CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le salarié travaillant pour un seul employeur, à temps complet et avec un CDI demeure la figure dominante du travailleur dans la plupart des pays membres de l’Union européenne (UE), en France en particulier. Toutefois, cette figure « standard » tend à s’estomper au profit d’autres statuts professionnels et d’autres formes d’emploi, qualifiées d’« atypiques » ou de « particulières ». La liste des catégories de travailleurs dérogeant, en effet, à la norme « standard » est vaste. On y trouve pêle-mêle des actifs à temps partiel et/ou ayant plusieurs employeurs, des personnes travaillant en intérim ou avec un CDD (parmi lesquels nombre d’emplois aidés), les intermittents du spectacle, les travailleurs saisonniers, les apprentis, les stagiaires rémunérés, des salariés détachés dans le cadre d’une prestation de service transnationale, des salariés en contrat de travail dérogatoire (assistant-e-s maternel-le-s, CDI de chantier, animateurs de centre de vacances, tâcherons des industries agro-alimentaires, « extras » de l’hôtellerie-restauration) ou encore des personnes exerçant des formes plus ou moins nouvelles de travail indépendant pouvant être marquées par une relative précarité (auto-entrepreneur, consultant, conjoint collaborateur). Ces emplois sont souvent, mais pas toujours, marqués du sceau de la précarité, garantissant une plus faible sécurité d’emploi, de moindres revenus, et/ou des conditions de travail plus défavorables. Les personnes peu qualifiées ou sans diplômes, les femmes et les jeunes y sont surreprésentés. En outre, certains secteurs sont davantage concernés : commerce, centre d’appel, service à la personne, nettoyage, etc.

2La question de l’accès aux droits sociaux de ces personnes en emploi ou à statut atypique peut donc se poser avec une acuité particulière. Un mouvement séculaire d’universalisation ou de généralisation des droits sociaux à l’ensemble des travailleurs, voire à toute la population résidente, a certes caractérisé notre système de protection sociale depuis 1945. Cependant, la segmentation à l’œuvre sur le marché du travail peut parfois aller de pair avec une protection sociale obligatoire ou complémentaire différente selon les statuts, plus restreinte pour les personnes concernées par les emplois ou statuts atypiques. En ce sens, les différences en matière de protection sociale peuvent n’être considérées que comme la résultante ou un reflet de la segmentation du marché du travail. Les évolutions propres des systèmes de protection sociale peuvent aussi, en retour, renforcer ce phénomène, par exemple à travers la séparation, au moins pour certains risques, entre un système d’assurance rendu de plus en plus contributif et un système non contributif, dit parfois de solidarité ou d’assistance, offrant dès lors des garanties de plus en plus appauvries relativement à celles du système contributif.

3La situation française permet d’illustrer l’importance de la question de l’accès à des droits sociaux des personnes en emploi ou statut atypique. Avec un système de protection sociale construit autour du statut socio-professionnel et du fait de la diversité des régimes, les droits sociaux peuvent différer selon le secteur d’activité, l’entreprise et l’emploi occupé. Des personnes sont même exclues – en droit ou de fait – de certains dispositifs. Un exemple connu est celui des non-salariés, voire de certains salariés en contrat aidé, qui ne sont pas éligibles aux prestations de l’assurance chômage. On peut aussi citer le cas des salariés détachés dans le cadre d’une sous-traitance transnationale, dont la protection sociale peut être celle du pays du contrat de travail situé hors de France, ou encore celui des jeunes actifs de moins de 25 ans qui ne peuvent que difficilement prétendre au RSA du fait des conditions d’activité antérieure particulièrement contraignantes à remplir.

4L’exclusion des droits sociaux ou un accès partiel peuvent ne pas être explicitement inscrits dans les textes mais simplement provenir de certaines caractéristiques, par exemple une durée insuffisante du temps de travail et/ou du niveau de salaire. Cette exclusion peut aussi résulter de l’instabilité des emplois et d’une ancienneté en emploi réduite. Sont à cet égard particulièrement concernées les personnes en emploi temporaire, les saisonniers et tous ceux ayant suivi une trajectoire professionnelle chaotique. Ce constat explique aussi que des réformes des retraites en cours en France et en Espagne visent à assouplir les conditions nécessaires pour que des travailleurs à temps partiel court puissent néanmoins valider des périodes d’activité pour l’assurance vieillesse.

5Compte tenu de ces évolutions, la RFAS désirait mieux connaître dans quelle mesure et selon quelles modalités, en France et dans d’autres pays européens, les personnes occupant un emploi précaire pouvaient être éventuellement discriminées ou en situation d’inégalité au regard des droits sociaux par rapport aux autres salariés. Il s’agissait notamment de questionner et d’analyser l’évolution des systèmes de protection sociale à travers le prisme des mutations actuelles du marché de l’emploi tout en prenant en compte la diversité des formes atypiques d’emploi dans différents contextes nationaux.

6Les cinq articles contenus dans ce dossier apportent déjà des éléments de réponse à toutes ces questions.

7Janine Leschke dresse un tableau d’ensemble des réformes introduites dans les pays membres de l’Union européenne durant la période 2008-2010, modifiant l’accès à l’indemnisation du chômage des personnes ayant occupé des emplois précaires (ceux, en particulier, en CDD ou ayant travaillé à temps partiel) : bien que ces personnes soient, en général, moins bien couvertes, des efforts significatifs ont toutefois été faits en leur faveur dans certains pays. Durant la première période de la crise au cours de laquelle des mesures contra-cycliques ont été mises en place, des pays ont, en effet, significativement amélioré les dispositifs en faveur de ces catégories d’actifs, en assouplissant les conditions d’éligibilité et/ou en augmentant la durée de versement ou le montant des indemnités. D’autres, en revanche, ont diminué les prestations, leur durée et/ou durci les critères d’éligibilité. Janine Leschke analyse également l’évolution comparée de la couverture pour les hommes et les femmes, d’une part, les jeunes et les moins jeunes, d’autre part. Là encore, il n’est pas possible de tirer des conclusions univoques pour l’ensemble des pays de l’UE. L’auteure prend soin, par ailleurs, de mettre en avant les difficultés méthodologiques des comparaisons dans ce domaine, en particulier du fait de l’absence de données comparables fiables relatives aux taux de couverture des systèmes d’indemnisation.

8Nadia Okbani s’intéresse à la question de l’accès au revenu de solidarité active (RSA) pour « travailleurs pauvres ». La réforme du RSA, dont l’un des objectifs était d’apporter un complément de revenu pérenne aux travailleurs pauvres et de diminuer l’intensité de la pauvreté de ces travailleurs, voire de les en sortir, est, selon elle, finalement passée à côté de cet objectif, en particulier du fait d’un taux très élevé de non-recours des travailleurs éligibles au RSA dans son volet « activité ». L’auteure, en s’appuyant sur un cadre d’analyse original et sur plusieurs approches empiriques, propose de distinguer différentes catégories de ce non-recours (méconnaissance du dispositif, non-identification comme public cible, complication, volontaire) auxquelles on peut associer des facteurs explicatifs ou niveaux de responsabilité (le dispositif, l’institution, le destinataire). Elle met en évidence le rôle important, s’agissant des travailleurs pauvres, des difficultés liées à l’identification des personnes potentiellement éligibles. A contrario des analyses qui insistent sur la responsabilité du non-recourant – insuffisance de l’information ou encore réticences des intéressés à demander une telle prestation –, elle montre le rôle central de la conception même du dispositif RSA.

9En dépit de son objectif, le RSA ne semble pas être en capacité de s’adapter aux réalités du marché du travail. Pour les travailleurs pauvres occupant des emplois de façon intermittente, le dispositif génère ainsi des démarches nombreuses et complexes et s’accompagne de ruptures de droits. L’auteure insiste aussi sur l’inadaptation du dispositif aux travailleurs indépendants et aux auto-entrepreneurs.

10Brigitte Lestrade aborde, en prenant l’exemple de l’Allemagne, la question de la segmentation du marché du travail et revient sur une forme d’emploi très controversée – tout autant en France qu’en Allemagne –, celle des « minijobs ». Ces emplois, dont la rémunération mensuelle est inférieure à 450 euros sont, quel que soit le nombre d’heures travaillées, dispensés du versement de cotisations sociales salariales. En se centrant sur les personnes qui n’ont qu’un minijob pour toute activité professionnelle, l’auteure replace ces emplois dans une perspective historique, analyse les enjeux et les projets en cours et vient nuancer le tableau trop sombre dressé par les adversaires des réformes Hartz IV. L’auteure prend soin de mettre en lumière les multiples facettes de cette forme d’emploi. Ainsi, contrairement à une idée reçue très répandue, les minijobbers bénéficient, en effet, des mêmes droits que les salariés réguliers en matière de droit du travail. Si ces emplois sont dispensés de cotisations salariales aux assurances sociales, des cotisations patronales sont néanmoins versées aux caisses sociales, à un taux inférieur au taux normal et sans ouvrir de droits pour les salariés concernés.

11Ceux-ci – une population hétérogène constituée essentiellement de femmes au foyer, de jeunes en formation, de retraités et de chômeurs – bénéficient souvent des assurances sociales dans le cadre familial, sauf en ce qui concerne l’assurance retraite. Compte tenu de la surreprésentation des femmes ayant des enfants parmi les minijobbers exclusifs (près des deux tiers d’entre eux), il semblerait que le fait d’occuper un emploi à temps très partiel corresponde aux normes dominantes qui enjoignent aux mères allemandes de consacrer plus de temps à l’éducation de leurs enfants qu’à leur activité professionnelle.

12Mara Bisignano examine, elle, les défis posés par la prolifération des statuts professionnels atypiques au système de protection sociale italien. Ce dernier est, depuis longtemps, caractérisé par des déséquilibres entre risques sociaux, avec des dépenses importantes en faveur des systèmes de retraites et très peu de soutien aux personnes privées d’emploi, ainsi que par de fortes inégalités, au regard du niveau de protection sociale, entre les salariés « intégrés », les autres actifs en emploi atypique et les travailleurs non déclarés. Le dualisme reste, en outre, très marqué entre le Nord et le Sud du pays.

13L’auteure montre comment le développement de nombreuses formes d’emploi atypiques a été encouragé. Les travailleurs concernés représentent ainsi un quart des personnes en emploi en 2012 et sont en forte augmentation depuis le début des années 2000. Le succès des emplois atypiques provient de leur flexibilité en matière de gestion du personnel et de leur coût inférieur à celui des emplois standards, en raison de taux de cotisation moindres pour les employeurs. Le monde du travail italien fait ainsi face à des inégalités croissantes en matière de droits sociaux, en particulier face aux risques vieillesse et chômage. Dans ce contexte, les jeunes et les femmes apparaissent particulièrement exposés, a fortiori en l’absence de dispositifs publics liés à la conciliation entre vies familiale et professionnelle.

14Cyril Coulet s’intéresse ici au cas de la Suède, pays phare en matière de protection sociale mais qui, selon lui, à la suite des réformes périodiques du fonctionnement du marché du travail, tend à se rapprocher du modèle bismarckien qui lie toujours plus étroitement prestations sociales et statut professionnel. Il s’attache ainsi à décrire les droits auxquels ont accès les personnes travaillant à temps partiel (soit 34 heures au maximum par semaine en Suède), une forme d’emploi souvent imposée dans les secteurs où les femmes sont surreprésentées. Les droits de ces personnes sont plus restreints que ceux octroyés aux salariés « standards ». Le régime légal de base qui garantit une protection minimum aux personnes salariées occupant un emploi atypique, en particulier le strict encadrement réglementaire des formes d’emploi temporaire, n’a toutefois pas été remis en cause. Cyril Coulet permet ainsi au lecteur d’aller au-delà des stéréotypes qui caricaturent parfois le système de protection sociale suédois, plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Le fait qu’en Suède, l’intérim – mieux « protégé » et encadré qu’en France grâce à la forte influence des syndicats – ne soit pas considéré comme un emploi précaire, démontre une fois de plus la prudence qui s’impose lorsqu’il s’agit de procéder à des comparaisons internationales rigoureuses. Celles-ci exigent, en effet, un examen minutieux des mesures législatives propres à chaque pays et la prise en compte des institutions qui encadrent leur marché du travail tant les spécificités nationales restent marquées.

Jeanne Fagnani [*]
Directrice de recherche honoraire au CNRS, chercheure associée à l’IRES.
  • [*]
    Jeanne Fagnani, directrice de recherche honoraire au CNRS, chercheure associée à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES).
Antoine Math [**]
Économiste, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Ses recherches portent sur les politiques sociales : politiques sociales en direction des familles, revenus aux personnes privées d’emplois, systèmes de retraites, questions d’accès aux droits et d’égalité des droits (non-recours aux prestations sociales, discriminations en matière de protection sociale et d’emploi).
  • [**]
    Antoine Math, économiste, chercheur à l’IRES.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/02/2014
https://doi.org/10.3917/rfas.127.0005
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