CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Dans la période de l’après-guerre en France, l’entreprise de modernisation de l’agriculture s’est définie comme une rupture avec le modèle des sociétés paysannes, perçues comme archaïques (Mendras, 1992) : portée au sein du monde agricole par une nouvelle génération de professionnels aspirant à être reconnus comme des entrepreneurs, elle s’articulait autour d’un rapport au monde plus technisé et rationnalisé. Mais la forte charge normative dont elle s’accompagnait encore (nourrir la planète) s’est peu à peu émoussée au fil de crises écologiques, de scandales sanitaires et de problèmes sociaux (pollution par les nitrates, crise dite de la vache folle, suicide d’agriculteurs, etc.) : comme si la rationalité industrielle, dans laquelle le travail n’a d’autre finalité que la production, était allée en s’emballant (voir notamment Salmona, 1994), achevant le désenchantement de l’activité agricole au point de devenir, pour reprendre l’image de Max Weber, une « cage de fer ».

2À partir des années 1980, la mise sur agenda de nouvelles attentes envers l’agriculture, qui soulignent ses fonctions environnementales et sociales comme la notion de multifonctionnalité agricole (loi d’orientation agricole de 1999) ou les circuits courts – CSA aux États-Unis ou AMAP en France [1] – (Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004), participe d’un mouvement de ré-enchantement de l’agriculture, au sens où celle-ci contribue à redonner à l’activité agricole un contenu normatif qui s’étend au-delà de la seule rationalité technique et productive. Elle offre ainsi un espace à la réinvention d’une vieille idée selon laquelle la « Nature » recèle des vertus (Dubost et Lizet, 2003). À la fin du xixe siècle, dans la perspective d’un encadrement des populations étiquetées comme dangereuses ou déviantes, un discours hygiéniste s’appuyant sur les vertus supposées de la nature a accompagné la mise en place des jardins ouvriers (Weber, 1998) ou des colonies agricoles dans lesquelles un redressement moral était supposé passer par le travail aux champs (Castel, 1976 : 271-274). À la fin du xxe siècle, c’est autour du thème de l’exclusion (Didier, 1996), de la gestion de catégories « disqualifiées » (Paugam, 1991) et de l’insertion par l’activité économique que se produit l’essor de dispositifs comme les jardins d’insertion, destinés aux chômeurs de longue durée voire aux sans-abri (Fortier, 2003), dans lesquels les tâches accomplies dans le cadre d’une agriculture biologique et durable sont liées à une finalité d’insertion sociale et de réhabilitation des individus. L’activité agricole est « ré-enchantée », au sens où elle permet de reconstruire non seulement des liens avec la société, mais plus largement une sorte d’harmonie avec le monde.

Un déplacement de la question de départ

3La croyance dans les effets bénéfiques de la nature sur certaines catégories de personnes décrites comme vulnérables (personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer, enfants autistes, exclus ou sans-abri…) est centrale dans un certain nombre de travaux qui ont développé ces dernières années les thématiques du « care farming » ou du « social farming » (Hassink et Van Dijk, 2006 ; Widmer et al., 2011 ; Fazzi, 2011). S’appuyant sur des méthodologies variées (qualitatives mais aussi et surtout quantitatives), ces travaux essayent de valider l’hypothèse selon laquelle le travail en agriculture biologique a des vertus thérapeutiques. L’enjeu est pour les auteurs de ces travaux d’accompagner le développement d’une agriculture multifonctionnelle pourvoyeuse de « prestations sociales » (Wydler et Picard, 2010 ; Hassink et al., 2012). Pourtant, ces travaux n’interrogent pas la manière dont l’interpénétration des visées du travail social et de l’agriculture reconfigure ces deux univers professionnels : par exemple, quels collectifs de travail se fabriquent-ils concrètement autour de cette idée ? Comment les préoccupations environnementales sont-elles minorées ou prises au sérieux par l’aide sociale ? Quelles compétences nouvelles sont sollicitées chez les personnels encadrants ?

4Aborder ces enjeux de recherche nécessite d’opérer un déplacement de la question de départ : partir de la question non plus de savoir si, oui ou non, la nature recèle de telles vertus, mais plutôt de comprendre par quelles modalités le travail de la terre se trouve mobilisé dans l’accompagnement à l’insertion, par quels acteurs, et ce que cela leur permet d’accomplir. L’approche ethnographique, attentive aux dimensions sociales des processus de constitution de ces nouveaux collectifs (Paranthoën, 2013), nous permet alors ici de comprendre les problèmes pratiques que les acteurs sont amenés à affronter et le type de réponse qu’ils y apportent, afin de mieux saisir la manière dont le travail social est reconfiguré par l’activité agricole, ainsi que la manière dont la visée d’accompagnement à l’insertion contribue à un ré-enchantement de l’agriculture.

Une ethnographie comparée de deux jardins d’insertion

5C’est dans cette perspective qu’en 2009-2010, nous avons suivi deux de ces dispositifs :

  • l’un situé en France : « Pré Vert » dans l’agglomération dijonnaise, une AMAP locale rattachée au réseau national des Jardins de Cocagne, créé par des travailleurs sociaux ;
  • l’autre aux États-Unis : « Homeless Garden Project », une structure de Santa Cruz, en Californie, qui accueille des sans-abri.

6Dans chacun des terrains, la collecte de matériau s’est déroulée de la même manière :

  • entretiens semi-directifs individuels avec les responsables, les personnels encadrants et les personnes accueillies dans chaque structure ;
  • observation participante : dans les deux cas l’enquêteur, identifié comme sociologue, a travaillé au quotidien avec les équipes ;
  • et analyse de documents : documents internes, comme les contrats de travail ou le règlement intérieur ; communication externe, comme les bulletins d’information [2].

7Les deux structures ont été fondées au début des années 1990. Au moment où se sont déroulées les enquêtes, chacune est dirigée par une femme. Si Pré Vert possède des parcelles agricoles plus étendues (4 ha contre 1,3 ha pour le Homeless Garden Project) [3], l’une et l’autre ont une activité similaire. En effet, la vente des produits représente à peu près 20 % des revenus dans les deux cas ; les financements principaux provenant, en France, de l’État et des collectivités locales, aux États-Unis de donations de particuliers ou de fondations privées. Les deux structures accueillent un effectif de « précaires » quasi identique (respectivement 12 et 15). Les personnes accueillies, sous contrat spécifique d’un an éventuellement renouvelable, sont dans les deux cas encadrées sur le terrain par deux maraîchers et travaillent 20 heures par semaine (dans la structure française, les « jardiniers » touchent le RSA ou 95 % du SMIC brut ; dans la structure américaine, les « trainees » ou « stagiaires » sont rémunérés 8,50 dollars de l’heure, soit un peu plus que le salaire minimum). Bien que cela ne soit pas systématique, les deux structures peuvent aider les plus précaires à se loger (assistance pour l’obtention d’un logement dans le cas américain, possibilité de disposer d’un logement dans les locaux de la Croix-Rouge dans le cas français). Au moment des enquêtes, dans les deux cas, la majorité des personnes accueillies avaient moins de 35 ans (13 sur 15 en France et 8 sur 12 aux États-Unis) et la part des femmes était sensiblement la même (effectifs aux deux tiers masculins) [4].

8Une démarche comparative permet ici de mesurer comment l’assemblage du collectif peut varier dans des contextes différents. C’est en effet à partir des manières pragmatiques de porter un problème public ou de faire collectif que nous considérerons ces divergences entre le cas français et le cas américain (Lamont et Thévenot, 2000). En effet, nous montrerons que, si les deux groupes partagent une culture commune (celle de la gestion de l’accompagnement à l’insertion par la logique contractuelle), ils présentent néanmoins des styles contrastés, qui se caractérisent par des manières différentes d’établir leurs frontières, de définir la forme des liens entre leurs membres, de recourir à certaines normes langagières (Eliasoph et Lichterman, 2003). La façon dont les préoccupations environnementales et le travail en agriculture biologique sont investis dans chacun de ces groupes pour composer avec le travail social et ses visées propres nous permet de comprendre, non seulement ces styles différents, mais aussi les nouvelles compétences professionnelles qui peuvent être sollicitées chez les acteurs.

La place du travail agricole dans les structures d’insertion

9Nous verrons dans cette section que la définition du cadre de l’activité et des rapports entre les différents membres s’opère dans les deux groupes à l’aide des mêmes outils, auxquels ont massivement recours les politiques d’insertion : le contrat et le projet (Castel, 1995, p 430). Les deux groupes diffèrent cependant à la fois dans les modalités d’application de ces outils et dans la place accordée à l’activité agricole et aux êtres de nature. Dans les deux groupes, les relations entre les membres sont régies par une forte asymétrie entre, d’un côté, ceux qui sont les bénéficiaires de l’action et, de l’autre, les agents en charge de les guider dans leur parcours de retour à l’emploi. Mais là encore, ces groupes diffèrent par leur ouverture à d’autres acteurs et par les situations de coprésence qu’elle occasionne. Chacun a à faire face à des problèmes pratiques qui ne sont pas du même ordre.

Le maraîchage dans le contrat, le projet et l’évaluation des compétences

10Les personnes qui intègrent l’une des deux structures suivent des chemins qui se ressemblent : en situation de dernier recours (sans-abri aux États-Unis ou chômeurs de longue durée en fin de droits en France), elles envoient une candidature (sous forme de curriculum vitae) et passent un entretien formel avec les dirigeants de la structure, au cours duquel sont évaluées leurs aptitudes à effectuer des tâches prescrites, à intégrer un collectif de travail, mais aussi à projeter des préférences et des visées (les motivations). L’individu est, dans les deux cas, la référence autour de laquelle se négocie l’appartenance au groupe, dans une logique contractuelle.

11• La structure française est un chantier d’insertion géré par la Croix Rouge. Les « jardiniers » accueillis signent un contrat de travail aidé, le contrat d’insertion (CUI) qui traduit une représentation sociale de la solidarité fondée sur la capacité des individus à faire valoir leurs droits dans une logique contractuelle et à prendre part à l’activité économique (Duvoux, 2009, p 11). Les jardiniers s’engagent en outre à respecter un règlement intérieur qui explicite, sur une double page à l’aide de courtes phrases et de logos graphiques (certains, d’origine étrangère, ne lisent pas le français), les conduites à proscrire pour « assurer un bon fonctionnement et une certaine harmonie » : respect d’autrui, de l’hygiène, interdiction de la violence, des drogues et de l’alcool… Les seuls grands principes évoqués sont ceux de la Croix Rouge, et les seules règles concernant le travail lui-même touchent au respect des horaires et des consignes. Les différences de statut entre les membres du groupe sont marquées par un tableau des sanctions encourues en cas d’infraction à ces règles par les jardiniers et le rappel du fait que l’équipe encadrante est là pour « [les] aider », les encourageant à « faire part des difficultés qu’[ils rencontrent] (personnelles, par rapport au travail/à la formation, sur les jardins…) ». Le groupe s’inscrit ici dans la logique, qui prévaut dans les politiques publiques d’insertion, d’un suivi de situations individuelles pensées comme différenciées pour apporter une réponse qui leur soit ajustée (Astier, 1997). Un suivi personnalisé de chaque jardinier est en effet mis en place au moyen d’entretiens hebdomadaires avec une conseillère en insertion professionnelle (ayant une formation d’éducatrice spécialisée) employée par la structure, qui participe ensuite à des réunions régulières avec l’administration de l’emploi et de l’insertion (Pôle emploi ou Plan local pour l’insertion et l’emploi). Dans cet accompagnement à l’insertion, des périodes d’immersion en entreprise (un mois au plus) sont mises en œuvre pour permettre aux jardiniers d’acquérir une expérience professionnelle autre (manutention, bâtiment, travail en fast-food…). Le collectif se présente ici comme une structure travaillant en lien avec l’action publique, dont la finalité agricole (le maraîchage) est subordonnée, dans l’encadrement de l’activité comme dans l’orientation des possibles devenirs biographiques, à des finalités plus globales (l’insertion professionnelle, le retour à l’emploi dans un secteur indéterminé).

12• L’encadrement par contrat, projet et évaluation est plus poussé au sein de la structure américaine. L’évaluation par entretien de la situation individuelle de la personne (parcours biographique, particularités de sa condition, aptitude à former un projet, etc.) fait l’objet de davantage de formalisation procédurale. En début et en fin de saison, deux rencontres individuelles avec la directrice de la structure produisent, d’une part, un formulaire de plusieurs pages, où la situation de la personne est évaluée selon plusieurs items (logement, santé, situation financière, situation juridique, relations sociales, compétences, autonomie dans la vie quotidienne…) et, d’autre part, un document de deux pages, où la personne sansabri formule un projet, identifie ses besoins pour le mettre en œuvre et évalue sa propre capacité à le mener à son terme (les raisons qui la conduisent ici, les buts qu’elle se fixe, les ressources qu’elle estime importantes pour atteindre ces buts, ainsi que la manière dont elle évalue le programme de formation qui lui est proposé en fonction de ces buts).

13• Alors que dans le groupe français, les contrats signés par les jardiniers sont des contrats standard (CUI), dans le groupe américain la référence faite à la spécificité de l’activité (le métier d’agriculteur, les principes du bio) est constante – dans les contrats eux-mêmes comme dans les fiches d’évaluation. Si le règlement intérieur que signe chaque stagiaire ressemble à une version allongée et détaillée de celui de la structure française, il s’en distingue ainsi par la mention d’impératifs concernant le potager lui-même :

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« […] respectez toute forme de vie pendant que vous travaillez, que ce soit […] celle des plantes ou des animaux sauvages » ;
« Ne marchez pas en dehors des allées. Les êtres vivants qui vivent dans le sol ont besoin d’air et d’espace pour le rendre fertile. »

15Contrairement au chantier d’insertion français, l’attention à la nature et l’acquisition de compétences dans le domaine du maraîchage biologique font ici l’objet d’un souci constant et pointilleux de la part de l’encadrement. À deux reprises, chaque saison, les sans-abri stagiaires font l’objet d’une évaluation par l’équipe encadrante [5]. Les aptitudes évaluées sont au nombre de douze : à des évaluations d’ordre général (capacité à suivre des instructions, à rester concentré sur une tâche, à prendre des initiatives, etc.) s’ajoute l’évaluation de la maîtrise des techniques de compostage, de préparation des sols, de lutte contre les nuisibles, de semis, d’irrigation de récolte ou encore de culture en serre. Chacune de ces sections est déclinée en plusieurs items, jusqu’à dix-neuf pour le travail en serre (semis, repiquage, bouturage, contrôle de l’humidité et de la température selon les plantes et le moment, relevé et suivi de l’information, etc.). Les stagiaires doivent ainsi maîtriser un vocabulaire technique et des connaissances agronomiques, évaluer diverses situations et mettre en œuvre l’action appropriée (par exemple, identifier une maladie et y remédier). Comme lors d’un processus de formation professionnelle, il est attendu de chaque stagiaire qu’il effectue l’ensemble des tâches et des apprentissages, de manière à pouvoir, à l’issue de son séjour dans la structure, tenir lui-même un potager ou trouver un emploi d’ouvrier agricole. Sur le modèle d’un bulletin scolaire, la fiche individuelle d’évaluation comporte, pour chaque section, une note attribuée de 1 à 5 assortie d’un commentaire.

16Les deux collectifs partagent la même culture, celle du contrat et du projet, qui s’articule autour de la figure centrale de l’individu, responsable et sachant se mobiliser pour « participer à [sa] réhabilitation » (Castel, 2003, p. 70). Ces deux groupes présentent cependant des nuances quant aux attentes qui pèsent sur l’individu :

  • dans la structure française, celui-ci est intégré à un dispositif d’action publique qui s’occupe de la gestion de son insertion ;
  • dans la structure américaine, son aptitude à affirmer en pratique son autonomie et ses capacités à répondre aux exigences du maraîchage biologique fait l’objet d’évaluations continues.

17Ces différences s’étendent, au-delà de l’individu bénéficiaire de l’insertion, à la manière de composer l’hétérogénéité sociale du groupe, d’en tracer les frontières et d’établir les liens entre les membres.

Le maraîchage dans l’hétérogénéité des collectifs et l’asymétrie entre les membres

18Les deux collectifs divergent par l’hétérogénéité sociale de leurs membres et les situations de coprésence qui s’offrent à ceux-ci.

19Les deux structures, comme on l’a vu, partagent une même organisation asymétrique entre les différents membres – individus définis comme vulnérables et agents chargés de leur accompagnement dans un parcours d’insertion. Cette asymétrie est instituée par le contrat et inscrite dans les dispositifs (évaluations, entretiens hebdomadaires) : elle donne le cadre des interactions et établit la forme des liens entre les membres. Le collectif français se présente ainsi comme un collectif de travail, rassemblement d’individus ayant chacun leur histoire, encadrés par une équipe de professionnels de l’insertion. Mais dans le cas du collectif américain, bien qu’omniprésente, cette asymétrie tend à s’estomper avec une plus grande hétérogénéité des membres due à la présence continue dans le groupe d’acteurs qui ne se rattachent à aucune des deux catégories.

20• Les parcelles exploitées par le jardin d’insertion Pré Vert se situent à quelques kilomètres des locaux de la Croix-Rouge, où certains stagiaires sont hébergés. C’est en empruntant une navette que, chaque matin, les jardiniers se rendent au potager. Ils y travaillent dans un relatif isolement, encadrés par deux maraîchères. Il est rare que la directrice ou la conseillère d’orientation se rendent sur les sites de production (cela arrive par exemple en cas de visite de l’inspection du travail). Les contacts avec d’autres acteurs ne sont pas pour autant inexistants. Un agriculteur dont les parcelles sont voisines aide régulièrement le groupe, par du prêt de matériel ou des échanges occasionnels de coup de main. Ces relations informelles d’entraide s’appuient sur une interconnaissance (les interlocuteurs de l’agriculteur étant davantage les maraîchères que les jardiniers) et une certaine affinité professionnelle (l’agriculteur produit lui aussi en bio). Au-delà de ces échanges de voisinage, les interactions avec d’autres acteurs sont très limitées. Le groupe n’accueille pas de bénévoles et se limite aux jardiniers et aux encadrants. Les contacts entre les jardiniers et les consommateurs des paniers adhérents de l’association (AMAP) sont limités : les paniers de légumes sont livrés à des points de distribution éloignés des sites production, où les adhérents viennent ensuite les récupérer [6]. Les frontières du groupe sont ainsi clairement délimitées et cadrées par l’institution du travail en insertion.

21• Le Homeless Garden Project offre de ce point de vue une situation assez contrastée. Tout d’abord, le groupe a des contacts réguliers avec l’extérieur. Les échanges avec les clients sont fréquents : ceux-ci viennent s’approvisionner sur les lieux mêmes de production, et peuvent cueillir eux-mêmes les produits qu’ils achètent. En outre, la ferme n’est pas située sur des parcelles isolées, mais au bord du campus universitaire de la ville, sur un chemin qui mène à une falaise surplombant l’océan où la faune est assez riche : le potager, qui n’est pas clos, attire alors d’assez nombreux promeneurs (de jeunes couples d’étudiants, des observateurs d’oiseaux qui s’installent avec des jumelles, un schizophrène qui a l’habitude de venir là se laver les cheveux, etc.). Ensuite, le collectif de travail lui-même est assez hétérogène. Il compte ainsi toujours un effectif d’étudiants de l’université effectuant dans la structure leur stage d’apprentissage (apprenticeship) en agronomie ou en commerce. La structure accueille également régulièrement des groupes de personnes handicapées ou de lycéens (dans le cadre d’une initiation à la culture biologique) voire, plus occasionnellement, des personnes condamnées à des travaux d’intérêt général. Surtout, le collectif accueille chaque jour un nombre important de bénévoles, qui reviennent plus ou moins régulièrement, allant des retraité(e)s assidu(e)s, parfois également donateurs, à un certain nombre de personnes qui viennent travailler là une matinée de dés œuvrement. La présence dans le collectif de travail, de tous ces membres qui ne sont eux-mêmes ni sans-abri ni personnel encadrant, est due à l’activité maraîchère du site et son orientation bio.

22La plasticité des contours du groupe, l’hétérogénéité de ses membres, la variété des situations de coprésence et des interactions, ont tendance, dans l’activité de travail, à diluer la visibilité immédiate de l’asymétrie entre les membres : tous se livrent à des tâches similaires, sans ordre préétabli. Néanmoins, l’asymétrie n’est pas gommée : ce ne sont pas les mêmes contraintes, notamment contractuelles, qui pèsent sur l’ensemble des participants. Les encadrants ont ainsi recours à une terminologie qui permet de manifester cette asymétrie (« homeless » ou « sans-abri » contre « housed » ou « installés »). Dans les tâches menées en commun comme dans les conversations ordinaires, les situations dans lesquelles les membres s’engagent donnent continuellement lieu à ce que Goffman appelait des « contacts mixtes » entre « stigmatisés » et « normaux » (Goffman, 1975). Cette mixité, visible dans les différences d’habillement, de posture ou d’accent des protagonistes, pèse sur les interactions. Les faux pas sont assez nombreux et prennent la forme d’un retour de l’asymétrie et de la distance entre les membres – une étudiante discrète interprétant le bavardage d’un jeune sans-abri comme une tentative de séduction trop pressante qui, reculant au fur et à mesure qu’il se rapproche d’elle pendant le repas, se rend indisponible à cette « posture d’hospitalité » nécessaire au travail social (Ravon et al., 2000) ; ou certains bénévoles âgés dont les excès de bienveillance et d’enthousiasme manifestent une « politique de la pitié » (Boltanski, 1993) qui engage tout aussi peu la possibilité d’un « faire avec ».

« Faire collectif » : ressources normatives, compétences et trajectoires dans la résolution de problèmes pratiques

23Selon la place occupée par le travail agricole et les situations d’asymétrie ou de mixité qui se présentent dans chacune des deux structures, les membres des groupes ont à résoudre des problèmes pratiques d’ordre différent pour « faire collectif ». Dans cette section, c’est donc comme moyen de résoudre ces problèmes pratiques que nous comprenons les manières différentes qu’ont ces deux groupes de recourir à certaines normes langagières et certaines ressources normatives (l’accent mis sur les bienfaits de la nature), et de valoriser chez les maraîchers encadrants certaines compétences pratiques, mûries au cours de parcours sociaux spécifiques. Nous montrons alors que ces collectifs permettent d’intégrer non seulement de nouvelles trajectoires d’agriculteurs (Chiffoleau, 2012) mais aussi de nouvelles trajectoires de travailleurs sociaux : des professionnels aux savoir-faire hybrides.

Une mise en valeur contrastée des vertus de la nature

24Le réseau national dans lequel s’inscrit Pré Vert (les Jardins de Cocagne) porte un certain discours sur les vertus du maraîchage biologique : L’Arrosoir, le bulletin de communication du réseau, consacre par exemple son numéro 20 de l’hiver 2009 à la thématique de l’insertion : il explique que le « support maraîchage » s’avèrerait particulièrement propice à la « reconstruction personnelle » (« regagner confiance et estime de soi […] retrouver des habitudes de travail, un rythme ») car « le travail de la terre, au rythme des saisons, en plein air, a des vertus apaisantes et équilibrantes sur le plan psychique et physique ». Localement pourtant, ce discours ne fait pas figure de norme de langage : ces représentations n’apparaissent en effet que lors des entretiens, sous la forme d’« éléments étrangers » introduits par l’enquêteur (Mayer, 1995, p. 363), qui guident les personnes interviewées vers un discours dont elles pensent qu’il est celui qu’attend d’elles leur interlocuteur. C’est par exemple ainsi qu’une des personnes en insertion employée comme jardinier à Pré Vert décrit l’agriculture biologique : « Oh là, là, c’est un plus pour moi, c’est une grosse fierté, c’est porteur, c’est dans l’air du temps, développement durable, écologie, patati et patata. »

25Là encore, le collectif américain offre un certain contraste. Tout comme celui du réseau Cocagne, le bulletin de communication édité par le groupe, Down on the farm, rédigé notamment à partir de portraits ou d’interviews de sans-abri ou de bénévoles, est bien sûr rempli de références aux vertus du travail de la terre. Mais la différence réside dans le fait que les supposés bienfaits thérapeutiques de la production bio sont constamment affirmés par les membres du groupe, qui compte au moment de l’enquête une « thérapeute horticole » dans son conseil d’administration [7]. Les vertus de la nature représentent ici une norme langagière qui non seulement entre en résonance avec une histoire plus large de l’association entre nature, travail agricole et spiritualité (Gould, 2005), mais aussi et surtout permet de mobiliser et de « faire collectif » à partir d’un rassemblement d’acteurs hétérogènes. Les membres du groupe décrivent celui-ci comme une « communauté » où les bénévoles, réguliers ou occasionnels, les donateurs, les étudiants en formation, les chauffards condamnés à des travaux d’intérêt général qui viennent en renâclant, etc., formeraient avec les sans-abri un collectif solidaire. David, un sans-abri du programme, explique ainsi :

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« Je vis dans les bois à la lisière de la ville comme pas mal d’autres. L’autre jour en rentrant, toutes mes affaires avaient été volées. J’avais pourtant fait gaffe à tout bien planquer – ma tente, mon sac de couchage, une pince à vélo. C’est ça qui est le plus dur quand tu dors dehors : tu ne peux compter sur personne. […] Ici on travaille en équipe. Tu demandes à n’importe qui de t’aider sur un truc, il délaissera ce qu’il est en train de faire et viendra te donner un coup de main. Je le fais tout le temps. On est tous dans le même bain. J’ai des collègues qui ont un problème avec la boisson ou avec la drogue, ils ont du mal à se concentrer, je sais qu’ils ont besoin de plus d’attention alors je regarde ce qu’ils font et je vais les aider. »

27L’affirmation des vertus du travail en agriculture biologique sert ainsi de socle au développement d’un sentiment d’appartenance à un groupe solidaire, où s’échangent, lors des pauses ou dans les moments de travail, des conversations « animées par l’esprit public » (Eliasoph, 2010), c’est-à-dire abordant un certain nombre de problèmes sociaux : l’usage des pesticides dans l’agriculture conventionnelle, l’obésité due aux fast-foods, ou encore les inégalités sociales dans l’accès aux produits alimentaires. Au fil de ces échanges au sein d’un groupe soudé, les sans-abri ont le sentiment de retrouver une position de « participants actifs à la vie de la polis », c’est-à-dire de citoyens (Margalit, 1999, p. 150).

Le contrat en plein champ : ajustements, sensibilité et souci du proche chez les maraîchers encadrants

28Le public accueilli dans les deux structures se caractérise par un certain défaut de ressources. Si les deux collectifs partagent la même souplesse organisationnelle (les encadrants ferment par exemple les yeux sur un retard ou une légère ébriété), la mixité du groupe américain amène les maraîchers encadrants à devoir développer certaines compétences en situation :

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« Nous sommes censés être plus stricts que nous le sommes réellement dans la manière dont on applique le système de points[8]. Je ne suis pas très bon dans cette partie-là du travail, je l’admets bien volontiers. Bien entendu, je comprends l’argumentaire sur ‘ces gens-là ont besoin d’une structure’ et ce genre de trucs. Bon… Mais c’est tout de même assez infantilisant. »
(Paul, Farm manager du Homeless Garden Project)

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« On n’applique pas du tout le contrat ».
(Suzie, maraîchère du Homeless Garden Project)

31Il s’agit tout d’abord d’apaiser ces interactions que Goffman décrivait comme « flottantes et angoissées » – en faisant preuve de tact, en prenant part aux conversations, en effectuant un travail de réparation lorsqu’un participant commet une maladresse (par exemple en envoyant un signe de connivence, qui appelle à réagir avec indulgence, à un sans-abri mis dans l’embarras par un bénévole qui le traite en manifestant involontairement son statut d’assisté) [9] ou en organisant les équipes de travail de manière à éviter certaines sorties probables de cadre. Paul, un maraîcher encadrant, cite ainsi l’exemple d’un ancien militaire qui « aimait beaucoup les jeunes filles ; cela pouvait générer des situations assez inconfortables alors il fallait que je fasse bien attention à qui je mettais au travail avec lui ». Mais ce travail d’ajustement bute parfois sur le cadre contractuel : comme on l’a vu, tous les membres du groupe ne sont pas soumis aux mêmes exigences. Les membres de l’équipe encadrante du Homeless Garden Project avaient ainsi tenté d’alerter la directrice de la structure de la présence quotidienne d’un bénévole, Robin, qu’ils avaient fini par trouver inquiétant. Les stagiaires l’évitaient, le trouvant « désagréable ». Selon Suzie : « Rien n’était flagrant. Mais dès le premier jour, quand il a commencé à traîner là, tout le monde a su qu’on aurait des ennuis avec ce type. […] Ce n’était pas un psychopathe, mais son aura, la vibration qu’il dégageait, la part non visible de son être… Chez lui c’était mauvais. […] Ça se voit, quand quelqu’un est vraiment sur une autre planète. Pas juste un peu : vraiment – et une planète qui n’est même pas de notre système solaire. Ce gars-là était socialement hors du coup. Sa conversation ne rimait à rien. Il ne semblait pas être concerné par les attentes de la vie sociale – pas comme une personne normale, disons. Il ignorait totalement comment interagir ».

32Robin n’étant pas un stagiaire, les obligations contractuelles ne pèsent pas formellement sur lui : sa conduite en décalage, sa conversation erratique ou obscène et son incapacité à se montrer efficace dans le travail en équipe, par exemple, ne peuvent occasionner de sanctions telles le retrait de points. Pour la directrice, qui n’est pas présente sur le lieu de travail, il est donc impossible de lui demander de partir (cependant Robin finira par avoir de brusques accès de violence et sera exclu). Lors de l’entretien que nous avons avec elle, Suzie regrette que la directrice ait, selon elle, fait preuve d’un manque de discernement en appuyant son jugement sur des principes généraux au lieu d’examiner le cas particulier de Robin. Suzie fait valoir une compétence situationnelle que sa position ne permet pas à la directrice d’avoir. Le bureau de cette dernière est en effet éloigné du site de production où elle ne vient que très rarement, et dans son parcours elle n’a l’expérience personnelle ni de l’agriculture, ni de la précarité (diplômée en sciences, elle a rejoint le collectif peu après sa fondation, dans le cadre d’un stage où elle a créé le bulletin d’information du groupe). Suzie, au contraire, met en valeur une forme d’engagement au plus près des situations et des participants qui permet d’identifier certaines formes d’« incompétence interactionnelle » et de « réciprocité sans ancrage de l’activité », problématiques car porteuses de conséquences sur les « routines constitutives » du groupe (Joseph, 1996).

33Cette capacité à juger en situation s’accompagne d’un « travail de la proximité » (Breviglieri et Stavo-Debauge, 2005) [10] lorsque les épreuves s’avèrent insurmontables pour certains. Comme on l’a vu, les stagiaires font l’objet d’une évaluation systématique et standardisée de leur capacité à remplir une série définie de tâches précises. Mais lorsqu’une personne se révèle incapable d’effectuer une tâche a priori banale, les maraîchers encadrants sont amenés à s’engager dans un travail d’accommodement des exigences définies en toute généralité. Un matin par exemple, l’équipe doit poser un système d’irrigation dans un secteur du potager. Lorsqu’arrive le tour d’un vétéran du Vietnam devenu SDF de raccorder un goutte-à-goutte au conduit principal en l’incisant, celui-ci se met à hurler et s’agiter, et s’éloigne du groupe. On aurait pu s’attendre à ce qu’il soit sanctionné, comme le prévoit la procédure d’évaluation, par une mauvaise note à la case « tâches d’irrigation » du feuillet de check in des compétences de travail [11]. Mais Paul, le Farm manager qui encadre l’équipe sur le terrain, en charge de remplir ces feuillets, décide dans ce cas précis d’abaisser le niveau d’exigence : il laisse le stagiaire prendre le large et lui accorde une note qui ne lui attirera pas d’ennuis lors de l’évaluation de fin de saison avec la directrice. Il explique ensuite : « C’est quelqu’un de très concentré dans ce qu’il fait, très méthodique, qui sait suivre son objectif. Mais parfois il a un accès erratique, ça peut lui arriver de perdre un peu les pédales. […] Là, ça ressemblait à une aiguille qui s’enfonce dans quelque chose. Le geste lui rappelait celui qu’il faisait quand il se piquait. Il s’est comme retrouvé en manque, et il a ressenti le besoin d’aller à une réunion d’anciens toxicomanes. C’est comme ça… D’autres fois, il arrive que je fasse le tour de la ferme pour chasser les écureuils par exemple, et dans ces cas-là je marche avec un fusil. Il faut savoir que ce genre de trucs peut provoquer des flashbacks ».

34Cet accueil compréhensif des vulnérabilités singulières s’appuie sur une relation d’étroite proximité entre les acteurs : une connaissance familière de l’autre et de ses capacités, qui permet d’apprécier ce que l’on peut, ou pas, demander raisonnablement à cette personne-là de réaliser, quelles contraintes pragmatiques elle va pouvoir supporter [12]. Or, on repère dans le parcours biographique des maraîchers encadrants une récurrence de certains genres d’expériences sensibles. Certaines formes de savoir pratique d’ajustement et de composition ne sont en effet pas simplement construites en situation d’interaction, mais s’inscrivent dans des carrières spécifiques, au cours desquelles se mûrit une certaine sensibilité.

35Ces maraîchers ne sont en effet pas des travailleurs sociaux comme les autres. Ils ont bel et bien une expérience professionnelle agricole et ont, pour certains d’entre eux, étudié l’agro-écologie ou l’agriculture biodynamique (l’université de Santa Cruz héberge le Center for Agroecology and sustainable food systems). Dans les entretiens effectués avec eux comme dans les situations ordinaires de travail au sein du collectif, ils mettent constamment ces compétences professionnelles en avant, pour mieux se distinguer de ceux qu’ils appellent les « travailleurs sociaux » (terme qu’ils emploient pour qualifier la directrice et les acteurs de l’aide sociale en général). Mais à la différence des ingénieurs agronomes classiques, ils ont également une certaine expérience de l’accompagnement de personnes vulnérables, notamment des sans-abri – soit parce qu’ils ont eux-mêmes été en marge de la vie installée (ainsi Suzie, se décrit-elle comme une ancienne hippie qui vivait sur la route au gré des tournées de son groupe fétiche, le Grateful Dead) soit parce qu’ils les ont côtoyés de manière intime. Dans l’entretien que nous avons mené avec lui, lorsqu’il raconte sa jeunesse auprès de parents catholiques, bénévoles dans leur paroisse, Paul parle longuement de son oncle, qu’il fréquentait souvent : un vétéran du Vietnam, dépendant à l’alcool et aux drogues, toujours trimballé entre la prison et la rue. À la sortie de l’université, il s’engage dans l’Americorps et travaille plusieurs années dans un foyer pour sans-abri, où il s’occupe des papiers, de la cuisine et du potager : antérieur à son parcours en agriculture (il travaille par la suite dans plusieurs exploitations à travers le pays), cet engagement est pour lui premier. Dans la manière qu’il a de retracer son parcours, Paul décrit une forme de sensibilisation où vont de pair, à la fois un registre de l’ordre de l’Agapè (Boltanski, 1990) et une aisance de l’engagement familier avec, par exemple, ce vétéran sans-abri souffrant de stress post-traumatique et d’addiction. Le parcours biographique de ces intervenants est marqué par une série d’allers et retours entre des mondes différents (Doidy, 2012) : celui de l’accompagnement social à l’insertion (mais abordé à travers l’expérience des sans-abri plutôt que du point de vue de l’aide sociale) et celui de l’agriculture (mais d’une agriculture informée des pratiques biodynamiques et agro-écologiques).

Conclusion

36Quels sont les effets de la combinaison d’objectifs d’accompagnement à l’insertion, propres au travail social, et de production bio, propres au travail agricole en AMAP ou CSA ? Dans la structure étudiée aux États-Unis, à travers par exemple le parcours de Paul que nous venons d’évoquer, elle permet à de nouveaux profils professionnels et à de nouvelles compétences d’être valorisées dans l’activité. Ce n’est pas le cas dans la structure étudiée en France, où les problèmes pratiques qui se posent au collectif ne sont pas le mêmes : comme on l’a vu dans la première partie de cet article, les préoccupations liées à la production agricole et au respect de l’environnement n’y figurent qu’au second plan, l’activité y est d’abord définie en rapport à l’aide sociale et les collectifs de travail n’y ont pas la même hétérogénéité ni la même ouverture.

37Aborder ces différences par les problèmes pratiques qu’affrontent les collectifs de travail nous permet d’éviter une approche trop culturaliste. Ainsi, le sens commun nous fait souvent appréhender les États-Unis comme le pays de l’individualisme, à l’inverse de la France où règnerait une culture de la solidarité et de l’appartenance civique. On voit dans ces jardins d’insertion que les choses ne sont pas si simples : les groupes étudiés ici fabriquent tous deux un agencement qui leur est propre entre l’individu et le collectif. Le jardin d’insertion français est effectivement inscrit dans le chaînage d’une collectivité civique élargie (celui des politiques sociales et d’une administration de l’accompagnement à l’emploi) mais il accueille un public restant défini comme une collection d’individus à accompagner dans leur démarche d’insertion. La structure américaine, quant à elle, s’appuie plus expressément sur la figure de l’individualité (en formalisant davantage l’aspect contractuel, l’explicitation du projet individuel et la recherche d’un développement personnel à travers les représentations liées aux vertus supposées de la nature), mais se soucie constamment de la communauté et du liant entre ses membres, que peut spécifiquement permettre l’activité agricole. L’accent mis sur les aspects sociaux de l’agriculture durable est ici ce qui permet cette valorisation conjointe de l’individu et de sa participation au groupe, constitutive du volontarisme américain dans lequel le lien social revêt un aspect fortement collectif (Duvoux, 2013). Le discours sur les vertus thérapeutiques et sociales du travail en bio permet au groupe de « faire collectif » et de résoudre certains problèmes pratiques : sans lui, le groupe s’effrite. Dès lors, on saisit mieux comment la composition avec le travail social peut permettre un certain ré-enchantement de l’agriculture : les représentations que cela mobilise, les parcours professionnels qui se trouvent valorisés, contribuent à redonner un contenu normatif à l’activité agricole, autour de sa capacité à répondre à des aspirations personnelles sans perdre de vue l’horizon du bien commun.

Notes

  • [*]
    Éric Doidy, sociologue, chargé de recherche, unité Cesaer, Dijon INRA - AgroSup Dijon/UMR 1041.
    Emmanuel Dumont, technicien de recherche, unité Cesaer, Dijon INRA - AgroSup Dijon/UMR 1041.
  • [1]
    CSA : Community supported agriculture ; AMAP : Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.
  • [2]
    Les deux enquêtes ont été menées au sein du programme « Agriculture et lien social » développé par Éric Doidy à l’INRA Dijon (département SAD). L’enquête sur le Homeless Garden Project a été effectuée par Éric Doidy au mois de novembre 2009, dans le cadre d’un séjour en tant que visiting scholar à l’université de Californie – Davis ; elle a été suivie en mars-avril 2010 par celle sur Pré Vert, menée par Emmanuel Dumont dans le cadre d’un mémoire de Master de l’université de Bourgogne (encadrant UB : Matthieu Gateau).
  • [3]
    Depuis plusieurs années, il est prévu que la municipalité mette à disposition du Homeless Garden Project un terrain plus vaste, situé dans un parc naturel proche de la ville.
  • [4]
    Contrairement à Pré Vert, le Homeless Garden compte un atelier exclusivement féminin. Cet atelier, dédié à l’horticulture et la composition florale, n’est pas installé sur la parcelle cultivée pour le maraîchage, mais plus près du centre-ville, là où se situent la boutique de vente et le bureau de la directrice. Il n’en sera pas question dans cet article, qui se concentre sur l’activité maraîchère.
  • [5]
    S’il existe à Pré Vert des ateliers de maraîchage hebdomadaires où les jardiniers apprennent des techniques (plantation, etc.), l’acquisition de compétences n’y fait pas l’objet d’une évaluation formelle.
  • [6]
    Depuis l’enquête, un stand hebdomadaire a toutefois été installé sur le parvis de la gare SNCF de Dijon.
  • [7]
    Sur l’horticulture thérapeutique, voir Doidy et Dumont (2013). Les vertus thérapeutiques du travail au potager pour les sans-abri stagiaires du Homeless Garden Project ont fait l’objet d’un mémoire d’étudiant en horticulture thérapeutique. Des chercheurs en psychologie sociale de l’université de Santa Cruz ont également mené une série d’entretiens avec les stagiaires de la structure qui a montré que, pour ces sans-abri, le potager représente un « lieu sûr » : loin des dangers de la vie à la rue dans les grandes agglomérations californiennes (insécurité, harcèlement policier, urbanité stressante, etc.), le potager offrirait un havre où se referment des blessures, où se tissent des liens sociaux, ou encore où se reconstruit une confiance en soi.
  • [8]
    Chaque stagiaire commence la saison avec un capital de points. Une infraction au règlement intérieur (retard ou absence injustifiée, alcoolisme, refus de suivre une consigne, etc.) doit donner lieu à un retrait de points proportionnel à la gravité supposée de l’infraction. Une fois tous les points retirés, le stagiaire encourt l’exclusion du programme.
  • [9]
    Sur cette activité ordinaire de correction des impairs pour assurer un maintien de l’ordre de l’interaction, voir Goffman (1988).
  • [10]
    Cette perspective sur les « exigences capacitaires » que portent les dispositifs conventionnels, tels le contrat utilisé dans le travail social, a été initiée par les travaux sur la pluralité de régimes d’engagement et de coordination (Thévenot, 2006).
  • [11]
    Un des items à cocher pour noter le stagiaire porte en effet précisément sur sa « capacité à raccorder le goutte-à-goutte au système principal ».
  • [12]
    Paul explique ainsi qu’il faut d’abord comprendre « dans quel type d’espace se situe la personne ».
Français

Apparus depuis le début des années 1990, les « jardins d’insertion » entendent conjuguer les visées du travail social (ou de lutte contre l’exclusion) et celles de l’agriculture (production généralement maraîchère et biologique). Mais quels collectifs de travail sont concrètement mis en place ? Comment les préoccupations environnementales sont-elles prises en compte par l’aide sociale ? Quelles compétences sont sollicitées chez les personnels encadrants ? Cet article cherche à comprendre non seulement comment l’activité agricole investit le travail social, mais aussi ce que fait le travail social à l’agriculture. En s’appuyant sur une démarche ethnographique (observation participante et entretiens semi-directifs) et comparative (deux structures comparables en France et aux États-Unis), il montre comment, selon le contexte, la mise en valeur dans l’accompagnement à l’insertion de visées agricoles et environnementales permet la reconnaissance de formes de savoir-faire et de trajectoires hybrides. L’accent mis sur les fonctions sociales de l’agriculture durable peut dans ces conditions permettre à de nouveaux profils professionnels d’émerger.

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Éric Doidy [*]
Sociologue, chargé de recherche à l’unité Cesaer, Dijon (INRA – AgroSup Dijon/UMR 1041). Ses recherches concernent les mondes ruraux, les mouvements sociaux, les changements en agriculture.
  • [*]
    Éric Doidy, sociologue, chargé de recherche, unité Cesaer, Dijon INRA - AgroSup Dijon/UMR 1041.
    Emmanuel Dumont, technicien de recherche, unité Cesaer, Dijon INRA - AgroSup Dijon/UMR 1041.
Emmanuel Dumont [*]
Technicien de recherche à l’unité Cesaer, Dijon (INRA – AgroSup Dijon/UMR 1041).
Ses domaines de recherche sont l’agriculture urbaine, l’agriculture sociale.
  • [*]
    Éric Doidy, sociologue, chargé de recherche, unité Cesaer, Dijon INRA - AgroSup Dijon/UMR 1041.
    Emmanuel Dumont, technicien de recherche, unité Cesaer, Dijon INRA - AgroSup Dijon/UMR 1041.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/10/2014
https://doi.org/10.3917/rfas.143.0137
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