La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie de Colette Bec, Gallimard, collection Bibliothèque des Sciences humaines, Paris, 2014
1La lecture de l’ouvrage de Colette Bec surprend le lecteur dont la mémoire est marquée par L’assistance en démocratie, paru chez Belin en 1998. Outre ses qualités nombreuses, cette étude riche et précise fournissait un appui intellectuel majeur pour une comparaison internationale des systèmes de protection sociale fondée sur une compréhension rigoureuse de l’histoire. Avec ce souvenir, et dans une collection qui accueille de grands textes de sociologie, le lecteur s’attend à découvrir une œuvre mêlant sociologie et histoire. Mais l’auteur a choisi cette fois d’écrire un essai affranchi des règles du métier, dans lequel elle s’abstient de justifier systématiquement ses intuitions et ses préférences normatives. L’exercice peut séduire, et particulièrement ceux des lecteurs qui préfèrent une interprétation philosophique et un commentaire politique [1] engagés et partiaux, sans accorder d’importance à l’étude empirique et sans se plier aux normes, habituelles en sociologie, de la production de la preuve et de l’usage de concepts précis.
2L’introduction de l’essai présente la thèse centrale de l’aggravation des dysfonctionnements de la Sécurité sociale française depuis les années 1960, appuyée sur ses défauts initiaux et des « dérives », aggravation qui aboutira à une « dualisation » du système, qui en constitue le « déclassement » (p. 302). C. Bec tient en effet que la Sécurité sociale française doit être avant tout caractérisée par son « ambition originelle », ses principes, son « projet politique » et « civilisationnel » qui, jusqu’à présent, n’ont été invoqués que de « manière rituelle » par la quasi-totalité des commentateurs et des universitaires, lesquels ont préféré une lecture « économiciste et gestionnaire ». Il s’agit, pour l’auteur, au contraire, de « privilégier une logique explicative immanente » pour retrouver ce qui est ignoré, à savoir les « vecteurs principaux » de la « dégradation » de la Sécurité sociale au sein de « distorsions continues entre principes et logiques de mise en œuvre » (p. 7-13). L’ouvrage entier poursuit ce fil directeur avec une constance remarquable.
3La première partie est consacrée au « principe d’obligation (1880-1945) », qui se réalisera pleinement dans la création de la Sécurité sociale ; l’auteur y explique que la période qui commence en 1880 est le départ d’une époque où « la question sociale » sera, de façon croissante, « perçue comme l’échec du libéralisme » qui combattait l’obligation. La deuxième partie est celle de la création de la Sécurité sociale à la Libération, sur une « ambiguïté » dite « fondatrice » : si l’on suit bien l’auteur, « l’universalité » et « l’unicité » appartenant à la doctrine ou à l’ambition initiale n’ont pas été « mises en œuvre » et, dès les débuts, « le ver est dans le fruit, les dégâts n’apparaîtront explicitement que plus tard » (p. 132). Dans la troisième partie, l’auteur explique que triomphe « la logique gestionnaire », « incarnée » par la réforme de 1967 qui cristallise ces ambiguïtés. « L’âge d’or » est définitivement très loin. Quant à la dernière partie, « l’institutionnalisation de la dualisation », qui précède une brève conclusion, elle se termine par une description de l’évolution contemporaine qui tend à transformer, et, partant, à réduire la conception des droits sociaux à celle de droits fondamentaux, car cette évolution rompt « l’articulation entre liberté individuelle et solidarité collective » (p. 294) : sur ce dernier point, l’évolution du droit de l’Union et son hostilité latente ou explicite à la protection sociale illustrent empiriquement très bien le diagnostic de l’auteur.
4Cependant, l’essai est fondé sur un usage de catégories et de concepts souvent surprenant. D’autre part, les choix de l’auteur dans la mobilisation, très sélective, de l’immense littérature existant sur son sujet sont également singuliers. En axant d’abord le commentaire sur cet usage et sur ces choix, on sera mieux en mesure de discuter deux thèses principales de l’auteur.
5Sur le plan conceptuel, Colette Bec ne précise pas ce qu’elle entend par « protection sociale », par « État social » et par « sécurité sociale », employant chacun de ces trois vocables comme synonyme des deux autres. L’introduction est exclusivement centrée sur la France. À la page 12, il est question du « système de protection sociale construit à la Libération » et, à la page 14, on poursuit avec « l’État social », dont la construction a été « ébauchée par la IIIe République ». À la page 19, la question devient celle du « Welfare State à la française » et page 20, c’est à nouveau le « système de protection sociale » qui est, cette fois, « dualisé ». Peut-on raisonnablement faire l’économie des définitions de ces concepts qui ne se recoupent pas, ainsi qu’une abondante littérature l’enseigne ? L’auteur le pense puisqu’elle n’abordera explicitement une définition de ce qu’est la Sécurité sociale qu’aux pages 111 et 211. À la première de celles-ci, l’auteur assure que l’expression « sécurité sociale » (sans la majuscule…) serait apparue aux États-Unis en 1935. À la page 211, C. Bec souligne que la « notion même de “sécurité sociale” » (qu’elle n’a toujours pas circonscrite ni en France ni en comparaison internationale) « plus extensive que celle d’assurances sociales, devait estomper, voire annuler les différences originelles entre assurance et assistance ». Qu’apporte cependant la comparaison internationale, essentielle dans toute étude de la protection sociale ? Ce n’est pas aux États-Unis que la Sécurité sociale [2] a été inventée au sens strict puisque l’expression est employée par Churchill en 1908, dans le sens nouveau, quand il déclare, lors d’un débat politique : “if we are able to underpin the whole existing social security apparatus with a foundation of comparatively low-grade state safeguards, we should in the result obtain something that would combine the greatest merits both of the English and the German systems” [3]. Churchill (président du Board of Trade) est membre du cabinet Asquith et il s’intéresse de près aux questions sociales (sous sa direction, la première loi sur le salaire minimum est introduite en Grande-Bretagne en 1908 ; il préside à l’installation des premiers Labour exchanges et travaille à la préparation de l’assurance chômage). L’usage international de l’expression se développera toutefois plus tard. Franz-Xaver Kaufmann a montré que le concept est utilisé internationalement dans les années 1920 et doit être situé dans le cadre de l’opposition construite dans l’entre-deux-guerres entre « sécurité » et « insécurité » [4]. Il y a donc une large diffusion du thème de la sécurité sociale (au sens générique de social security) qui explique son adoption en France à la Libération (voir la Charte de l’Atlantique, en août 1941, et la déclaration de Philadelphie, article III, alinéa f [5]).
6D’autres notions importantes ne sont pas précisément définies dans l’ouvrage : c’est le cas de la solidarité. Sa discussion et le problème de sa substance ne sont véritablement abordés que dans la dernière partie, au moment où, selon l’auteur, la forme régnante est devenue une pseudo-solidarité, non pas celle de la Libération, mais une « solidarité d’accrochage » (p. 224) « conditionnelle et révocable qu’incarnent des interventions de compensation et de responsabilisation individuelles ». L’antonyme de cette dernière forme de « solidarité » n’a pourtant pas été distingué dans les premières parties de l’ouvrage (« une solidarité gage du bien-être collectif », p. 93). C’est au moment de cette discussion que l’auteur livre sa conception d’une solidarité (originelle ?) de la protection sociale (ou de la sécurité sociale ?) comme « tendue, par la médiation de droits sociaux, vers le maintien de l’appartenance de chaque individu à la collectivité, l’attachement à une réciprocité entre apports individuels et collectifs ». Si l’on comprend bien ici la préférence légitime de l’auteur pour une autre forme de solidarité que celle qu’elle observe aujourd’hui, on s’interroge sur les éléments empiriques précis et la définition associée des composantes de la Sécurité sociale telle qu’elle fut mise en place progressivement en France, avec ses branches, son paritarisme initial, ses prestations, ses cotisations et son financement en général, composantes censées illustrer la solidarité initiale. Comment cette solidarité, en quelque sorte perdue, s’incarnait-elle ?
7L’usage de notions générales, difficiles à cerner, est aussi manifeste : l’auteur estime ainsi que la Sécurité sociale incarne la victoire de « l’idée socialiste ». De quelle idée « socialiste » s’agit-il, elle ne le clarifie pas, au-delà de l’appui recherché chez Léon Blum et chez André Hauriou, mais plus curieusement, chez une grande variété d’auteurs qu’elle assemble en juxtaposant des citations hétérogènes. La vision de Léon Blum, dans À l’échelle humaine, écrit en 1941, est incontestablement socialiste ; il y défend explicitement la social-démocratie et réaffirme, comme il le fit courageusement au procès de Riom, la justification à la fois socialiste et humaine des mesures prises par le Front populaire, dont il dirigea le premier gouvernement. Mais en quoi cette vision de démocratie sociale et populaire à la fois (supposant un changement de la propriété et de la gestion de l’économie) [6], peut-elle être ajustée avec celle d’un Georges Burdeau, longuement cité ? Pour illustrer la présence (inattendue) de ce dernier, professeur de droit et défenseur des lois de Vichy [7], l’auteur cite sa notion de « démocratie sociale », mais en quoi celle-ci, tirée de son œuvre d’après-guerre [8], décrit-elle plus qu’une autre, empiriquement, la France de 1945 ? On notera aussi la mention d’un de Gaulle, favorable à « une révolution » (italiques de l’auteur) à la Libération [9], et l’on ne pourra que souligner que « l’ordre social » que ce dernier appelle alors de ses vœux, s’il incorpore les projets de Sécurité sociale, est bien différent de celui de Blum, et d’une grande partie des mouvements de la Résistance. Un unanimisme « socialiste » (« une illusion lyrique », p. 299) en faveur de la Sécurité sociale apparaît donc fragilement caractérisé, et l’auteur en note d’ailleurs les limites, dans une note de bas de page (p. 93). Elle n’insiste pas non plus sur la genèse de longue durée du système français de protection sociale, et le rôle décisif des experts et hauts fonctionnaires qu’a bien analysé François-Xavier Merrien [10].
8Un autre trait de l’ouvrage concerne sa discussion de la littérature existante. La méthode de l’auteur est ici tout à fait inhabituelle. Elle s’abstient de citer des auteurs généralement reconnus, tout en reprenant parfois leurs formules originales. C’est ainsi que Bruno Théret est absent de la bibliographie, alors que la formule qu’il inventa (« médiation entre les ordres de l’économique, du domestique et du politique ») est présentée sans guillemets, page 45. François-Xavier Merrien n’est pas non plus dans la liste des références, ni Jacques Donzelot, dans un autre registre, ni Didier Renard ou Alain Cottereau, au sein d’une longue liste d’oubliés. Dans d’autres cas, Colette Bec cite certains auteurs pour des travaux peu en rapport avec le cœur de son propos, mais semble ignorer les contributions qu’ils ont données sur ce cœur lui-même : c’est le cas de Dominique Schnapper, citée pour un article collectif, dont La démocratie providentielle [11] est ignorée. Ou encore de Bernard Friot, dont la défense de la cotisation et du salariat est passée sous silence [12], alors qu’un article sur l’AGIRC est cité. À l’inverse, certains auteurs – certes notables, sont abondamment convoqués, comme si leurs analyses étaient primordiales (ainsi, Jean-Jacques Dupeyroux, huit articles en bibliographie). Ces choix particuliers de l’auteur privilégient l’essai normatif, et non le travail de sciences sociales.
9« Le ver était dans le fruit », la formule résume la principale thèse de C. Bec. Tout son ouvrage est l’affirmation qui traverse comme un fil rouge la rédaction, selon laquelle il y aurait eu, dans le cas français, un écart toujours présent, mais dont l’effet a augmenté au fur et à mesure de l’histoire, entre une doctrine initiale parée de toutes les vertus et une mise en œuvre, par les acteurs sociaux, gouvernement, patronat et syndicats, qui a été mesquine, basée sur des compromis, des défenses d’intérêts « corporatistes », et d’une « logique gestionnaire ». La thèse est intéressante, mais les preuves n’en sont pas apportées : à moins de nier le fait fondamental que le système de protection sociale – dont la Sécurité sociale n’est qu’un élément, fût-il central – est inévitablement le résultat de l’action et de la confrontation, dans tous les pays d’Europe, d’un certain nombre d’acteurs, dont les médecins, les catégories diverses de salariés, etc. Il faudrait apporter la preuve que certains de ces acteurs bien identifiés auraient été porteurs d’une doctrine et, surtout, d’un projet de réalisation concret que d’autres auraient réduit à l’inefficacité, ce qui n’est pas fait par l’auteur. Chacun sait que la France, dans les comparaisons internationales, est classée parmi les pays « corporatistes », mais ce corporatisme n’est pas un jugement de valeur comme il l’est dans l’ouvrage. Au demeurant, que serait une Sécurité sociale sans logique gestionnaire ?
10Dans ces conditions, le postulat de la « dérive », des « compromis », voire de la « perversion » des principes initiaux (p. 132-133, 152, notamment) déploie une téléologie qui ne se préoccupe guère d’apporter des éléments de preuve. Et la thèse de la « dualisation » vient aisément couronner une évolution déjà prévue. Cette thèse n’est pas plus appuyée que la précédente sur des éléments systématiques ; l’ouvrage ne comporte que peu de données chiffrées et concrètes. La thèse de la dualisation des systèmes en Europe a été présentée par un groupe de spécialistes de science politique, dont Bruno Palier pour la France (dont la contribution sur ce point n’est pas citée). Cette thèse est construite sur une homologie entre l’évolution du marché du travail et celle de la protection sociale, très difficile à démontrer rigoureusement.
11La thèse est contestable quand on examine, secteur par secteur, les évolutions de la protection sociale (et non pas simplement de la Sécurité sociale). C’est plutôt une « fragmentation » qu’il s’agirait d’observer dans chacun de ces secteurs : la situation de l’accès au logement, de la jouissance des droits de l’assurance maladie et de l’assurance vieillesse, de même que l’accès à l’emploi et aux protections du droit du travail (et l’indemnisation du chômage), à un revenu minimum, n’opposent pas, d’un côté les « outsiders » des analyses économistes dominantes, et, de l’autre, des « insiders », en deux groupes faciles à identifier. D’abord, parce que l’analyse dynamique du marché du travail montre que les « précaires » d’un temps s’insèrent en grande majorité dans l’emploi stable. Ensuite, parce que, dans chacun des secteurs où les risques sociaux sont couverts, il existe non pas deux statuts, mais une pluralité d’entre eux. Le débat sur la « dualisation », qui suppose qu’on identifie un moment dans la société française où le système n’aurait pas été dual, mais empiriquement universel – ce que ne fait pas l’auteur – demande la discussion d’un grand nombre de données statistiques et institutionnelles et la confrontation de preuves sociologiques qui, malheureusement, dans l’ouvrage de C. Bec, sont à peine esquissées. Il est vrai qu’elle a elle-même écrit, p. 133, qu’elle ne souhaitait pas « faire un bilan détaillé ni une relation exhaustive » mais simplement offrir une interprétation de la « signification des obstacles, parfois même des perversions du projet initial ».
Notes
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[1]
Dans ce style, on citera le commentaire de Jean-Fabien Spitz, « Solidarité ou assurance, les fondements de la sécurité sociale en France » dans La Vie des idées, 4 avril 2014, www.laviedesidees.fr
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[2]
En américain, on met deux majuscules à Social et à Security.
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[3]
John Ayto (1999), 20th Century Words, Oxford, Oxford University Press, p. 49.
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[4]
« Sicherheit : das Leitbild beherrschbarer Komplexität », in Lessenich S. (Hg.), (2003), Wohlfahrtsstaatliche Grundbegriffe, Historische und aktuelle Diskurse, Frankfurt, Campus Verlag, p. 73-104.
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[5]
On en trouve le texte dans Alain Supiot (2010), L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Paris : Le Seuil, p. 175-179.
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[6]
Léon Blum (1945), À l’échelle humaine, Paris, Gallimard, p. 128-137.
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[7]
Georges Burdeau, dans son Cours de droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 1942, traite de la question du « statut des juifs », p. 191-193, avec cette entrée : « Il est inspiré par cette constatation de fait qu’étant donné ses caractères ethniques, ses réactions, le juif est inassimilable ». On lira sur cette question le travail de Danièle Lochak, qui commente également les écrits de Maurice Duverger, dans La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme, Cahiers du CURAPP, Paris, PUF 1989, p. 252-285.
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[8]
Georges Burdeau (1973), Traité de Science politique, la démocratie gouvernante, son assise sociale et sa philosophie politique, Paris, LGDJ, T. VII, (1re éd. 1956). Significativement, Burdeau entame son chapitre sur la démocratie sociale : « Ce n’est pas un des moindres paradoxes de notre temps que de proposer à la dévotion des masses un régime que ceux-là mêmes qui s’en réclament avec le plus de véhémence seraient bien en peine de définir ». (p. 459-460).
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[9]
Pages 92-93.
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[10]
Voir son travail pionnier : Merrien F.-X. (1990), « Étude comparative de l’évolution de l’État protecteur en France et en Grande Bretagne », rapport MIRE, ministère des Affaires sociales.
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[11]
Paris, Gallimard, coll. « Essais », 2002.
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[12]
Par exemple, Puissances du salariat, La Dispute, Paris, 2e éd. 2012.