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Introduction

1« Appeler à la solidarité nationale », « saluer un effort de solidarité nationale », « susciter un élan de solidarité nationale » ... ces formules consacrées sont fréquemment employées, tant par les groupes d’intérêt divers que par les autorités publiques elles-mêmes sans que l’on sache ce qu’il faut précisément entendre par « solidarité » et ce qui se dissimule derrière son qualificatif « national ». Très présente dans le discours public actuel, la solidarité nationale fait partie des expressions dont la signification ne se dévoile pas dans l’immédiat. Les initiatives étatiques, telles que la création d’un ministère de la Solidarité nationale dans le premier gouvernement de Pierre Mauroy (1981), l’appel à la solidarité nationale pour justifier la réintroduction de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en 1989 et l’invocation de la solidarité nationale, en 2000, pour instaurer l’aide médicale de l’État au profit des plus démunis ont contribué à généraliser cette expression symbolique à résonance positive dont les contours précis restent pourtant à définir.

2Compte tenu de sa place dans le discours politique, nous nous proposons d’apporter une contribution au déchiffrage de la notion de solidarité nationale par une analyse de sa genèse et de sa place dans l’ordonnancement juridique, notamment après sa consécration dans le préambule de la Constitution de 1946 [1]. Il s’agira de s’interroger sur le sens de cette expression et de voir dans quelle mesure elle est à même de servir de fil directeur pour expliquer certaines politiques législatives.

L’émergence de la solidarité dans le discours public

3Expliquer le rôle de la solidarité nationale dans le domaine politique se heurte d’emblée à la complexité sémantique de sa première composante, l’expression de « solidarité ». L’ambiguïté de cette notion tient essentiellement à la pluralité d’acceptions qui résulte des différents emplois qui en ont été faits au fil des siècles (Bigot, 2002). Initialement, la notion de solidarité est utilisée exclusivement dans un sens juridique. Le droit romain connaissait, en effet, l’existence d’obligations « corréales » qui pesaient sur une pluralité de débiteurs et dont la principale fonction était de fournir une garantie au co-contractant. Au Moyen Âge et sous l’ancien droit, ce terme a laissé place aux expressions d’« obligations in solidum » ou de « solidité » dont le régime était proche des obligations corréales du droit romain (Lévy et Castaldo, 2010). Le terme de « solidarité » est plus récent, car il ne date que du Code civil de 1804 dont les rédacteurs ont habilement consacré la fusion de la corréalité romaine et de la figure du cautionnement mutuel (Mignot, 2002) [2].

4À partir de la seconde moitié du xixe siècle, plusieurs auteurs vont s’affranchir de la dimension purement juridique de l’expression de solidarité afin de la transformer en notion politique et sociale et de s’en servir comme élément explicatif du développement des sociétés (Hounieu, 2003). À cette époque, la fraternité, notion phare de la Révolution française, est de plus en plus ouvertement remise en question par ceux qui n’y voient qu’un avatar de l’idée chrétienne de charité et qui, dans un contexte politique marqué par un fort courant anticlérical, lui dénient toute efficacité vis-à-vis des gouvernants (Borgetto, 1993).

5Il revient sans conteste à Pierre Leroux, député socialiste jusqu’à son émigration en Angleterre, d’avoir transformé la notion juridique de solidarité en principe d’organisation sociale. Lui-même se vanta, en 1863, d’avoir « le premier emprunté aux légistes le terme de Solidarité, pour l’introduire dans la Philosophie, c’est-à-dire, suivant [lui], dans la Religion », en voulant « remplacer la Charité du Christianisme par la Solidarité humaine » (Leroux, 1863). L’analyse de Leroux repose tout d’abord sur une critique de la conception chrétienne de la charité qui serait, selon lui, un « dévouement ignorant » (Leroux, 1840) pour l’humanité ressortant plus de la pitié que de l’amour. Selon une vision sociale fondée sur la charité, les liens entre les hommes seraient davantage le résultat d’un « devoir » que d’un « sentiment direct de solidarité » (Leroux, 1840), devoir qui placerait les individus dans des rapports sinon iniques, du moins hiérarchiques (Hounieu, 2003).

6Les travaux de Pierre Leroux et sa conception de la solidarité en tant que principe politique et social ont connu par la suite un accueil très positif par les auteurs de la seconde moitié du xixe siècle. Auguste Comte et Émile Durkheim ont poursuivi la transformation de la notion de solidarité en l’intégrant dans le domaine de la philosophie politique et en la plaçant au cœur de leurs œuvres respectives et plus précisément comme clé de voûte de leurs doctrines sur la division du travail (Durkheim, 1893 ; Comte, 1864). Ces deux auteurs ont joué un rôle essentiel dans la phase de développement et de théorisation de la notion. Dans sa thèse de doctorat publiée en 1893 au sujet de la division du travail, Durkheim se demande notamment pourquoi « tout en devenant plus autonome, l’individu dépend plus étroitement de la société », avant de développer sa célèbre distinction entre solidarité mécanique et solidarité organique (Durkheim, précité).

7Sous l’impulsion des travaux de Comte et Durkheim, mais aussi de Charles Renouvier, Charles Secrétan et Henri Marion (Blais, 2007), les tentatives de dégager une synthèse de l’idée de solidarité aboutissent progressivement à la formation d’une doctrine aux dimensions tant politiques que juridiques : le solidarisme. Si aujourd’hui ce mouvement est surtout lié à la personnalité de Léon Bourgeois, c’est d’abord le philosophe Alfred Fouillée qui va fournir, dans plusieurs ouvrages, un résumé de la conception de solidarité et du rôle que cette notion devrait jouer dans l’analyse sociale (Fouillée, 1880 et 1906 ; Borgetto, 1993). La notion de solidarité lui sert notamment à élaborer l’image de la société comme organisme contractuel, ou pour le moins quasi-contractuel et, par là même, à développer l’idée d’une dette sociale qui pèse à la fois sur les membres du corps social et sur la société incarnée par l’État. Rétrospectivement, la doctrine d’Alfred Fouillée apparaît comme un élément essentiel de l’élaboration définitive de la doctrine solidariste.

8En effet, si les travaux de Fouillée ne peuvent être qualifiés de proprement solidaristes (Borgetto, précité), ce sont les théories de Bourgeois qui marquent le début de la doctrine solidariste au sens strict. Le succès qu’allaient rencontrer les thèses de son ouvrage Solidarité s’explique, outre par le rôle de Bourgeois dans la vie politique de l’époque [3], par le fait qu’il a su s’abstraire de la sphère de la philosophie et des sciences sociales pour affirmer la juridicité d’un devoir social de solidarité. « Le devoir social n’est pas une pure obligation de conscience, c’est, déclare-t-il, une obligation fondée en droit, à l’exécution de laquelle on ne peut se dérober » (Bourgeois, 1896). Tout en s’inspirant de la pensée de Fouillée, les travaux de Bourgeois ont ceci de novateur qu’ils précisent les conséquences qui découlent du devoir de solidarité. Puisque la part contributive de la dette sociale incombant à chaque individu n’est pas déterminable, il faut notamment privilégier l’impôt progressif comme instrument d’acquitter sa part de la dette (Bourgeois, 1902). En contrepartie, il revient à la société d’instaurer un système de mutualisation des risques sociaux tels que les accidents du travail, le chômage, voire la maladie et la vieillesse (Bourgeois, 1906), l’État ne devant pas jouer un rôle majeur dans cette conception de solidarité.

9Cherchant à développer une troisième voie qui permette une conciliation entre un individualisme libéral issu de la Révolution française et l’exigence de justice proclamée par les thèses socialistes, la doctrine solidariste et tout particulièrement la doctrine de Bourgeois ont influencé au plus haut point le débat d’idées et le discours politique de la fin du xixe et du début du xxe siècle. La charité reléguée dans la seule sphère privée, le principe de solidarité s’est transformé, depuis les années 1860, en concept propre à guider l’action des pouvoirs publics et à conférer aux citoyens de véritables droits sociaux (Borgetto, précité). Pour parvenir à cette conclusion, Bourgeois se sert de la notion de quasi-contrat social qui n’est pas sans rappeler celle qu’Ernest Renan élabore au sujet du concept de nation, considérant qu’elle « est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et ceux qu’on est disposé à faire encore » (Renan, 1882). Il n’est donc guère étonnant que la notion de solidarité se soit rapidement dotée du qualificatif « national », devenant ainsi un « phénomène identitaire » (Mignot, 2004).

L’apparition de la solidarité nationale dans le discours juridique

10C’est dans un contexte marqué par un sentiment national accru et par des mouvements nationalistes aux aspirations politiques diverses que va émerger, dans les dernières années du xixe siècle, la notion de « solidarité nationale ». À cette époque, le sentiment national commence à se confondre avec l’idée de la République dont on affirme aujourd’hui qu’elle a été, à l’origine, destinée à effacer le traumatisme causé par la défaite de 1870. Les rivalités entre la France et l’Allemagne qui suivent cette guerre et en particulier l’annexion de l’Alsace-Lorraine font naître, des deux côtés du Rhin, des mouvements nationalistes fondés sur la priorité donnée à la nation d’appartenance incarnée dans une structure étatique forte.

11Aussi n’est-ce qu’une question de temps avant que la notion de solidarité « nationale » fasse son apparition dans les travaux parlementaires à l’appui d’initiatives législatives. C’est en 1894 qu’un député relève, pour la première fois, dans le rapport sur un projet de loi destiné à apporter un secours aux victimes des cyclones et inondations qui avaient touché le Nord de la France, que certains parlementaires ont évoqué la solidarité nationale pour réclamer une aide aux victimes (Boucher, 1894). Quelques années plus tard, le gouvernement français s’approprie cette référence (Clemenceau et Caillaux, 1907) pour justifier l’adoption de lois de secours à la suite des catastrophes de Bourbon-Lancy et de Mamers en 1904 [4], des fourneaux en Savoie en 1907 [5] ainsi que des inondations de janvier et février 1910 [6]. Néanmoins, ces invocations ponctuelles de la solidarité nationale ne permettent pas encore d’avoir une idée précise de son contenu juridique et d’en apprécier la portée réelle, aucune réflexion n’ayant été entreprise à ce moment sur cette nouvelle notion. Il faudra attendre le début de la Première Guerre mondiale et la prise de conscience de l’ampleur des dommages causés par les affrontements pour qu’un débat théorique se développe sur le rôle que la solidarité nationale peut jouer dans la définition d’une politique législative.

12Dans le cadre d’une série d’articles publiée sous le patronage du Comité national d’action pour la réparation intégrale des dommages causés par la guerre (CNARIDG), plusieurs professeurs de droit dont Maurice Hauriou et Raymond Carré de Malberg vont publier leurs réflexions sur le fondement de la réparation des dommages de guerre. Carré de Malberg soutient que seule « la solidarité nationale, qui unit entre eux tous les Français », est apte à fonder un système de réparation intégrale (Carré de Malberg, 1915). Si certains de ses arguments sont, rétrospectivement, davantage marqués par l’air du temps que par une analyse politique et juridique proprement dite, les propos de l’auteur ont eu le mérite de prendre parti pour une transformation de l’idée de solidarité nationale en véritable principe politico-juridique. Selon l’auteur, « cette idée, en attendant qu’elle devienne juridique par sa consécration législative, ne peut être, pour le moment, qu’une idée morale et politique » (Carré de Malberg, précité).

13C’est finalement par la loi du 17 avril 1919 qui organisa la réparation des dommages causés par la guerre de 1914-1918 que, conformément aux idées de Carré de Malberg, la solidarité nationale a fait l’objet d’une consécration législative proprement dite [7]. Si, ultérieurement, la notion de solidarité nationale n’a cessé d’être présente dans le discours politique, son inscription dans le préambule de la Constitution de la IVe République marque son apogée depuis l’apparition de la notion quelque cinq décennies auparavant. L’alinéa 12 de ce texte proclame la « solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales ». Bien que la formule employée par le constituant ne reprenne pas à l’identique les termes de l’expression, son adoption parachève l’introduction dans le paysage juridique français de la solidarité nationale (Pontier, 1983 ; Hounieu, 2003).

Un surinvestissement de la notion de solidarité nationale dans le discours juridique

14Si, en 1946, l’alinéa 12 du préambule de la Constitution est devenu un fondement nouveau de l’action normative (Dubreuil, 2008), sa portée juridique se heurte aux imprécisions du texte et, surtout, à l’exigence d’une concrétisation législative. Face à la formulation assez vague de cette disposition, les juges administratifs et constitutionnels se sont alors efforcés, depuis la promulgation de ce texte, à en préciser la valeur juridique. Cette tâche s’est avérée d’autant plus difficile que l’alinéa n’a été ajouté que tardivement au projet de constitution et qu’il n’a donné lieu, au sein de l’Assemblée nationale constituante de 1946, qu’à des discussions sur son champ d’application, mais non sur le principe même qu’il proclame.

15Les commentateurs du préambule constitutionnel de 1946 sont unanimes à penser que la mise en œuvre de l’alinéa 12 du préambule est subordonnée à une action du législateur, et à attirer l’attention sur l’absence de valeur juridique autonome. Confirmant cette lecture des textes, le juge administratif s’est, lui aussi, prononcé, à plusieurs reprises, dans le sens d’une impossibilité d’invoquer ce texte en l’absence de dispositions législatives qui le mettent en œuvre. Dans un arrêt du 10 décembre 1962, le Conseil d’État a notamment décidé que « le principe ainsi posé [par l’alinéa 12 du préambule], en l’absence de toute disposition législative en assurant l’application, ne saurait servir de base à une action contentieuse en indemnité [8] ». Cela signifie que la mise en œuvre du principe de solidarité nationale de l’alinéa 12 de la Constitution de 1946 est soumise à l’existence de mesures législatives et qu’en dehors de cette hypothèse, ce principe ne saurait être opposé aux autorités administratives (Pontier, précité ; Hounieu, précité).

16Quant aux décisions rendues par le Conseil constitutionnel, elles vont dans le même sens que celles du juge administratif, mais ont permis de préciser davantage la teneur normative de l’alinéa 12 du préambule de 1946. En effet, le juge constitutionnel entend réserver au législateur une liberté importante en matière de politique sociale pour transformer l’idée de solidarité nationale en mesures concrètes. Celles-ci peuvent consister à mettre en place des dispositifs d’aide sociale ou alors à adjoindre un mécanisme de prise en charge aux techniques de compensation traditionnelles que sont les responsabilités civile et administrative.

17À ce propos, le Conseil constitutionnel a précisé, dans un arrêt du 30 décembre 1987, que, lorsque le législateur met en application le principe de solidarité nationale, « il lui est loisible de définir les modalités d’application appropriées à chaque cas sans être nécessairement astreint à appliquer des règles identiques [9] ». Il revient dès lors au seul législateur d’apprécier l’existence d’une « calamité nationale » et, par là même, l’opportunité d’un dispositif de prise en charge. Par ailleurs, le législateur jouit d’une grande marge de manœuvre quant à l’étendue, à la forme et au mode de financement de ce type de mesures [10].

18À s’en tenir à ces solutions jurisprudentielles, la solidarité nationale considérée comme principe juridique ne peut, dès lors, revêtir qu’une valeur explicative limitée puisqu’elle est soumise à l’appréciation souveraine du pouvoir législatif dont le fil directeur est plus ou moins lisible. Or, le législateur affaiblit encore davantage la portée juridique de ce principe, lorsqu’il adopte des textes qui sont censés mettre en œuvre l’alinéa 12 du préambule de 1946, mais n’ont pas de portée normative, car ils ne font que proclamer une solidarité nationale sans l’accompagner de mesures indemnitaires concrètes.

19Nous faisons ici référence aux lois qui affirment la prise en charge d’une certaine catégorie de personnes par la solidarité nationale sans qu’elles soient pour autant invocables par les justiciables. Contrairement aux hypothèses où le législateur renvoie à des décrets d’application destinés à préciser une mesure législative, il est, en effet, des textes de loi qui, sans contenir aucune prescription, se bornent à formuler une « promesse » de la solidarité nationale vis-à-vis de bénéficiaires déterminés. Ce phénomène, suscité par un législateur qui mise sur un certain effet d’annonce du terme de solidarité, contribue ainsi à la prolifération de textes de lois dépourvus de dimension normative. En effet, pour être qualifié de règle juridique, un texte doit présenter, le cas échéant en renvoyant à un réglement d’application, une précision suffisante qui permet à un justiciable de formuler une prétention sur son fondement et de la soumettre à un juge (Jestaz, 1986 ; de Béchillon, 1997). Aussi, dès lors qu’un texte de loi se contente d’affirmer une prise en charge « par la solidarité nationale » sans apporter de précisions sur l’autorité chargée de sa mise en œuvre, les conditions d’octroi des prestations et le financement de celles-ci, il est impossible de lui reconnaître le caractère d’une règle de droit.

20Une illustration par excellence d’une proclamation par voie législative de la solidarité nationale est donnée par l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé qui a été adoptée en vue de briser la jurisprudence dite « Perruche » [11] de la Cour de cassation. La loi de 2002 visait en effet à empêcher l’allocation de dommages-intérêts aux enfants dont le handicap prénatal n’avait pas été décelé au cours de la grossesse à la suite d’une faute d’un professionnel ou d’un établissement de santé. Les parents d’enfants nés après le 4 mars 2002 ne peuvent, dans un tel cas, « demander [qu’] une indemnité au titre de leur seul préjudice ». Selon l’alinéa 3 de cet article, ce préjudice ne saurait cependant « inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap ». Et le législateur de préciser que « la compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale ».

21Faute d’un dispositif concret d’indemnisation, il n’était donc pas étonnant que les commentateurs de la loi du 4 mars 2002 et les associations d’handicapés voyaient dans l’affirmation d’une « compensation » du handicap par la solidarité nationale une simple « espérance » et remarquaient qu’il fallait attendre « ce qu’il advient de ces bonnes intentions » (Durry, 2002). Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, le législateur ne s’est pas décidé à créer un fonds d’indemnisation spécifique pour les enfants dont le handicap prénatal n’avait pas été décelé pendant la grossesse par la faute d’un professionnel de santé, mais a institué, avec la loi du 12 février 2005, un dispositif de « compensation » pour l’ensemble des personnes handicapées. Ainsi, les préjudices, qui, auparavant, avaient été indemnisés au titre de la responsabilité civile ou administrative et dont la réparation a été exclue par la loi du 4 mars 2002, sont désormais couverts par une « prestation de compensation » dont peuvent bénéficier les moins de 20 ans en vertu d’une loi du 19 décembre 2007, soit cinq ans et demi après la proclamation de la solidarité nationale dans la loi du 4 mars 2002.

22Nous avons choisi cet exemple [12] pour mettre en évidence que, parmi les dispositions législatives non normatives, on ne recense pas uniquement des lois symboliques ou des lois qui rappellent abstraitement des principes fondamentaux (Conseil d’État, 1992). Des lois qui proclament la solidarité nationale au bénéfice de certaines personnes sans prévoir de mesures d’indemnisation ni renvoyer à des textes d’application ultérieurs, contribuent, elles aussi, au phénomène plus ample de dégradation de la norme associé à la prolifération de lois exemptes de toute normativité (Bécane et al., 2010). Loin de susciter des interrogations sur le seul terrain de l’effectivité des règles du droit, cette dilution normative de l’action législative est préoccupante parce qu’elle brouille la frontière entre droit et non-droit au sein même du corpus des textes juridiques.

23Si pour certains auteurs l’émergence de ce « droit mou » est un gage d’adaptabilité de la loi (Libchaber, 1999), il ne semble pas qu’en matière de solidarité nationale, les textes non normatifs soient la marque d’une évolution positive. En effet, même si l’exemple choisi montre qu’une loi de solidarité peut, plusieurs années après son adoption, accéder à la normativité grâce à l’adoption de dispositions législatives ou réglementaires complémentaires (Pomart, 2004), il n’empêche que ces textes créent l’apparence d’un droit à indemnisation sans que celui-ci puisse, dans l’immédiat, être invoqué devant les tribunaux. Outre le fait que ces textes sont ainsi une source d’insécurité juridique quant à l’étendue des droits des justiciables, il n’est pas exclu qu’un juge, saisi par un bénéficiaire de la solidarité nationale affirmée par le législateur, entende prêter un effet normatif à cette disposition dont on pouvait penser qu’elle en était privée (Molfessis, 1997).

Conclusion

24Expression née de la fusion d’idées philosophiques et sociologiques de la fin du xixe siècle, la solidarité nationale a subi des transformations considérables dans le discours politique et est aujourd’hui une notion disputée par différents acteurs de la vie politique. À l’origine invoquée pour les « calamités », telles qu’inondations, catastrophes minières et guerres, l’expression apparaît aujourd’hui essentiellement comme une étiquette politique accolée à des revendications qui émanent d’associations de victimes qui jouent le rôle de groupes de pression dans le processus normatif, ou des mesures prises par l’État lui-même, lorsqu’il s’agit de justifier des efforts financiers collectifs ou de reconnaître symboliquement le soutien de la communauté sociale à une catégorie de personnes. L’ensemble de ces facteurs ont fait que la notion de solidarité nationale a perdu au fil des années son caractère exceptionnel et solennel (Pontier, 2001). Faute de contours suffisamment précis, elle peine à convaincre en tant que principe guidant l’action politique. La faible effectivité du principe constitutionnel de solidarité nationale ainsi que l’introduction par le législateur de dispositions non normatives accentuent encore la relativité de sa valeur juridique en droit français. Toutes deux contribuent par ailleurs à la dévaluation de la notion de solidarité nationale dans le discours public, dévaluation qui trouve une cause supplémentaire dans la perméabilité des frontières entre le politique et le juridique.

25Au terme de cette étude, la solidarité nationale se présente comme le fruit d’étonnantes interférences entre la sphère juridique, le discours politique et les débats d’idées ayant animé la fin du xixe siècle. Il n’en demeure pas moins que, malgré sa genèse longue et mouvementée et sa consécration dans un texte ayant valeur constitutionnelle, l’expression ne semble jamais avoir reçu un contenu normatif suffisant pour la qualifier de concept juridique à part entière. Si la solidarité nationale est incontestablement présente dans le discours et les textes juridiques, l’on peine cependant à en identifier la portée juridique concrète et à n’y voir autre chose qu’une « idée morale et politique », telle que déplorée par Carré de Malberg en 1915.

Notes

  • [*]
    Agrégé des facultés de droit, professeur à l’université de La Réunion.
  • [1]
    Alinéa 12 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « La Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales. » Ce préambule, auquel renvoie l’actuelle Constitution de 1958, fait partie intégrante des normes à valeur constitutionnelle, dénommées « bloc de constitutionnalité ».
  • [2]
    Article 1200 du Code civil : « Il y a solidarité de la part des débiteurs, lorsqu’ils sont obligés à une même chose, de manière que chacun puisse être contraint pour la totalité, et que le paiement fait par un seul libère les autres envers le créancier. »
  • [3]
    Rappelons que Léon Bourgeois, après avoir commencé sa carrière comme haut fonctionnaire dans le corps préfectoral, occupa plusieurs portefeuilles ministériels avant d’être nommé en 1919 président de la Société des Nations, ce qui lui valut le prix Nobel de la paix en 1920.
  • [4]
    Loi du 14 juillet 1904 (JO 21 juillet 1904, p. 4554).
  • [5]
    Loi du 26 mars 1907 (JO 28 mars 1907, p. 2462).
  • [6]
    Lois des 25 janvier, 11 février et 9 avril 1910 (JO 26 janvier 1910, p. 754 ; 12 février 1910, p. 1213 et 10 avril 1910, p. 3240).
  • [7]
    Art. 1er de la loi sur la réparation des dommages causés par les faits de la guerre : « La République proclame l’égalité et la solidarité de tous les Français devant les charges de la guerre » (JO 18 avril 1919, p. 4050).
  • [8]
    Conseil d’État, 10 décembre 1962, Société indochinoise de constructions électriques et mécaniques, Rec. p. 676.
  • [9]
    Conseil constitutionnel, 30 décembre 1987, no 87-237 DC, cons. 22.
  • [10]
    Cf. aussi récemment Conseil constitutionnel, 14 août 2003, no 2003-483, cons. 7 (« l’exigence constitutionnelle résultant [de l’alinéa 11 du préambule de 1946] implique la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur des travailleurs retraités ; [il] est cependant possible au législateur, pour satisfaire à cette exigence, de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées »).
  • [11]
    La décision la plus emblématique a été rendue le 13 juillet 2001 par la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, c’est-à-dire dans sa formation la plus solennelle. Selon cette décision, « l’enfant né handicapé peut demander la réparation du préjudice résultant de son handicap si ce dernier est en relation de causalité directe avec les fautes commises par le médecin dans l’exécution du contrat formé avec sa mère et qui ont empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse ».
  • [12]
    Pour un exemple plus ancien, cf. article 1er de la loi du 26 décembre 1961 relative à l’accueil et à la réinstallation des Français d’outre-mer : « Les Français, ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d’événements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France, pourront bénéficier du concours de l’État en vertu de la solidarité nationale. »
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Français

Cet article se veut une contribution à la réflexion sur la genèse et la place actuelle de la notion de solidarité nationale dans le système juridique français. Fruit d’un débat d’idées à la fin du xixe siècle, la solidarité nationale semble avoir perdu de sa force de conviction au fil des années. Le recours excessif à cette expression, dès lors qu’il s’agit d’atténuer les effets de certains événements d’ampleur nationale ou de justifier une mesure politique impopulaire, a eu pour conséquence de transformer la notion en une étiquette aux contours flous qui ne peut guère servir de trame à l’action du législateur français. En raison de sa formulation imprécise et au regard du contexte politique dans lesquelles elle est adoptée, la référence à la solidarité nationale dans de nombreux textes de lois n’a qu’une portée limitée, voire juridiquement inexploitable.

Références bibliographiques

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Jonas Knetsch [*]
Professeur de droit à l’université de La Réunion. Rattaché au centre de recherche juridique (EA 14), il travaille principalement sur le droit de la responsabilité, le droit des assurances et le droit comparé.
  • [*]
    Agrégé des facultés de droit, professeur à l’université de La Réunion.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/07/2014
https://doi.org/10.3917/rfas.141.0032
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