CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1À l’ère de l’anthropocène [1], l’avenir de la planète et le devenir de l’humanité ont plus que jamais partie liée ; de ce fait, la réponse spontanée à la question de savoir si la justice sociale peut exister sans référence aux mutations écologiques contemporaines est négative. Et cependant, la lecture historique des théories de la justice sociale, aussi bien qu’une analyse des débats contemporains autour de l’éthique de la nature, montrent que le rapprochement entre justice sociale et questions écologiques est loin d’être évident.

2En effet, les théories de la justice sociale ont été largement élaborées de façon anthropocentrée et à court terme, pour réfléchir au partage des « biens premiers » dans le cadre d’une communauté politique donnée. Ceci est vrai, en particulier, pour celles qui marquent fortement la pensée libérale : l’utilitarisme et le contractualisme.

3Avec la globalisation et la mise en cause de la souveraineté des États-nations, les penseurs de la justice sociale ont été amenés à réfléchir en termes de justice globale ; en témoignent les discussions autour de l’élargissement du principe du maximin de John Rawls (1971) à l’échelle mondiale et les réflexions sur les injustices structurelles liées au fonctionnement des institutions des pays riches et puissants, sources d’inégalités sociales renforcées au sein des pays et entre pays.

4La notion de justice environnementale, quant à elle, a d’abord été assumée par un mouvement civique à l’initiative de la société civile aux États-Unis, dénonçant la collusion entre les injustices sociales et environnementales : les plus pauvres, et en particulier les minorités visibles, étant davantage exposés aux risques et aux nuisances écologiques liées au développement des industries et à la pollution, sont défavorisés en termes de qualité et d’espérance de vie et peu protégés au plan juridique. Il y a donc rapprochement entre justice environnementale et justice sociale locale.

5Toutefois, les nuisances et mutations écologiques imputables à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et à ses conséquences sur les milieux naturels ne représentent pas seulement des enjeux locaux de court terme mais bien aussi des questions institutionnelles de long terme. La justice climatique est donc distincte de la justice environnementale : elle implique en effet une responsabilité élargie des acteurs économiques et politiques dans l’espace et dans le temps, Au-delà des frontières d’une communauté politique donnée.

6Dans cette perspective, les enjeux écologiques de long terme demandent à être intégrés dans une réflexion politique concernant la réforme des institutions afin de considérer, au sein des différentes communautés politiques, les conditions de la prise en compte d’intérêts qui débordent les intérêts nationaux. Par institutions nous entendons les structures politiques, économiques, culturelles, sociales, éducatives qui organisent la vie sociale et rendent possible le vivre ensemble. Elles reposent sur des valeurs et des normes et contribuent à légitimer des pratiques, des manières de faire société. Cette approche de long terme suppose également d’étudier la façon dont les institutions et organisations transnationales sont parties prenantes de la recherche de ce que nous dénommons une « écojustice » à la fois nationale et mondiale. Dans ce cadre, les enjeux structurels liés aux rapports de force et à la puissance des acteurs non étatiques doivent être pris en compte.

7Il y a lieu, dès lors, d’étudier si, et comment, les principes qui sous-tendent les démocraties libérales fournissent des critères (adéquats) pour répondre aux enjeux éthiques actuels liés aux mutations écologiques : les conceptions libérales de la justice insistent sur les procédures à mettre en œuvre pour arriver à un résultat acceptable par tous ; elles font aussi une place importante au pluralisme et aux libertés et droits individuels, ainsi qu’à la croissance économique assise sur le progrès scientifique et technique, au risque de minimiser le poids des conceptions substantielles du bien auxquelles adhèrent les individus et les groupes et de favoriser une hypertrophie de la raison technicienne et gestionnaire, centrée sur le court terme. En définitive, la question est désormais posée de savoir si les critiques et débats éthiques internes aux sociétés libérales depuis cinquante ans orientent la réflexion vers des dispositifs institutionnels liés à des normes et valeurs qui permettent de raisonner dans un monde aux ressources contraintes, en intégrant le respect de l’écoumène et le soin des populations les plus vulnérables ainsi que des générations futures.

8Après une classification des théories de la justice sociale et écologique élaborées dans le cadre des démocraties libérales, nous montrerons la nécessité de renforcer l’analyse du poids des acteurs non étatiques, en particulier des entreprises multinationales, vis-à-vis des conditions (ou des obstacles) d’un développement soutenable.

De la justice sociale locale à l’écojustice : une typologie

9Les théoriciens distinguent classiquement plusieurs aspects de la justice qui touchent, d’une part, au partage des ressources et des fonctions au sein d’une communauté donnée, d’autre part aux règles concernant les échanges et, enfin, aux moyens de réduire les fortes inégalités créées, par exemple, par des aptitudes différentes à développer une activité ou par la fraude. Ainsi parle-t-on, depuis Aristote, de la justice dans ses dimensions distributive, commutative et corrective. Toutefois, la réflexion sur la justice ou l’injustice sociale a pour point de départ la première dimension, relative au critère de distribution adopté : « à chacun selon » sa richesse, son statut, son mérite, etc. En fonction du choix effectué, se dessinent un type d’organisation de la société et une appréciation de ce qui relève d’une répartition équitable ou pas.

10Pendant des siècles, une séparation forte a été établie entre la société politique au sein de laquelle est choisi le critère de répartition et s’organise la vie sociale, économique et politique, et le reste du monde. Pour pouvoir distribuer (des biens, des honneurs, des charges, etc.), il faut des frontières. Il faut un dedans (nous) et un dehors (eux). C’est pourquoi la plupart des théoriciens de la justice ont concentré leur réflexion sur ce qui se passe entre citoyens d’une même communauté, les situations des étrangers à l’intérieur d’une communauté ou d’un pays, ou des autres pays étant comprises comme des cas limites. Il en est de même pour ce qui regarde le rapport des hommes aux êtres vivants non humains. Les théories accordent une plus ou moins grande importance à ces situations en fonction de leur conception de l’identité humaine, de son rapport au monde. Ainsi Cicéron (44), et la tradition stoïcienne, reconnaissent les devoirs de justice à l’égard des étrangers (devoirs liés à des droits cosmopolites) mais n’envisagent les devoirs d’assistance matérielle à leur égard que d’une façon très limitée, ce qui est significatif de la moindre importance qu’ils accordent au corps et aux conditions de vie matérielle (Nussbaum, 2000). Les traditions juive et chrétienne préconisent l’assistance à l’égard des étrangers ; ainsi saint Paul encourage-t-il un soutien mutuel entre communautés croyantes issues de différentes sociétés politiques (2 Corinthiens 8, Philippiens 4). Même si ces transferts sont ponctuels et non systématiques, il est notable qu’ils concernent des relations entre groupes et pas seulement une aide charitable de personne à personne, et ces transferts médiatisés par une institution peuvent donc être interprétés comme un embryon de réforme structurelle, en fonction d’un niveau de pauvreté exigeant une redistribution. Néanmoins, la question des devoirs de justice à l’égard des pauvres éloignés n’est pas posée comme telle.

11La reconnaissance du caractère insuffisant d’une stricte application de critères de justice à l’intérieur de frontières closes est donc présente dès les premières formalisations des théories politiques. Cependant, l’ordre westphalien des États-nations a contribué à renforcer la notion de souveraineté étatique et à rendre la préoccupation à l’égard d’une justice distributive mondiale secondaire et récente (Canto-Sperber, 2010).

12Ce sont la colonisation, puis l’indépendance des pays colonisés, ainsi que l’ouverture des frontières liée au développement des moyens de transport, du commerce, des flux de marchandises, de capitaux et de personnes qui ont contribué à imposer une réflexion renouvelée sur la justice sociale, élargie à l’échelle mondiale. La réflexion en philosophie politique, au sein des sociétés libérales, sur les injustices structurelles globales est donc très récente. John Rawls (1971, 1996), qui a initié le renouvellement de la pensée libérale sur la justice, a défini des principes de justice pour une communauté politique : égales libertés pour tous les citoyens, égalité des chances et maximisation de la position des plus défavorisés vis-à-vis des biens premiers (maximin). Rawls conteste l’extension de ces principes aux relations entre États, ce que préconisent des penseurs comme Charles Beitz (1979) et Thomas Pogge (1989). Rawls considère, en effet, que les principes de justice s’appliquant aux relations entre nations concernent seulement l’égalité des peuples, la non-intervention, la non-agression et l’autodétermination. Selon lui, des transferts matériels ponctuels aux « États entravés par des conditions défavorables » peuvent être envisagés mais non pas le maximin à l’échelle internationale. En revanche, une telle perspective distributive structurelle est défendue par Pogge au nom de la responsabilité des pays occidentaux pour avoir créé des structures économiques défavorables au pays du Sud. La myopie à l’égard des liens entre enrichissement des uns et pauvreté des autres remonte aux origines mêmes du libéralisme économique : il est à cet égard notable qu’Adam Smith, auteur d’une théorie morale comme d’une analyse des rouages économiques à l’heure de l’industrialisation, n’évoque à aucun moment la corrélation entre la prospérité de l’Écosse de son époque grâce, notamment, au commerce du tabac, et le travail des esclaves dans les plantations aux États-Unis (Brown, 2010). La théorie néoclassique s’est édifiée sur l’oubli – la non-internalisation – des externalités négatives de l’activité économique (Keen, 2011).

13Parallèlement, l’extension des questions de justice aux enjeux environnementaux a contribué à accorder une importance renouvelée aux dimensions procédurales et aux conditions d’accès des victimes à des recours et à des réparations (Bullard, 2005). Par ailleurs, la réflexion sur les conséquences des innovations technoscientifiques a conduit à reconnaître l’extension du champ de la responsabilité humaine en envisageant non plus seulement l’imputation à une personne des effets dommageables de son action individuelle sur d’autres, à une échelle limitée dans l’espace et dans le temps, mais aussi une responsabilité collective, à l’égard des effets négatifs combinés d’actions individuelles et collectives et de leurs conséquences pour des « prochains éloignés » dans l’espace et dans le temps (Jonas, 1979).

14Du point de vue des théories et pratiques de la justice, les cinquante dernières années ont ainsi donné lieu à l’émergence conjointe de différentes perspectives (en termes de justice sociale, environnementale, globale, etc.), dont nous proposons ici une typologie dynamique pour en faire apparaître les accents propres et les convergences.

15Les critères choisis pour établir cette classification caractérisent les différentes composantes d’une délibération à visée éthique : où, quand, pourquoi, comment, pour qui, qui ? Ils sont les suivants :

  • le périmètre géographique des décisions : local (la communauté politique) ou global (la communauté internationale, au-delà des frontières étatiques) ;
  • la temporalité : court terme (une ou deux générations) ou long terme ;
  • les sources morales : l’utilitarisme, le contractualisme, les droits humains, l’éthique des vertus, le communautarisme ;
  • le type de principe de justice (distributif) mobilisé : procédural, substantiel ;
  • le cadre institutionnel : le rapport au libéralisme politique et économique et à la démocratie (adhésion ou distance critique) ;
  • la posture vis-à-vis de la nature, du milieu où s’élabore la décision : positions anthropocentrée, pathocentrée, biocentrée ou écocentrée ;
  • les agents (et patients) moraux : les États, les individus, les organisations de la société civile, les institutions internationales, les entreprises, les animaux et êtres vivants/les écosystèmes, les générations futures.

16S’agissant des sources morales, nous avons choisi de présenter celles qui apparaissent les plus prégnantes au sein de nos sociétés libérales : on peut ainsi distinguer plusieurs traditions, qui ont une influence importante vis-à-vis de nos critères de décision individuelle et collective. Les unes relèvent de perspectives déontologiques (telle l’approche contractualiste, ou l’approche par les droits humains) et les autres de perspectives téléologiques, souvent conséquencialistes comme l’utilitarisme et l’éthique des vertus. Les premières se réfèrent à des règles à respecter, les secondes à des buts et effets à rechercher.

17Au sein des théories déontologiques, le contractualisme (aux origines duquel figurent les pensées de Hobbes, Locke et Rousseau) mobilise des critères de distribution qui sont davantage procéduraux et ne sont pas, dans la perspective de Rawls (Rawls, 1971, 1996), dépendants de conceptions substantielles (possiblement rivales) du bien, alors que la morale fondée sur les droits (O’Neill, 1996) vise à donner aux agents concernés un accès le plus égal possible à la réalisation de différents droits, dans une démocratie. Au sein des perspectives téléologiques, l’utilitarisme (hérité de Bentham) mobilise une approche procédurale (concernant la maximisation de l’utilité globale ou moyenne d’une population, par agrégation des utilités, des préférences individuelles) alors que l’éthique des vertus définit des éléments substantiels (valeurs, attitudes, normes de comportement) à promouvoir, en référence fréquente à la pensée d’Aristote. Le communautarisme, enfin, apparaît comme une critique de l’individualisme libéral et met l’accent sur l’inscription initiale d’un agent dans une communauté porteuse d’une histoire, d’une culture, de normes et références communes. Il peut donner lieu à des critères distributifs procéduraux (concernant, par exemple, le « qui » doit être concerné par la répartition) et substantiels (concernant les biens à partager). Les positions communautariennes sont plus ou moins radicalement critiques de la pensée libérale, elles visent à établir des correctifs au sein de sociétés menacées par l’atomisme et créent ainsi les conditions d’une critique interne au libéralisme (Walzer, 1997b). Celles qui sont présentées ici se réclament du libéralisme (au sens d’un attachement maintenu aux droits et libertés individuels), tout en refusant de penser l’être humain de façon séparée de son milieu culturel. La question mérite également d’être élargie au milieu naturel, d’autant que la distinction entre nature et culture est sujette à caution et n’est sans doute pas pertinente pour certaines visions du monde (Descola, 2006).

18Ces positions, on le voit, reflètent donc des points de vue variés vis-à-vis des principes du libéralisme, à la fois politique et économique. Aux débats entre philosophes dits libéraux et communautariens s’ajoutent – sans s’y identifier pleinement – des positions relevant davantage d’une perspective politique libérale (comme Rawls, dissociant le juste et le bien), ou d’une conception républicaine (comme Miller défendant le juste comme indissociable de la recherche de biens communs). Les perspectives républicaines (au sens philosophique et non pas au sens politique) sont davantage critiques des principes du (néo)libéralisme économique, de la conception anthropologique d’un homo economicus maximisateur de son utilité privée et des vertus des marchés complets et parfaits supposés allouer efficacement les biens. La crise écologique pose aux perspectives libérales menacées par l’individualisme comme aux perspectives communautariennes ou républicaines menacées par le repli identitaire, la grave question de savoir si les institutions ont ou non la capacité de s’ouvrir aux dimensions supra-étatiques liées à la défense de valeurs universelles (ce que visent les perspectives déjà mentionnées de Beitz et Pogge) : en ce sens, elles mettent en évidence les tensions pouvant exister entre libéralisme et défense démocratique des droits humains.

19La reconnaissance des impasses auxquelles conduisent les conceptions anthropocentrées et prédatrices (au sens où elles peuvent conduire à un accaparement insoutenable des ressources naturelles et à une destruction des écosystèmes vivants), aux niveaux individuel et collectif, oblige les penseurs libéraux contemporains à revisiter les fondements anthropologiques et ontologiques de leurs thèses. Pour ce qui regarde les postures éthiques vis-à-vis de la nature, une distinction peut être faite en première analyse entre les positions dites non extensives, qui reconnaissent une valeur morale aux seuls êtres humains, et les positions extensives (Hess, 2013) qui reconnaissent une valeur morale à des êtres non humains : les animaux, doués de sensibilité (positions pathocentrées) ; les êtres vivants ayant une valeur immanente (positions biocentrées) ; tout ce qui est (positions écocentrées). Il résulte de cette distinction une attention plus ou moins grande accordée par les théories de la justice qui dérivent de ces pensées contemporaines aux différents « patients moraux » qui subissent les effets des actions et institutions humaines.

Tableau

Théories contemporaines de la justice sociale et écologique

Tableau
Justice sociale locale Justice sociale globale Écojustice Échelle géographique Temporalité Sources morales Principes de justice Rapport au libéralisme/ démocratie Posture vis-à-vis de la nature Agents/patients moraux Locale (l’État, la société politique). Court terme L’utilitarisme, le contractualisme, les droits humains, l’éthique des vertus, le communautarisme. Principe distributif « classique » dans une communauté politique, au sein d’un ordre westphalien d’États-nations souverains. Procédural et substantiel. Défense des démocraties libérales. Perspective anthropocentrée. États, individus, société civile nationale. J. Rawls : liberté, égalité des chances et maximin. D. Miller : responsabilité d’agent et responsabilité de remédier. M. Walzer : égalité complexe, morale épaisse. Mondiale (l’ensemble des États, la société internationale). Court terme L’utilitarisme, le contractualisme, les droits humains, l’éthique des vertus. Principe distributif élargi à l’échelle internationale, au sein des structures économiques mondialisées et des rapports de force nourrissant des inégalités mondiales injustes. Procédural et substantiel. Défense des démocraties libérales. Critique du libéralisme économique. Perspective anthropocentrée. États, individus, société civile (inter)nationale, institutions internationales, entreprises. C. Beitz : maximin mondial. T. Pogge : maximin mondial. O. O’Neill : droits humains N. Fraser : distribution, reconnaissance, représentation (all affected principle). Locale et mondiale. Court et long terme L’utilitarisme, le contractualisme, les droits humains, l’éthique des vertus, le communautarisme. Principes – d’ordres procédural et substantiel – articulant justice économique, sociale et environnementale, locale et globale, durable. Critique du libéralisme économique et politique et des insuffisances des démocraties représentatives. Perspectives anthropocentrée, pathocentrée, biocentrée, écocentrée. États, individus, société civile (inter)nationale, institutions internationales, entreprises, animaux et êtres vivants/écosystèmes, générations futures. Perspective écocentrée H. Jonas : « tyrannie bienveillante et bien informée ». J. Baird Callicott : valeur morale des communautés écologiques M. Serres : contrat naturel. Perspective pathocentrée P. Singer : Principe utilitariste de répartition par intervalle de temps + maximin M. Nussbaum : dignité de tous Justice environnementale locale Justice climatique globale Échelle géographique Locale (le territoire, la Mondiale (l’ensemble des société politique). États, la société internationale, la planète). les êtres sensibles, droits et capacités centrales Temporalité Court et long terme. Long terme. Perspective biocentrée Sources L’utilitarisme, le contractualisme, L’utilitarisme, le contractualisme, T. Ball : biocratie. morales les droits humains, l’éthique des vertus, le communautarisme. les droits humains, l’éthique des vertus, le communautarisme. Principes de Principe distributif à Principe distributif mondial justice l’échelle d’un territoire, sensible aux injustices structurelles locales et intégrant les générations futures. Procédural et substantiel. et impliquant les générations futures. Procédural et substantiel.
Tableau
Rapport au Défense des démocraties Critique du libéralisme Perspective anthropocentrée libéralisme/ libérales. économique. D. Birnbacher : maximiser le démocratie bien-être des générations les Posture vis-à-vis Perspective anthropocentrée. Perspective anthropocentrée plus défavorisées. de la ou écocentrée. W. Ophuls : retenue écologique nature volontaire. Agents/ patients moraux États, individus, société civile nationale, entreprises, générations futures. R. Bullard et R. Figueroa : justice procédurale, États, individus, société civile (inter)nationale, institutions internationales, entreprises, animaux et êtres vivants/écosystèmes, générations futures. P. Rosanvallon, D. Bourg-K. Whiteside : démocratie écologique. R. Eckersley : démocratie des affectés. J-P. Dupuy : catastrophisme éclairé. géographique et sociale concernant les droits humains face à la pollution. K. Shreder-Frechette : présomption d’égalité S. Gardiner : intégrer l’émergence des phénomènes et lutter contre la corruption morale. H. Shue : responsabilité des riches et progressivité Intégrant analyse économique : A. Gorz : écologie politique. E. Laurent : social-écologie. G. Giraud : économie des communs. politique (principle of prima facie political equality). A. de Shalit : solidarité transgénérationnelle communautarienne. de leur contribution. D. Jamieson : utilitarisme non calculatoire fondé sur les vertus. S. Caney : défense de l’approche par les droits humains contre l’utilitarisme agrégatif conséquentialiste.

Théories contemporaines de la justice sociale et écologique

20Cette typologie appelle plusieurs observations. Comme toute classification, elle est réductrice. Le positionnement de certains auteurs est discutable : ainsi, Rawls est mentionné comme penseur de la « justice sociale locale », alors qu’il a pris position à la fois dans le cadre du débat sur l’extension du maximin à l’échelle mondiale (donc à propos de la « justice globale ») et à propos des générations futures sur les sujets écologiques (Rawls, 1996). Toutefois, ses thèses indiquent une préférence accordée aux enjeux distributifs au sein d’une communauté politique, et une moindre attention aux questions écologiques, ce qui justifie le choix effectué.

21Il est clair par ailleurs que bien d’autres auteurs pourraient être ajoutés à cette liste ; celle-ci n’a pas l’ambition de dresser un panorama exhaustif des positions concernant les enjeux de justice sociale et écologique, locale et mondiale, mais seulement de mettre en évidence certains traits caractéristiques de débats et de points de vue qui ont une influence au moins dans le domaine de la réflexion philosophique et peuvent permettre d’éclairer des choix en termes de politique publique.

22En ce qui concerne les sources morales et le caractère procédural ou substantiel des critères de justice considérés, les sources mentionnées sont utilisées par l’un ou l’autre des auteurs qui s’inscrivent dans chacun des cadres. Sont soulignées dans le tableau les positions qui sont les plus prégnantes dans le cadre considéré. Par exemple, pour ce qui concerne les approches relevant de la justice environnementale locale, le point de départ des revendications de justice est souvent la défense d’intérêts communautaires et la mise en évidence du fait que certains groupes sont systématiquement exclus des processus délibératifs et judiciaires aussi bien que de l’accès à des droits substantiels, réels. En témoigne la lutte célèbre de la communauté d’Afton dans le comté de Warren en Caroline du Nord, dans les années 1980, contre les dangers représentés par des sols surchargés en pyralène (PCB). La communauté, composée à 84 % d’Afro-Américains, particulièrement touchés par le chômage et la pauvreté, s’est engagée dans des actions de désobéissance civile (Figueroa et Mills, 2005). Au niveau local, le choix de procédures participatives, délibératives, représentatives est déterminant quant à l’appréciation de la justesse/justice de la décision, alors qu’au niveau global c’est d’abord le contenu des engagements pris par les acteurs qui est décisif.

23Il s’agit d’une typologie dynamique, qui indique un mouvement de convergence entre deux lignes de pensée, l’une s’intéressant de façon préférentielle aux questions sociales, l’autre aux enjeux écologiques. En effet, il apparaît aujourd’hui de plus en plus clairement que les questions sociales sont indissociables de l’inscription de l’être humain dans un milieu, et que les enjeux éthiques ne peuvent être abordés seulement dans un temps court mais doivent aussi intégrer un horizon temporel beaucoup plus large. À cet égard, notons – sans pouvoir développer cet aspect dans le présent article – que cette perspective se traduit au niveau juridique dans l’articulation entre droits humains et protection de l’environnement puisque les conventions relatives à l’environnement incluent désormais le droit de l’homme à l’environnement. Différents mécanismes permettent d’accroître le contrôle des pratiques des acteurs, que ce soit par des juridictions nationales ou par les dispositifs de contrôle international non juridictionnels. Ainsi, un protocole de 2013 permet la saisine individuelle du Comité sur les droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU, par exemple à propos de questions relatives aux risques sanitaires pour les travailleurs exposés à des activités polluantes.

24Enfin, parallèlement, si l’être humain et le milieu naturel sont interdépendants et demandent à être respectés l’un et l’autre, les limites des positions fortement anthropocentrées sont apparentes, et une certaine porosité entre positions anthropo, patho, bio et écocentrées existe, notamment dans le domaine pratique concernant les politiques publiques et l’agir individuel et collectif : la lutte contre la pollution, un programme de reforestation ou la préservation d’espaces peuvent être mis en œuvre aussi bien au nom d’un anthropocentrisme soucieux des générations futures que d’un bio ou écocentrisme défendant le respect des espèces menacées et des écosystèmes. C’est en ce sens que certains auteurs, comme Bryan Norton (1984), préconisent une approche pragmatique qui permet à des tenants de postures différentes – lui-même revendiquant un anthropocentrisme faible – de travailler à de mêmes enjeux pratiques. Toutefois, les perspectives développées au nom de l’écojustice peuvent se révéler en tension, voire clairement contradictoires, notamment vis-à-vis des conditions institutionnelles de leur réalisation : ainsi, parmi les perspectives écocentrées, la tyrannie bienveillante de Hans Jonas (1979) est incompatible avec le contrat naturel de Michel Serres (1990).

25Il y a une convergence certaine quant à la nécessité de promouvoir une refonte des institutions démocratiques en vue d’assurer une intégration des préoccupations de long terme et extraterritoriales dans les délibérations et décisions collectives. Certains insistent soit sur les réformes institutionnelles nécessaires (Rosanvallon, 2010 ; Bourg et Whiteside, 2010), soit sur les transformations juridiques (Serres, 1990 ; Ost, 2002), soit sur la transformation de l’ethos (Ophuls, 2011 ; Nussbaum, 2006) et des représentations collectives. D’autres font valoir l’impossibilité de transformer les institutions politiques sans toucher aux institutions économiques et invitent à une réforme profonde, voire une sortie du capitalisme et de la rationalité qui le nourrit (Gorz, 1991 ; Dupuy, 2002 ; Giraud, 2013).

26À la lumière de cette classification, quelques enseignements peuvent être tirés à propos de notre interrogation sur les critères éthiques utilisés au sein des sociétés libérales pour penser les enjeux écologiques. Il faut noter le rapprochement entre des théories et des pratiques qui étaient séparées car la question sociale nécessite une intégration des paramètres écologiques et la question écologique est constitutivement une question sociale (même dans la mesure où elle défend une éthique bio ou écocentrée, elle ramène toujours à des politiques sociales adaptées à une telle éthique). Dès lors, cette convergence implique le dépassement d’une pratique du discernement éthique de façon individuelle, à court terme et dans un territoire, au profit de la prise en compte des effets combinés des actions individuelles sur le milieu naturel et les sociétés éloignées dans l’espace et dans le temps. Elle remet en cause les conceptions contractualistes et utilitaristes dominantes, et renforce le poids des conceptions substantielles qui défendent des droits et capacités relatifs au respect de la dignité de chacun, des vertus fournissant des motivations pour l’action et des leviers éducatifs. Elle invite à conjuguer les échelles, en élargissant les débats sur les conceptions partagées du bien au niveau local à la prise en compte d’autres droits et intérêts ; elle plaide pour une conception relationnelle et sociale de l’être humain, pour un solidarisme élargi à la communauté mondiale, pour une coopération entre États-nations ainsi qu’entre ceux-ci et les acteurs économiques transnationaux. Enfin, elle met en évidence la puissance des acteurs économiques et l’incapacité à transformer les institutions sans transformer le modèle capitaliste prédateur. En définitive, cette écojustice est porteuse d’exigences très fortes – réellement exorbitantes – à l’égard des évolutions de nos modèles économiques et politiques libéraux. Elle pose fondamentalement la question de savoir s’il est possible d’aboutir sans violence à de telles transformations vers un modèle soutenable, équitable et pluraliste. Espérer y parvenir suppose une mobilisation collective, impliquant la participation des différents acteurs moraux, de différentes natures et à des échelles différentes.

Vers une écojustice : le poids des acteurs non étatiques

27L’évaluation des responsabilités de différents acteurs pour la mise en œuvre des principes relatifs à ce que nous dénommons l’écojustice, laquelle englobe les dimensions économique, socioculturelle et politique, dans le souci des générations futures aussi bien que des plus vulnérables d’aujourd’hui, constitue un enjeu particulièrement important. La réflexion contemporaine en philosophie politique s’est beaucoup penchée sur les difficultés posées par le libéralisme dans ses formes politiques aussi bien qu’économiques pour parvenir à des sociétés plus équitables mais, sauf exceptions (Shrader-Frechette, 2002 ; Wenar, 2007 ; Renouard, 2007) elle a peu pris en compte la question des responsabilités particulières d’acteurs non étatiques comme les entreprises, notamment multinationales. La pensée de Martha Nussbaum (2006) en fournit une très bonne illustration : sa contribution aux contours de l’écojustice à l’échelle mondiale reste, selon nous, en deçà de ce qu’implique son analyse des failles du contractualisme, faute d’accorder une place suffisante à la régulation du capitalisme et à l’étude de l’entreprise comme institution politique. En effet, la philosophe dresse une critique de la perspective rawlsienne de la coopération pour un avantage mutuel dans le cadre de sociétés où des êtres également libres et rationnels décident des partages justes entre eux. Cette perspective identifie ceux qui délibèrent pour définir les règles de justice dans leur société et ceux à qui ces règles s’adressent. Nussbaum montre comment cette perspective est sacrificielle, puisqu’elle laisse de côté ceux qui ne sont pas également libres et rationnels (par exemple les personnes handicapées), ceux qui n’appartiennent pas à la communauté politique (autres pays, migrants) et ceux qui n’ont pas voix au chapitre (les générations futures, les êtres vivants non humains). Dès lors, l’enjeu est de définir le vivre-ensemble d’une façon qui permette le respect de la dignité de chaque personne, sans se fonder sur un simple intérêt mutuel générateur d’exclusions. Il y a donc bien lieu de définir des règles de justice étendues aux personnes handicapées, aux migrants, aux générations futures. Martha Nussbaum propose également des principes destinés à organiser les règles du jeu internationales. Toutefois, elle demeure extrêmement vague quant au rôle des acteurs économiques et quant à leur responsabilité sociétale et politique : en effet, elle souligne que les multinationales peuvent créer des « fardeaux graves et disproportionnés pour les nations pauvres » (2006, p. 240) et que ces problèmes structurels ne peuvent pas être traités à la seule échelle des États ; elle envisage le rôle des « entreprises et des ONG pour promouvoir les capacités humaines dans les régions où elles ont des activités » (2011, p. 122), mais ne va pas plus loin qu’une invitation à agir par des activités philanthropiques, dans le domaine éducatif notamment. Cette position minimaliste est surprenante chez une philosophe qui, précisément, plaide pour la prise en compte des conditions de l’accès de tous à une vie digne. Ceci suppose à l’évidence une révision des institutions internationales et des règles du jeu, en fonction de critères sociaux et environnementaux.

28À cet égard, la convergence entre les perspectives environnementales, globales et sociales permet d’intégrer dans la réflexion sur les conditions d’une écojustice des éléments abordés dans le cadre de la justice environnementale et de la justice globale : ainsi les combats menés par les tenants d’une justice environnementale concernent les responsabilités des acteurs industriels et des pouvoirs publics ; de leur côté, les luttes pour une justice sociale mondiale font droit au rôle de la société civile mondiale et d’acteurs comme les ONG et les entreprises. Il est clair que ces études sont liées à une analyse des faits empiriques qui peut se situer à distance des théories politiques descendantes relatives à la répartition des pouvoirs et des ressources dans les États. À ceci s’ajoute le fait que l’analyse des injustices structurelles implique des connaissances économiques qui font défaut à nombre de politologues et philosophes politiques. De plus, la fragmentation des savoirs et des disciplines n’a pas contribué à une mobilisation, par les penseurs du politique, des ressources proposées par les sociologues, économistes du développement, historiens, géographes et spécialistes des sciences de la nature [2].

29La minimisation du rôle politique de certains acteurs peut, enfin, être considérée sous l’angle de la théorie politique libérale elle-même. Celle-ci tend à donner une place importante aux acteurs privés – individus, organisations de la société civile et entreprises – au nom de la lutte contre une emprise trop forte d’un État autoritaire, sans accorder une responsabilité proprement politique aux acteurs économiques. L’objectif des institutions libérales était initialement la possibilité pour l’État d’inscrire des garde-fous juridiques face au dysfonctionnement du marché. Mais la théorie économique néoclassique a hypertrophié des hypothèses fausses, telle l’existence de marchés parfaits et complets capables d’allouer de façon optimale les ressources et les capitaux (Giraud et Renouard, 2012a). Elle a ainsi contribué à minimiser les nécessaires régulations de la sphère économique et des marchés financiers en particulier. Enfin, les États comme les acteurs économiques ont entretenu la fiction d’un monde aux ressources naturelles illimitées, celle-ci s’accordant bien avec la place première donnée au bien-être matériel dans la définition du bonheur et du développement humain. Dès lors, reconnaître un rôle politique aux entreprises, notamment aux multinationales, paraît être un enjeu décisif afin de fonder une réforme de nos modèles productifs et de nos modes de consommation et modes de vie, à partir d’une critique des rapports de force existants, en vue de définir des « utopies transformatrices » (Renouard, 2008) susceptibles d’orienter nos décisions collectives.

30Une telle approche présente plusieurs avantages pour la mise en place d’une écojustice. Elle permet de considérer, en amont des processus économiques, le souci écologique et social : elle contribue à favoriser l’internalisation des externalités négatives tout au long du processus de création de valeur ; elle redonne au politique un rôle pour définir les redistributions en faveur des plus vulnérables, et elle ne mise pas sur la seule bonne volonté de donateurs philanthropes pour fixer l’espace et le contenu des solidarités et des projets de développement. Vis-à-vis des questions aussi bien écologiques que sociales, la question des inégalités apparaît décisive et ne peut être traitée par les seuls pouvoirs publics. Faute de pouvoir traiter d’autres aspects structurants de la réflexion sur l’apport des acteurs économiques à l’écojustice, nous nous bornerons à donner ci-dessous quelques éléments sur cette question des inégalités qui contribue fortement à empêcher l’avènement d’une telle écojustice. À cet égard, des études (Laurent, 2011 ; Giraud et Renouard, 2012b) montrent le caractère erroné des théories dites du ruissellement (selon lesquelles les fortes inégalités profitent à tous) et leurs conséquences perverses vis-à-vis des dégradations environnementales.

31L’argument souvent invoqué est celui selon lequel le marché du travail (en particulier, celui des cadres et des managers) serait un marché concurrentiel, où les « prix » (les rémunérations) refléteraient la « juste valeur » (fair value) des salariés [3]. L’équité (fairness) des salaires serait alors la garantie qu’en dépit de leurs disparités, ils n’ont pas d’effet contre-productif au niveau agrégé. Le caractère inéquitable de la distribution des rémunérations serait alors le prix à payer pour une plus grande efficacité économique. Cette argumentation est fausse : tout d’abord parce qu’il n’existe pas de « marché concurrentiel » des cadres et des managers – combien de chefs d’entreprise français s’expatrient pour diriger des entreprises étrangères ? Pourquoi, si un tel marché existait, une écrasante majorité des dirigeants de grandes entreprises françaises viendrait-elle de la haute fonction publique ? Par ailleurs, quand bien même, un tel « marché du travail de direction » existerait, il serait (comme tous les marchés incomplets, sur lesquels il est structurellement impossible de se couvrir contre toutes les formes de risque présentes) très inefficace dans son rôle d’allocation des ressources rares. Les salaires qui s’y affichent ne seraient en aucune façon immunisés contre le risque de bulles semblables à celles que l’on observe de manière récurrente sur les marchés financiers.

32On peut dès lors avancer l’hypothèse [4] que ce qui, depuis une vingtaine d’années, a permis le découplage entre la rémunération de la plupart des salariés et celle des dirigeants d’entreprise n’est autre que l’échec de la corporate governance (gouvernance d’entreprise) à remplir sa fonction. Celle-ci, développée à partir des années 1980, était censée restituer aux actionnaires leur pouvoir de contrôle sur les mandataires sociaux. Elle y a échoué très largement dans la mesure où elle s’est accompagnée de l’effritement continu (et parfois de la disparition pure et simple) de l’actionnariat de long terme, de type familial. Cet effritement a rendu possible la mise en place de situations de collusion de fait entre les représentants des actionnaires et les dirigeants, ces derniers étant surrémunérés en échange d’une politique d’entreprise qui favorise le cours en bourse à court terme de l’entreprise, au prix, souvent, de toute perspective de développement entrepreneurial de long terme. C’est ce court-termisme, favorisé par ces rémunérations excessives (lesquelles fournissent les « mauvaises incitations » invitant à ne plus se préoccuper du long terme) qui a facilité, par exemple, le développement du private equity (Giraud et Renouard, 2012a), et rendu légitime la philosophie des normes comptables IFRS – lesquelles inscrivent au cœur de la comptabilité d’entreprise la cyclothymie des bulles de marché inefficientes. Ce même court-termisme est aujourd’hui en grande partie responsable du retard avec lequel le monde de l’entreprise s’ouvre à la problématique des investissements « verts » de long terme, liés à la nécessaire transition écologique.

33L’augmentation exponentielle des plus hauts revenus favorise aussi une détérioration des écosystèmes puisque le mode de vie des plus riches contribue fortement à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, par exemple, une étude d’un think tank canadien concernant l’empreinte écologique [5], a montré que si cette empreinte est de 7,6 ha en moyenne, les Canadiens du décile le plus pauvre n’ont une empreinte que de 5 ha alors que celle de ceux du décile le plus riche s’élève à 12,4 ha (Mackenzie et al., 2008). Parallèlement, le maintien d’un bas niveau de revenus pour les plus pauvres représente également un frein important à la transition écologique et énergétique : ceux qui sont au bas de l’échelle n’ont pas les ressources financières nécessaires pour adopter des comportements de consommation plus responsables. Ceci est vrai aussi bien dans les pays du Sud – l’exemple de la déforestation liée à l’utilisation du bois pour l’alimentation et le chauffage en témoigne –, que dans les pays du Nord – les plus pauvres achètent les produits industriels les moins chers possibles, fabriqués avec un faible niveau d’exigence sociale et environnementale. A contrario, la réduction des écarts favorise un modèle économique non seulement plus équitable mais aussi plus efficace. Dès lors, un enjeu fort consiste à promouvoir chez tous les acteurs le sens d’une écojustice qui contribue à la fois au mieux-être collectif et aux écosystèmes (Renouard, 2014).

Conclusion

34Certaines théories de la justice sociale et environnementale édifiées au sein des démocraties libérales convergent vers l’élaboration de principes relatifs à ce que nous dénommons l’écojustice, qui se situe à différentes échelles de l’espace et du temps pour intégrer les conditions d’une contribution des différents acteurs – et pas seulement des États – à un développement équitable et durable, au-delà des frontières nationales, dans le respect des conditions d’existence des générations futures et des êtres vivants. Une telle approche suppose de revisiter les fondements des démocraties libérales. Comme l’indique très schématiquement la classification présentée ci-dessus, plusieurs philosophes politiques ont particulièrement insisté sur les failles des démocraties représentatives et proposé les moyens d’une participation accrue des populations aux décisions qui les concernent, dans le souci du long terme et des êtres affectés par les conséquences des politiques et actions engagées. Une telle écojustice nécessite en particulier une analyse du rôle politique des acteurs économiques vis-à-vis de la gestion et transmission des biens communs mondiaux [6]. Nous avons insisté en particulier sur le rôle des inégalités de revenus, amplifiées par la forme de capitalisme financiarisé en vigueur depuis trente ans et qui sont génératrices d’injustices sociales et environnementales. Un défi important pour une théorie de l’écojustice consiste donc à y intégrer une réflexion sur la juste création et le juste partage de la richesse, en particulier via la fiscalité et de nouvelles règles de gouvernance.

Notes

  • [1]
    Terme par lequel le chimiste de l’atmosphère Paul Crutzen décrit l’époque géologique « dominée à de nombreux titres par l’action humaine » qui, depuis 1784 (date du brevet de James Watt sur la machine à vapeur), a succédé à l’Holocène. La date de cette transition fait débat, et serait plutôt à situer dans le courant des années 1950, qui ont vu une explosion des flux de matière et d’énergie qui a largement perturbé les systèmes biosphériques.
  • [2]
    À cet égard, l’anthologie de la pensée écologique éditée par Dominique Bourg et Augustin Fragnière (2014) est une heureuse exception (La pensée écologique, une anthologie, Paris, PUF).
  • [3]
    Les trois paragraphes qui suivent sont largement extraits de l’ouvrage coécrit avec Gaël Giraud, Le Facteur 12, Paris, Carnets Nord, 2012.
  • [4]
    Cf. Gréau J.-L. (2012), La Grande Récession (depuis 2005), Paris, Gallimard.
  • [5]
    L’empreinte écologique d’une population est la surface de la planète dont cette population dépend, compte tenu de son mode de vie et des techniques actuelles, pour ses besoins en produits du sol (agriculture, sylviculture) et en zones de pêche, en terrains bâtis et aménagés (routes et infrastructures) et en forêts capables de recycler le CO2 émis.
  • [6]
    La notion de biens communs mondiaux est utilisée pour évoquer les biens et services auxquels tous les êtres humains devraient pouvoir avoir accès en tant que moyens d’un développement humain durable, notamment les biens nécessaires à la vie, la santé, l’éducation et la sécurité. Ils comprennent ce que les économistes désignent par biens publics purs (non rivaux et non exclusifs) et les biens communs (rivaux et non exclusifs).
Français

Le présent article cherche à déterminer si et comment les principes qui sous-tendent les théories de la justice fournissent des critères (adéquats) pour répondre aux enjeux éthiques actuels liés aux mutations écologiques. Les théories de la justice sociale ont été largement élaborées de façon anthropocentrée et à court terme, à propos du partage des « biens premiers » dans le cadre d’un territoire donné. Avec la globalisation économique et financière et la mise en cause de la souveraineté des États-nations, les penseurs de la justice sociale ont été amenés à réfléchir en termes de justice globale. En effet, les enjeux écologiques de long terme demandent à être intégrés dans une réflexion politique concernant la réforme des institutions afin de considérer, au sein des différentes communautés politiques, les conditions d’une prise en compte d’intérêts qui débordent les intérêts nationaux. L’auteure établit, tout d’abord, une classification des théories de la justice sociale et écologique élaborées dans le cadre des démocraties libérales puis elle invite, dans un deuxième temps, à renforcer l’analyse du poids des acteurs non étatiques, en particulier des entreprises multinationales, au regard des conditions (ou des obstacles) d’un développement soutenable.

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Cécile Renouard
Professeure de philosophie au Centre Sèvres (Facultés Jésuites de Paris) elle est également directrice du programme de recherche « CODEV – entreprises et développement » de l’Institut ESSEC IRENE, ESSEC Business School. Ses domaines de recherche sont : la philosophie de l’économie, les responsabilités éthique et politique des entreprises, l’éthique et le développement, l’entreprise et le lien social, les biens communs mondiaux, l’anthropologie et la justice sociale.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2015
https://doi.org/10.3917/rfas.151.0013
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