1« Pourquoi l’austérité tue » [1] : le titre annonce d’emblée le projet de ce livre, paru en mai 2013, qui établit une synthèse des connaissances de l’impact des crises économiques sur la santé publique [2]. De la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, en passant par la transition libérale des pays de l’Europe de l’Est et par la crise asiatique de 1997-1998, jusqu’à la crise économique de 2007-2008, l’objectif des auteurs est de prouver que les effets des crises économiques sur la santé peuvent être paradoxaux, mais que la réduction des budgets sociaux publics (santé, logement, minima sociaux...) a pour conséquence une recrudescence de certaines pathologies et une augmentation des inégalités de santé.
2Les trois premiers chapitres sont consacrés à l’analyse de trois expériences naturelles [3], permettant de comparer des collectivités adoptant des réactions différenciées face à un même choc économique. Certes, bien des facteurs de complexité (institutionnels et socio-économiques notamment) entrent en jeu et fragilisent les comparaisons. Si les auteurs ne commentent pas cette difficulté, la multiplicité des situations analysées ou citées dans l’ouvrage constitue néanmoins un faisceau d’indices convergents, même si le raisonnement reste plus suggestif que démonstratif.
3Le premier examine quelques indicateurs de santé pendant la Grande Dépression (forte baisse de la mortalité entre 1929 et 1931, attribuée à la chute de la mortalité par accident de la route, et forte hausse du taux de suicide), puis compare l’impact du New Deal de Roosevelt sur la santé et la mortalité selon les États américains, et montre que là où les États (démocrates) ont accompagné, voire amplifié les politiques sociales fédérales (en Louisiane par exemple), la santé s’est davantage améliorée que dans les États (républicains) qui ont réduit leurs propres budgets sociaux (Kansas, Géorgie par exemple).
4Le deuxième chapitre compare les effets sur la santé et la mortalité de la vitesse de transition du communisme vers le capitalisme (définie ici par le rythme et l’ampleur des privatisations) dans les années 1990 ; plus cette transition a été effectuée rapidement, et plus les indicateurs de santé se sont dégradés. Une comparaison entre la Russie et la Biélorussie des taux de mortalité des hommes âgés de 25 à 64 ans montre que l’écart s’est fortement creusé au cours des années 1990 en défaveur de la Russie. Ce chapitre attire ainsi l’attention sur un phénomène bien connu, mais qu’il importe de ne pas oublier, celui de la baisse de l’espérance de vie en Russie (celle des hommes en particulier) dans les années 1990, qui est passée de 70 à 64 ans : peut-être la baisse la plus rapide et la plus forte qu’un pays ait connue hors situation de guerre ou d’épidémie. Les auteurs s’amusent au passage à commenter la polémique qu’ils ont déclenchée en 2009 avec la publication d’un article dans la revue The Lancet traitant des conséquences sanitaires de la « thérapie de choc » en Russie : ils présentent (pages 38-39) la réaction de l’hebdomadaire The Economist qui, dans un article d’opinion, tenta de défendre une analyse opposée, concluant que les réformes en Russie étaient allées trop lentement et non trop vite, et qui, à l’appui de sa démonstration, publia un graphique sur l’évolution de l’espérance de vie fondé sur le graphique de l’article du Lancet mais en lissant les données sur cinq ans – donnant ainsi l’impression que l’espérance de vie baissait presque linéairement depuis 1970. Illustration ludique de la manipulation des statistiques à l’usage des non-initiés… Cela dit, le débat est en réalité un peu plus complexe que ne l’affirment les auteurs : l’espérance de vie des hommes a effectivement décliné en Russie du début des années 1960 au début des années 1980 [4] (avant de remonter brièvement pendant le mandat de M. Gorbatchev), évolution que l’on peut rapporter aux maladies cardio-vasculaires, aux cancers et aux morts violentes (empoisonnement par l’alcool, homicides, suicides…), témoignant d’un « dérèglement général de la société » [5] qui n’a pas attendu la « thérapie de choc ».
5Le troisième chapitre compare l’impact de la crise de 1997-1998 dans plusieurs pays asiatiques (Thaïlande, Indonésie, Corée du Sud, Malaisie) n’ayant pas tous adopté la même politique économique face à la crise. Ainsi, l’Indonésie et la Thaïlande ont suivi le plus fidèlement les préconisations du Fonds monétaire international (la « thérapie de choc » encore une fois) et ont vu leurs indicateurs de santé se dégrader le plus fortement. Un graphique assez impressionnant retrace ainsi (page 50) l’évolution à la hausse à partir de 1998 de la mortalité par maladie infectieuse en Thaïlande.
6Les quatrième et cinquième chapitres abordent la crise économique qui a balayé l’Europe depuis 2007, à travers l’exemple de deux des pays les plus fortement touchés par cette crise : l’Islande et la Grèce. Alors que l’Islande, après un vote démocratique et malgré la fureur des épargnants anglais et néerlandais (qui avaient placé des avoirs dans les banques islandaises en faillite), a refusé les diktats des marchés et a entièrement préservé ses budgets sociaux, la Grèce, soumise à la pression de la troïka (FMI, Commission européenne, Banque centrale européenne), a taillé dans ses dépenses publiques, notamment ses dépenses sociales. L’évolution différenciée des indicateurs de bien-être et de santé est flagrante. De nombreux indices témoignent de la dégradation rapide de la santé publique en Grèce (que ce soit la santé autodéclarée ou des pathologies directement liées aux conditions économiques : virus du Nil occidental, suicides, malaria, VIH). Au passage, une devinette citée par l’un des auteurs, adressée par un collègue islandais lors d’un colloque, illustre le point de vue engagé de l’ouvrage : « Quelle est la différence entre le FMI et un vampire ? Il y en a un qui arrête de vous sucer le sang quand vous êtes mort. » Il aurait néanmoins été utile d’interroger la validité même de la comparaison entre un pays de 300 000 habitants et un autre de 10 millions : la taille réduite de l’Islande n’en fait pas vraiment un exemple reproductible, le concept d’expérience naturelle atteint ici ses limites.
7Élargissant leurs propos bien au-delà des politiques sociales, les auteurs remettent en cause les évaluations de l’effet multiplicateur [6] estimé par le FMI (soit 0,5, conduisant à préconiser des réductions de dépenses publiques) et présentent leur propre estimation, réalisée sur des données désagrégées (distinguant les secteurs de l’économie) ; ils obtiennent ainsi un coefficient global de 1,7 et même supérieur à 3 pour les dépenses de santé et d’éducation. On pourra déplorer que les auteurs soient à la fois très affirmatifs et un peu elliptiques (contrairement au reste du livre, il n’y a ici guère de références bibliographiques) sur un sujet complexe et peu consensuel.
8La suite du livre balaie de façon large et, on peut le regretter, un peu rapide, certains aspects des politiques sociales contemporaines qui ont ou auront un impact sur la santé. Le sixième chapitre oppose ainsi la réforme du système de santé aux États-Unis (Obamacare), présentée sous des atours qu’elle ne mérite sans doute pas vraiment, et les réformes en cours dans le National Health Service britannique, qui ne méritent peut-être pas tant d’indignité (il n’est pas certain qu’il s’agisse bien d’une « privatisation radicale » comme l’affirment les auteurs, revisitant brièvement l’histoire de la loi dite Health and Social Care Act d’août 2012 [7]). Le septième chapitre fait le lien entre santé mentale et emploi, puis tente de démontrer que les politiques actives du marché de l’emploi dans les pays nordiques réduisent le risque de suicide : à cette fin, les auteurs renvoient à des travaux et publications antérieurs, dans lesquels ils ont chiffré économétriquement l’impact sur le taux de suicide d’un investissement dans les politiques actives du marché de l’emploi. Enfin, le huitième chapitre s’intéresse aux politiques de logement et met l’accent sur la dégradation de certains indicateurs de santé dans les pays touchés par la crise des subprimes, où le nombre de ménages chassés de leur logement a fortement augmenté.
9En conclusion, les auteurs expliquent (un peu tardivement ?) ce qu’ils entendent par leur titre un peu mystérieux : « Body Economic ». C’est le pendant de l’expression « Body Politic » [8], qu’ils définissent comme un groupe de personnes formant une unité sous une seule autorité gouvernementale. Le « Body Economic », c’est donc un corps social de nature économique, un ensemble de personnes affectées collectivement par une politique économique. Manière de rappeler que l’ensemble des politiques économiques et sociales ont des impacts sur la santé du corps social (la santé publique). Les auteurs terminent en martelant que les politiques de santé publique doivent être préservées en temps de crise – ce qui n’a pas été le cas dans la période récente dans bien des pays européens.
10Ce livre, écrit par un sociologue spécialisé en santé publique et un médecin épidémiologiste, présente le grand intérêt de mettre en exergue les conséquences sur la santé publique des choix politiques effectués pendant la crise. Il n’est pas prouvé qu’une crise économique dégrade en moyenne la santé de la population. Au contraire, d’une part, les taux de mortalité peuvent baisser à court terme, notamment du fait d’une baisse des accidents de la route et d’une réduction de la consommation de tabac et d’alcool ; d’autre part, le bien-être général peut augmenter du fait d’une réduction globale du temps de travail – l’impact national d’une augmentation du chômage sur la santé mentale étant très contrasté selon le niveau d’indemnisation du chômage et la qualité de l’accompagnement des demandeurs d’emploi. La crise accroît en revanche les inégalités par son impact néfaste ciblé sur les populations les plus désocialisées ou les plus pauvres : augmentation des transmissions de VIH (du fait d’une augmentation de la consommation de drogue et de l’utilisation de seringues usagées), recrudescence de la tuberculose, augmentation des suicides, binge drinking, etc.
11Sur l’ensemble de ces thèmes, le livre offre une grande variété de données, de graphiques didactiques et une grande richesse bibliographique, renvoyant à la fois à un grand nombre de publications scientifiques et d’articles de presse. Au passage, on mentionnera pour le lecteur francophone intéressé par le sujet un article récent : « La crise économique et la santé, les récessions sont-elles vraiment mauvaises pour la santé ? », de Florence Jusot [9] qui, sur la base d’une revue de la littérature, tire des conclusions convergentes.
12On pourra regretter – mais il s’agit d’un livre grand public, ce qui impose certaines contraintes – l’illustration récurrente des thèses du livre par des cas particuliers, trouvés dans la presse ou dans l’expérience des auteurs (retraité se suicidant en Grèce, femme diabétique renonçant à se soigner aux États-Unis, chômeur plongeant dans l’alcoolisme – zapoi – en Russie…), qui n’apportent rien à la démonstration et tendent plus vers l’ouvrage à thèse que vers la vérité scientifique. Mais il s’agit d’un regret mineur, comparé à l’apport majeur de cet ouvrage qui opère une belle synthèse de l’état des connaissances les plus récentes sur le sujet et enrichit ainsi la trousse des chirurgiens du Corps économique, en particulier l’Organisation mondiale de la santé, et qui vise à enrichir le débat démocratique au-delà du cercle des experts. Pour cette raison, une prompte traduction en français serait bienvenue.
Notes
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[1]
C’est nous qui traduisons l’ensemble des citations de cette note de lecture.
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[2]
On trouvera un résumé de certains arguments du livre dans l’article « Financial crisis, austerity, and health in Europe », de M. Karanikolos, P. Mladovsky, J. Cylus, S. Thomson, S. Basu, D. Stuckler, J. Mackenbach, M. McKee, paru en mars 2013 dans The Lancet, volume 381, issue 9874, pages 1323-1331 http://images.derstandard.at/2013/03/27/lancetfinancialcrisiseurope.pdf
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[3]
Lorsque les théoriciens des sciences sociales ont recours aux expériences naturelles, ils comparent des groupes sociaux proches, dont l’un bénéficie ou subit un événement politique ou économique extérieur ; l’effet de cet événement sur différentes variables (revenu, santé…) est inféré en comparant l’évolution temporelle de ces variables entre les différents groupes.
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[4]
Voir F. Meslé et al., « La crise sanitaire dans les pays de l’ex-URSS, tendances récentes de la mortalité par cause en Russie », INED, Centre de démographie et d’écologie humaine (Moscou), 1992 et 1996.
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[5]
Expression de Ch. Baudelot, R. Establet, Suicide, l’envers de notre monde, Seuil, 2006.
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[6]
L’effet multiplicateur traduit l’impact sur la croissance d’une augmentation des dépenses publiques.
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[7]
Ils citent l’affirmation « les gens vont mourir » émise en mars 2012 par le rédacteur en chef de la revue The Lancet (ses propos exacts étaient : « Les gens mourront à cause de la décision du gouvernement de se focaliser sur la concurrence plutôt que sur la qualité des soins »). On ne peut s’empêcher de juger ces propos un peu caricaturaux depuis qu’a éclaté, début 2013, le scandale de l’hôpital de Stafford, dans lequel des centaines de patients sont morts dans des conditions indignes entre 2005 et 2009.
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[8]
Contrairement à la règle habituelle en grammaire anglaise, l’adjectif est placé dans cette expression après le substantif.
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[9]
Les Tribunes de la santé, n°36, automne 2012.