Introduction
1La consommation dans l’année de drogues illicites concerne environ une personne sur douze en France, au sein de la population âgée de 15 à 64 ans. Loin derrière le cannabis, consommé par 3,8 millions de personnes (jeunes et adultes) au moins une fois dans l’année précédente, on compte aujourd’hui 400 000 consommateurs de cocaïne et 100 000 d’héroïne, l’usage d’autres produits illicites restant marginal (Beck et al., 2011a). Parmi les quelque 100 000 usagers d’opiacés recensés en population générale, la part des consommateurs réguliers est difficile à chiffrer. Le nombre global d’usagers problématiques d’opiacés, de cocaïne ou d’amphétamines et de drogues injectables a cependant pu être évalué, au début des années 2010, à un nombre d’environ 280 000 personnes (OFDT, 2013), dont une partie consomme ou a consommé par voie injectable. Dans le contexte français, la prise en charge de ces usagers, qui passe principalement par la prescription de traitements de substitution aux opiacés (TSO), est en large partie assurée par les médecins généralistes. Pourtant, ces derniers s’avouent souvent désarmés face aux consommateurs d’opiacés, en termes d’approche clinique comme de stratégies de suivi. Le repérage de l’usage d’opiacés est considéré comme particulièrement difficile par un grand nombre de médecins (Fournier et al., 2011). Ils semblent par ailleurs estimer qu’ils disposent d’éléments de connaissance insuffisants quant à la faisabilité et à l’efficience des différents modes de prise en charge. Cette contradiction entre une large implication et les difficultés ressenties amène à se poser un certain nombre de questions.
2Dans quelle mesure les pratiques de prise en charge des usagers d’opiacés en médecine générale se sont-elles transformées depuis l’avènement des traitements de substitution aux opiacés (TSO) dans les années 1990 ? Ces pratiques professionnelles sont-elles homogènes ? Quel tableau peut-on dresser aujourd’hui des stratégies de suivi et de traitement développées auprès des usagers d’opiacés en médecine de ville ? Quels sont la place, le rôle et les pratiques des médecins généralistes auprès de cette catégorie particulière de patients ?
3À partir d’une analyse de l’enquête Baromètre santé médecins généralistes (BSMG), menée par l’INPES auprès de plus de 2 000 praticiens entre novembre 2008 et janvier 2009 (voir encadré), cet article se propose de retracer l’évolution des pratiques de prise en charge des usagers d’opiacés en médecine générale. Par comparaison avec les résultats des enquêtes précédentes, conduites en 1998 et en 2003, le BSMG permet de documenter l’évolution des pratiques des médecins généralistes face aux usagers d’opiacés au cours des dix dernières années. Il s’agit ici de mettre au jour des profils de médecins prescripteurs en cours de mutation, dans un contexte général de transformation des conditions de la prescription médicale depuis cinquante ans (Masson, 2011) et au regard de deux grandes orientations récentes : la diversification des stratégies médicamenteuses de substitution à l’héroïne, en parallèle à un recentrage des traitements sur la méthadone. L’analyse de ces évolutions permet de resituer la place des recommandations cliniques élaborées par les pouvoirs publics dans la réalité des pratiques effectivement mises en œuvre.
Encadré. Repères méthodologiques
• Dans le cadre du dernier exercice de cette enquête, réalisé entre les mois de novembre 2008 et janvier 2009, une enquête via internet, alternative à l’enquête par téléphone, a été mise en place afin de limiter les refus de participation (Gautier et al., 2011b).
Au total, l’échantillon comprenait 2 083 médecins généralistes, dont 185 ayant répondu au questionnaire par internet, ce qui représente près de 9 % de l’échantillon final. Le taux de participation s’élève à 57,1 %. La structure socio-démographique de la population des médecins généralistes libéraux de l’enquête est conforme à celle qui apparaît dans les différentes sources publiques telles que le Système national inter-régimes (SNIR) de la CNAMTS ou l’Automatisation des listes (ADELI) de la DREES.
Progression de la prise en charge des usagers d’opiacés en médecine générale
Vers un changement du référentiel de la prise en charge en médecine générale
4La réponse des pouvoirs publics à la consommation d’opiacés s’est transformée au cours des deux dernières décennies, sous l’influence d’évolutions relevant à la fois du cadre réglementaire et des pratiques cliniques (tableau 1). Elle a longtemps consisté à mettre les usagers face à l’alternative entre la cure de sevrage et les poursuites judiciaires pouvant mener à l’incarcération. Face au développement de l’épidémie de sida chez les usagers d’héroïne par voie intraveineuse à la fin des années 1980 et à l’augmentation consécutive du nombre de décès par surdose, les pouvoirs publics se sont engagés dans les années 1990 dans une politique de réduction des risques et de développement des traitements de substitution aux opiacés (TSO) (Bergeron, 1999). Celle-ci s’est prioritairement intéressée aux usagers de drogues injectables, qui ont bénéficié d’une mise à disposition de matériel stérile dans le cadre de programmes d’échange de seringues, afin d’éviter le partage de matériel à l’origine des contaminations.
Principales évolutions réglementaires et cliniques en matière de prise en charge des usagers de drogues illicites au cours des deux dernières décennies*

Principales évolutions réglementaires et cliniques en matière de prise en charge des usagers de drogues illicites au cours des deux dernières décennies*
* Le Stéribox® est un kit de prévention du VIH et des hépatites à destination des usagers de drogues par voie intraveineuse. Disponible en pharmacie, il permet d’améliorer l’accès au matériel d’injection stérile. Le kit comprend deux seringues à insuline, deux tampons d’alcool, deux flacons d’eau stérile, un préservatif, deux stéricups, un mode d’emploi et des messages de prévention et de sensibilisation.5D’abord relativement peu concernés par ces mesures, essentiellement portées par le milieu associatif, les médecins de ville se sont progressivement engagés dans la substitution aux opiacés. En France, celle-ci repose sur deux médicaments de substitution aux opiacés qui ont reçu une autorisation de mise sur le marché : la méthadone et la buprénorphine haut dosage (BHD). Les médecins généralistes ont d’abord été habilités à prescrire de la méthadone en 1995, mais uniquement en relais, le traitement ne pouvant être initié que par un médecin exerçant dans un centre de soins spécialisés aux toxicomanes (CSST). L’année suivante (en février 1996), tous les médecins ont été autorisés à prescrire de la buprénorphine haut dosage à des personnes dépendantes à l’héroïne, ce second médicament présentant de très faibles risques en cas de surdose, contrairement à la méthadone Cette ouverture du droit à prescrire s’est traduite par une hausse du nombre d’usagers d’opiacés bénéficiaires d’un traitement de substitution ordonné par un médecin de ville, qui est passé en deux ans de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers de personnes (Obadia et al., 1997 ; Moatti et al., 1998). Au sein de ces prescriptions, la part de la BHD était alors très majoritaire (plus de 80 %).
6En 2002, avec l’habilitation des médecins hospitaliers à initier les traitements à la méthadone, l’accessibilité de ces traitements s’est généralisée en milieu hospitalier, remédiant ainsi à la limitation des capacités d’accueil de certains centres spécialisés. Cette diffusion des traitements à la méthadone par le biais hospitalier a mis en évidence le rôle prédominant des médecins généralistes, premier relais d’orientation des usagers vers les services hospitaliers (Obradovic et Canarelli, 2008). Les résultats positifs de la politique de réduction des risques et de la diffusion rapide des traitements de substitution en termes de diminution de la prévalence du VIH et du VHC et du nombre de décès par surdose, qui sont aujourd’hui unanimement reconnus, reposent donc en partie sur l’implication des médecins généralistes au dépistage et à la prise en charge de ce type d’usagers de drogues. Si l’initiation des traitements à la méthadone en médecine de ville n’est toujours pas autorisée à l’heure actuelle, en une décennie, la place des médecins de ville dans la prise en charge des usagers d’opiacés a été nettement revalorisée, entraînant une augmentation des effectifs de patients en cabinet libéral au titre de cette addiction.
L’essor du nombre d’usagers d’opiacés rencontrés en médecine de ville
7L’élargissement du cadre de prescription de traitements de substitution aux opiacés (TSO) s’est accompagné d’une progression du nombre d’usagers d’opiacés rencontrés en médecine de ville, qui a augmenté entre 2003 et 2009. Près des deux tiers des médecins généralistes déclarent recevoir au moins occasionnellement un ou des usager(s) dépendant(s) aux opiacés (tableau 2). La moitié déclare en voir au moins un par mois (49,2 %), alors qu’ils n’étaient qu’un tiers en 2003 (34,0 %). De même, la part des médecins recevant 3 à 4 patients dépendants aux opiacés par mois a doublé, passant de 6 % à 13 % (graphique 1). La proportion de médecins prenant en charge ce type de patients a donc nettement progressé depuis 2003, après une période de stabilité entre 1998 et 2003.
Répartition des médecins généralistes selon le nombre de personnes dépendantes aux opiacés vues par mois (en %)

Répartition des médecins généralistes selon le nombre de personnes dépendantes aux opiacés vues par mois (en %)
Nombre de personnes dépendantes aux opiacés vues par mois (en %)

Nombre de personnes dépendantes aux opiacés vues par mois (en %)
8Cette évolution soulève certaines interrogations. La hausse de la prise en charge de l’usage d’opiacés en médecine générale traduit-elle un accroissement de la demande de soins des usagers eux-mêmes ou bien reflète-t-elle une amélioration des pratiques de dépistage par les médecins généralistes ? Doit-elle être interprétée comme le signe d’un développement des réflexes de repérage de l’usage de drogues en médecine générale ou comme l’indice d’une plus grande sensibilité des médecins à cette problématique ? Contrairement à d’autres drogues illicites, dont la symptomatologie est plus discrète, la consommation d’opiacés se manifeste par des signes visibles autant sur le plan physique, psychologique que social. Les patients manifestent une demande, souvent pressante, nécessitant une prise en charge multiaxiale comprenant notamment un traitement substitutif aux opiacés, mais aussi une prise en charge sociale lorsqu’elle est possible, et souvent, un soutien psychologique, voire psychiatrique.
9L’extrapolation du nombre moyen de patients dépendants aux opiacés (1,8 par mois en moyenne contre 1,6 en 2003) à l’ensemble des médecins généralistes en activité [1] conduit à une estimation d’environ 110 000 patients dépendants aux opiacés rencontrés en médecine de ville. Ce chiffre est en progression d’un peu plus de 10 % par rapport à 2003, alors qu’on n’enregistrait aucune évolution de cette prise en charge auparavant. Si elle est probablement surestimée, dans la mesure où les chiffres ne tiennent pas compte de la possibilité pour un patient de voir plusieurs médecins généralistes [2], cette estimation n’est pas très éloignée des données de l’Assurance maladie exploitées par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui montrent que 103 500 personnes inscrites au régime général se sont fait rembourser une prescription de TSO : pour 10 % d’entre eux, la prescription a été réalisée hors médecine de ville (hôpital, centres spécialisés, avec délivrance en pharmacie de ville). Les prescriptions de TSO pour des personnes relevant d’un autre régime sont vraisemblablement très peu nombreuses et ne modifient sans doute que marginalement le chiffre cité plus haut. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que la quasi-totalité des personnes bénéficiant de ces prescriptions se font rembourser leur traitement. Il existe donc très certainement une bonne concordance entre les chiffres du BSMG et ceux de l’Assurance maladie. À cet égard, l’augmentation modérée du nombre de patients dépendants aux opiacés entre 2003 et 2009 semble cohérente avec l’évolution des données de ventes de traitements de substitution, ces derniers chiffres indiquant cependant une augmentation un peu plus rapide que dans le BSMG du nombre estimé de patients ayant eu une prescription de TSO (+12 % entre 2003 et 2006). Depuis 2007, les données de ventes ne peuvent plus être parfaitement suivies en raison de l’introduction des formes génériques qui ne sont pas encore intégrées dans les systèmes d’information. Les tendances d’évolution semblent néanmoins convergentes et témoignent de façon certaine d’une utilisation plus large des traitements de substitution aux opiacés en médecine de ville.
10Un des enseignements importants de cette étude est donc l’augmentation de la proportion de médecins engagés dans la prise en charge des usagers d’opiacés, qui fait écho à l’évolution du nombre de patients déclarant un usage d’opiacés. Il est difficile à l’heure actuelle de suivre précisément la part des médecins de ville, de l’hôpital et des centres spécialisés dans l’ensemble des prescriptions de TSO [3]. Il est certain cependant que le médecin généraliste est situé en première ligne, aux « avant-postes » dans l’accompagnement de cette population spécifique, si bien qu’il occupe une place centrale dans la prise en charge des usagers dépendants aux opiacés. Si l’on considère, en reprenant l’estimation de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAMTS), que les médecins généralistes effectuent environ 8 200 consultations ou visites par an, soit une moyenne de 29 consultations ou visites par jour (s’ils travaillaient en moyenne 5,5 jours par semaine, toute l’année durant, sans prendre de congé) (CNAMTS, 2002), on conçoit à quel point leur rôle de repérage et d’aiguillage des usagers en difficulté est crucial.
Des profils de médecins prescripteurs en cours de mutation ?
11La diversité des pratiques en matière de prescription est un aspect essentiel de la profession des médecins généralistes. C’est en établissant des profils de prescripteurs que l’on peut mieux saisir les facteurs d’hétérogénéité des pratiques. Les disparités de prescriptions s’avèrent en effet très faiblement liées aux caractéristiques des patients (CNAMTS, 2004). Elles relèvent plus souvent des critères individuels des médecins (âge, genre, etc.) et de leur contexte d’exercice.
12L’analyse des profils des médecins généralistes en contact avec des usagers d’opiacés fait d’abord apparaître des pratiques genrées. Le suivi des usagers dépendants aux opiacés est plus fréquemment assuré par des médecins de sexe masculin (tableau 3). Il est intéressant de relever que, à l’inverse, les médecins de sexe féminin prennent plus souvent en charge les patients déclarant un usage de cannabis, souvent en liaison avec des structures extérieures. Le sexe du médecin est un facteur qui est largement retrouvé dans la littérature étudiant la différenciation des pratiques en médecine de ville. L’incidence des effets de genre sur l’« ethos professionnel » des médecins généralistes est bien connue (Lapeyre et Robelet, 2007). Elle se traduit notamment par un tropisme des médecins de sexe féminin vers la prévention et les approches d’écoute et de dialogue.
Facteurs associés à la prise en charge d’au moins une personne par mois pour son usage d’opiacés (N=1953)

Facteurs associés à la prise en charge d’au moins une personne par mois pour son usage d’opiacés (N=1953)
NOTES • Les pourcentages sont calculés sur la base n, les modélisations sont effectuées sur les N individus qui n’ont aucune valeur manquante.*p<0,05 ; ** p<0,01 ; ***p<0,001. Résultats obtenus par le test de Wald.
13L’exercice en cabinet de groupe, le volume d’actes réalisés par jour (au-delà de 20) et la part des bénéficiaires de la CMU parmi les patients reçus (10 % ou plus) sont également associés au fait de suivre au moins un usager par mois, tout comme le sentiment de pouvoir aborder facilement la question de l’usage de drogues. Enfin, les médecins qui participent à un réseau de toxicomanie, hépatites ou VIH, se révèlent nettement plus enclins que les autres à prendre en charge ces patients (74,8 % vs 47,2 %, p<0,001 [4]). Cependant, la participation à des réseaux de santé reste encore minoritaire parmi les praticiens libéraux. À l’image de la faible adhésion des médecins aux réseaux de santé en général (Paraponaris et al., 2011), souvent expliquée par la faible légitimité qui leur est prêtée par des médecins généralistes animés par un idéal d’autonomie (Bloy et Schweyer, 2010), la participation à des réseaux de santé portant sur les addictions concerne une petite minorité de médecins généralistes. En 2009, seulement 5,3 % d’entre eux déclarent appartenir à un réseau de prise en charge de la toxicomanie ou des addictions au sens large. Cette proportion a peu varié au cours de la dernière décennie (5,7 % en 1998 et 5,9 % en 2003). L’appartenance à un tel réseau n’est pas différenciée selon le sexe. Elle est cependant plus fréquente parmi les médecins plus âgés (5,8 % parmi les plus de 40 ans vs 2,7 % parmi les 40 ans ou moins, p<0,05) et parmi ceux exerçant dans une agglomération d’au moins 20 000 habitants (6,4 % vs 3,7 % pour les autres, p<0,01).
14S’il reste minoritaire, le réflexe de prise en charge en concertation avec d’autres structures semble en progression. Ce constat rejoint celui d’autres travaux, qui ont établi que, pour l’ensemble des médecins, la part des prises en charge pluridisciplinaires augmente régulièrement.
15En revanche, l’âge du médecin semble sans lien avec sa propension à prendre en charge les usagers de drogues, contrairement à ce qui avait été observé en 2003 (Pin, 2005). Ce résultat peut s’expliquer par le renouvellement des générations de médecins généralistes : ce sont en effet les médecins de plus de 50 ans qui s’avéraient, en 2003, proportionnellement moins nombreux à prendre en charge des héroïnomanes. Il peut aussi être mis en lien avec l’hypothèse d’une harmonisation des pratiques de prise en charge et celle d’une meilleure appréhension globale du rôle de premier recours des généralistes face aux publics présentant des troubles addictifs.
16De surcroît, les médecins sont désormais plus nombreux à prendre en charge des personnes dépendantes aux opiacés dans les communes de moins de 20 000 habitants que dans les communes plus peuplées. Ce constat nouveau contraste avec les résultats des études précédemment menées, qui concluaient que le nombre d’usagers d’opiacés vus par les médecins était d’autant plus important que le praticien exerçait en milieu urbain, qu’il connaissait l’existence de réseaux et qu’il s’estimait formé à la toxicomanie (Pin, 2005). Un tel retournement de situation peut être interprété comme l’indice d’une diffusion de la consommation d’héroïne aux zones périurbaines et rurales. Il peut aussi être interprété en lien avec la réforme du médecin traitant et du parcours de soins introduite en France en 2004, qui a peut-être incité les patients à entretenir plus régulièrement des liens avec un médecin de proximité, favorisant la déclaration de problèmes d’usage de drogues dans les secteurs géographiques les moins peuplés. La prise en charge plus fréquente des usagers d’opiacés dans les petites communes peut enfin être rapprochée des évolutions de la démographie médicale, marquée par la raréfaction de l’offre en zone rurale, qui a pu entraîner un élargissement et une diversification de la patientèle. À l’inverse, les médecins exerçant en zone urbaine pourraient être tentés de se spécialiser, que ce soit auprès de publics précaires, éventuellement usagers d’opiacés, ou auprès de publics plus favorisés. Ces différentes hypothèses mériteraient d’être éprouvées à l’occasion des prochaines éditions de l’enquête.
Des pratiques de prescription plus diversifiées, recentrées sur la méthadone
17Les pratiques de prescription de traitements de substitution aux patients jugés dépendants aux opiacés font apparaître des disparités importantes, à la fois dans le choix du type de traitement et dans les caractéristiques des médecins prescripteurs. Parmi les médecins généralistes qui voient au moins une personne dépendante aux opiacés par mois, 87,2 % sont prescripteurs de traitements de substitution, le plus souvent à base de BHD (générique ou Subutex®) (76,9 %, contre 84,5 % en 2003, p<0,001), alors que 37,7 % prescrivent de la méthadone en traitement de relais (contre 26,0 % en 2003, p<0,001) et 14,9 % un autre traitement (Temgésic®, sulfates de morphine, etc.). La part de la méthadone dans les prescriptions a donc gagné près de 12 points en à peine six ans (soit, en moyenne, deux points par an).
18Ce recentrage des TSO sur la méthadone, également observé en milieu hospitalier (Obradovic et Canarelli, 2008), témoigne d’évolutions significatives dans la pratique médicale entre 1998 et 2009 (graphique 2). Tout d’abord, la proportion de médecins prescripteurs de méthadone a triplé, évolution qui semble continue entre 1998 et 2009. Ce constat rejoint les conclusions de travaux qui ont montré que la proportion de médecins prescripteurs de méthadone dans le cadre d’un traitement de substitution a notablement augmenté en médecine de ville (Canarelli et Coquelin, 2009), en application des recommandations de la conférence de consensus de 2004 sur les traitements de substitution. En second lieu, la part des médecins prescrivant un autre traitement hors autorisation de mise sur le marché (AMM) a doublé entre 2003 et 2009 : cette évolution fait cependant suite à une chute d’une ampleur à peu près identique entre 1998 et 2003. Enfin, corrélativement, le pourcentage de médecins prescripteurs de BHD est en diminution depuis 2003, après une augmentation importante entre 1998 et 2003.
Prescription de traitement de substitution et type de traitement prescrit par les médecins généralistes voyant au moins un toxicomane dépendant aux opiacés par mois, selon l’année (en %)

Prescription de traitement de substitution et type de traitement prescrit par les médecins généralistes voyant au moins un toxicomane dépendant aux opiacés par mois, selon l’année (en %)
19L’augmentation de la proportion de médecins impliqués dans la prise en charge des usagers d’opiacés va de pair avec un renforcement de la place de la méthadone parmi les traitements de substitution aux opiacés prescrits en médecine générale. L’expertise collective de l’Inserm sur la réduction des risques recommande également l’autorisation de la primo-prescription de méthadone en médecine de ville (Inserm, 2010). Plus généralement, le groupe d’experts a appelé à une meilleure coordination des acteurs de la réduction des risques œuvrant dans le champ de la toxicomanie (médecins libéraux, pharmaciens, médecins hospitaliers, associations, acteurs du champ médico-social et social), en soulignant la nécessité de considérer la politique de réduction des risques non pas comme la seule mise à disposition d’outils mais comme le moyen d’une stratégie plus globale de réduction des inégalités sociales de santé. Selon cette stratégie, les « acteurs généralistes » sont chargés d’effectuer un travail de fond en assurant un accès aux soins et aux droits, alors que des « intervenants spécialisés » prennent le relais de la prise en charge des aspects spécifiques pour des populations particulières. L’étude menée actuellement sur l’impact de la primo-prescription de méthadone en médecine de ville sur les pratiques à risque de transmission du VHC (expérimentation Méthaville ANRS-Inserm) devrait prochainement apporter un éclairage complémentaire sur la possibilité d’autoriser des médecins de ville, volontaires et formés, à prescrire de la méthadone en première intention.
20La diversification des pratiques de prescription de TSO doit également être soulignée. La hausse, depuis 2003, des traitements de substitution reposant sur des sulfates de morphine ou sur d’autres médicaments codéinés fait écho aux réflexions institutionnelles engagées autour de l’utilisation des sulfates de morphine comme TSO. Le groupe de travail « TSO » de la commission Addiction du ministère de la Santé a en effet consacré deux séances de travail en 2008 à cette question, soulevée de façon récurrente par de nombreux prescripteurs favorables à l’usage des sulfates de morphine. La commission a pris acte d’une certaine « tolérance » vis-à-vis de la prescription et de l’usage des sulfates de morphine en dehors du cadre réglementaire. Cette position a été prise malgré l’existence de mésusage et de détournements, notamment pour le Skénan®, tout en soulignant les positions contradictoires des professionnels quant à l’intérêt et au cadre d’utilisation des sulfates de morphine dans le traitement de la dépendance aux opiacés. La Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes [5] a, quant à elle, confirmé la possibilité, sous certaines conditions, de la prescription des sulfates de morphine en tant que TSO en 2009 [6] : prescription à titre exceptionnel (en cas notamment de contre-indications ou d’intolérance à la BHD ou à la méthadone), après avis favorable d’un addictologue exerçant dans un service spécialisé (CSST, CSAPA [7] ou service hospitalier), dans le cadre de la mise en place d’un protocole de soins avec l’Assurance maladie. La commission a également demandé l’établissement d’une liste de critères (sous la forme d’un référentiel) permettant de définir les cas pour lesquels la prescription de ces sulfates de morphine pourrait être autorisée en tant que TSO, ainsi que la réalisation d’un essai clinique ou d’une étude visant à évaluer l’efficacité des sulfates de morphine dans cette indication précise.
21Si certains médecins utilisent toute la palette de l’offre de substitution aux opiacés, un certain nombre privilégient un mode de substitution spécifique : ainsi, 40,8 % des médecins généralistes qui voient au moins une personne dépendante aux opiacés par mois ne prescrivent que de la BHD, mais seuls 5,3 % d’entre eux ne prescrivent que de la méthadone.
22Les médecins généralistes qui voient au moins un toxicomane dépendant aux opiacés par mois se distinguent par le choix du traitement. La préférence pour la méthadone est ainsi deux fois plus répandue chez les médecins généralistes en liaison avec une structure (tableau 4). Elle est aussi plus courante chez les médecins en fin de carrière, bénéficiant d’une plus longue expérience de consultation (c’est-à-dire âgés de plus de 50 ans).En revanche, il n’y a pas d’association entre le type de traitement prescrit et le sexe ou la taille d’agglomération du lieu d’exercice du médecin prescripteur, après contrôle des autres effets.
Facteurs associés au type de traitement délivré par les médecins généralistes recevant au moins un toxicomane dépendant aux opiacés par mois et prescrivant des TSO

Facteurs associés au type de traitement délivré par les médecins généralistes recevant au moins un toxicomane dépendant aux opiacés par mois et prescrivant des TSO
*** : p<0.001 ; ** : p<0.01 ; * p<0.0523Les médecins exerçant en cabinet de groupe ou dont la patientèle est constituée de 10 % ou plus de bénéficiaires de la CMU prescrivent plus souvent de la BHD. Les médecins prescripteurs de BHD sont également plus enclins à prendre en charge seuls les usagers d’opiacés ou à assurer leur suivi en liaison avec une autre structure.
24Par ailleurs, les médecins déclarant qu’il est facile d’aborder l’usage de drogues sont plus nombreux à prescrire des traitements autres que la BHD ou la méthadone aux personnes dépendantes aux opiacés qu’ils sont amenés à soigner.
Conclusion
25Ces résultats montrent que les modes de traitement des usagers d’opiacés en médecine de ville se sont profondément transformées en deux décennies. Le rôle de première ligne des médecins généralistes dans le repérage et le suivi de troubles addictifs liés à l’usage d’opiacés s’est affirmé. La prise en charge des patients dépendants aux opiacés constitue, de ce point de vue, un point d’illustration des processus de redéfinition des cadres pratiques et cognitifs à l’œuvre en médecine générale. Ces conclusions font écho à d’autres travaux qui ont fait apparaître une pratique addictologique en médecine générale (Beck et al., 2011b). Cependant, l’analyse montre également que les généralistes sont renvoyés, face à leurs patients consommateurs d’opiacés en difficulté (sanitaire, sociale, psychologique), à l’ambiguïté de leur rôle. Celui-ci se situe en effet à la limite du social et du psychologique, entre prévention et santé publique. Parfois confrontés aux limites de leurs compétences, notamment en matière de prévention, ils doivent adapter les réponses en puisant dans les outils qu’ils ont à leur disposition ou, le plus souvent, formaliser une réponse en l’absence d’outils standardisés. Car, malgré une médecine générale qui s’efforce, depuis de nombreuses années, de se constituer en spécialité médicale à part entière et de gagner en reconnaissance institutionnelle, notamment à travers une homogénéisation de ses pratiques – qu’elles concernent la transmission des savoirs professionnels en médecine générale (Bloy, 2005) ou les pratiques cliniques elles-mêmes –, la prise en charge des usagers d’opiacés par les médecins généralistes s’avère fortement disparate. Elle traduit la singularité des pratiques individuelles des médecins généralistes, déjà établie par divers travaux de sciences sociales, soulignant la pluralité des manières d’investir et de pratiquer le métier de médecin de ville (Bloy et Schweyer, 2010). Comme l’ont montré, par exemple, les travaux d’Alain Giami (2010), les généralistes n’ont pas de pratique « généraliste » au sens strict : celle-ci est fondée sur des critères sélectifs et des stratégies de sélection de clientèle, souvent en lien avec la présence d’autres professionnels présents localement. Parler « du » médecin généraliste revient, dans cette perspective, à subsumer sous une même appellation une grande diversité de situations individuelles, de conditions d’installation, de registres d’activité, de pratiques professionnelles, de profils et de perceptions professionnels.
26L’étude des pratiques des généralistes à l’égard des usagers de drogues met en relief ce que les pratiques individuelles doivent à l’organisation générale du système de santé national mais aussi aux conceptions des comportements à risque et de la pratique généraliste transmises dans le cadre de la formation initiale. En empruntant la terminologie d’Alain Giami qui, dans un autre secteur des comportements à risque, évoque une spécialisation « informelle » des médecins généralistes dans l’abord de la sexualité, qui aurait souvent trait à une expérience individuelle marquante chez les médecins concernés des problématiques sexuelles (Giami, 2010), on peut arguer que la spécialisation « informelle » des généralistes dans l’approche des troubles addictifs mériterait d’être soutenue par un accompagnement institutionnel plus ciblé, afin d’harmoniser les dispositions et les pratiques professionnelles. Face à la diversité des activités et des pratiques des médecins généralistes dans le domaine de la prise en charge des usagers d’opiacés, le rôle des pouvoirs publics apparaît donc décisif pour garantir l’égalité d’accès des usagers de drogues illicites à la prévention et aux soins.
27En l’absence d’un cadre uniforme défini par les pouvoirs publics, instaurant des instructions d’« adressage » et/ou de traitement précises pour les usagers d’opiacés, les médecins généralistes ont, au mieux, développé des pratiques d’orientation locales des patients qui expriment une demande de soins au titre de leur usage de drogues. Cette disparité des pratiques souligne l’absence de recommandations suffisamment ciblées qui seraient censées guider les principes et les pratiques professionnels (Timmermans et Berg, 2003). La littérature montre en effet que la majorité des médecins considère les recommandations comme un atout, à la fois comme outil et comme incitation, même lorsqu’ils les jugent difficiles à tenir et qu’ils demandent à les améliorer (Patrick et Trépos, 2006).
28L’enjeu réside donc à présent dans une représentation stabilisée et consensuelle des risques encourus par les usagers d’opiacés et des solutions de prise en charge disponibles et validées, à la fois du côté du médecin et du côté du patient car, comme l’ont établi divers auteurs, dans ce domaine, l’incertitude partagée peut s’avérer porteuse d’effets délétères (Ptacek et Eberhardt, 1996). Comme l’ont montré Corbin et Strauss (1987) dans le domaine des maladies chroniques, l’impossibilité de désigner explicitement un état de santé problématique, qui est également un processus évolutif et réversible, bouleverse certes les stratégies thérapeutiques des soignants mais elle entrave avant tout la capacité du sujet souffrant de troubles addictifs à se reconnaître comme tel. Le rôle des médecins généralistes dans la prise en charge des usagers d’opiacés, mais aussi de drogues licites ou illicites en général, mériterait donc d’être réaffirmé à travers une campagne d’information grand public, doublée d’une information et d’une sensibilisation destinées aux praticiens eux-mêmes.
Notes
-
[*]
François Beck, responsable du département Enquêtes et analyse statistique, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et chercheur au Cermes3.
Romain Guignard et Arnaud Gautier, chargés d’études et de recherche au département Enquêtes et analyse statistique, INPES.
Christophe Palle, responsable du pôle Indicateurs, Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
Ivana Obradovic, chargée d’études à l’OFDT et chercheure associée au CURAPP (UMR CNRS 7319). -
[1]
Soit 61 359 omnipraticiens au 31 décembre 2008. Chiffres et Repères 2008. Assurance maladie.
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[2]
En effet, les patients traités à la méthadone ou à la BHD voient deux médecins en moyenne par an. Un quart d’entre eux voit même au moins trois médecins différents au cours d’une année. Cette proportion semble toutefois en baisse (Canarelli et Coquelin, 2009).
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[3]
Selon les données de l’Assurance maladie, les médecins généralistes étaient en 2006 et 2007 les principaux prescripteurs de médicaments de substitution aux opiacés (MSO) en ville (ils représentaient 97 % des prescripteurs à l’origine de remboursements de MSO en ville, contre 3 % de spécialistes). Ces données montrent aussi que 90 % des généralistes prescrivaient de la BHD, 17 % de la méthadone et 7% les deux molécules à la fois.
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[4]
L’inclusion dans le modèle logistique de la participation à un réseau de toxicomanie, VIH ou hépatite, ne modifie pas les résultats (OR=2,9, p<0,001).
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[5]
La Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes rend des avis au ministre en charge de la santé ou au directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé sur les mesures à prendre pour préserver la santé publique dans le domaine de la lutte contre la pharmacodépendance ou l’abus, ainsi que sur toute question que lui soumet le ministre ou le directeur général concernant l’application des dispositions. Signalons que cette commission a été supprimée le 23 mai 2013 par décret.
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[6]
Depuis la note d’information du 27 juin 1996 du directeur général de la Santé aux préfets de région et de département, aux DRASS (Direction régionale des affaires sanitaires et sociales) et aux DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales), n’importe quel médecin généraliste était habilité à prescrire des sulfates de morphine (Moscontin® ou Skénan®) en traitement de substitution, à condition toutefois de pouvoir justifier que le cas du patient relève des dispositions de la « circulaire Girard » (du nom du directeur général de la Santé de l’époque), c’est-à-dire, principalement, en cas d’échec de la buprénorphine et de la méthadone ou d’intolérance à ces médicaments. La Commission nationale des stupéfiants et des psychotropes s’est prononcée en faveur de cette autorisation le 23 avril 2009.
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[7]
CSST : centre de soins aux toxicomanes. CSAPA : centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie.