1La RFAS a choisi de consacrer un dossier aux conséquences à l’âge adulte des difficultés vécues dans l’enfance bien que nombre d’études se soient d’ores et déjà attachées à explorer ce thème. Elles s’attachaient par exemple à mettre en lumière et à comprendre les mécanismes de la transmission intergénérationnelle de la pauvreté [1].
2Les processus en jeu sont, en effet, extraordinairement complexes. D’un côté, les difficultés vécues dans l’enfance peuvent être très diverses : problèmes d’ordre familial (séparation ou décès des parents, maltraitance, etc.), conditions de vie pénibles engendrées par la pauvreté, handicaps ou accidents de santé, etc. Au problème d’identification des facteurs susceptibles d’avoir une influence s’y ajoute un second : c’est probablement le cumul d’un ensemble de facteurs, plus qu’un facteur unique, qui risque d’avoir des conséquences négatives à l’âge adulte. Comment, alors, évaluer et hiérarchiser leurs effets propres, et surtout évaluer l’effet de leur cumul ?
3Du côté des « résultats », la complexité n’est pas moindre. En effet, les conséquences négatives à l’âge adulte peuvent, elles aussi, revêtir de nombreuses formes : violence contre soi-même (addiction, automutilation, etc.), violence à l’égard de l’entourage (agressions, etc.), difficultés d’insertion professionnelle et sociale, espérance de vie réduite, etc. Quelle palette de conséquences est-il alors opportun et possible de retenir ? Par ailleurs, ces conséquences peuvent différer selon les catégories de population (en fonction du sexe, de l’âge, des milieux sociaux, etc.) et le milieu culturel, rendant encore plus délicat l’identification des effets propres des événements survenus durant l’enfance.
4Enfin, à supposer que les difficultés et leurs conséquences aient été bien identifiées, établir des relations claires et univoques entre la nature des difficultés rencontrées dans l’enfance et la nature des conséquences à l’âge adulte nécessite des approches délicates et de la prudence dans l’interprétation des résultats. Au demeurant, la relation entre expériences vécues durant l’enfance et situations à l’âge adulte échappe au déterminisme : tout est possible à tout âge, aucun destin n’est bien sûr écrit à l’avance. Les phénomènes de résilience en sont l’illustration.
5Les connaissances actuellement disponibles sont précieuses. Mais, parcellaires, elles sont insuffisantes pour savoir précisément quels peuvent être les leviers d’action pour des politiques publiques visant à améliorer le « bien-devenir » d’enfants plus vulnérables que les autres à la suite d’événements difficiles. Car si on sait que les difficultés vécues dans l’enfance, surtout dans les premières années, laissent des empreintes multiformes sur les étapes de vie ultérieures, il est impossible d’établir, dans l’état actuel des connaissances, des relations claires et univoques entre le type de difficultés rencontrées dans l’enfance et la nature des conséquences à l’âge adulte. Un même traumatisme infantile aura des conséquences différentes selon les caractéristiques des personnes qui l’auront subi. Il n’y a aucune fatalité à ce que les agressions, les manques et les instabilités subies pendant l’enfance se traduisent à l’âge adulte par des comportements violents, instables ou une souffrance insurmontable.
6Les articles de ce numéro ne prétendent naturellement pas faire le tour d’une question aussi complexe. Néanmoins, ils apportent un éclairage dans trois domaines.
Les conséquences à l’âge adulte de la maltraitance dans l’enfance
7Les deux premiers articles portent sur le douloureux problème de la maltraitance dans l’enfance. L’analyse qu’ils proposent, à partir de riches matériaux d’enquêtes, sont porteurs d’enseignements pour la politique publique.
8Celui proposé par Anne Tursz met en lumière à la fois l’ampleur du phénomène de la maltraitance enfantine et son insuffisante identification en France. Il y a là un véritable enjeu pour les pouvoirs publics, car un repérage précoce permet de protéger plus rapidement l’enfant, avec l’espoir d’atténuer les conséquences des traumas subis et de favoriser la capacité de l’enfant à se reconstruire et à reprendre un développement épanouissant.
9Anne Brown et Nadine Lefaucheur montrent, à partir des données de l’enquête statistique Genre et violences interpersonnelles à la Martinique, que certains traumatismes laissent des stigmates mais qu’ils n’interdisent pas une vie normale et l’accès au « bonheur ».
10Si ces deux études confirment que les difficultés vécues dans l’enfance ne déterminent pas forcément les trajectoires de vie à l’âge adulte, encore faut-il comprendre ce qui favorise les phénomènes de résilience. En particulier, il paraît nécessaire de s’interroger sur les effets des prises en charge pendant l’enfance des enfants maltraités.
Les effets sur le devenir des enfants de leur prise en charge en dehors du milieu familial
11Plusieurs dispositifs de prise en charge, dont l’Aide sociale à l’enfance (ASE), permettent de soustraire les enfants aux difficultés, voire aux violences de leur entourage, et de leur offrir une chance de retrouver une existence et un avenir normaux.
12Dans leur article consacré aux parcours de jeunes en situation de précarité économique et sociale ayant connu des ruptures sociales et affectives durant l’enfance, Virginie Muniglia et Céline Rothé montrent que la création de liens d’attachement et d’identification à la faveur de placements sans rupture est possible grâce à certains appuis et à la rencontre de personnes clés.
13Claire Ganne cherche, pour sa part, à appréhender le devenir des enfants accueillis très jeunes avec leur mère dans des centres maternels. Il ressort de son enquête que l’accueil de ces enfants après leur sortie du centre au sein d’un milieu stable et que l’établissement de relations positives avec leurs pairs peuvent constituer des facteurs de protection.
14Isabelle Fréchon et Nicolas Robette analysent les trajectoires de jeunes pris en charge par l’ASE. Ils distinguent six parcours types qui varient notamment selon les liens possibles avec la famille d’origine, les politiques départementales de prise en charge et les comportements des jeunes.
15Ces trois articles sont eux aussi riches d’enseignements : en pointant l’importance de la stabilité de l’environnement de l’enfant et de la qualité des relations que l’enfant parvient à nouer au sein de son entourage, ils mettent en évidence des facteurs de résilience.
Les recherches à venir : des données prometteuses
16Enfin, le dossier propose des réflexions sur les recherches qu’il sera possible de développer dans les prochaines années grâce à la mise en place de nouveaux dispositifs d’enquête.
17Pour mieux analyser le devenir des individus à la lumière des événements vécus dans l’enfance, plusieurs pays se sont dotés de panels suivant des cohortes de l’enfance à l’âge adulte. Ce n’était pas le cas en France jusqu’à récemment. Mais en mars 2011 a été mis en place le panel Elfe (Étude longitudinale française depuis l’enfance), qui porte sur 20 000 enfants. Claudine Pirus, qui a contribué à son élaboration, nous le présente et nous livre ses réflexions sur ses apports et ses limites.
18Isabelle Fréchon et Martin Goyette exposent leur projet d’études longitudinales dans deux contextes nationaux, en France et au Québec. Ils cherchent ainsi à combler le manque de connaissances sur la période de sortie de placement en fournissant des résultats représentatifs et longitudinaux sur le devenir des jeunes, prenant en compte leurs caractéristiques sociodémographiques, les différents modes d’interventions et les contextes institutionnels et sociétaux.
19Ces articles sont précédés par trois contributions venant de spécialistes reconnus en psychiatrie et en neurobiologie qui développent la manière dont se pose aujourd’hui, selon eux, la question des relations entre difficultés subies par les enfants et leurs effets à l’âge adulte. Ces trois éclairages liminaires illustrent la complémentarité des différentes approches scientifiques.
20Philippe Jeammet, psychiatre spécialiste de l’adolescence, souligne l’importance des rencontres au cours de cette période qui peuvent redonner confiance à l’adolescent et l’aider à surmonter les traumatismes de son enfance. Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, donne un éclairage précieux sur la notion clef de résilience qu’il a contribué à construire et à faire prendre en compte. Enfin, la contribution de François Gonon, neurobiologiste, et de Marie-Pierre Moisan, neuroendocrinologue, conclut, elle aussi, à l’absence de déterminisme et confirme que rien n’est jamais définitivement fixé, ouvrant ainsi la possibilité d’une prise en charge efficace et de résilience des sujets ayant connu des difficultés pendant leur enfance.
Notes
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Pierre Boisard, sociologue, chercheur à l’IDHE (UMR 8533).
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[**]
Bénédicte Galtier, chargée de mission auprès de la sous-directrice de l’observation de la solidarité à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) et corédactrice en chef de la RFAS au moment de l’élaboration du numéro.
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[1]
Voir, par exemple, les travaux de J. Brooks-Gunn, G. J. Duncan, S. E. Mayer et J. Bradshaw.