Introduction
1Qu’il s’agisse d’assistance aux déshérités, de justice sociale ou encore d’équilibre mondial, la notion de solidarité est toujours invoquée comme allant de soi. Elle a acquis le statut d’un principe républicain incontesté. Mais que veut-elle dire au juste ? Ce principe peut-il servir de guide à l’action publique ou ne traduit-il qu’un vague devoir moral d’entraide ou un avatar de la philanthropie ? Devant l’effritement du lien social, la précarisation du travail et la crise des mécanismes de redistribution, il semble urgent aujourd’hui de « repenser la solidarité » (Paugam, 2011).
2Elle aurait donc déjà été pensée ? On se réfère parfois à la fameuse distinction proposée par Émile Durkheim en 1893, dans la Division du travail social, entre solidarité mécanique et solidarité organique. C’est plus discrètement que l’on évoque Solidarité, l’ouvrage publié en 1896 par Léon Bourgeois (1851-1925), cette grande figure de la République radicale dont la vie fut un combat de tous les instants pour la coopération et pour la paix. C’est pourtant celui-ci qui, en élaborant « une théorie d’ensemble des droits et des devoirs de l’homme dans la société », fit entrer l’idée de solidarité dans le droit public et dans la vie politique. C’est sans aucun doute à lui qu’il faut revenir si l’on veut comprendre le regain actuel de cette idée après tant d’années de demi-oubli, mais aussi en saisir la puissance et les limites.
3Car son tout petit livre expose une véritable doctrine, et une doctrine qui fut livrée à la discussion et à la confrontation, ne cessant de s’enrichir des objections qui lui ont été faites [1]. Le « congrès ininterrompu » qui s’ensuivit, selon l’expression de Célestin Bouglé (1907), donne une idée du sérieux avec lequel, dès son lancement, les difficultés de la doctrine furent examinées. Si certaines de ces difficultés sont spécifiques à la période, beaucoup d’entre elles sont encore les nôtres : L’État républicain peut-il intervenir dans la répartition des richesses sans empiéter sur la liberté des individus ? Et si oui dans quelle mesure ? La République peut-elle être sociale tout en étant libérale ? Comment concilier l’assistance sociale et la responsabilité individuelle ? Nous assistons là à une tentative remarquable d’élaboration conceptuelle d’un modèle républicain démocratique et libéral dont nous sommes les héritiers. Ce « socialisme libéral », non exempt de contradictions et peut-être même d’apories, représente un moment clé de notre histoire politique et intellectuelle.
4Solidarité sort chez Armand Colin en novembre 1896. Avec ce petit livre au titre lapidaire, l’idée fort ancienne de solidarité mutuelle entre tous les hommes acquiert une signification nouvelle : elle ne décrit plus la réalité objective de l’interdépendance humaine avec ses conséquences psychologiques et morales, ni même un idéal altruiste appelé à remplacer la charité chrétienne. Elle se présente comme une doctrine à la fois scientifique et pratique, susceptible de fonder une législation politique. Léon Bourgeois, connu auparavant pour ses talents d’arbitre et son dévouement à la chose publique, devient un meneur d’opinion, un chef de parti en puissance [2].
5Le succès du livre est immédiat. Le 3 décembre de la même année, Ferdinand Buisson, ancien bras droit de Jules Ferry à l’Instruction publique, fait résonner l’idée en Sorbonne, dans l’ouverture de son cours de science de l’éducation. Il rend certes hommage, comme le veut l’usage, à son prédécesseur Henri Marion, l’auteur d’un ouvrage de psychologie intitulé : De la solidarité morale (1880). Mais c’est bien à Léon Bourgeois qu’il se réfère lorsqu’il proclame que nous sommes tous débiteurs de la société : « De tous les sentiments nouveaux qui ont germé en silence depuis une ou deux générations au fond de la conscience publique, et dont l’éclosion un de ces jours étonnera ceux qui n’ont rien appris, n’ayant rien observé, le plus fort et le plus profond, c’est le sentiment du devoir social, disons mieux, de la dette sociale qui pèse sur chacun de nous, et dont pendant longtemps nous semblions n’avoir pas plus conscience que de la pression de l’air qui nous enveloppe » (Buisson, 1896).
6Avec cette notion de « dette sociale », une obligation nouvelle apparaît, qui était totalement inconnue jusque-là : le devoir strict de chacun à l’égard de la collectivité, ou solidarité sociale. Le grand responsable de cette apparition, c’est cet homme qui vient de démissionner de la présidence du Conseil, un juriste de surcroît : Léon Bourgeois. Par la suite, beaucoup de républicains, y compris parmi les socialistes, adopteront la doctrine. L’Exposition universelle qui se tiendra à Paris en 1900 sera placée sous le signe de la Solidarité. Alexandre Millerand, alors ministre du Commerce et futur président de la République, y proclamera : « La science livre aux hommes le secret de la grandeur matérielle et morale des sociétés – qui tient en un mot : Solidarité. »
7La République sociale a trouvé à la fois son « mot » et sa doctrine. Quels sont les ingrédients de ce succès ? La personnalité de son inventeur, radical modéré au parcours politique exceptionnel, n’en étant pas le moindre, il faut commencer par en dire quelques mots.
Encadré : Bibliographie de Léon Bourgeois
Bourgeois L. (1897), L’Éducation de la démocratie française. Discours prononcés de 1890 à 1896, Paris, Édouard Cornély.
Bourgeois L. (1901), Congrès international de l’Éducation sociale, Paris, Félix Alcan.
Bourgeois L. (1902), Croiset Alfred et al., Essai d’une philosophie de la solidarité. Conférences et discussions, Paris, Félix Alcan.
Bourgeois L. (dir.) (1904), Les Applications sociales de la solidarité. Leçons professées à l’École des hautes études sociales, Paris, Félix Alcan.
Bourgeois L. (1910), Pour la Société des Nations, Paris, Fasquelle.
Bourgeois L. (1913), L’Organisation internationale de la prévoyance sociale, Paris, Association internationale pour la lutte contre le chômage.
Bourgeois L. (1914), La Politique de prévoyance sociale, Paris, Fasquelle.
Bourgeois L. (1923), L’Œuvre de la SDN (1920-1923), Paris, Payot.
Qui est Léon Bourgeois ?
8Léon Bourgeois est surtout connu pour son rôle dans la fondation du Parti radical et radical-socialiste en 1905. On sait moins qu’il fut l’inventeur du solidarisme et le grand promoteur du droit international.
9Quand paraît le livre Solidarité, en 1896, ce grand commis de l’État est un homme blessé. Son expérience à la tête du gouvernement aura duré six mois. Depuis 1875, l’opposition entre le Sénat et les radicaux hostiles à cette « pairie républicaine » ressemble à une guérilla permanente. Cet homme qui en fait les frais, en avril 1896, n’est pourtant pas un néophyte. À 45 ans, il est le premier député radical appelé aux plus hautes fonctions dans cette Troisième République qui n’a encore jamais pu réaliser le programme annoncé en 1869 par Léon Gambetta. Il a derrière lui une carrière administrative importante, et plusieurs responsabilités ministérielles. Député victorieux contre Georges Boulanger, trois fois ministre, il a déjà affronté le Sénat en tant que ministre de l’Instruction publique, à propos d’un projet de réforme des universités.
10Après des études d’avocat et une brève carrière administrative, il est nommé préfet du Tarn à 31 ans. C’est à ce titre qu’il doit intervenir comme arbitre lors de la première grande grève des mineurs de Carmaux en 1882. Là, le jeune préfet refuse d’appeler l’armée pour forcer la reprise du travail, comme le lui demandent les dirigeants de la Compagnie des mines. Les revendications des ouvriers, dit-il, sont légitimes, et un déploiement de force intempestif « ouvrirait la porte aux doctrines révolutionnaires » (Trempé, 1971, p. 657-659). Léon Bourgeois acquiert dans cet épisode une réputation d’humaniste chaleureux, de négociateur et de médiateur. On voit poindre surtout le motif qui déterminera sa réflexion : face à la diffusion grandissante dans les masses ouvrières du socialisme marxiste, il faut trouver une doctrine capable de répondre aux justes revendications des travailleurs, sans donner prise à la violence révolutionnaire. Léon Bourgeois est un homme d’ordre et un homme de loi : c’est du côté du droit qu’il ira chercher la réponse.
11L’expérience qui déclenche la publication de Solidarité est pour Bourgeois une immense promotion suivie d’un échec personnel éclatant. La République traverse depuis six ans une période de tensions et de réactions : crise du régime parlementaire, scandales financiers, attentats anarchistes, politique coloniale controversée, etc. On cherche un homme de modération et de détente. En novembre 1895, juste après l’occupation de Madagascar par la France, opération qui entraîne d’énormes dépenses et d’immenses pertes humaines, Félix Faure appelle Léon Bourgeois à la présidence du Conseil. Il lui demande de former un cabinet de conciliation, mais, faute de pouvoir obtenir la participation des républicains modérés, toujours opposés au projet d’impôt sur le revenu, Bourgeois constitue un cabinet radical homogène, dont, en outre, neuf membres sur onze sont francs-maçons comme lui. Il ne cache pas son intention de mettre en œuvre une réforme fiscale comportant la création d’un impôt sur le revenu. C’est en effet l’un des points essentiels du programme radical qui n’a jamais encore été réalisé. Sa déclaration de principes est déjà fondée sur la solidarité. Il qualifie ainsi son projet : « Un gouvernement fidèle au vieil esprit républicain […], sachant maintenir sans défaillance la paix et l’ordre dans la rue, mais sans cesse préoccupé de l’amélioration du sort des petits et des faibles et de la meilleure répartition des charges et des avantages de l’organisation sociale, convaincu, en un mot, que la République n’est pas seulement le nom d’une institution politique, mais l’instrument du progrès moral et social, le moyen continu de diminuer l’inégalité des conditions et d’accroître la solidarité entre les hommes. [3] »
12Le texte qu’il publiera juste après sa démission est beaucoup plus consensuel et universaliste. Il n’évoque en rien « le sort des petits et des faibles » : tout associé, riche ou pauvre, a des devoirs et des charges. Il n’y est question que de l’égalité juridique : « Il ne s’agit pas d’établir l’égalité des conditions, mais de ne pas accroître les inégalités naturelles par des inégalités de droit. » Sa déclaration indique ensuite les principales réformes envisagées : établissement du débat contradictoire dans l’instruction judiciaire, impôt progressif sur les successions, impôt général sur le revenu (à la place des impôts directs), système de retraite des travailleurs, loi sur les associations en vue de préparer le réglement de la séparation des Églises et de l’État.
13En janvier 1896, Bourgeois a déposé son projet d’impôt sur le revenu. L’Assemblée l’adopte, mais la Chambre haute n’accepte même pas de l’examiner. L’hostilité du Sénat se porte peu de temps après sur le vote des crédits nécessaires au rapatriement des troupes de Madagascar. Le 27 avril, il est contraint de donner sa démission. Mais il trouve dans cette expérience un ressort supplémentaire pour faire avancer ses vues. Il multiplie les conférences publiques : la réforme sociale passe aussi par le travail de l’opinion. Il sait qu’une partie du camp républicain, toujours divisé entre opportunistes et « intransigeants », reste hostile au projet d’impôt sur le revenu. Il lui faut trouver le moyen de convaincre, pour réaliser l’union des républicains. Par ailleurs, la longue dépression des années 1873-1895 a ramené au premier plan la « question sociale ». Depuis que la loi de 1884 a autorisé les syndicats, la classe ouvrière s’organise, les conflits du travail se multiplient, et les thèses marxistes du parti ouvrier de Jules Guesde rencontrent un écho croissant. Que peut-on opposer à la séduction de la solution révolutionnaire ? Ce sera l’idée de solidarité, cette idée pratique qui depuis longtemps traverse les engagements de Bourgeois au service de la mutualité, de la coopération et de l’éducation. Il s’agit, en lui donnant des assises théoriques, de la transformer en doctrine politique.
14Après le rejet de son projet d’impôt sur le revenu, il reprend donc son activité de propagandiste de la coopération et de la solidarité. Président de la Commission d’assistance et de prévoyance sociale, il prépare la loi de 1898 sur les accidents du travail. Engagé dans le mouvement des coopératives ouvrières et dans une multitude d’associations (Société française des habitations à bon marché, Alliance d’hygiène sociale pour la lutte contre la tuberculose, Association des cités-jardins, etc.), il sera le principal artisan de la loi de 1901 sur les associations.
15Ce parcours exceptionnel de militant et d’homme politique l’amène rapidement à dépasser le cadre de la solidarité nationale pour faire avancer l’idée d’une « Société des Nations ». En 1899, il conduit la délégation française à la Conférence de la paix de La Haye. À l’issue de cette conférence, une convention établit entre les États un lien de solidarité contractuelle (article 27). Celle-ci impose des règles de traitement des conflits entre États : limitation des armements, instances de conciliation et d’arbitrage, tribunal international. La seconde conférence, en 1907, se clôt sur une convention qui reconnait la « solidarité qui unit les nations civilisées ». C’est également au niveau du monde entier que, face aux flux migratoires et à l’internationalisation du marché du travail, Léon Bourgeois plaidera en 1913 pour une organisation universelle de lutte contre les « maux sociaux » : chômage, invalidité, maladie, vieillesse (Bourgeois, 1913). Il devient en 1919 le premier président de la Société des Nations instituée par le Traité de Versailles (Guieu, 2004, Zeyer, 2006). Cette même année, il refuse la présidence de la République, mais accepte la présidence du Sénat. Il recevra le prix Nobel de la paix en 1920, et mourra le 29 septembre 1925.
16Ce qui frappe dans ce parcours exceptionnel, c’est la cohérence d’une vie au service de la paix. Si Léon Bourgeois se bat pour la justice, ce n’est pas en vertu d’un idéal qu’il qualifie parfois de « métaphysique », mais parce que la justice est la condition de la paix, et que les hommes sont associés pour vivre en paix. S’il se consacre avec ardeur aux questions d’éducation c’est parce qu’il est vital pour la communauté de « préparer le jeune citoyen, à une vie supérieure à la vie personnelle, supérieure à la vie égoïste, à l’intérêt » (« Le devoir moral de solidarité », in Bourgeois, 1897, p. 153). On le trouve donc, dès 1884, aux côtés de Jean Macé à la Ligue de l’enseignement où il multiplie les conférences, puis au Musée social qu’il inaugure en 1895. En 1899, il fonde, dans le but de propager l’idée de la solidarité, une Société d’éducation sociale qui tiendra son premier congrès dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900 [4]. En 1902, il publie, sous le titre Essai d’une philosophie de la solidarité, une série de conférences faites à l’École des hautes études sociales en 1901-1902. Une autre suivra, en 1903-1904, sur Les Applications sociales de la solidarité.
17La doctrine de la solidarité connut en France un engouement très rapide. Elle devint, selon les mots de Bouglé : « une manière de philosophie officielle pour la Troisième République » (Bouglé, 1907). S’efforçant lui-même de donner à la doctrine les assises philosophiques qui lui manquent encore, le sociologue s’en fera ouvertement le propagandiste. Que fut exactement cette entreprise, pour avoir obtenu un tel crédit à son époque ? Qu’apporte-t-elle de nouveau ?
Un lien nécessaire entre les hommes
18La notion de solidarité traverse en réalité tout le xixe siècle français : elle exprime en effet la difficulté de penser le lien social au sortir de la Révolution. Avant 1789, les individus étaient liés par des appartenances corporatives ou héritées. Ils sont devenus libres et égaux en droit. La solidarité s’est trouvée requise pour penser un problème désormais crucial : qu’est-ce qui peut faire lien entre des individus émancipés sans retour ? Issue du droit (l’article 1202 du Code civil de 1804 définit la solidarité comme « un engagement par lequel les personnes s’obligent les unes pour les autres et chacune pour tous »), elle se répand d’abord dans les milieux progressistes de la Restauration (Leroux, 1840), puis dans la philosophie de la République (Charles Renouvier, Henri Marion) ainsi que dans la science sociale naissante, avant de connaître une immense consécration politique avec le livre de Léon Bourgeois. Celui-ci n’a pas la prétention de donner au monde une nouvelle doctrine philosophique, et ne revendique aucune originalité. En définissant « une règle précise des droits et des devoirs de chacun dans l’action solidaire de tous », il souhaite poser les bases d’une législation positive assortie de contraintes exercées par l’État. Le lien de solidarité est présenté comme un lien universel qui domine les autres attachements communautaires, mais en même temps il ne peut se formuler adéquatement que dans une organisation politique déterminée. C’est un premier point.
19La doctrine, en outre, se veut totalement libérée de ses attaches anciennes avec la pensée théologique ou métaphysique. Aucune référence à l’union mystique de tous les hommes en Dieu, pas plus qu’à la participation de chacun à une harmonie postulée entre tous les membres de l’Humanité. Bourgeois tient à rendre la doctrine de la solidarité totalement autonome, indépendante de tout dogme, radicalement laïque. Pour cela il lui faut trouver ses appuis dans les seules données des sciences positives. Le lien organique, qu’il soit biologique ou social, est à ses yeux suffisamment prouvé par la science. Il y a, d’une part, l’idée directrice, qui est l’idée a priori de justice et de réciprocité, et il y a, d’autre part, les faits attestés par les sciences sociales et naturelles. Seule la « combinaison » logique des deux ordres de réalité doit permettre d’établir une théorie valide des obligations humaines.
20Le troisième point est fondamental. Le problème posé est bien celui des fondements du lien entre les hommes, mais il n’y aura chez Bourgeois aucune référence à l’inclusion des individus dans une totalité qui leur préexiste. Au rebours d’une conception de la solidarité prônée par certaines écoles socialistes, le solidarisme revendique une base strictement individualiste. Si l’on admet que la situation d’associé et de débiteur donne à l’homme des devoirs, l’unique problème est de démontrer que cette situation entraîne des obligations qui résultent d’un contrat bien compris entre des égaux. En accordant la prééminence à la personne, être « réel » vivant en société, Bourgeois procède à une réappropriation originale de l’individualisme contractualiste.
21En observateur averti de son temps, Bourgeois relève une constellation d’idées, qui, pour avoir été exprimées sous des noms divers, se ramènent à un unique constat : « Il y a entre chacun des individus et tous les autres un lien nécessaire de solidarité. » Le politicien entrevoit dans cette loi naturelle d’interdépendance un moyen inespéré de donner un fondement scientifique et une base théorique aux réformes promises par son parti. Il a la conviction que « l’étude exacte des causes, des conditions et des limites de cette solidarité » permettra de déterminer rigoureusement les droits et les devoirs de l’homme.
22Il lui faut en bon radical, franc-maçon notoire de surcroît, fonder sa doctrine hors de toute référence religieuse. Il se réfère cependant à l’œuvre d’un protestant, Charles Gide, fondateur d’une école d’économie sociale qu’il a nommée « l’école de la solidarité », en s’inspirant des premières associations mutualistes et coopératives (Gide, 1890). Ce professeur d’économie à l’université de Montpellier avoue avoir trouvé dans la solidarité le moyen de concilier les enseignements de l’Évangile avec ceux de la science. Il deviendra l’un des principaux propagandistes de la doctrine solidariste, et cela jusqu’en 1927-1928, année universitaire pendant laquelle, devenu professeur au Collège de France, il fera un cours sur la solidarité (Gide, 1934).
23Quant à Durkheim, dont De la division du travail social (1893), parue trois ans plus tôt que Solidarité, analyse pourtant le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique, Bourgeois ne semble pas l’avoir lu. La source essentielle dans laquelle il a puisé est un ouvrage publié en 1880 par le philosophe Alfred Fouillée, La Science sociale contemporaine. Dans ce livre paru la même année que De la solidarité morale de Marion, Fouillée n’invoque pas la solidarité, si ce n’est pour en constater les effets nocifs, mais il s’attache à définir une justice « réparative » correspondant aux exigences de la fraternité [5]. Il a consacré ensuite un livre entier à la question de la propriété et de l’assistance, pour montrer à quel point, si l’on reconnaît que toute propriété individuelle comporte une part sociale, la redistribution n’est que justice (Fouillée, 1884). C’est dans ce livre qu’il a proposé cette frappante image qui sera reprise à l’infini : « Celui qui a inventé la charrue laboure encore, invisible, à côté du laboureur » (Fouillée, précité, p. 21). Mais le livre qui a probablement déclenché « l’idée force » de notre politicien-juriste, c’est celui dans lequel le philosophe a tenté d’opposer un droit idéaliste et normatif à l’objectivisme juridique de ce qu’il était à l’époque convenu d’appeler « l’école allemande du droit » (Fouillée, 1878).
24Il ne fallait pas moins que cette diversité d’approches pour « réconcilier les faits et l’idéal », ambition explicitement affichée par Bourgeois. C’est de cette diversité, conjointe à une unanimité de fond, qu’il veut partir pour arriver à une synthèse qui ne sera pas une transaction, mais un dépassement des contradictions dans « un point de vue supérieur », faisant fond sur ce plus petit dénominateur commun : la reconnaissance unanime d’un lien nécessaire de solidarité entre tous les hommes.
Les composantes de l’idée
25On l’aura compris, la doctrine de la solidarité est une œuvre collective, et ceci à deux titres. D’abord, parce que son concepteur a trouvé ses arguments chez les plus grands philosophes et savants du xixe siècle [6]. Ensuite parce qu’elle fut élaborée en confrontation avec des adeptes très critiques et même quelques virulents détracteurs, comme le publiciste Ferdinand Brunetière. Bourgeois s’attacha à faire de ces apports et contradictions un ensemble cohérent susceptible de fonder une doctrine politique globale. Il est relativement aisé de dégager les trois piliers sur lesquels repose ce qui se présente désormais comme une doctrine : le fait de la solidarité naturelle et sociale ; l’idée de dette sociale ; la notion de quasi-contrat.
La loi de la dépendance réciproque
26Il y a tout d’abord la loi de la dépendance réciproque entre tous les êtres vivants ainsi qu’entre ces vivants et leur milieu. Cette loi universelle, reconnue depuis les temps les plus reculés, par exemple chez les stoïciens, est aujourd’hui attestée par les progrès immenses des sciences biologiques. En tant qu’être de la nature, l’homme n’échappe pas à cette loi. Tout son être est la « résultante des innombrables mouvements du monde qui l’entoure » : sa santé, par la propagation des maladies, sa subsistance matérielle, par la division nécessaire du travail, sa pensée, par l’influence qu’elle subit et qu’elle exerce, ses sentiments même, tout en lui est le produit de ses échanges avec ses semblables. Chaque homme est uni au reste du monde, dépendant de lui. De plus l’évolution des espèces va dans le sens de la coopération. La théorie darwinienne avait déjà apporté le sens de l’évolution vitale : du protozoaire au métazoaire et à « l’hyperzoaire », il y a progrès, et ce progrès résulte de l’association. Les organismes supérieurs, plus complexes et plus différenciés, sont associés et non plus simplement agrégés les uns aux autres. Il y a chez eux, dit par exemple Henri Milne-Edwards (1857-1881) concours et coordination des actes vitaux, association des forces. Les organismes supérieurs, peut-on dire, sont des organismes « sociaux ». Voilà ce qui permet à l’auteur d’établir sa première certitude : entre la solidarité naturelle et la solidarité sociale, il n’y a rien de plus qu’un degré dans l’évolution, mais celui-ci est justement la marque du progrès. L’association est, dans l’histoire des organismes, l’élément créateur. Il suffit alors de glisser de ce qui dans le monde de la biologie se nomme « l’acte vital », à ce que chez les humains nous appelons « l’action », pour rendre la formule transposable dans les sociétés humaines en la généralisant : « C’est le concours des actions individuelles dans l’action solidaire qui donne la loi synthétique de l’évolution biologique universelle », affirme Bourgeois. Le principe d’association est la condition générale du progrès.
27Bourgeois a cependant conscience d’une difficulté inhérente à ce parti pris évolutionniste. Comment passe-t-on de « l’acte vital » instinctif à l’action solidaire ? Si celle-ci est le produit de l’évolution, il est difficile d’en faire une norme morale ou juridique sans tomber dans une sorte de sophisme naturaliste qui, l’auteur le sait bien, fait le lit du libéralisme le plus débridé. Ce qui doit être ne peut émaner de ce qui est. Vouloir la solidarité sociale, ce n’est pas laisser faire la solidarité naturelle. La société humaine n’est pas assimilable à un organisme animal. L’action, chez les humains, n’est pas uniquement l’effort de la vie pour se conserver et se développer. C’est un acte réfléchi et volontaire. Il lui faut donc faire appel à la conscience morale. N’est-ce pas justement ce qui caractérise l’humanité que de dominer et orienter vers ses propres fins les déterminismes naturels ? La société est « une union de consciences qui s’élabore ». Elle cherche les règles du bien et du mal, du droit et du devoir. La conscience moderne « veut » la réalisation de l’idée de justice. Il reste à concilier cette volonté collective avec les lois naturelles.
28En outre, la conviction que l’association produit le « progrès » est sans doute attestée au niveau de l’espèce, mais elle est moins évidente en ce qui concerne les individus. Le parti pris naturaliste se heurte à des constats simples : le lion est solidaire de sa proie, comme le patron de l’ouvrier. L’association des forces produit aussi bien la coordination que l’écrasement du plus faible. La concurrence vitale est aussi réelle que la coopération, et, du simple point de vue de l’évolution des sociétés animales, le débat est indécidable. Quand un Herbert Spencer met en avant la lutte pour la vie et la subsistance des plus aptes, il y aura toujours un Pierre Kropotkine pour montrer les effets positifs de l’entraide et de la coordination des forces. Dans les sociétés humaines elles-mêmes, la guerre est aussi constante que l’aspiration à la paix et à la concorde, et quand les hommes se regroupent pour s’entraider, ils le font le plus souvent pour faire front à des ennemis communs, selon l’adage bien connu : « L’union fait la force. » Il ne manquera pas de bons esprits pour le rappeler.
29Bourgeois répond avec constance à ces objections. Dans les organismes supérieurs, précise-t-il, le progrès résultant de l’association est le progrès de chaque élément aussi bien que celui du tout. Le développement de l’agrégat favorise le développement de l’organisme, et réciproquement. Mais il voit bien que la formule n’est pas convaincante, même si elle a été théorisée par le grand Emmanuel Kant qui a affirmé que, dans la nature, l’homme est en même temps fin et moyen, puisqu’il est sa propre fin et le moyen d’une fin universelle. Il faut encore trouver, affirme Bourgeois en citant de nouveau Fouillée, comment concilier « l’accroissement de la vie individuelle » et « l’accroissement de la vie sociale ».
30C’est ici que la connaissance de la loi de la solidarité peut nous éclairer. Elle nous oblige à ne plus considérer l’homme comme un être abstrait, titulaire de droits eux-mêmes abstraits, mais comme une « personne » réelle que l’on doit considérer dans son rapport avec toutes les autres, avec son temps, avec ses prédécesseurs et avec sa postérité. C’est à cette seule condition qu’il sera possible de formuler une théorie « concrète » des droits de l’homme, théorie qui sera également objective puisqu’elle sera conforme aux nécessités naturelles. C’est à ce prix également que l’on parviendra à dépasser l’éternel problème du rapport de la partie avec le tout, autrement dit la contradiction entre les fins individuelles et les fins collectives. Car, aujourd’hui, il n’est plus possible d’ignorer que « l’homme n’est plus une fin pour lui et pour le monde : il est à la fois une fin et un moyen. Il est une unité et une partie d’un tout. Il est un être ayant sa vie propre et ayant droit à se conserver et à développer cette vie ; mais il appartient en même temps à un tout sans lequel cette vie ne pourrait être ni développée ni conservée » (Bourgeois, réed. 2008, p. 77).
La notion de dette
31On le voit, Bourgeois met ici en place la notion de dette. Ce sera le deuxième pilier de sa théorie. Cette notion va lui être nécessaire pour donner un contenu (en juriste il dit « une matière ») à un contrat très particulier qui va constituer le troisième et dernier pilier. Car il est forcé de s’appuyer sur une autre réalité morale qui est encore le fruit de l’évolution : on le sait, l’humanité est passée du régime du statut au régime du contrat. Les hommes, aujourd’hui, veulent bien se lier à d’autres, mais de leur propre initiative et pour atteindre leurs fins personnelles. Ils entrent avec leurs semblables dans des relations contractuelles pour toutes leurs affaires privées. Serait-il possible de penser un contrat général qui relierait chaque homme à tous les autres ? Bourgeois en est convaincu, et il pourra élaborer la théorie du « quasi-contrat » quand il aura donné ses assises à l’idée de dette sociale.
32Parce que nous sommes dépendants les uns des autres, nous sommes, que nous le voulions ou non, débiteurs. Et ceci doublement : en tant qu’héritiers et en tant qu’associés. Il y a dette entre les générations, et dette à l’égard des contemporains. Un patrimoine nous a été transmis, qui nous permet de vivre. Nous devons, non seulement restituer ce « capital commun » à nos successeurs, mais aussi l’accroître. Nous sommes au surplus des associés, partageant des services, et bénéficiant des travaux de nos semblables. Au même titre que les actionnaires d’une grande société, si nous partageons les bénéfices, nous devons partager les charges.
33L’idée de dette eut un retentissement considérable. On peut aisément expliquer le phénomène. Elle s’appuie en effet sur un énigmatique sentiment, au demeurant profondément religieux, qui associe à la reconnaissance éprouvée pour l’auteur d’un bienfait la propension à lui rendre quelque chose en retour, à tout le moins un remerciement. Le mot évoque au surplus une donnée anthropologique mise au jour par les premiers ethnologues. Dans les sociétés primitives, les ancêtres, qui ont donné la vie, reçoivent en échange honneurs et considération. Le don appelle le don. Les travaux concernant ce que ces ethnologues nomment désormais la « culture » font également état de cette transmission entre les générations de l’ensemble des outils (Bourgeois reprend l’expression « d’outillage humain ») que les hommes élaborent pour aménager leur monde commun : langues, savoirs, savoir-faire, objets techniques, règles de comportement, religion, etc. Même dans les sociétés les moins évoluées, chacun sait qu’il doit transmettre à son tour un héritage dont il a profité. Il semble bien que l’une des premières obligations inscrites au fond de la conscience humaine est l’obligation d’avoir à rendre ce que l’on a reçu. Il y a autre chose encore, que Bourgeois ne peut ignorer : dans l’imaginaire post-révolutionnaire, l’idée de dette a acquis une dimension sacrale. La Déclaration des droits de l’homme de l’an I, qui ne fut pas appliquée mais qui a inspiré toutes les luttes sociales autour de 1848, n’avait-elle pas affirmé : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler » (art. 21) ? Bourgeois ne pouvait trouver mieux que ce terme triplement attesté, dans la nature, dans l’histoire et dans le droit, pour justifier le principe des obligations légales de tous les associés.
34Et pourtant – mais sans doute faut-il voir là encore un signe de son audience et de sa puissance – l’idée sera âprement discutée. Les difficultés abondent en effet. Nous sommes tous débiteurs, soit. Mais qui sont les créanciers ? La dette sociale, est-ce une dette de chacun envers tous ou bien une dette de la société envers chacun ? Auprès de qui doit-on s’acquitter de cette dette ? Quand cessera son remboursement (à l’égard de nos prédécesseurs, comme on ne manquera pas de l’objecter, la question prend des allures vertigineuses) ? Qui fixera la répartition des profits et des pertes, des avantages et des charges entre les associés ? Que l’on prenne l’image de la succession – qui comporte l’acceptation des charges avec les profits – ou bien celle d’une société par actions, dans les deux cas il y a acte volontaire des associés, et possibilité de retrait. Qui a demandé de venir au monde ? N’y a-t-il pas, pour beaucoup, que souffrances et misères dans ce « don de vie » ?
35En bref, la notion est parlante, mais elle dit surtout l’immense difficulté qu’il y a à vouloir fonder le droit sur le fait. Car une chose est de reconnaître une solidarité réelle, de prendre conscience d’un héritage collectif, tout autre chose de déduire de cet échange et de cet héritage une série d’obligations positives. En droit, la dette représente une obligation liée à une promesse. Un emprunt est explicitement assorti d’une clause de remboursement, et c’est le consentement qui institue un débiteur et un créancier. Il est clair que le modèle individualiste du contrat se transpose difficilement dans cette situation d’héritage indivis pour lequel aucun consentement n’a été donné. Bourgeois n’a pas totalement résolu son problème. Comment le remboursement de la « dette sociale » peut-il être rendu obligatoire ?
La théorie du quasi-contrat
36L’avocat sort alors une dernière carte de son jeu. Il emprunte au Code civil une notion très ancienne, et relativement obscure pour ses contemporains, celle de quasi-contrat. Il s’agit des obligations qui se forment « sans qu’il intervienne aucune convention, ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui qui s’y est engagé » (art. 1370-1371). Ainsi, commente Bourgeois, « le quasi-contrat n’est autre chose que le contrat rétroactivement consenti ». Bien sûr les exemples donnés par le code – propriété solidaire, répétition d’indu – supposent l’acte initial d’une volonté personnelle. Que la dette soit reconnue ou « présumée reconnue », elle se réfère toujours à un contrat préalablement établi, même si ce n’est pas le fait des débiteurs actuels. Au contraire, la société dans laquelle nous naissons n’a jamais fait l’objet d’un contrat, et, même chez son illustre théoricien, le contrat originaire n’est qu’une hypothèse interprétative [7]. Cependant, nous sommes associés, de fait, les uns aux autres, dans le temps et dans l’espace. Il est donc possible d’affirmer que nous sommes obligés par une espèce particulière de « quasi-contrat ».
37Le point important, et étrangement précurseur, est le fait que ce quasi-contrat, qui n’a jamais été formulé, consiste à placer les associés dans une espèce de « position originelle » d’équivalence. C’est, dit Bourgeois, une sorte de « contrat idéal » qui respecterait la juste volonté des associés, s’ils étaient capables de se mettre chacun à la place de l’autre. Quelles que soient les inégalités de condition, le quasi-contrat social postule une « égalité de valeur » entre tous les individus. Il suppose des êtres conscients et libres, qui auraient été capables de discuter et de donner leur consentement : « Ce sera donc la présomption du consentement qu’auraient donné leurs volontés égales et libres qui sera le seul fondement du droit » (Bourgeois, 1896, p. 93). C’est bien d’ailleurs la fonction que remplit déjà la loi positive existante, lorsqu’elle déclare invalides certains contrats extorqués par le dol ou la fraude. Le quasi-contrat s’impose comme s’imposent aux termes du code les autres quasi-contrats, c’est-à-dire les obligations qui se forment sans convention. Il peut devenir ainsi le fondement du droit et de toutes les obligations sociales.
38En procédant à une telle extension de l’obligation juridique, Bourgeois pense avoir démontré le fondement des obligations de chacun envers tous. Ce type d’obligations est une contrepartie des bénéfices que chacun tire de la vie en société. Celui qui participe à l’échange de services nécessaires au maintien de sa vie individuelle a l’obligation de concourir aux charges de l’association actuelle, « pour l’entretenir et la conserver ». Mais il a également l’obligation d’accroître le capital commun, de « travailler à une humanité meilleure, à un état où pourront se développer plus librement les activités humaines ». Une fois encore, Bourgeois ne manque pas l’occasion de formuler sa conception du progrès de l’humanité en termes d’accroissement des libertés individuelles. C’est le point fondamental dans le conflit qu’il se propose de surmonter, entre l’individualisme et le collectivisme. La solidarité peut résoudre la question de la relation entre l’individu et le « tout » – humanité, société ou État – sans écraser l’individu et sans faire du tout une entité supérieure aux éléments qui le composent.
39Mais la grande victoire de Bourgeois, c’est d’avoir réussi à formuler une nouvelle règle de « droit humain », qui vient compléter le système du droit, jusqu’alors divisé en droit privé et droit public. Les obligations sont strictes et rigoureuses, et l’organisation politique est légitimée à les faire respecter : « Leur inexécution équivaudra à la violation d’un contrat et pourra entraîner, suivant la règle ordinaire de justice, des sanctions, expression légale des réactions naturelles de l’être lésé par d’autres êtres, comme il en existe déjà en cas d’inexécution des obligations de droit civil ou de droit public » (Bourgeois, 1901, p. 80). Il faut désormais que le régime contractuel s’étende du droit privé à un droit que l’on commence à qualifier de « social ». Que se multiplient les contrats entre les particuliers, mais aussi que « se forme en pleine clarté le contrat général qui les tient tous unis ». On obtient la formule générale des obligations de l’homme en société.
40Ainsi, avec la doctrine de la solidarité, le parti des réformes fait coup double : il se dote d’une théorie politique et il précise le rôle qu’il attribue à l’État. Celui-ci sera conçu sur le modèle des associations particulières, « comme une grande société d’actionnaires ». Il lui reviendra de garantir l’exécution de ce contrat général, et d’appliquer les sanctions. Mais son rôle s’arrêtera là. Une fois la dette payée, nous entrons dans la sphère de la liberté. Bourgeois est très ferme sur ce point, qui lui permet de se démarquer de tous les projets collectivistes tout autant que d’un État tutélaire sur le mode bismarckien. Il refuse toute substantialisation de l’État. En aucun cas celui-ci ne peut être conçu comme une entité-personne, extérieure et supérieure aux individus. Et il en va de même de la société : « Pas plus que l’État, forme politique du groupement humain, la société, c’est-à-dire le groupement lui-même, n’est un être isolé ayant en dehors des individus qui le composent une existence réelle et pouvant être le sujet de droits particuliers et supérieurs opposables aux droits des hommes. ».
41Le livre se clôt sur une déclaration enthousiaste. L’obligation quasi contractuelle est susceptible de se substituer au devoir moral de charité formulé par le christianisme, ainsi qu’à « la notion plus précise, mais encore abstraite, de la fraternité républicaine ». La doctrine de la solidarité achève la Révolution française, en donnant leur plein développement à la philosophie individualiste du xviiie siècle et aux idéaux encore abstraits de la Révolution, Liberté, Égalité, Fraternité.
42La thèse fut reprise et discutée par des universitaires réputés, et elle fit l’objet de savantes discussions, parfois en l’absence même de son héraut, dans de très respectables institutions scientifiques : Revue de métaphysique et de morale, École des hautes études sociales, Académie des sciences morales et politiques. La grande intelligence de Bourgeois, dans les dix années qui suivent la publication de Solidarité, fut de soumettre son idée au débat public. Il construisit sa doctrine dans l’échange et la confrontation, et put faire passer quelques réformes sous ce drapeau [8].
43Mais il ne faut pas négliger la situation politique : en mai 1896, le célèbre discours prononcé par Millerand à Saint-Mandé a marqué l’entrée des socialistes dans la voie réformiste et parlementaire. La gauche républicaine doit trouver les moyens de s’unir avec ces socialistes qui déclarent abandonner l’action révolutionnaire et vouloir substituer progressivement la propriété collective à la propriété capitaliste. La chute du ministère « radical-homogène » de Léon Bourgeois (qui avait été soutenu par les socialistes), et l’installation à la présidence du Conseil de Jules Méline (soutenu par la droite) appellent à une recomposition dans le camp républicain. Comment unir l’ensemble de ces gauches, au-delà du fragile ciment que pouvait constituer l’anti-cléricalisme ? Comme le souligne Daniel Halévy, il manque à la gauche de gouvernement un outil fédérateur, une doctrine [9]. Beaucoup de ces hommes, Bourgeois, Buisson, et plus tard Bouglé et Gabriel Séailles, éprouvent la nécessité de fournir des soubassements conceptuels au programme du parti radical : justice sociale, défense du droit de propriété, redistribution des richesses par l’État. Face à la montée en puissance du socialisme marxiste, le parti en gestation doit défendre la propriété individuelle contre les visées collectivistes, tout en se démarquant des doctrinaires du libéralisme économique. Après la publication de son petit livre, Bourgeois s’attache à donner des titres philosophiques à cette doctrine qui semble être en mesure de devenir la philosophie du parti qui verra le jour en 1901. Il faut dire qu’il est efficacement relayé par une multitude de réseaux, prémices de ces « comités » qui constitueront plus tard la structure organique du parti. Dans la franc-maçonnerie, comme les associations de libre-pensée, amicales d’enseignants, associations mutualistes, Musée social, Ligue de l’enseignement, universités populaires, École des hautes études sociales, les confrontations vont bon train.
44Le grand problème de cette fin du xixe siècle est la recherche d’un compromis entre le libéralisme et le socialisme. Dans le contexte des luttes sociales et politiques, il y a, entre les doctrines en présence, un insurmontable conflit. Bourgeois propose sa solution. Le libéralisme est vrai. Il n’y a que des individus, et la liberté est la loi de la vie. Le socialisme est vrai aussi. Les hommes sont nécessairement associés, et nul ne peut être privé de sa qualité d’associé libre. La synthèse entre ces deux vérités ne peut être qu’une sorte de « socialisme libéral » (Bourgeois, 1902, p. 33-34) [10]. La solidarité est la seule notion capable d’accorder ces deux exigences auxquelles doit satisfaire une République digne de ce nom : l’autonomie des consciences et leur obligation sociale les unes envers les autres. Dessinant une troisième voie entre l’atomisme libéral et le socialisme collectiviste, elle permet de concevoir une démocratie non moins sociale que libérale.
45Cette synthèse originale soulève nombre de difficultés. Questionné par ses amis socialistes (Charles Andler, Gaston Richard [11], Georges Renard [12]), Bourgeois doit définir les rapports de sa doctrine avec le collectivisme et préciser les limites de l’intervention de l’État. Comment l’État peut être habilité à intervenir dans la répartition des richesses sans porter atteinte à la propriété privée ? Bourgeois propose de mutualiser les risques sociaux ; pourquoi pas les profits ? Reconnaît-il la lutte des classes ? Face à l’idée marxiste selon laquelle les antagonismes de classe sont irréductibles dans une société capitaliste, la loi de solidarité, répondra Bourgeois, prouve qu’il existe une unité collective plus profonde que les oppositions d’intérêts. Si être socialiste c’est prendre au sérieux la question sociale, alors le solidarisme est un socialisme. Si c’est refuser la charité, reconnaître les droits des travailleurs et trouver les moyens légaux et pacifiques d’améliorer le sort de ceux qui n’ont que leur force de travail, il est encore un socialisme. Mais sur deux points importants, la doctrine solidariste ne laisse planer aucun doute : elle n’accepte pas la lutte des classes, et elle considère la propriété privée comme un droit fondamental, parce qu’elle est « la manifestation matérielle et la garantie la plus sûre de la liberté humaine [13] ». Quant à la collectivisation des moyens de production, elle est définitivement rejetée. Les solutions aux conflits sociaux ne sauraient aller jusqu’à remettre en cause la liberté – y compris économique – des acteurs. La doctrine de la solidarité réenracine la thèse fondamentale hors de laquelle la construction républicaine n’a plus de sens : l’union du peuple-citoyen prend le pas sur la lutte entre les classes.
Une doctrine pour la République sociale
46L’idée de solidarité donne ainsi une assise à une nouvelle conceptualisation des fonctions de l’État. Elle permet de réduire sa puissance tout en élargissant ses attributions. L’État, soumis au droit, perd son pouvoir de domination. Mais il doit intervenir pour garantir le pacte social, préserver les règles de justice et d’égalité dans les contrats, et assurer les services d’intérêt général. Cet État est conforme à l’essence de la société qui est d’être solidaire objectivement, mais il exige subjectivement, pour fonctionner, le concours volontaire des acteurs sociaux, ce en quoi il est nécessairement républicain.
47On comprend pourquoi la solidarité est rapidement devenue la base obligée de l’éducation. La difficulté essentielle est en effet d’amener les hommes à consentir librement au juste contrat d’échanges de services. Bourgeois, très attaché à l’auto-organisation de la société civile au travers des coopératives et des organisations mutualistes, souhaite « mettre l’instrument de justice réparatrice aux mains, non pas de l’État agissant par voie d’autorité et imposant arbitrairement aux hommes les conditions de l’existence sociale, mais aux mains de tous les hommes consentant librement au paiement de la dette commune » [14]. La République sociale ne peut que s’appuyer sur l’accord des citoyens. Cette exigence de consentement libre est fondamentale. Elle se concrétisera, jusqu’en 1914, par des interventions dans toutes les instances éducatives. Un thème fera florès : la prise de conscience par chacun de ce qu’il doit à la collectivité, autrement dit « l’éducation du sens social ». Ce qui importe en effet, c’est que les hommes se perçoivent comme des êtres sociaux et qu’ils acceptent naturellement les obligations qui naissent de leur lien avec autrui. Le moyen de la République sociale, c’est donc l’éducation à la solidarité. Et pourtant, aussi bien philosophiquement que pratiquement, l’idée rencontra des difficultés cruciales, dont beaucoup sont encore les nôtres. Comment socialiser la jeunesse ? Peut-on concilier, dans l’éducation, la formation de l’individu et son insertion dans le collectif ?
48La doctrine vise en pratique à justifier une politique fiscale redistributive, à réguler les contrats entre patrons et employés, et à mutualiser les risques et les avantages au travers des assurances obligatoires. Très vite cependant, elle conduisit à élargir les missions de l’État en mettant en place des services répondant aux besoins fondamentaux de tous les citoyens. Pour reprendre la définition d’un juriste proche des solidaristes, Léon Duguit, relève du service public « toute activité dont l’établissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernante » (Duguit, 1927). Remarquons ici que la solidarité est à la fois ce qui est et ce qui doit être : si aucun individu ne peut exister ni exercer sa liberté en dehors de l’ensemble social auquel il appartient, alors chacun doit agir en vue de renforcer ce rapport de dépendance réciproque. On ne parle pas encore de « cohésion sociale », mais la mise en place par l’État de services d’intérêt général repose sur la conviction que tous ont intérêt à l’accroissement de l’interdépendance mutuelle.
49L’idée de solidarité permet de surmonter la limite libérale en montrant comment la liberté peut générer des obligations positives qui préservent cette liberté. Alors que l’idéologie libérale triomphe en économie, le solidarisme proclame la vérité d’un individualisme repensé à la lumière du fait de société. Contre l’individualisme du laisser-faire, il réintroduit l’individu de droit, mais un individu concret assumant ses liens avec ses semblables. En ce sens, la solidarité est bien à l’origine de cette synthèse démocratico-libérale qui se cherche à nouveau de nos jours. Assurances mutuelles obligatoires, assistance aux plus démunis par le moyen de l’impôt, éducation gratuite et permanente, revenu minimum garanti, tous ces outils furent examinés. Mais on hésitait déjà sur les applications pratiques, par exemple en ce qui concerne la répartition de ces obligations entre les individus et l’État, ou bien encore la faible efficacité de l’éducation au « sens social ». Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, est le risque de voir se transformer le devoir social en droits-créances illimités, passant sous silence la communauté politique qui est seule à même de garantir ces droits. C’est pourtant à cette communauté et aux citoyens qui la composent que revient la tâche de redéfinir sans cesse les principes de justice sur lesquels ils s’appuient.
Notes
-
[*]
Philosophe, maître de conférences à l’université de Rouen.
-
[1]
Léon Bourgeois a réédité lui-même son texte sept fois, en l’augmentant des conférences qu’il a données sur ce thème et des discussions qui s’ensuivirent. Nous avons republié en 2008 l’édition de 1912, aux éditions Le Bord de l’eau.
-
[2]
Sous son impulsion et celle de quelques autres (dont René Goblet, Henri Brisson et Ferdinand Buisson), le Parti radical et radical-socialiste sera créé le 23 juin 1901.
-
[3]
Déclaration de Léon Bourgeois à la Chambre le 4 novembre 1895, citée par Maurice Hamburger (1932, p. 97-98).
-
[4]
Les actes de ce congrès, qui a eu lieu du 26 au 30 septembre 1900, ont été publiés en 1901 (Congrès international de l’éducation sociale, 1901).
-
[5]
« Il y a un droit qui naît de la violation même du droit, c’est celui de réparation. Il y a toujours une certaine somme d’injustice générale qui est imputable non à tel ou tel homme en particulier, mais à la société tout entière et qui est souvent le legs du passé. De là la nécessité de la justice réparative » (Fouillée, 1880, p. 357-358).
-
[6]
Pour la genèse de l’idée de solidarité, je me permets de renvoyer à mon livre (Blais, 2007). On peut aussi consulter l’ouvrage de Serge Audier paru 3 ans plus tard (Audier, 2010).
-
[7]
Bourgeois refuse la thèse de Rousseau pour deux raisons. La première est que le contrat n’est pas constitutif du social, mais il résulte de l’évolution des sociétés, qui, comme l’a montré Henry Sumner Maine, sont passées du régime du statut à celui du contrat. La seconde est que, dans le contrat qui les associe, les hommes n’abdiquent pas leur liberté mais la trouvent au contraire, une fois la dette payée.
-
[8]
Lois sur les accidents du travail, sur les retraites ouvrières, sur l’assistance aux vieillards, progressivité de l’impôt sur le revenu, législation sur la coopération agricole et le crédit coopératif, etc.
-
[9]
« À leur tradition un peu fatiguée par l’usage, il manquait le rajeunissement d’une pensée, d’une formule, d’un mot. Or en cette année 1896, Léon Bourgeois eut le talent de trouver cette formule, ce mot : Solidarité. Son petit livre, publié sous ce titre, fut très lu » (Halévy, 1934, p. 37).
-
[10]
Le syntagme de « socialisme libéral » est devenu assez commun en 1902. Il a été employé pour la première fois par Charles Renouvier en 1879. Il fut repris en 1890 par le député radical Alfred Naquet (Naquet, 1890) et en 1896 par l’économiste Léon Walras (Walras, 1896, p. 171).
-
[11]
Professeur de philosophie, auteur d’un livre sur le socialisme (Richard, 1897) dans lequel il désigne, sous le nom de socialisme, « la remarquable aspiration à la solidarité qui agite notre temps ».
-
[12]
Georges Renard, professeur aux Arts et Métiers puis au Collège de France, est l’auteur du livre, Le régime socialiste (Renard, 1898).
-
[13]
« Nous sommes tous ici décidés à nous opposer à ce qu’on appelle la lutte des classes ; nous ne reconnaissons pas de classes, nous ne voulons pas de distinction de ce genre, mais ce qui combattra le plus efficacement les doctrines qui cherchent à tirer de la lutte des classes je ne sais quelle amélioration impossible de la société, c’est ce système qui permettra de faire un rapprochement des citoyens par l’échange des services qu’ils se rendent entre eux, par l’effet des devoirs accomplis par eux les uns envers les autres, l’amélioration de la condition de chacun et l’amélioration de la condition de la société tout entière. » Discours de Bourgeois à la Chambre, mars 1896, in Hamburger M., op. cit. p. 136.
-
[14]
Discours de clôture du Congrès d’éducation sociale, in Solidarité, op. cit., p. 145.