1C’est pour ton bien est paru en Allemagne en 1980 et a été pour la première fois publié en français en 1983 aux éditions Aubier. C’est un ouvrage qui n’est donc pas récent, mais sa réédition en 2008 est le reflet de l’intemporalité et de la gravité des problèmes qu’il aborde. En effet, dans la préface, son auteur souligne que « l’opinion publique est loin d’avoir pris conscience que ce qui arrivait à l’enfant dans les premières années de sa vie se répercutait inévitablement sur l’ensemble de la société, et que la psychose, la drogue et la criminalité étaient des expressions codées des expériences de la petite enfance », et elle estime donc que sa « tâche est de sensibiliser cette opinion aux souffrances de la petite enfance, en [s]’efforçant d’atteindre chez le lecteur adulte l’enfant qu’il a été ».
2Alice Miller, née Alicja Rostowska à Lviv en Pologne en 1923, psychologue, philosophe et sociologue, a exercé pendant vingt ans le métier de psychanalyste, jusqu’en 1979, date à laquelle elle a abandonné cette pratique qui ne lui paraissait plus apte à permettre la compréhension de l’évolution des enfants maltraités jusqu’à l’âge adulte. Elle estimait que « si la psychanalyse voulait se libérer de son attachement à l’hypothèse de la pulsion de mort, avec le matériau dont elle dispose sur le conditionnement de la petite enfance, elle pourrait apporter une contribution bien plus importante à la recherche… Mais, malheureusement, il [lui semblait] que la plupart des analystes ne se soucient pas de savoir ce que les parents ont fait de leurs enfants, et abandonnent ce thème aux thérapeutes du groupe familial. Étant donné que ces derniers, à leur tour, s’attachent essentiellement à modifier l’interaction entre les membres de ce groupe, ils arrivent rarement à connaître les événements de la petite enfance ».
3Cette rupture avec la psychanalyse est d’une grande importance dans les ouvrages d’Alice Miller qui a reproché aux psychiatres, psychanalystes et psychologues cliniciens leur incapacité à blâmer les parents pour certains désordres mentaux présentés par leurs enfants, eux-mêmes culpabilisés pour que soient épargnés les parents. Son objectif, qui sous-tend tout l’ouvrage C’est pour ton bien, est finalement de focaliser sa réflexion sur les seuls enfants afin d’ouvrir les yeux des professionnels, mais aussi du grand public, sur les souffrances subies par les jeunes enfants et leurs conséquences délétères à long terme.
4La première partie du livre est consacrée à « la pédagogie noire » et à son terrible corollaire : la transmission transgénérationnelle de la violence. L’utilisation d’extraits du livre de Katharina Rutschky [1] (recueil de textes sur l’éducation, pour certains d’une cruauté stupéfiante, des xviiie et xixe siècles) permet de définir l’éducation comme une technique de conditionnement, le but poursuivi étant l’obéissance : il faut enlever aux enfants leur volonté avec tant d’efficacité qu’ils ne se souviendront plus d’en avoir eu une.
5Si les méthodes employées pour punir les enfants ont indéniablement changé (il y a sans doute, de nos jours, peu de foyers possédant des verges pour battre de façon codifiée les enfants), le regard porté sur leur comportement et le vocabulaire employé reste le même. Les enfants restent en effet toujours suspects de « caprices », entêtement, méchanceté, colère et cris sans motifs. Actuellement, à propos des cris, on ne peut pas ne pas évoquer le syndrome du bébé secoué dont la principale cause est constituée par les pleurs inconsolables, syndrome d’individualisation assez récente mais qui a sûrement toujours existé.
6La base des comportements répressifs, qu’il s’agisse de punitions corporelles, d’humiliations ou de pressions (voire de manipulations) psychologiques, reste la même : les parents ont toujours raison ; l’adulte exerce son pouvoir sur l’enfant, ce qui est d’autant plus simple que cette attitude reste cachée et impunie. Et certaines méthodes perdurent, notamment le recours délibéré à l’humiliation ainsi qu’à l’abêtissement par les réponses inappropriées à des questions de l’enfant (notamment sur la sexualité). Une importance toute particulière est accordée à la violence psychologique, à sa perversité et à son difficile repérage, par rapport aux coups dont les traces sont visibles (ceci est une constante dans l’œuvre d’Alice Miller). La pédagogie noire sévit dès le plus jeune âge (chez le nourrisson) et concerne toutes les classes sociales.
7Les conséquences à long terme de la pédagogie noire sont redoutablement graves. En effet, « la plus grande cruauté que l’on inflige aux enfants réside dans le fait qu’on leur interdit d’exprimer leur colère ou leur souffrance, sous peine de risquer de perdre l’amour et l’affection de leurs parents. Cette colère de la petite enfance s’accumule donc dans l’inconscient et, comme elle représente dans le fond un très sain potentiel d’énergie vitale, il faut que le sujet dépense une énergie égale pour le maintenir refoulé. Il n’est pas rare que l’éducation qui a réussi à refouler le vivant, pour épargner les parents, conduise au suicide ou à un degré de toxicomanie qui équivaut à un suicide ». De plus, le refus des adultes qui ont souffert dans leur enfance de se pencher sur ce douloureux passé, afin d’éviter une insupportable peine, les conduit à répéter les modèles traumatiques dont ils ont été victimes comme parents sur leurs propres enfants.
8On voit bien à l’issue de cette première partie de C’est pour ton bien qu’il n’y a pas de véritable frontière entre ce que l’on nomme « la maltraitance » (qui serait finalement une entité médicale décrite par les professionnels de ce secteur, de la justice et des services sociaux) et la « violence éducative ordinaire » (forme de pédagogie), les caractéristiques en étant effectivement communes.
9La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au devenir de sujets dont l’enfance a été détruite par leurs parents, analysé à travers trois études de cas. Christiane F., devenue droguée, prostituée [2], « souvent battue par son père pour des motifs qui lui restaient incompréhensibles, finit par se comporter de telle sorte que son père “ait une bonne raison de la battre” ». L’enfance d’Adolf Hitler, entièrement livré aux caprices de son père, fait s’interroger sur « la genèse d’une haine insatiable qui dure toute une vie [car] il faut bien se poser la question de ce qui se passe chez l’enfant qui est, d’un côté, humilié et rabaissé par ses parents et qui a, d’un autre côté, le devoir impératif d’aimer et de respecter la personne qui l’offense et de n’exprimer en aucun cas ses souffrances ». Enfin, le troisième exemple, celui de Jürgen Bartsch, auteur, entre 16 et 20 ans, du meurtre particulièrement cruel de quatre petits garçons, met particulièrement en lumière le rôle protecteur essentiel de l’attachement précoce et la gravité des carences affectives. Abandonné à la naissance, cet adolescent a passé les onze premiers mois de sa vie dans un hôpital, a été adopté par une famille où il a été violemment et répétitivement battu par la mère ; il ne sortait jamais (car il aurait pu se salir) puis, à l’âge de 12 ans, a été placé dans un internat catholique à la discipline militaire rigoureuse.
10C’est pour ton bien demeure malheureusement d’une grande actualité en France. Ainsi, si les châtiments corporels sont sans doute plus rares, l’opinion publique n’y est manifestement pas hostile puisqu’elle rejette massivement la promulgation d’une loi les interdisant, loi adoptée par la plupart des pays européens. Non seulement il n’y a pas de véritable frontière entre la « maltraitance » et la « violence éducative ordinaire », mais la persistance de formes de pédagogie répressive pose une question beaucoup plus large, qui est celle du statut médiocre de l’enfant en France, pays dans lequel il n’est pas sujet de droit.
11C’est en France qu’est morte Alice Miller, en avril 2010 à Saint-Rémy-de-Provence, dans l’oubli, probablement victime tout à la fois de ses prises de position vis-à-vis des écoles psychanalytiques et de son affirmation de la suprématie de l’enfant sur la famille, socle de la société française. Il faut lire ses œuvres et tout particulièrement C’est pour ton bien, livre chaleureux, passionnant par la multitude de citations et d’exemples, et d’une écriture très accessible qui ne doit pas rebuter le grand public.