CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Pays parmi les plus pauvres au monde à la fin des années 1950, sortant d’une guerre civile particulièrement meurtrière et dévastatrice pour ses institutions, la Corée du Sud a clairement fait le choix d’une résolution des questions sociales par la croissance économique pendant les décennies 1960-1980. Ce choix, appelé le « growth absolutism », est caractéristique du « miracle économique » des pays asiatiques que la Banque mondiale soulignait au début des années 1990. Ce consensus a conduit à maintenir les dispositifs de protection sociale à un niveau extrêmement bas considérant qu’ils constituaient un frein à la croissance économique et que celle-ci apportait in fine une meilleure réponse aux questions de pauvreté et de répartition du revenu.

Quelques dates importantes de l’histoire récente de la Corée du Sud

1910 : Annexion de la Corée à l’Empire japonais.
1943 : La conférence du Caire adopte le principe d’indépendance de la Corée.
1948 : Partition de la Corée de part et d’autre du 38e parallèle.
1950 : Déclenchement de la guerre de Corée.
1953 : Armistice marquant la fin de la guerre de Corée.
1987 : Entrée de la Corée du Sud dans la démocratie.
1991 : Adhésion des deux Corées à l’ONU.
1993 : Le PIB/habitant en PPA franchit la barre des 10 000 dollars.
1996 : Admission de la Corée du Sud à l’OCDE.
1997 : Grave crise économique en Corée du Sud. Première alternance politique marquant l’arrivée au pouvoir du parti social-démocrate.
2003 : Le PIB/habitant en PPA franchit la barre des 20 000 dollars.
2007 : Alternance politique marquant l’arrivée au pouvoir du parti libéral.
2012 : Le PIB/habitant en PPA franchit la barre des 30 000 dollars.

2Cette option a été rendue possible par l’existence de mécanismes traditionnels d’entraide familiale très solides, ce qui a contribué à cantonner un grand nombre de besoins en services sociaux au sein de la sphère familiale et permis d’orienter les rares dispositifs mis en place en direction de deux segments de population opposés : d’une part les plus dépourvus pour leur apporter un soutien minimal évitant une ostracisation sociale irréversible susceptible de déstabilisation sociale, d’autre part les salariés de la fonction publique et des grandes entreprises pour s’assurer de leur docilité vis-à-vis du pouvoir politique. C’est sur cette base que s’est développée en Corée, comme au Japon, la combinaison d’un système de protection sociale résiduel, que les spécialistes ont qualifié d’« État-providence confucianiste » (Jones, 1993) ou de « système de protection sociale de type japonais » (Goodman et Peng, 1996), et d’un puissant « capitalisme d’État » s’appuyant sur une étroite collaboration entre l’administration et quelques grandes entreprises (les chaebols).

3Ce consensus pour un système de protection sociale minimal et résiduel a été remis en question par deux événements successifs dans la deuxième moitié des années 1990. Le premier a été, en 1996, l’entrée de la Corée du Sud dans l’OCDE qui a accru la pression extérieure pour aligner le pays sur les standards internationaux et le contraindre à réduire l’avantage lié à son faible coût du travail obtenu par le bas niveau des prestations sociales obligatoires. L’OCDE soulignait ainsi en 1999 que la part de dépenses publiques de protection sociale au moment où avait été franchie la barre de 10 000 dollars de PIB/habitant était de 4 % en Corée comparée à 10 % au Japon, 20 % au Royaume-Uni et 25 % en Suède. Esping-Andersen (1990) avait déjà noté combien l’effort de protection sociale effectué en Corée était très insuffisant comparé à son niveau de développement. Le second événement a été, en 1997, la crise financière qui a remis en cause le modèle de développement sud-coréen et conduit le pays à demander l’aide financière du FMI, révélant la grande précarité de certaines catégories de travailleurs et brisant l’illusion qui avait été entretenue d’un système de plein emploi profitant à tous et apportant une protection suffisante à tout le monde.

4Sous l’effet de ces deux pressions conjointes, l’une exogène émanant de la communauté internationale, l’autre endogène émanant en particulier de la société civile forte de sa liberté d’expression depuis la démocratisation de la fin des années 1980, la Corée du Sud amorce à la fin des années 1990 un virage radical en matière de protection sociale. Alors qu’auparavant les politiques sociales étaient le fait d’un petit cercle de décideurs politiques sans que les citoyens n’aient voix au chapitre, à partir de la fin des années 1990 s’organise ce que Kwon (2007) appelle une « coalition civique » au sens large qui prend une part active à la définition des politiques sociales durant la décennie 1998-2008. Parmi les principaux résultats : l’assurance maladie est réorganisée et généralisée jusqu’à couvrir pratiquement toute la population (97 % environ) ; l’assurance chômage qui était dérisoire en montant et en portée est également révisée à plusieurs reprises ; l’assurance vieillesse qui s’est longtemps limitée à quelques régimes particuliers très généreux et à un minimum vieillesse de niveau ridicule est étendue sur une base obligatoire à l’ensemble des travailleurs ; un ambitieux système de revenu minimum d’insertion est introduit en 2000 et sert de tremplin pour le développement du concept d’entreprise sociale.

5Les développements récents apportés au système de protection sociale sud-coréen s’accompagnent de l’émergence de nouveaux modes de partenariat entre pouvoirs publics nationaux et locaux et acteurs privés, contribuant ainsi à la construction d’une nouvelle forme de welfare mix. Après avoir indiqué quelles sont les limites du système de protection sociale sud-coréen, cet article analyse plus spécifiquement le développement récent de l’entreprise sociale montrant que ce système s’appuie sur plusieurs dispositifs publics importants introduits durant la période 2006-2012. La dernière partie montre enfin comment cet intérêt pour l’entreprise sociale s’est récemment étendu à l’économie sociale, notamment par le biais de la loi coopérative générale de 2012 et le succès rencontré par une forme coopérative originale : la coopérative médicale.

Limites du système sud-coréen de protection sociale

6Aujourd’hui, il est indéniable que la situation de la protection sociale en Corée ne correspond plus au modèle que décrivaient dans les années 1990 des auteurs tels que Jones (1993) ou Goodman et Peng (1996). L’orientation est incontestable, dès la fin des années 1980, mais surtout après la crise financière de la fin des années 1990, vers un modèle plus généreux et à visée universaliste. Il en résulte notamment un triplement des dépenses sociales publiques rapportées au PIB entre 1995 et 2009 (de 3,1 à 9,8 % du PIB) et l’augmentation de l’espérance de vie la plus importante au sein de l’OCDE au cours des quarante dernières années (Jones, 2010). À la fin des années 1990, Kuhnle (2002) avait même cru déceler dans la Corée un terrain de développement pour un modèle de protection sociale proche de celui adopté dans les pays scandinaves, c’est-à-dire le modèle social-démocrate dans la typologie d’Esping-Andersen. La réalité actuelle est loin cependant de confirmer cette prédiction. Si l’on considère le poids des dépenses de sécurité sociale par rapport au PIB, la Corée se situe encore très loin des pays européens. En 2009, le niveau des dépenses publiques de protection sociale (9,8 % du PIB) plaçait la Corée très loin de la moyenne de l’OCDE (20,1 %). Les dépenses publiques de protection sociale consacrées à la famille et à l’emploi demeurent particulièrement peu développées : au sein de l’OCDE, la Corée du Sud figure à l’avant-dernier rang pour les dépenses publiques consacrées à la famille – prestations en espèces et prestations en nature –, qui s’élevaient à 0,8 % du PIB en 2009, et parmi les derniers pour les dépenses publiques – actives et passives – consacrées à l’emploi (0,6 % du PIB en 2011 pour une moyenne de 1,5 % dans l’OCDE). Pour les dépenses totales de protection sociale, la Corée était classée à l’avant-dernier rang des pays de l’OCDE (11 % du PIB) et à l’avant-avant-dernier pour les seules dépenses de santé (6,3 % du PIB en 2007).

7Il faut souligner par ailleurs, comme l’ont montré Cho, Kim et Kwon (2008), que des éléments propres à chaque dispositif de protection sociale combinés à une forte propension de la part des employeurs à contourner les obligations légales en limitent de fait l’étendue en ce qui concerne le nombre de bénéficiaires et le niveau des bénéfices offerts. Ainsi, le dispositif de revenu minimum, qui est en théorie assez généreux (environ 950 euros/mois pour un couple avec deux enfants), est en réalité de portée assez modeste car des conditions très restrictives en limitent l’accès, si bien qu’il ne profite qu’à un quart environ des ménages considérés comme pauvres. De même, de nombreux chômeurs ne touchent aucune allocation chômage ou en perçoivent durant une période trop courte qui ne permet pas le retour à l’emploi et encore moins l’accès à un emploi stable. Quant au système de retraite, il n’a intégré la majeure partie des travailleurs que trop récemment pour leur permettre de recevoir ou d’espérer en recevoir un revenu de substitution, ce qui explique que la Corée affiche à la fois le taux de pauvreté des plus de 65 ans le plus élevé au sein de l’OCDE (50 % environ) et un taux d’emploi des plus de 65 ans particulièrement élevé comme l’a souligné Yun (2010).

8Le système de protection sociale coréen est profondément ancré dans l’idéologie du workfare qui conditionne la plupart des bénéfices sociaux à une contrepartie productive et limite de fait le bénéfice d’une couverture sociale étendue aux travailleurs salariés ayant un emploi stable (regular employees), c’est-à-dire à environ 45 % de la population employée. Il en découle une dualité de plus en plus accentuée entre d’un côté des emplois stables bénéficiant d’une bonne protection sociale et de l’autre des emplois précaires assortis d’une protection sociale réduite. Cette forte inégalité de statut entre travailleurs est un obstacle de fait à la mise en place d’un système de protection sociale de type universel. Holliday et Kwon (2007) en concluent que le caractère fondamental de la protection sociale en Corée n’a pas été profondément modifié par les aménagements récents et reste essentiellement celui d’un système de « productive welfare » où la protection sociale demeure une variable d’ajustement assujettie aux objectifs économiques.

L’entreprise sociale, acteur d’un nouveau modèle de protection sociale

9Les bases du « modèle social coréen » posées dans les années 1980 reposaient sur une forme de welfare mix associant la famille, le secteur public et le secteur privé pour éviter une trop forte dépendance à l’égard de l’aide publique. Les transformations plus récentes montrent l’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux types de partenariat avec les autorités publiques centrales et locales. Cette nouvelle forme de welfare mix est une réponse à l’affaiblissement des mécanismes traditionnels de solidarité familiale. Elle repose sur l’insertion dans les dispositifs sociaux de nouveaux acteurs privés différents des prestataires privés traditionnels que sont d’une part les grandes entreprises qui offrent à leurs employés toutes sortes de bénéfices sociaux (y compris en matière de retraite à travers le severance pay system) pour s’assurer leur loyauté et augmenter leur productivité, et, d’autre part, les structures associatives qui gèrent des centres sociaux (welfare centers) assurant des prestations de base aux plus démunis dans le cadre d’un contrôle étroit des pouvoirs publics selon un processus top-down caractéristique de la culture confucianiste et du régime politique dictatorial qui a régné jusqu’à la fin des années 1980. Plusieurs réformes législatives récentes ont contribué à modifier ce paysage et à instaurer un nouveau type de partenariat public/privé, en particulier l’introduction en 2008 de l’assurance pour les soins de longue durée qui garantit des moyens financiers nouveaux à la fourniture de soins par le secteur privé à but lucratif ou non ; mais aussi la loi pour la promotion de l’entreprise sociale de 2006 et la loi coopérative de 2012, qui offrent de nouveaux cadres juridiques et des moyens substantiels à des initiatives entrepreneuriales à finalité sociale qu’on a de plus en plus tendance à rassembler sous le concept d’économie sociale (tableau 1).

Tableau 1

Nombre d’entreprises sociales certifiées

Tableau 1
Année Candidatures Certifications Taux de certification En activité 2007 166 55 33% 45 2008 285 166 58% 148 2009 199 77 39% 76 2010 408 216 53% 209 2011 255 155 61% 154 2012 218 91 48% 91 Total 1531 760 50% 723

Nombre d’entreprises sociales certifiées

SOURCE • Korea Social Enterprise Promotion Agency, 2012.

10Aujourd’hui, la Corée du Sud est l’un des pays qui a le plus mis en avant le concept d’entreprise sociale en tant qu’entreprise à finalité sociale à travers une reconnaissance légale et des politiques publiques spécifiques (Eum et Bidet, 2014). Bien qu’il soit abusif de limiter l’existence et l’importance de l’entreprise sociale à ce seul dispositif, la loi de 2006 pour la promotion de l’entreprise sociale permet de cerner les caractéristiques essentielles de cet intérêt pour cette forme d’entreprise. Cette loi précise d’une part ce que doivent être les caractéristiques d’une entreprise qui souhaite être reconnue en tant qu’entreprise sociale, et d’autre part le dispositif de soutien qui est apporté à ces entreprises. Pour être reconnue en tant qu’entreprise sociale, une entreprise doit remplir un certain nombre de conditions définissant son activité économique, sa finalité sociale et sa gouvernance. Ainsi, l’entreprise, au moment où elle demande la certification, doit couvrir au moins 30 % de sa masse salariale par des transactions commerciales. Elle doit faire la preuve d’une lucrativité limitée soit par l’adoption d’un statut légal interdisant, de fait, la distribution de bénéfices (les statuts de « associative corporation », « non-profit association », « consumer co-operative » ou « welfare corporation »), soit par l’adoption d’un statut d’entreprise avec des règles statutaires autorisant à distribuer au maximum un tiers des bénéfices réalisés. La finalité sociale est appréciée à l’aune de l’un des cinq axes identifiés dans la loi (tableau 2) :

  • l’insertion des personnes en difficulté (au moins 50 % des travailleurs) ;
  • l’offre de services sociaux à des publics défavorisés (au moins 50 % des bénéficiaires) ;
  • la combinaison des deux (au moins 30 % de personnes relevant des deux catégories) ;
  • le développement local ou communautaire (au moins 20 % des travailleurs ou des bénéficiaires doivent être des personnes en difficulté de la communauté où est implantée l’entreprise sociale) ;
  • une catégorie « autre » qui accueille des projets ne relevant d’aucune des quatre catégories précédentes, en particulier ceux relevant du domaine environnemental.

Tableau 2

Répartition selon la finalité sociale

Tableau 2
Insertion Services sociaux Combinaison des deux Développement local Autre Total 434 53 124 8 104 723

Répartition selon la finalité sociale

SOURCE • Korea Social Enterprise Promotion Agency, 2012.

11La loi stipule également que l’entreprise doit prévoir la participation de différentes sortes de parties prenantes à sa gouvernance sans toutefois indiquer des modalités statutaires précises garantissant cette gouvernance participative. Les bénéfices qui sont offerts pendant 3 à 5 ans aux entreprises remplissant ces conditions sont variés : ils incluent notamment un régime fiscal favorable, des emplois subventionnés, des exonérations de cotisations sociales, la possibilité d’emprunter à un taux avantageux et un accès facilité aux marchés publics.

12Le nombre d’entreprises sociales reconnues par la loi de 2006 a augmenté de manière régulière via des procédures de certification organisées quatre fois par an. À la fin de l’année 2013, on estime le nombre de ces entreprises sociales certifiées à un millier environ. Les principales données disponibles concernant ces entreprises sont présentées dans les tableaux 1 à 4.

Tableau 3

Répartition selon le statut juridique

Tableau 3
Entreprise Organisation à but non lucratif Total Associative Non-profit Welfare Consumer Agriculture corporation association corporation co-operative corporation 338 161 113 82 13 16 723

Répartition selon le statut juridique

SOURCE • Korea Social Enterprise Promotion Agency, 2012.
Tableau 4

Répartition par domaine d’activité

Tableau 4
Éducation Santé Assistance sociale Environnement Culture Enfance Soins aux personnes Autre Total 44 12 98 122 109 22 58 258 723

Répartition par domaine d’activité

SOURCE • Korea Social Enterprise Promotion Agency, 2012.

13Depuis 2010, outre le renforcement de la loi de 2006, deux tendances fortes marquent les politiques publiques en direction des entreprises sociales : d’une part l’implication de nouveaux ministères comme le ministère de l’intérieur ou le ministère de l’agriculture, d’autre part l’intervention de plus en plus importante des collectivités locales. Le dispositif de certification de l’entreprise sociale, qui est contrôlé depuis la loi de 2006 par le ministère de l’emploi et du travail, a été partiellement étendu à d’autres ministères à travers des contrats interministériels passés dans le cadre du programme de création d’emplois dans des entreprises sociales « pré-certifiées » (« pre-social enterprise job creation programme ») relevant de secteurs spécifiques à ces ministères (par exemple, des initiatives dans le domaine du soutien scolaire encouragées par le ministère de l’éducation). L’objectif est que ces entreprises sociales pré-certifiées deviennent au bout de deux ans des entreprises sociales certifiées. Certains ministères ont également mis en place leurs propres dispositifs inspirés de celui de l’entreprise sociale certifiée, les deux plus importants étant celui d’entreprise villageoise (470 certifications en 2013) contrôlé par le ministère de l’intérieur (ministry of public administration and security) et celui d’entreprise communautaire rurale (450 certifications en 2013) contrôlé par le ministère de l’agriculture.

14L’autre tendance intéressante est l’implication croissante des acteurs locaux dans ces différents dispositifs de soutien à l’entreprise sociale. Dès la fin de l’année 2008, certaines provinces ont pris des décrets visant à promouvoir l’entreprise sociale. Dans le contexte des élections régionales de 2010, de nombreuses autorités locales ont également adopté des mesures aboutissant à la définition d’entreprises sociales de type régional (par exemple l’entreprise sociale de Séoul), inspirées par le modèle de l’entreprise sociale certifiée. Cette implication des autorités régionales s’appuie financièrement sur la décentralisation de certains budgets pour donner aux collectivités locales une plus grande compétence pour identifier et apporter un soutien à des initiatives locales reconnues comme entreprises sociales pré-certifiées. En novembre 2012, on comptait environ 1 300 entreprises sociales pré-certifiées, pour la plupart reconnues au niveau régional. Malgré l’absence de données robustes concernant la contribution de l’ensemble de ces entreprises sociales, on peut affirmer que l’apparition de nombreux dispositifs publics, au niveau national comme au niveau local, témoigne de l’intérêt croissant qui est accordé à ces entreprises sociales et au rôle qu’on leur reconnaît pour apporter une réponse aux problématiques de l’emploi, des services sociaux, de l’environnement, du développement territorial communautaire ou, dans le cas des coopératives médicales, de la santé.

La reconnaissance des coopératives médicales et la promotion de l’économie sociale

15La dissémination du modèle de l’entreprise à finalité sociale, aussi bien dans des dispositifs variés que dans des directions diverses, a apporté des moyens importants qui ont permis un grand nombre d’initiatives et les ont rendues visibles. Ce développement tous azimuts a, par ailleurs, produit une sorte de concurrence entre ministères et plus généralement entre les différents acteurs du secteur, chacun revendiquant une légitimité à incarner le plus parfaitement la dynamique et l’innovation sociale propres à ce modèle d’entreprise. Cette abondance de moyens a également généré certains effets pervers, effets d’aubaine et stratégies opportunistes liés au subventionnement direct alloué aux différentes formes d’entreprises sociales, ce qui a amené une réflexion sur les conditions de création d’un environnement – ou écosystème – favorable à ces initiatives à finalité sociale. C’est sur cette base qu’est apparu à partir de 2011 le concept d’économie sociale comme écosystème favorable pour le développement d’activités économiques alternatives privilégiant l’homme plutôt que le capital, l’esprit de coopération et de réciprocité plutôt que l’esprit individualiste. L’entreprise sociale, l’entreprise coopérative et, plus largement, l’économie sociale sont désormais perçues comme des outils appropriés pour répondre à certaines questions sociales, notamment en lien avec la double problématique de l’emploi et des services sociaux.

16Le succès rencontré par les coopératives médicales, qui est une des formes juridiques habilitées à devenir entreprise sociale certifiée, a particulièrement contribué à cet intérêt récent pour le modèle coopératif et par extension pour le concept même d’économie sociale. La première coopérative de ce type a été créée en 1994 dans la ville d’Anseong à l’initiative d’une association de paysans et d’une association d’étudiants protestants, la suivante deux ans plus tard à Incheon par une association de jeunes médecins protestants, la troisième en 2000 à Ansan par des mouvements de citoyens en collaboration avec un centre de recherche en médecine. On compte aujourd’hui environ trois cents coopératives médicales mais une vingtaine seulement sont membres de la Fédération nationale des coopératives médicales et peuvent être, à ce titre, considérées comme de véritables coopératives médicales (les autres reflétant une utilisation abusive du nom par des médecins libéraux et des directeurs de cliniques privées). Ces coopératives médicales rassemblent environ 30 000 sociétaires et des usagers non sociétaires, gèrent une cinquantaine de centres de soins et emploient près de cinq cents personnes. Les quatre principales coopératives médicales (Anseong, Daejeon, Ansan et Incheon) assurent 64 % de l’activité de l’ensemble des coopératives affiliées à la fédération nationale et rassemblent également 50 % du nombre d’associés. Le mouvement a touché Séoul en 2002 seulement, soit huit ans après sa naissance à Anseong. C’est une particularité intéressante dans l’environnement sud-coréen, très marqué par une forte concentration des activités à Séoul et sa région.

17En matière de santé, comme le souligne Jones (2010), la Corée du Sud se caractérise par un système de soins où les professionnels de santé opèrent avec un contrôle minimal, que ce soit de la part des autorités publiques et plus encore de la part des assurés. Il en résulte notamment des indicateurs très au-dessus des moyennes des pays de l’OCDE, comme pour le reste à charge pour les malades, la proportion de prestations non couvertes par le champ de l’assurance maladie, le nombre de consultations par praticien ou la durée moyenne d’hospitalisation. Les coopératives médicales se sont efforcées de se démarquer des pratiques dominantes en affichant leur volonté de fournir des soins médicaux à des catégories non solvables et en mettant l’accent sur la prévention et le dialogue entre praticien et malade, ce qui se traduit notamment par un temps de consultation en moyenne beaucoup plus long que dans les autres établissements. On y constate également une prescription de médicaments très inférieure à la moyenne nationale, en particulier pour les antibiotiques et les traitements coûteux que l’assurance maladie prend peu en charge. Les coopératives médicales incarnent un système de soins à la fois plus inclusif, plus responsable et plus économe, construit sur la participation des usagers aux organes de direction et de contrôle de la coopérative et l’engagement de médecins réformistes qui acceptent des niveaux de salaire inférieurs à ceux observés ailleurs.

18Une des particularités des coopératives médicales est en effet d’associer dans leur fonctionnement et dans leurs organes de contrôle des professions médicales, des représentants de la société civile et des usagers, y compris quelquefois, mais rarement, des personnes issues de catégories en difficulté (personnes handicapées, personnes âgées, citoyens pauvres, notamment des femmes et des paysans, etc.). Elles représentent à cet égard une des rares tentatives pour mettre en place une gouvernance participative dans un système où les professions médicales contrôlent une offre de soins marchande, et les pouvoirs publics un système d’assurance maladie encore insuffisant bien qu’en expansion. Les résultats affichés par les coopératives médicales montrent qu’une telle gouvernance participative pourrait être une des voies à explorer en Corée pour enrayer l’augmentation des dépenses de santé liée à l’évolution démographique (vieillissement rapide de la population) et au comportement opportuniste des professions médicales.

19La coopérative médicale a donc attiré l’attention en tant que modèle d’entreprise sociale fournissant des services très professionnalisés, capable d’acquérir une taille assez importante et appliquant de surcroît une gouvernance démocratique et participative en tant que coopérative. Elle représente de ce point de vue un modèle original d’entreprise sociale qui a servi à fédérer les acteurs rassemblés autour du concept d’entreprise sociale à partir de la question de l’emploi et ceux issus du mouvement des coopératives de consommateurs, contribuant ainsi à l’émergence du concept d’économie sociale. Ce modèle a par ailleurs très largement inspiré l’un des chapitres importants de la loi coopérative générale de 2012, celui concernant les coopératives à finalité sociale. L’adoption de cette loi a apporté une reconnaissance plus large au modèle de l’entreprise coopérative perçue en Corée comme une organisation quasi publique en raison de la tutelle de l’État pesant sur les grands mouvements coopératifs traditionnels (coopératives liées au secteur primaire et/ou au secteur bancaire). Cette loi a par ailleurs fourni un cadre juridique spécifique à la fois pour le développement de coopératives à finalité sociale et pour la constitution de coopératives de travailleurs. Les coopératives médicales, qui ont été développées dans un premier temps en utilisant le statut légal de coopérative de consommateurs intervenant dans le domaine des soins médicaux (y compris dans certains cas les soins dentaires), sont en phase de transition pour adopter le nouveau statut de coopérative sociale introduit en 2012 (plus de la moitié d’entre elles l’ont fait au 31 décembre 2013).

Conclusion

20À la fin des années 1990, Esping-Andersen (1997) se demandait si le modèle de protection sociale japonais, influencé par l’Europe et les États-Unis, était un modèle hybride ou unique. La même question peut être posée à propos du modèle coréen ; les politiques récentes mises en place en faveur de l’entreprise sociale et de l’économie sociale tendraient à montrer que ce système s’oriente vers un modèle hybride où de nouveaux acteurs et de nouveaux types de partenariat sont amenés à jouer un rôle croissant. Avec des ressources de plus en plus importantes, mais aussi de plus en plus disséminées en provenance des politiques nationales, les collectivités locales s’efforcent de constituer une sphère intermédiaire leur permettant d’établir un nouveau partenariat avec les acteurs de la société civile qui trouvent là le moyen de remplir un rôle socioéconomique relativement inédit pour eux dans la société coréenne.

21Durant la période 2007-2012, suite à l’introduction de la loi de 2006 pour la promotion de l’entreprise sociale et d’autres lois qu’elle a inspirées, c’est le modèle de l’entreprise sociale qui a fédéré cette nouvelle tendance. Différents types d’entreprises sociales se sont développés grâce à un soutien fort des autorités publiques qui a introduit parfois un problème de dépendance et généré également des stratégies opportunistes pour capter des fonds publics. Comme nous l’avons analysé en détail dans un autre texte (Eum et Bidet, 2014), ce développement a engendré une réflexion très dynamique sur le concept même d’entreprise sociale et contribué à l’émergence d’autres concepts notamment celui d’économie sociale qui valorise davantage le principe de gestion participative.

22Alors que le modèle de l’entreprise à but non lucratif et à gestion participative était encore très peu considéré en Corée au début des années 2000 (Bidet, 2002), sont apparues à partir du milieu des années 2000 les premières études sur l’application du concept d’économie sociale européen en Corée et sur la définition de l’économie sociale dans le contexte coréen. Cette réflexion a été inspirée par quelques chercheurs très proches des acteurs de terrain, des représentants des mouvements sociaux engagés dans la lutte contre le chômage et la précarité, mais également des acteurs du mouvement des coopératives de consommateurs et d’une partie des credit-unions. Dans les instituts nationaux de recherche, ont ensuite été développées des recherches plus rigoureuses sur les perspectives de créations d’emplois dans le tiers secteur ou sur la promotion du tiers secteur. L’économie sociale incarne un moyen efficace de combiner des dépenses publiques provisoires avec des ressources marchandes et des ressources privées non marchandes pour répondre aux besoins sociaux croissants qui découlent de certaines évolutions sociodémographiques majeures (montée du travail féminin, recul des solidarités familiales, vieillissement très rapide de la population, prise de conscience écologique, développement de l’immigration, etc.).

23Au début des années 2010, certaines collectivités territoriales ont mis en place des « centres d’économie sociale » et fait voter des décrets locaux pour la promotion de l’économie sociale. Désormais, la possibilité que soit votée une loi nationale pour l’économie sociale est évoquée, ce qui ferait de la Corée l’un des rares pays à se doter d’une telle loi avec l’Espagne, le Portugal et la France. À terme, l’économie sociale a les moyens de devenir un acteur majeur du système de protection sociale sud-coréen, d’une part parce que ces organisations, à l’instar des coopératives médicales et plus largement des coopératives sociales prévues par la nouvelle loi coopérative générale, ont montré qu’elles pouvaient proposer un modèle d’entreprise viable et innovant, d’autre part parce que leur développement répond à la volonté de contrôler les dépenses publiques et de décentraliser les dispositifs sociaux.

Notes

  • [*]
    Éric Bidet, maître de conférences, université du Mans.
    Hyungsik Eum, doctorant, université de Liège (Belgique).
Français

Depuis l’entrée du pays dans l’OCDE en 1996 et la crise de la fin des années 1990, sous l’influence d’une société civile dynamique, la Corée du Sud s’est engagée dans un développement de son système de protection sociale. L’article montre que cette évolution s’accompagne de l’émergence de nouveaux modes de partenariat entre pouvoirs publics nationaux et locaux et acteurs privés, contribuant ainsi à la construction d’une nouvelle forme de welfare mix. Sont ainsi apparus depuis une quinzaine d’années plusieurs dispositifs publics – nationaux ou locaux – destinés à soutenir l’émergence d’entreprises sociales, de nouvelles coopératives et, plus généralement, à soutenir ce qu’on appelle depuis quelques années l’économie sociale. Cette économie sociale est en train de devenir un acteur important de la protection sociale en Corée du Sud, à la fois comme prescripteur de dispositifs publics et comme prestataire de services. On constate en effet que ces organisations, qui sont d’abord apparues en relation directe avec la question de l’emploi, étendent progressivement leur champ d’intervention à d’autres questions sociales et qu’elles suscitent une reconnaissance et un intérêt croissants.

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Éric Bidet [*]
Maître de conférences à l’université du Mans. Ses recherches portent sur l’économie sociale, l’entreprise sociale, les politiques sociales et la Corée.
  • [*]
    Éric Bidet, maître de conférences, université du Mans.
    Hyungsik Eum, doctorant, université de Liège (Belgique).
Hyungsik Eum [*]
Doctorant au Centre d’économie sociale de l’université de Liège (Belgique). Ses recherches portent sur l’économie sociale, l’entreprise sociale, les politiques sociales, la Corée.
  • [*]
    Éric Bidet, maître de conférences, université du Mans.
    Hyungsik Eum, doctorant, université de Liège (Belgique).
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/10/2014
https://doi.org/10.3917/rfas.143.0084
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