Introduction [1]
1Dans cet article [2], nous analysons la réforme des retraites adoptée par le Portugal en 2007. Nous avançons que même si cela n’a pas été clairement dit, les nouvelles mesures introduites étaient porteuses de transformations profondes parce qu’elles impliquaient un changement au niveau des objectifs de la politique des retraites et des principes sur lesquels elle repose. Jusqu’en 2007, le régime contributif devait remplir deux objectifs : permettre le maintien du revenu des travailleurs après la retraite et garantir un revenu minimum à ceux qui n’avaient pas acquis de droits suffisants. Le système issu de la réforme a renoncé à l’objectif de maintien du revenu. De surcroît, bien qu’il continue de fonctionner en répartition, les principes auxquels il obéit ont changé. Même si ce changement n’est ni explicite ni brutal, au fil du temps, les mesures introduites entraîneront une transformation progressive mais profonde de la structure du système.
2Nous présentons d’abord la réforme de 2007 et la manière dont elle a été influencée par les politiques et orientations européennes. Avant de recenser les principaux changements introduits dans la législation portugaise, nous décrivons brièvement la stratégie de l’Union européenne dans le domaine des retraites et les principales caractéristiques des réformes engagées par les États membres.
3Nous procédons ensuite à une évaluation de cette réforme, dont l’adoption a été justifiée par la nécessité de réduire le poids des retraites pour les finances publiques et qui a exclusivement reposé sur une diminution des prestations. Nous évaluons cette stratégie du point de vue de ses conséquences sur le bienêtre des retraités et de l’importance relative accordée aux moyens de la politique des retraites d’une part et à sa finalité d’autre part. Nous examinons les choix normatifs sur lesquels reposent la réforme et les changements qu’elle implique en termes d’objectifs et de principes.
4Enfin, nous avançons des arguments qui remettent en cause le discours officiel selon lequel la réforme n’est que « paramétrique » puisqu’elle a préservé les caractéristiques fondamentales du régime. En conclusion, nous affirmons qu’il existe de bonnes raisons de penser qu’un changement de cap s’est opéré en ce qui concerne les principes qui fondent la politique des retraites et la finalité qu’elle poursuit et que cette réforme peut en réalité être qualifiée de « structurelle ».
La réforme du système de retraite de la sécurité sociale introduite au Portugal en 2007
Tour d’horizon des réformes des retraites engagées dans les États membres de l’Union européenne
5La réforme introduite au Portugal en 2007 ne peut pas être analysée de manière isolée, tant elle a été influencée par les décisions politiques de l’Union européenne (UE). L’UE a exercé une forte influence sur les réformes des retraites pour deux raisons : en premier lieu, parce que l’intégration économique européenne a imposé des contraintes aux États providence nationaux et à leur financement, et en second lieu parce que les recommandations européennes ont joué un rôle non négligeable dans l’orientation des débats sur les réformes des retraites.
6Il importe de souligner que les politiques budgétaires européennes ont exercé une pression en faveur d’une réforme des régimes de retraite. À partir du début des années 1990, la « culture de la discipline » née du traité de Maastricht (Fitoussi et Laurent, 2009) s’est concrétisée par la définition de règles de gouvernance budgétaire strictes qui ont joué en faveur de l’adoption de réformes des systèmes de retraite. Depuis lors, des pressions directes en faveur d’une réforme de ces systèmes ont été à l’œuvre, les gouvernements nationaux ayant été invités à diminuer les budgets consacrés à la retraite et à d’autres programmes de transferts sociaux, afin de réduire les déficits et l’endettement et d’assainir ainsi les finances publiques en général. De surcroît, comme l’ont déploré certains, l’orientation restrictive de la politique budgétaire a indirectement contraint les systèmes à se réformer parce qu’elle a pesé sur la croissance et accentué la hausse du chômage, « alourdissant ainsi le poids de l’État providence. » (Fitoussi, 2004, page 4).
7Les conceptions défendues par l’UE en matière de réforme des retraites ont aussi eu une incidence sur la stratégie choisie par le Portugal, tant sur l’orientation générale de la réforme que sur le détail des mesures adoptées.
8Les institutions européennes ont élaboré et soutenu une vision commune de ce qui constitue un système de retraite « adapté ». Depuis 1999, la réforme des régimes de retraite publics est à l’ordre du jour de l’UE. En décembre, le Comité de politique économique (CPE) a créé un groupe de travail chargé d’étudier les conséquences du vieillissement de la population sur les dépenses de retraite et les finances publiques. À la demande du Conseil des affaires économiques et financières (ECOFIN), le CPE a présenté des projections de dépenses jusqu’en 2050 pour les régimes publics financés par répartition (CEP, 2001) et formulé des recommandations à l’intention des pouvoirs publics en s’appuyant sur l’analyse du groupe de travail. Les États membres ont été invités à adopter des mesures de nature à assurer la pérennité financière de leurs régimes par répartition, notamment en maîtrisant les dépenses futures, ainsi qu’à favoriser la création de régimes entièrement financés par capitalisation et de régimes volontaires.
9Par ailleurs, plusieurs Conseils européens ont souligné les conséquences du vieillissement sur les systèmes de retraite. Ainsi, en mars 2001, le Conseil de Stockholm a invité les États membres à accélérer la réduction de leur dette publique, à réformer leur système de retraite pour qu’il pèse moins sur les finances publiques et leur marché du travail pour accroître le taux d’emploi des femmes et des seniors. En outre, comme exigé lors de ce Conseil, les conséquences du vieillissement sur les dépenses de retraite ont été évaluées dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance. Depuis, en vertu de la discipline budgétaire que le Pacte impose aux États membres, les dépenses de retraite sont soumises à une surveillance étroite des instances de l’UE chargées des affaires économiques et financières.
10En juin 2001, le Conseil de Göteborg a approuvé trois grands principes à observer pour réformer les systèmes de retraite : adéquation des pensions, pérennité financière et capacité des régimes à s’adapter. En décembre, le Conseil de Laeken a décliné ces principes en onze objectifs communs et lancé une méthode ouverte de coordination (MOC) dans le domaine des retraites. La MOC est un processus qui suppose la définition d’objectifs communs, l’utilisation d’une série d’indicateurs communs pour évaluer les avancées au regard de ces objectifs et l’établissement par les États membres de rapports à l’intention de la Commission européenne sur la base des objectifs. La définition de ces objectifs impliquant des choix normatifs, ce processus a progressivement abouti à l’émergence d’une vision commune. Cette vision a été traduite en orientations stratégiques pour la politique des retraites, orientations qui ont influé sur les réformes des systèmes de retraite.
11La MOC a eu une influence sur les décisions prises par les pouvoirs publics nationaux dans le domaine des retraites. De fait, une analyse de la trajectoire de réforme suivie par plusieurs États membres met en lumière des tendances similaires. Après la publication de la première vague de rapports sur les stratégies nationales, en 2002, la Commission et le Conseil ont recommandé aux États membres d’engager une réforme radicale de leurs régimes pour atteindre les objectifs communs (CE, 2003). Les États membres ont ainsi été appelés à améliorer les mécanismes destinés à inciter les seniors à rester plus longtemps sur le marché du travail, à renforcer le lien entre cotisations et prestations, à accroître les financements publics et privés alloués aux pensions, ainsi qu’à garantir une pension de retraite minimum suffisante pour prévenir la pauvreté. Après la publication de la deuxième vague de rapports sur les stratégies nationales, l’examen des avancées accomplies en matière de réforme des retraites (CE, 2006) a révélé que depuis 2003 les États membres avaient réformé leurs régimes en profondeur afin de se conformer aux trois principes définis : adéquation des pensions, pérennité financière et capacité des régimes à s’adapter à l’évolution du marché du travail et de la société. L’analyse comparative de ces réformes a mis en évidence des similitudes. Ainsi, beaucoup de pays ont modifié les règles qui régissaient les régimes, par exemple en introduisant des mécanismes destinés à inciter la population à travailler plus longtemps et à la dissuader de prendre une retraite anticipée, en renforçant le lien entre cotisations et prestations et en modifiant la formule de calcul des pensions pour qu’elle tienne compte de l’espérance de vie ; certains ont relevé le montant de la pension minimum garantie afin de prévenir la pauvreté parmi les personnes âgées. Par ailleurs, les États membres ont favorisé un renforcement du rôle des régimes de retraite privés, censés compléter ou remplacer en partie les régimes publics. Comme le montrera le présent article, le Portugal ne fait pas exception.
12Le programme d’action du Portugal dans le domaine des retraites a été fortement influencé par le paradigme de politique économique dominant au sein de l’UE. La logique qui a présidé à l’introduction de la monnaie unique était conforme aux prescriptions de la « nouvelle économie classique » (Creel, 2011), qui n’accorde aux politiques budgétaire et monétaire qu’un rôle limité en matière de stabilisation économique. La politique monétaire a pour seul objectif le maintien de la stabilité des prix, tandis que les politiques budgétaires nationales sont strictement encadrées, si bien que la capacité des gouvernements à soutenir la croissance et l’emploi est fortement entravée. Cette logique repose sur le postulat que les leviers de la croissance et de l’emploi sont non pas des politiques macroéconomiques expansionnistes, mais des politiques économiques de l’offre. Les politiques du marché du travail et les politiques sociales doivent elles aussi s’adapter à cette orientation économique et faire face à l’environnement économique né de la libéralisation du commerce international. Elles sont en outre censées garantir l’équilibre des finances publiques et la compétitivité économique des pays.
13Comme les autres politiques sociales, la politique des retraites est donc conçue comme un moyen, puisqu’elle est mise au service de l’assainissement budgétaire et des bonnes performances du marché du travail. Pour éviter de creuser les déficits publics et d’accroître l’endettement, il ne faut pas faire reposer le paiement des retraites exclusivement sur la puissance publique : il convient donc de limiter les budgets consacrés aux régimes publics et de faire jouer un rôle plus important aux régimes privés financés par capitalisation et aux régimes volontaires. La politique en matière de retraite est, de surcroît, censée promouvoir l’emploi et la compétitivité, et favoriser ainsi le bon fonctionnement du marché du travail. Elle doit reposer sur des incitations au travail adaptées et sur des stratégies d’activation. Par conséquent, la priorité doit être de maîtriser la hausse des cotisations pour éviter l’augmentation du coût du travail et la diminution de la demande de maind’œuvre qui en découle, d’accorder des prestations qui n’aient pas d’effet dissuasif sur l’offre de main-d’œuvre et de favoriser l’activité des travailleurs âgés à travers des mesures qui les encouragent à travailler et les dissuadent de prendre une retraite anticipée (CE, 2006).
Principaux changements introduits dans la législation portugaise en 2007
14Au Portugal, les travailleurs indépendants et les salariés du secteur privé sont tenus de s’affilier au régime général de la sécurité sociale, qui est, de loin, le principal régime du pays. Il existe également un régime spécial pour les fonctionnaires, mais depuis 2005, un processus d’harmonisation progressive avec le régime général s’est engagé (loi n° 60/2005 du 29 décembre 2005). D’autres régimes professionnels sont en place mais ne couvrent qu’un faible pourcentage de la population active.
15Le régime général sert des prestations liées au revenu d’activité, qu’il s’agisse de pensions ou d’autres prestations, versées par exemple en cas de chômage, de maladie, de congé parental, de maladie professionnelle, d’invalidité ou de décès. Il est financé par des cotisations sociales dont le taux s’élève à 34,75 % (11 % de part salariale et 23,75 % de part patronale). Depuis 2011, sur ce taux global de 34,75 %, 20,21 % sont affectés au financement des pensions de retraite.
16La branche retraite du régime général a été réformée par la loi 4/2007 du 16 janvier 2007 et par le décret-loi n° 187/2007 du 10 mai 2007. Le principal argument avancé pour justifier cette réforme a été la nécessité de maîtriser les difficultés budgétaires pour garantir la pérennité financière à long terme de la sécurité sociale. Cet argument avait déjà été invoqué dans le programme du gouvernement (PCM, 2005) et dans le texte de présentation des orientations stratégiques de la réforme : « Les projections montrent que si rien n’est fait, le système de sécurité sociale connaîtra un déséquilibre d’ici dix ans […]. [La] tendance structurelle est claire et impose d’adopter une stratégie de réforme qui s’attaque résolument aux conséquences du vieillissement de la population. » (MTSS, 2006b, page 9). Les orientations stratégiques de la réforme contiennent des mesures destinées à maîtriser les dépenses et à promouvoir le vieillissement actif. Les principes du vieillissement actif et du renforcement de la nature contributive du système ont été acceptés par les partenaires sociaux (CES, 2006) et inscrits dans la loi (décret-loi 187/2007). Les mesures adoptées étaient considérées comme pertinentes face au vieillissement et à ses conséquences sur l’économie et les finances publiques. La réforme a été présentée à l’opinion publique comme absolument indispensable pour garantir la pérennité du système de sécurité sociale.
17Trois des mesures adoptées méritent une attention particulière.
18La première est l’introduction d’un « facteur de viabilité » dans la formule de calcul des pensions, qui a constitué une pierre angulaire de la réforme. Le facteur de viabilité est un facteur d’ajustement démographique qui entraîne une diminution des pensions à mesure que l’espérance de vie moyenne augmente. Pour ne pas voir leurs droits diminuer, les travailleurs peuvent soit choisir de travailler plus longtemps, soit augmenter les cotisations qu’ils versent à titre volontaire à un nouveau régime complémentaire public reposant sur des comptes individuels.
19La deuxième mesure est la modification de la formule de calcul des pensions. Depuis 2007, les droits à pension sont calculés sur la base d’une rémunération de référence qui tient compte des revenus d’activité perçus au cours de l’ensemble de la carrière, alors que depuis 1994, ils étaient calculés sur la base du revenu d’activité moyen des dix meilleures années parmi les quinze précédant immédiatement le départ en retraite. Il faut souligner qu’une loi promulguée en 2000 (décret-loi n° 17/2000 du 8 août 2000) disposait déjà que les pensions devraient progressivement être calculées en fonction des revenus perçus au cours de l’ensemble de la carrière. La nouvelle méthode de calcul n’a cependant été adoptée qu’après l’entrée en vigueur, en 2002, du décret-loi n° 35/2002 du 19 février 2002. Selon cette loi, la formule de calcul devait prendre en compte les revenus de l’ensemble de la vie active, à concurrence cependant de 40 années. Toutefois, une période de transition était prévue : entre 2002 et 2016, il était possible de retenir la méthode de calcul la plus avantageuse – entre l’ancienne formule, la nouvelle ou une moyenne pondérée des deux formules – pour permettre au bénéficiaire de percevoir la pension la plus élevée. La nouvelle règle n’avait donc pas pleinement produit ses effets. La réforme de 2007 a accéléré le passage à la nouvelle formule, les pensions devant désormais être calculées sur la base de la moyenne pondérée de la rémunération perçue au cours des dix meilleures années parmi les quinze précédant la retraite et de celle perçue au cours de l’ensemble de la carrière, qui ne peut toutefois excéder 40 années. Le poids accordé à chacune de ces deux composantes dépend de l’année de la retraite (antérieure ou postérieure à 2016), du nombre d’années de cotisation après une année de référence donnée (2006 pour les personnes qui prennent leur retraite avant 2016 ou 2001 pour celles qui la prennent après 2016). Le tableau figurant en annexe présente de manière synthétique ces nouvelles règles de calcul. Les revenus perçus pendant la vie active sont indexés sur les prix, à l’exception de ceux perçus récemment (après 2002), qui sont indexés à la fois sur les prix et sur la croissance du revenu d’activité moyen de l’économie, étant entendu que l’année charnière sera actualisée périodiquement.
20Le troisième volet important de la réforme consiste en une modification des règles d’indexation des pensions de retraite (loi n° 53-B/2006 du 29 décembre 2006). Avant la réforme, pour qu’aucun retraité ne voie son pouvoir d’achat diminuer, toutes les pensions étaient indexées sur l’inflation. Depuis la réforme, seules celles inférieures à un certain montant sont protégées de l’inflation – ce montant est déterminé par un indice, l’Indexante de Apoios Sociais (IAS), défini chaque année par le gouvernement. Si la croissance est suffisamment forte (supérieure à 3 % par an), toutes les pensions sont revalorisées en fonction de l’inflation. Si elle est comprise entre 2 et 3 %, les pensions les plus élevées (supérieures à 6 fois l’IAS) ne sont pas revalorisées (leur pouvoir d’achat subit alors une diminution égale à l’inflation), et si elle est inférieure à 2 %, tous les titulaires d’une pension supérieure à 1,5 fois l’IAS subissent une érosion de leur pouvoir d’achat égale à l’inflation. Il s’agit là d’un changement de règle majeur, en ce sens qu’il signe l’abandon de l’objectif consistant à préserver le montant des pensions en termes réels qui prévalait jusqu’alors. En réalité, en 2007, le pourcentage de pensions supérieures à 1,5 fois l’IAS était faible, s’établissant à environ 11 % de l’ensemble des pensions de vieillesse versées par le régime général de la sécurité sociale. Il est cependant appelé à augmenter fortement au fil du temps, les règles qui régissent le régime spécial des fonctionnaires étant progressivement alignées sur celles du régime général. Or, les fonctionnaires ont des carrières d’assurance beaucoup plus longues (de 6 ans en moyenne) et un salaire moyen plus élevé parce que leur niveau d’étude est nettement supérieur.
21De même, les effets du processus de convergence progressive de la pension minimum vers le salaire minimum, qui s’est amorcé il y a une dizaine d’années pour s’achever en 2005, ont été immédiatement inversés. En 2006, les pensionnés qui avaient cotisé plus de 30 ans pouvaient prétendre à une pension égale au salaire minimum net (après déduction de la part salariale des cotisations sociales) et ceux qui avaient une carrière d’assurance moins longue avaient droit à un certain pourcentage de ce montant. Toutefois, le gouvernement a porté un coup d’arrêt immédiat à cette politique de rattrapage en décidant de rompre le lien entre le montant de la pension minimum et celui du salaire minimum. C’est maintenant l’IAS qui sert de référence pour fixer le montant de la pension minimum, lequel a commencé de s’éloigner du montant du salaire minimum net, y compris pour les assurés qui justifient d’une carrière longue. Le tableau page suivante illustre ce phénomène.
Salaire minimum, IAS et pension minimum

Salaire minimum, IAS et pension minimum
NOTE • Salaires et pensions mensuels.22De surcroît, la réforme contient également de nouvelles règles destinées à favoriser le « vieillissement actif » en encourageant la population à travailler plus longtemps. Ainsi, elle pénalise plus lourdement les départs en retraite anticipée et contient des mesures censées inciter les travailleurs à différer leur retraite.
La réorientation de la politique des retraites
Une stratégie fondée sur la diminution des pensions
23L’argument avancé pour justifier la réforme de 2007 était que selon les projections officielles (MSTT, 2006a), si rien n’était fait, le budget de la sécurité sociale deviendrait déficitaire en l’espace de dix ans sous l’effet du vieillissement démographique. Les changements introduits étaient jugés nécessaires pour limiter la hausse à venir des dépenses publiques de retraite et garantir la pérennité budgétaire du système. Le gouvernement a opté pour une réforme exclusivement axée sur la diminution des prestations, un choix critiquable parce qu’il a des conséquences négatives sur le bien-être des retraités. De surcroît, la méthode employée est, elle aussi, discutable.
24Les mesures qui visent à contenir les dépenses de retraite sont lourdes de conséquences pour le bien-être économique des pensionnés. Lorsque la réforme a été introduite, la majorité des retraités n’avaient pas acquis suffisamment de droits pour bénéficier d’une véritable sécurité financière pendant leur retraite, ce qui s’explique par la situation antérieure du marché du travail et par le fait qu’au Portugal, le régime de retraite de la sécurité sociale a été créé tardivement (Murteira, 2008). Le départ en retraite continuait d’entraîner une perte de revenu importante du fait que les pensionnés avaient perçu des salaires faibles durant leur vie active et avaient des carrières d’assurance courtes. De plus, les pensions n’étaient indexées que sur les prix. Les retraités avaient donc, en moyenne, un niveau de vie nettement inférieur à celui de la population active et étaient exposés à un risque de pauvreté beaucoup plus grand. Dans ce contexte, le choix d’abaisser les pensions est contestable parce qu’il a fait supporter aux retraités l’intégralité du coût de l’ajustement.
25Les trois principales mesures de la réforme décrites précédemment entraînent une diminution du montant des pensions, parce qu’elles ont une incidence sur le taux de remplacement ou sur l’évolution ultérieure du revenu.
26Les deux premières ont entraîné une diminution du taux de remplacement. Premièrement, la nouvelle formule de calcul de la pension fait dépendre le montant des droits des revenus d’activité perçus au cours de l’ensemble de la vie active, ce qui n’a pas les mêmes conséquences sur le taux de remplacement qu’une formule qui prend en compte les rémunérations les plus élevées perçues au cours des dernières années de travail. Le revenu d’activité étant en général plus élevé en fin de carrière, lorsque les pensions sont calculées sur la base de la rémunération perçue pendant l’ensemble de la carrière, le taux de remplacement est plus faible. Au Portugal, le revenu d’activité réel moyen des travailleurs salariés est orienté à la hausse depuis le début des années 1980, si bien que lorsqu’il était possible de retenir la méthode de calcul la plus favorable (reposant sur le salaire final, sur le salaire perçu au cours de l’ensemble de la carrière ou sur une moyenne pondérée des deux), les pensions étaient calculées sur la base de la première méthode (les 10 meilleures années parmi les 15 années précédant la retraite) dans 82,5 % des cas. Le changement de règle n’a été intéressant que pour les travailleurs qui avaient une carrière « atypique ». Selon certaines estimations, « au cours de la période 2002-2004, quelque 238 060 pensions ont été accordées, parmi lesquelles 41 713 (soit environ 17,5 %) ont été calculées en fonction des cotisations versées pendant l’ensemble la vie active […] les bénéficiaires ayant ainsi la garantie de percevoir le montant le plus élevé » (CE, 2005, page 3). Le changement de règle a été synonyme de diminution du montant des prestations pour la majorité des nouveaux retraités. Les pensions dépendent désormais du revenu d’activité moyen d’un travailleur plutôt que du salaire qu’il percevait en fin de carrière et du salaire moyen de l’économie à la date de son départ en retraite. Deuxièmement, le facteur de viabilité a un impact progressif mais important et pourrait, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), entraîner une baisse sensible des futures pensions : selon toute vraisemblance, un travailleur accomplissant toute sa carrière dans le cadre de la nouvelle règle devrait, du fait de la prise en compte de l’espérance de vie, obtenir une pension égale à 81 % de celle qu’il aurait perçue en vertu des règles actuelles (OCDE, 2007, page 71). De manière générale, les futurs retraités devraient « recevoir une pension inférieure de plus de 30 % à celle à laquelle ils auraient pu prétendre avant la réforme » (OCDE, 2007).
27Au-delà de cette diminution du montant initial des pensions, l’évolution ultérieure des droits sera affectée par les nouvelles règles d’indexation, qui entraîneront une érosion progressive du pouvoir d’achat des pensions supérieures à 1,5 fois l’IAS. La diminution du taux de remplacement et la nouvelle règle d’indexation se conjuguent pour creuser l’écart entre l’évolution du revenu des retraités et celle du revenu d’activité moyen.
28Or, ces conséquences n’ont jamais été ouvertement évoquées. Les partisans de la réforme ne se sont jamais placés sur le terrain du niveau de vie pour défendre le bien-fondé des mesures envisagées. Schématiquement, la réforme a été axée sur les moyens des politiques (les dépenses de retraite) au détriment de leur finalité (les objectifs sociaux). En réalité, le montant des pensions a été utilisé comme variable d’ajustement et traité comme un aspect accessoire d’une politique dont le but était de garantir la pérennité financière des régimes, ce qui aurait dû constituer un sujet de préoccupation majeur dans la mesure où, comme indiqué précédemment, au Portugal, les retraités ont un niveau de vie plus faible et sont confrontés à un risque de pauvreté plus grand que la population en général.
29Il faut d’ailleurs souligner que les objectifs à atteindre en termes de sécurité financière des retraités – taux de remplacement et revalorisation des pensions au fil du temps – ne sont évoqués ni dans les rapports de l’administration chargée de la sécurité sociale (MTSS, 2006b) ni dans le texte de loi (décret-loi n° 187/2007). Seul le rapport sur le budget de l’État (MFAP, 2006) fait mention de la diminution programmée du montant des droits. Apparemment, la politique des retraites a été abordée d’un point de vue strictement financier. Les projections officielles montraient que la hausse prévue des dépenses publiques au titre des pensions (vieillesse, invalidité, survivants) entraînerait un déséquilibre financier du système en l’espace d’une décennie. L’application des nouvelles règles devait induire, à l’avenir, à la fois une baisse des dépenses et un ralentissement de l’augmentation de la pension moyenne en termes réels (voir graphique ci-dessous), ce qui était jugé positif du point de vue du budget de l’État. Il est donc permis d’en déduire que le montant des pensions a constitué la variable d’ajustement.
Augmentation de la pension moyenne en termes réels

Augmentation de la pension moyenne en termes réels
30Du point de vue des politiques sociales, il s’agit là d’une stratégie discutable. Les régimes de retraite ayant vocation à garantir une sécurité financière après la fin de la vie active, toute mesure prise en matière de retraite doit, pour être cohérente, tenir clairement compte de cet objectif. Dans ce domaine, les objectifs sociaux devraient toujours être considérés comme des principes fondamentaux de toute réforme. Ils devraient être clairement énoncés d’emblée et, à l’évidence, servir de point de départ pour l’élaboration de la réforme, tandis que l’équilibre budgétaire du système devrait être considéré comme la « contrainte » et non comme « l’objectif » de la réforme.
31Au Portugal, les partisans de la réforme des retraites au sein du gouvernement et du côté droit de l’échiquier politique l’ont considérée comme un succès. Leur jugement est cependant faussé, en ce sens qu’ils se bornent à évaluer les politiques en fonction de leurs effets sur l’équilibre budgétaire intertemporel et oublient les objectifs sociaux des systèmes de retraite. Ce mode d’analyse de l’État providence, qui consiste à tenir compte de ses coûts en faisant abstraction des fonctions qu’il est censé remplir, a été critiqué par Atkinson (1999). Il n’est en effet pas possible d’évaluer correctement la politique suivie en matière de retraites en l’analysant d’un point de vue strictement financier.
Changement d’objectifs
32L’examen des principaux changements législatifs découlant de la réforme de 2007 montre que le Portugal a changé d’orientation quant aux objectifs de la politique des retraites.
33En premier lieu, la modification du mode de calcul des pensions montre que les objectifs privilégiés ne sont plus les mêmes. Toute formule de calcul repose implicitement sur une certaine vision des objectifs de la politique des retraites : lorsque l’objectif est de garantir le maintien du niveau de vie, les prestations doivent être calculées en fonction du salaire final plutôt que sur la base de la rémunération perçue au cours de l’ensemble de la vie active. Lorsqu’elles sont calculées en fonction de la rémunération perçue pendant l’ensemble de la vie active, elles s’écartent du salaire final du travailleur et du revenu d’activité moyen qui a cours dans l’économie au moment où il prend sa retraite. L’objectif est alors qu’elles reflètent le montant des cotisations versées par l’intéressé, une logique proche de celle à laquelle obéissent les systèmes de retraite reposant sur l’épargne individuelle. Par conséquent, le changement de mode de calcul traduisait un abandon du premier objectif au profit du second, ce qui constitue une évolution radicale des objectifs de la politique des retraites. Ce changement de cap est analysé plus précisément dans les deux parties qui suivent
34En second lieu, la modification de la méthode d’indexation des pensions témoigne elle aussi d’un changement radical d’objectifs : la réforme a mis fin à l’indexation des prestations sur l’inflation et à l’indexation de la pension minimum sur le salaire minimum, ce qui revenait, implicitement, à accepter que l’évolution du revenu des retraités s’éloigne de plus en plus de la progression des revenus en général.
35La diminution du taux de remplacement imposée par la nouvelle formule de calcul à la majorité des pensionnés, couplée à la modification des règles d’indexation des prestations témoigne indéniablement d’une renonciation à l’objectif – implicite dans le cadre des règles antérieures – de maintien du niveau de vie des retraités. L’intervention de l’État dans le domaine de la retraite consiste de plus en plus à offrir une protection minimale du revenu, ce qui traduit une rupture par rapport à la conception antérieure, selon laquelle les systèmes de retraite avaient pour finalité première de garantir aux retraités un niveau de vie équivalent, dans la mesure du possible, à celui qu’ils avaient lorsqu’ils travaillaient.
36Ce choix de diminuer les pensions intervient au moment même où le gouvernement érige la prévention de la pauvreté parmi les personnes âgées au rang de priorité de l’action publique. Il marque un tournant dans la conception du système, dès lors axé sur la lutte contre la pauvreté, une évolution dans laquelle la notion d’aide sociale semble l’emporter sur celle de sécurité sociale. Comme le fait observer Barry, « dans un État providence bien organisé, la lutte contre la pauvreté relève pour l’essentiel de politiques qui ont un autre objectif et une autre raison d’être. […] [S]’il faut définir l’État providence par un objectif, c’est davantage celui de la préservation du revenu que celui de la lutte contre la pauvreté qu’il faut citer » (Barry, 1990, page 73).
37Ce changement de cap transparaît de manière évidente à travers les mesures qui s’adressent aux retraités à faible revenu, comme le nouveau mécanisme introduit par le gouvernement au début de la législature pour protéger le revenu des retraités pauvres et faire reculer la pauvreté parmi les personnes âgées en leur versant une allocation soumise à condition de ressources (« complemento solidário para idosos » ou « supplément de solidarité en faveur des personnes âgées »). Le préambule de la loi qui a instauré ce dispositif (décret-loi n° 232/2005 du 29 décembre 2005) précise que ce dernier s’inscrit dans le cadre d’une nouvelle politique reposant sur la création de minima sociaux en faveur des personnes âgées. L’approche antérieure, qui prévoyait la revalorisation générale des minima sociaux, a été jugée financièrement insupportable et remplacée par une stratégie consistant à cibler les prestations sur les plus défavorisés, ce qui a justifié, un an plus tard, l’abandon de l’objectif de rattrapage du montant de la pension minimum du régime contributif par rapport au salaire minimum. Dès lors, les retraités qui avaient accompli une carrière complète ou longue ne pouvaient plus prétendre à une pension minimum égale au salaire minimum net.
38Il est regrettable que ce nouveau mécanisme ait été créé dans le but de remplacer la revalorisation générale de la pension minimum du régime contributif. Les prestations soumises à condition de ressources sont en effet liées à l’existence d’une situation de besoin, alors que les pensions contributives ont une fonction de remplacement du revenu d’activité. Jusqu’alors, les pensions minimales du régime contributif n’étaient pas considérées comme des instruments de prévention de la pauvreté parmi les personnes âgées ni comme un « mécanisme fondé sur la solidarité nationale » destiné à aider les travailleurs pauvres. Le droit à une pension minimum était au contraire conçu comme un « droit lié au travail » : la pension, qui avait vocation à se substituer au revenu d’activité, était liée au salaire. De même, selon cette conception, le salaire minimum net constituait la référence à retenir pour fixer le montant de la pension minimum. Ainsi, les retraités qui avaient accompli une carrière complète ou longue (et remplissaient ainsi les conditions d’ouverture des droits) pouvaient obtenir une pension minimum égale au salaire minimum net. Ce salaire étant faible – proche du seuil de pauvreté –, on considérait que la pension minimum ne pouvait pas être inférieure.
Liens entre cotisations et prestations
39Malgré les conséquences négatives de la réforme sur le montant des droits, le décret-loi n° 187/2007 souligne que le passage à la nouvelle formule de calcul répond à un impératif de justice parce qu’il renforce la nature contributive du régime.
40Les systèmes de retraite publics par répartition ne présentent effectivement pas tous les mêmes caractéristiques s’agissant du lien entre les cotisations versées par un individu pendant sa vie active et la pension qu’il peut espérer percevoir. Les choix effectués à cet égard traduisent des conceptions différentes au sujet de la place que doivent ou non occuper les mécanismes de redistribution interpersonnelle au sein du régime. Il existe un premier modèle, qui préconise l’établissement d’un lien étroit entre les cotisations versées par un individu pendant sa vie active et les prestations auxquelles il peut prétendre. En d’autres termes, les régimes par répartition doivent fonctionner comme un mécanisme de transfert intertemporel du revenu individuel entre la période d’activité et la retraite. Dans ce modèle, il n’y a pas redistribution interpersonnelle ex ante, même s’il y a toujours redistribution ex post du fait des différences de longévité entre individus. La neutralité actuarielle est implicitement érigée en principe de justice. À l’inverse, il existe une autre conception, selon laquelle les régimes par répartition n’ont pas à établir un lien étroit entre cotisations et prestations. Dans ce modèle, il est au contraire possible d’affaiblir ce lien et de garantir une redistribution pour atteindre des objectifs sociaux, par exemple de prévoir une « pension minimum » ou des taux de remplacement plus élevés pour les retraités modestes, etc. Lorsqu’un régime a pour finalité le maintien du revenu, les pensions doivent dépendre des salaires antérieurs plutôt que des cotisations individuelles.
41La réforme introduite par le Portugal repose sur une conception proche du premier modèle, puisqu’en renforçant le lien entre les cotisations acquittées pendant la vie active et les prestations, elle a rendu le régime moins redistributif. Elle a ainsi créé davantage d’incertitude (les individus n’étant pas protégés des conséquences de carrières irrégulières) et renforcé les inégalités ex post parce que les carrières irrégulières sont toujours liées à des caractéristiques sociales ou démographiques telles que le sexe, le niveau de revenu, etc. Certains auteurs avancent qu’il est possible de contrebalancer ce phénomène en prévoyant la validation gratuite de périodes de cotisation au titre de périodes d’interruption de carrière dues, par exemple, à l’éducation des enfants ou à la prise en charge de personnes âgées, au chômage ou à la maladie. Ces mécanismes de compensation n’ont cependant que des effets partiels. Réduire le niveau des prestations garanties par l’État en ne préservant que les pensions minimales, mettre l’accent sur la responsabilité individuelle et faire porter aux individus une part croissante du risque conduit ces derniers à se tourner vers d’autres sources susceptibles de leur procurer un revenu pendant leur retraite. En règle générale, une telle stratégie a des conséquences négatives en termes de répartition du revenu, du fait qu’elle pénalise les femmes et les travailleurs faiblement rémunérés, non seulement parce qu’ils ont une carrière irrégulière, ponctuée de longues périodes d’absence de cotisation, mais aussi parce que leur rémunération et leur épargne sont plus faibles.
42De surcroît, comme évoqué plus précédemment, cette stratégie porte préjudice à la grande majorité des retraités parce que l’introduction de la formule de calcul fondée sur la rémunération perçue pendant l’ensemble de la vie active se solde par une diminution du taux de remplacement. Certains auteurs prétendent que cette baisse n’a pas de conséquences dommageables parce qu’elle touchera plus les salariés bien rémunérés que ceux dont le salaire est faible, les premiers voyant généralement leur salaire progresser davantage en fin de carrière. La nouvelle formule de calcul entraînera donc une diminution plus forte du taux de remplacement pour cette catégorie de salariés, ce qui devrait réduire les inégalités de revenu. Cet argument est cependant discutable. Premièrement, les inégalités ont peut-être régressé, mais la majorité des retraités ont vu leur revenu diminuer. Deuxièmement, même si la pension des travailleurs à bas salaire diminue moins que celle de leurs homologues à haut salaire en termes absolus, une légère diminution touchant un revenu modeste peut être plus préjudiciable qu’une forte baisse touchant un revenu élevé. Pour les pensionnés mal rémunérés pendant leur vie active, une baisse de revenu, si faible soit-elle, peut être lourde de conséquences en termes de bien-être. En outre, les régimes de retraite peuvent comporter des mécanismes destinés à compenser le fait que le revenu d’activité des travailleurs à haut salaire augmente davantage en fin de carrière. Ainsi, le régime portugais garantit des taux de remplacement plus élevés pour les travailleurs peu rémunérés, en faisant dépendre le taux d’acquisition annuel du niveau du revenu de référence.
43Enfin et surtout, le fait que les nouvelles règles creusent l’écart entre l’évolution du revenu des retraités et celle du revenu moyen dans le pays justifie que l’on examine également la stratégie de réforme choisie du point de vue de l’éthique.
Les nouveaux principes qui régissent le régime par répartition
44Un changement subtil mais profond a eu lieu. S’il n’a pas été remplacé par un régime par capitalisation, le régime par répartition a profondément changé de nature. Les principes sur lesquels il est fondé ont évolué : alors qu’il garantissait auparavant des droits liés au travail, il repose maintenant sur une logique qui s’apparente à celle de l’épargne-retraite.
45Comme l’a souligné Friot (2010), à l’origine, les régimes par répartition organisaient une forme de solidarité par l’intermédiaire du travail : les droits étaient liés au travail et les pensions, financées par des cotisations sociales, dépendaient donc des salaires. Les cotisations versées par les travailleurs à un moment donné, qui représentent une part du salaire total, étaient redistribuées immédiatement sous forme de prestations sociales (pensions, prestations de chômage, prestations de maladie, etc.). Au départ, les régimes servaient des prestations proportionnelles à la durée de la carrière, qui dépendaient dans une certaine mesure de la rémunération antérieure sans être strictement liées aux cotisations versées. Lorsqu’un système a pour finalité le maintien du revenu, le montant des pensions de retraite est proche du salaire final. La pension peut alors être analysée, selon les termes de Friot (2010), comme un « salaire continué ». Cette conception suppose des taux de remplacement élevés et une progression dans le temps identique des pensions et des salaires.
46Or, récemment, plusieurs pays ont suivi une logique différente, renforçant le lien entre cotisations au régime et prestations perçues. Un régime strictement contributif constitue l’expression la plus radicale de cette nouvelle logique : l’établissement d’un lien strict entre les cotisations versées pendant la vie active et les prestations perçues élimine toute redistribution au sein du régime, qui fonctionne alors comme un mécanisme de transfert du revenu individuel entre la période d’activité et la retraite. Les cotisations sont assimilées à une forme « d’épargne-retraite », les prestations à la « valeur différée des cotisations » et les pensions à un « revenu différé » individuel (Friot, 2010 ; Castel, 2009).
47S’agissant du régime portugais, l’ancienne formule de calcul avait implicitement pour finalité le maintien du niveau de vie après la retraite. Le montant de la pension dépendait du salaire final, ce qui devait permettre aux retraités de conserver, dans la mesure du possible, le niveau de vie qu’ils avaient avant de prendre leur retraite. En outre, la méthode d’indexation permettait à tout le moins d’éviter une érosion de la valeur réelle des prestations. Par ailleurs, les travailleurs peu rémunérés justifiant d’une carrière complète avaient l’assurance de percevoir au minimum une pension égale au salaire minimum net. En réalité, avant la réforme, le montant moyen des pensions demeurait très inférieur au revenu d’activité moyen, ce qui s’expliquait cependant par le fait que le régime de retraite était encore jeune. Toutefois, le régime parvenant progressivement à maturité, les taux de remplacement étaient appelés à augmenter et les pensions à se rapprocher du niveau des salaires.
48Le régime issu de la réforme continue d’être financé par répartition mais obéit à une logique proche de celle de l’épargne-retraite. Si l’on en croit les intentions annoncées dans la loi, son caractère contributif devrait se renforcer, si bien que les pensions seront davantage liées aux cotisations versées par le retraité pendant sa vie active (plutôt qu’à son salaire final). Cette évolution est censée répondre à un impératif de justice, la neutralité actuarielle incarnant implicitement la justice.
49Au Portugal, l’idée que la pension de retraite est un droit lié au travail disparaît progressivement, le lien entre pension et salaire s’affaiblissant tandis que celui entre pension et cotisations individuelles se resserre. Plusieurs mesures illustrent cette évolution. La première est la diminution du taux de remplacement provoquée par la modification de la formule de calcul des pensions et l’introduction du facteur de viabilité, qui affaiblissent l’une et l’autre le lien entre pensions et salaires. La pension étant désormais calculée en fonction de la rémunération perçue pendant l’ensemble de la vie active et reflétant ainsi plus fidèlement les cotisations versées pendant cette période, le montant auquel peuvent prétendre les travailleurs lorsqu’ils prennent leur retraite dépend désormais moins des salaires qu’ils ont perçus que des cotisations qu’ils ont versées. L’autre élément important qui a contribué à creuser l’écart entre pensions et salaires est le changement de méthode d’indexation des prestations. Au Portugal, les pensions n’ont certes jamais été revalorisées en fonction des salaires, mais la nouvelle méthode ne permet même pas de garantir que toutes les prestations augmentent en fonction de la hausse des prix, ce qui contribue à accroître la différence entre pensions et salaires pendant toute la durée de la retraite. Enfin, le troisième élément qui va dans le même sens est la rupture du lien entre pension minimum et salaire minimum. L’idée selon laquelle le droit à une pension minimum du régime contributif était lié au travail a été remise en cause, ce droit étant désormais garanti au nom de la solidarité nationale. La pension minimum est très faible et peut être complétée par des prestations soumises à condition de ressources.
50Parallèlement, le mode de calcul des pensions se rapproche d’une méthode actuarielle, certains principes analogues à ceux appliqués par les gestionnaires de plans d’épargne-retraite ayant été adoptés. Le renforcement du lien entre les cotisations versées pendant la vie active et les prestations fait partie de ces principes. De même, l’introduction dans la formule de calcul d’un facteur de viabilité qui fait dépendre le montant des droits de l’espérance de vie à l’âge de la retraite est apparemment inspirée de la technique actuarielle qui consiste à convertir l’épargne-retraite accumulée en une rente dont le montant dépend de l’espérance de vie résiduelle. En outre, le texte de la réforme invoquait le principe de neutralité actuarielle pour justifier le renforcement des mesures destinées à favoriser le report du départ en retraite et de celles visant à dissuader les travailleurs de prendre une retraite anticipée.
51Le régime reste financé par répartition mais a profondément changé de nature, puisque les principes redistributifs qui garantissaient le maintien du revenu cèdent la place aux principes actuariels. La notion de droits à pension liés au travail est remplacée par la logique de l’épargne-retraite, les pensions dépendant désormais davantage des cotisations que du salaire. L’objectif de maintien du revenu ayant été abandonné, les pensions de retraite sont désormais conçues, non comme un « salaire continué », mais comme un « revenu différé ».
Une réforme structurelle
52Les études consacrées à la réforme des retraites opèrent généralement une distinction entre réformes « paramétriques », d’une part, et réformes « structurelles », d’autre part. Hinrichs et Lynch définissent les réformes paramétriques « comme des modifications marginales apportées à l’équation de base liant cotisations et prestations », tandis que les réformes structurelles « sont des transformations qui conduisent les systèmes à “rompre avec leur tradition” » (Hinrichs et Lynch, 2010, page 362). Les changements comme ceux introduits en 2007 au Portugal sont souvent qualifiés de paramétriques. Ainsi, dans l’analyse de Hinrichs et Lynch, des mesures telles que le renforcement du lien entre cotisations et prestations, la prise en compte de paramètres démographiques dans la formule de calcul des pensions et la modification de la méthode d’indexation sont citées comme des exemples de changements paramétriques. Il est vrai que ces changements ont été présentés comme s’inscrivant dans la tradition et visant à préserver, voire à renforcer, le régime en place et ses principes. Pourtant, comme nous l’avons vu, ils entraînent progressivement une véritable refonte du système et des principes qui le sous-tendent. De fait, certaines évolutions majeures de l’orientation des politiques peuvent être la résultante de « l’effet cumulatif, au fil du temps, de changements marginaux » (Palier, 2005, page 128). Comme l’a montré le débat sur le changement institutionnel, des changements mineurs peuvent effectivement entraîner une rupture institutionnelle (Streeck et Thelen, 2005).
53Dans le cas du Portugal, si l’on en croit le discours officiel, la réforme a préservé les caractéristiques fondamentales du régime et ne visait qu’à induire des changements paramétriques. Cette affirmation est cependant sujette à caution car s’il est vrai que certains paramètres du régime en place ont été modifiés, la nature de ces modifications a fait évoluer des caractéristiques fondamentales du système. Pour progressifs qu’ils soient, ces changements entraînent une forte baisse des prestations et traduisent une réorientation des objectifs de la politique des retraites et des principes qui la fondent. En premier lieu, ils se soldent par un net recul des prestations à moyen et court termes et cette diminution se fera de plus en plus sentir au fil du temps, le facteur de viabilité étant appelé à exercer une influence croissante. En outre, les nouvelles règles d’indexation vont creuser l’écart entre l’évolution du revenu des retraités et la progression du revenu moyen dans le pays. Cette diminution des prestations représente une baisse significative de la principale source de revenu de la majorité des retraités. Deuxièmement, bien que cela ne soit pas dit, les nouvelles règles de calcul et d’indexation des pensions ont pour corollaire un changement d’objectif du système, dont la finalité première n’est plus d’assurer le maintien du revenu mais de garantir un revenu dont le montant est faible. Troisièmement, même si le régime continue de fonctionner selon le principe de la répartition, il a profondément changé de nature : la notion de droits à pension liés au travail cède la place à la logique de l’épargne-retraite, les pensions étant désormais davantage liées aux cotisations qu’au salaire. Les principes redistributifs, qui avaient vocation à garantir le maintien du revenu, sont abandonnés au profit de principes actuariels et les pensions ne sont plus conçues comme un « salaire continué » mais comme un « revenu différé ».
54Globalement, le système a « rompu avec la tradition ». Cette transformation n’a pas été officiellement annoncée et n’a pas été immédiatement perçue parce que les nouvelles règles ne produisent leurs effets que progressivement. Il reste que l’ensemble des mesures adoptées entraîne une transformation profonde de la nature même du système. À travers des changements paramétriques, un changement de cap radical a été opéré en matière de politique des retraites. Cette réforme devrait donc être qualifiée de structurelle.
55La réforme de 2007 a été présentée à l’opinion publique comme une simple réforme paramétrique, visant à réduire le montant des prestations pour assurer la pérennité financière du régime tout en en conservant la logique générale. Dans le présent article, nous affirmons que cette réforme, loin de n’avoir eu qu’un effet limité sur la structure du système de retraite, en a en réalité transformé les principes et la finalité. Le système par répartition n’a certes pas été remplacé par un régime par capitalisation, mais les principes qui le fondent et la finalité qu’il poursuit ont changé. Cette transformation est plus difficile à percevoir parce qu’elle n’a pas été officiellement reconnue.
Formules de calcul des pensions

Notes
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[*]
Maître de conférences à la faculté d’économie de l’université de Coimbra (Portugal).
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[1]
Cet article a été écrit en anglais. Il a été traduit par Isabelle Croix.
La version initiale en anglais est disponible sur http://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales.htm -
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Je tiens à remercier Michel Grignon et les relecteurs anonymes, dont commentaires et conseils précieux ont contribué à améliorer grandement le contenu du présent article. J’assume l’entière responsabilité des erreurs qui pourraient subsister.