un pauvre – au final – réduit au silence, […] privé des moyens premiers de l’expression que sont la parole et l’intelligence » (Wresinski, 1968).
57Ainsi, la juste appréciation des capacités du pauvre suppose que celui-ci soit en condition de faire un choix conscient et libre. Dire que le niveau de la facture d’eau du bénéficiaire du droit à l’eau est un indicateur d’écocitoyenneté pour un motif « écologique » qui lui est imposé mais qui évacue son environnement et ses préoccupations propres [16], n’est pas raisonnable. Si le pauvre n’est pas en condition d’exprimer un libre choix d’usage en eau, quelles sont dans ce cas la justesse et la justice du principe d’activation de la responsabilité « écologique » du pauvre ? Le ménage non pauvre est forcément avantagé par rapport au ménage pauvre car le ménage aisé dispose d’un nombre de capacités, au sens de Sen, plus élevé parmi lesquelles il peut choisir. L’enjeu étant bien celui du maintien des capacités primaires de l’individu indispensables pour pouvoir « prendre la parole » au sens d’Albert Hisrchman (1970), et faire entendre sa voix individuellement ou collectivement.
58C’est dans cette perspective de restauration des capacités des pauvres que d’autres approches du droit à l’eau sont initiées. À Grenoble, l’association Point d’Eau créée en 1993 accueille un public particulièrement vulnérable de sans-abri [17] pour qui la question du droit à l’eau est cruciale. Là, le droit à l’eau est conçu en tout premier lieu comme un accès gratuit à l’hygiène (douches et machines à laver le linge) et une condition d’un retour à la citoyenneté. Il est question avant tout d’amorcer un lien avec les publics accueillis en focalisant l’attention d’abord sur la personne (le retour à l’hygiène du corps) tout en respectant la liberté des personnes. Pour l’association, cet accès à l’hygiène une fois établi, constitue le point de départ à la prise de parole et à l’expression dans le cadre d’un forum baptisé « Parlons-en », lieu d’échange sur le vécu des « gens en errance » dont les problèmes sont ensuite remontés à l’élu local. Dans cette démarche qui entend inverser l’approche classique de l’action sociale qui « constate les carences », il s’agit de mettre les pauvres en situation de « capacitation citoyenne » [18] en réactivant leurs droits primaires en vue d’instaurer une « dynamique de citoyenneté » inscrite dans le temps.
59Ici, le processus d’insertion sociale sous-tendu ne fait pas intervenir la dimension « marchande » de la relation de service, mais sa dimension humaine et citoyenne. Et c’est bien cette dimension du droit humain à l’eau qui constitue le moyen pour le pauvre en eau de renouer avec la société. C’est dans cette mise en capacité à exercer son droit à la parole que le droit à l’eau contribue au maintien du lien social et à l’accomplissement du bien commun ignorés par la théorie d’action du droit à l’eau et pourtant bien spécifiques à la gestion des biens collectifs. Comme le souligne François Flahaut (2013), il semblerait que « la dimension marchande – de l’accès à l’eau – fasse de l’ombre à la dimension collective … » car, dit-il : « la valeur des biens collectifs, le rôle vital qu’ils remplissent dans la société sont régulièrement sous-évalués ».
60C’est aussi dans cette optique que les tenants de la mouvance de « l’écologie politique urbaine » interprètent le droit à l’eau. Jamie Linton (2012) considère le droit à l’eau comme une occasion plus ambitieuse de promouvoir une politique de transformation sociale des politiques de gestion de l’eau. Ainsi, le droit à l’eau est d’abord un droit à participer à la gouvernance de l’eau. Ensuite, le droit à l’eau est le droit de la collectivité à bénéficier d’une partie de la valeur économique générée par le système de production marchande et industrielle de l’eau. Ce point renvoie à la question délicate et non débattue de la répartition de la rente de monopole liée à l’eau, qui dans le contexte actuel de restriction des budgets de l’action sociale, constitue une source de financement légitime du maintien à l’eau des pauvres (Tsanga, Gremmel, 2013).
Conclusion
61Dans nos sociétés contemporaines confrontées au « trilemme » aggravation du chômage-accroissement des inégalités sociales-déséquilibre des dépenses publiques (Torben et Wren, 1998), le phénomène amplifié de revendication de « droits à » n’est que la traduction de l’aggravation des problèmes de pauvreté et d’exclusion sociale qui se sont étendus aux services publics essentiels dont l’eau est certainement le plus emblématique. On aurait pu penser que ce « découpage de la pauvreté en morceaux » et son mode de résolution par la reconnaissance de droits humains fondamentaux, était une solution neuve et intéressante pour penser et organiser l’amélioration des conditions de vie élémentaires des populations vulnérables.
62Dans les faits toutefois, la traduction par les acteurs du principe de droit humain à l’eau applique à l’usager pauvre éligible le statut de client-consommateur inhérent à la nature marchande du service. Dans ce contexte idéologiquement marqué, il en résulte une théorie de l’action du droit à l’eau qui cherche à faire du bénéficiaire du droit à l’eau un bon consommateur pauvre respectueux de normes écocitoyennes, mais privé de toute capacité à exercer sa liberté de penser et son droit à la parole pour concevoir et faire valoir son droit à l’eau. Il en résulte ce que Diane Roman (2010) décrit en termes de « pauvres droits » au sort doctrinal non stabilisé, sans protection juridictionnelle garantie et à l’application hétérogène.
63Pour dépasser les apories d’une conception du droit à l’eau qui se heurte aux tensions irréductibles entre le devoir de payer sa facture et l’insolvabilité structurelle d’une partie des usagers d’une part, et entre le devoir d’économiser de l’eau et l’absence de capacités réelles d’action et de prise de parole du pauvre d’autre part, il s’agirait, à l’exemple des travaux de Sen, de faire du droit à l’eau, un instrument au service des « capacités humaines essentielles » universellement admises de ce que doit être une vie vécue dans la dignité (Nussbaum, 2003). Face à l’accroissement des inégalités sociales et des exigences écologiques, revendiquer le droit à l’eau n’est pertinent que si sa mise en œuvre contribue à réduire les inégalités de capacité en vue de restaurer la dignité de vie des personnes dont les capacités de réalisation sur le plan matériel, institutionnel et relationnel sont faibles ou quasi nulles.
Notes
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[1]
Le matériau empirique cité dans cet article est issu d’un programme de recherche de 5 ans financé par l’ANR sur la durabilité des services d’eau intitulé Eau&3E (les 3 E faisant référence à « économique », « environnemental » et « équité sociale »). L’auteure remercie les relecteurs d’une version antérieure de ce manuscrit pour leurs remarques qui lui ont été utiles pour affiner son propos dans ce papier.
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[2]
La Bible, version Parole Vivante, transcription dynamique du Nouveau Testament.
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[3]
Ce droit « de » l’eau renvoie à un ensemble de textes internationaux et nationaux relatifs à la législation, réglementation et jurisprudence qui traitent du statut juridique de l’eau et des milieux aquatiques et en régissent la gestion et la protection.
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[4]
Les discussions sur le droit à l’eau ont réuni différents acteurs représentant diverses parties prenantes : États, opérateurs d’eau privés, ONG, représentant de la société civile, fonctionnaires de l’ONU.
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[5]
Après les droits civils et politiques dits de première génération et apparus au xviie siècle.
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[6]
Département de l’information des Nations unies – DPI /2293 F – février 2003.
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[7]
Cette notion de coût abordable qui ne peut être que relative, n’est pas définie en soi. Par convention, il existe un seuil de tolérance de 3 % défini en tenant compte du poids de la facture d’eau dans le budget des ménages.
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[8]
Extrait du focus-group usagers I, Nantes Métropole, 2010.
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[9]
Sur les 3900 CCAS/CIAS enquêtés, 53 % indiquaient la récurrence des demandes d’aide (sur plusieurs années) pour impayés d’énergie, et 22 % de cas où les ménages faisaient entre 2 et 3 demandes la même année. L’enquête qui concerne d’abord les impayés en énergie mentionne que les deux tiers des CCAS enquêtés octroient également des aides pour impayés d’eau.
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[10]
Warin, 2002.
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[11]
Ceux qui ne peuvent pas payer leur facture (les « can’t pay ») et ceux qui ne veulent pas payer (les « won’t pay »).
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[12]
Trinkwasser, SVGW, Zurich, 2012.
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[13]
http://www.xixinobanho.org.br/
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[14]
Selon l’ANAH (Agence nationale de l’habitat), l’habitat indigne recouvre les logements, immeubles et locaux insalubres, les locaux où le plomb est accessible (risque saturnin), les immeubles menaçant de tomber en ruine, les hôtels meublés dangereux et les habitats précaires.
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[15]
Signalé à juste titre dans le rapport de mission 2011 du ministère de l’Écologie, du Développement durable, du Logement et des Transports sur l’accès à l’eau et à l’assainissement dans des conditions économiquement acceptables par tous.
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[16]
Dans le sens où il n’a pas participé aux discussions le concernant à ce sujet.
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[17]
Environ 60 à 80 personnes par demi-journée. L’association sert également de boite à lettre pour les personnes de passage.
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[18]
Pour plus de détails, voir le livret du réseau sur le site : http://www.capacitation-citoyenne.org/livrets/dore/KaraDK.pdf, voir également le programme du réseau « Capacitation Citoyenne » sur le site Capacitation-Citoyenne.org