CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1« On peut faire de l’enfant une foule de choses dans les deux premières années de sa vie, le plier, disposer de lui, lui enseigner de bonnes habitudes, le corriger et le punir, sans qu’il arrive quoi que ce soit, sans que l’enfant se venge. Il n’empêche qu’il ne parvient à surmonter sans difficulté l’injustice qui lui a été faite qu’à la condition de pouvoir se défendre, autrement dit à la condition de pouvoir donner à sa souffrance et à sa colère une expression structurée. S’il lui est interdit de réagir, parce que les parents ne supportent pas ses réactions (cris, tristesse, colère) et les interdisent [...], l’enfant apprend à se taire. Son mutisme garantit certes l’efficacité des principes d’éducation, mais il recouvre en outre les foyers d’infection de l’évolution ultérieure. » C’est en ces termes qu’Alice Miller décrit la véritable bombe à retardement qu’est un jeune enfant maltraité, dans son magnifique ouvrage C’est pour ton bien, paru en 1984 et récemment réédité en France (Miller, 2008) [1]. En effet, les conséquences de la maltraitance précoce sont d’autant plus fréquentes et d’autant plus redoutables qu’il existe une fragilité spécifique de l’enfant. Contrairement à l’adulte, qui est capable de relativiser et de comparer, donc de reconnaître d’autres personnes ayant subi les mêmes sévices que lui (torture, incarcération arbitraire...), le petit enfant n’a aucun point de référence et aucune possibilité de partager son sentiment de révolte. Il est triplement livré à sa famille maltraitante : par les mauvais traitements eux-mêmes, par l’impossibilité d’en identifier le caractère anormal et par celle d’accuser les coupables. La situation est particulièrement aiguë chez le nourrisson, qui ne parle pas et se trouve généralement confiné au domicile. Exposé à un milieu familial nocif, il va développer de graves troubles dès ses premiers mois, troubles qui, sans intervention salvatrice, se répercuteront sur toute sa vie.

2La maltraitance envers les enfants fait l’objet de très peu de travaux de recherche en France, et notamment de recherches en santé publique. Ceci est particulièrement vrai pour ses conséquences à long terme, et le retentissement sur la santé physique et mentale des adultes de mauvais traitements subis très tôt dans la vie n’a pas fait l’objet de publications françaises dans des revues de niveau international sauf dans le cas d’enfants placés (Dumaret et al., 1997). Cette carence relève de plusieurs causes au premier rang desquelles le véritable déni de cette pathologie qui reste un tabou dans notre pays (Tursz, 2010). Joue également un rôle majeur l’absence, jusqu’à très récemment, de l’outil approprié pour mener des études longitudinales fiables : la cohorte de naissances.

3En revanche, depuis plusieurs dizaines d’années, la littérature anglophone abonde en articles relatant la fréquence, la sévérité et les formes multiples des conséquences, à l’âge adulte, de la maltraitance précoce, et les résultats présentés proviennent soit d’études rétrospectives, soit surtout d’études prospectives d’une plus grande validité scientifique. Le thème qui nous intéresse ici a en particulier été largement abordé dans les cohortes de naissances anglaises, néo-zélandaises et scandinaves.

4Outre l’estimation de la fréquence et la description de la nature et de la gravité des conséquences pour l’adulte de la maltraitance dans l’enfance, l’analyse de ces diverses données permet tout à la fois de soulever des questions d’ordre méthodologique, de réfléchir aux conditions de développement de la recherche sur la maltraitance en France et de se pencher sur les implications en termes de politiques de santé. Dans ce domaine, les questions posées sont nombreuses : comment éviter les effets délétères de la maltraitance ? Ce qui implique, bien en amont, la question : comment repérer la maltraitance, la maltraitance elle-même et/ou certains de ses symptômes tels que les troubles du comportement chez le jeune enfant ? Comment renforcer les mécanismes de défense possiblement présents chez les sujets anciennement maltraités (les publications, de psychologues américains notamment, sont de plus en plus nombreuses depuis quelques années sur ce sujet) ? Quels aménagements du système de santé envisager pour rendre ces activités de dépistage et de prévention possibles ?

La nature des conséquences à long terme de la maltraitance

Les conséquences sur la santé physique

5Certaines formes de maltraitances physiques peuvent entraîner des atteintes viscérales définitives. Ainsi, les traumatismes crânio-cérébraux infligés, au premier rang desquels ceux causés par le syndrome du bébé secoué (SBS), ont fréquemment des conséquences somatiques gravissimes (Barlow et al., 2005) : lésions responsables de retards mentaux parfois massifs, de crises d’épilepsie, séquelles d’hématomes cérébraux, et/ou de troubles visuels graves, faisant suite à des hémorragies rétiniennes et pouvant aller jusqu’à la cécité complète (Duhaime et al., 1996 ; Matthews et Das, 1996 ; Roussey et al., 1987 ; Yoo et al., 1999). De telles séquelles vont entraver le déroulement de la scolarité et le processus de socialisation normale. Les troubles cognitifs engendrés persistent avec l’âge comme le montre une très récente étude américaine indiquant les liens entre maltraitance dans l’enfance et déficits de la mémoire à l’âge adulte (Majer et al., 2010).

6Une étude sociologique rétrospective s’appuyant sur une grande base de données du Wisconsin et portant sur 2 000 sujets âgés en moyenne de 55 ans a comparé les 11,4 % de sujets ayant subi des mauvais traitements dans l’enfance aux autres, servant de groupe témoin. Cette étude a révélé les liens statistiques significatifs existant entre, d’une part, la maltraitance physique dans l’enfance, et, d’autre part, un mauvais état de santé général à l’âge adulte, ainsi que diverses maladies spécifiques, telles que l’hypertension artérielle ou l’ulcère gastrique (Springer et al., 2007). L’hypertension artérielle également, ainsi que le surpoids, le taux insuffisant de cholestérol HDL et des signes biologiques d’inflammation ont été décrits chez des adultes âgés de 32 ans comme statistiquement associés à des antécédents de maltraitance dans la petite enfance dans la cohorte de naissances néo-zélandaise de Dunedin (Danese et al., 2009).

7Il existe toute une littérature américaine récente sur la fréquence des antécédents de violences physiques, et tout particulièrement sexuelles, chez de jeunes femmes venant consulter en gastro-entérologie pour des douleurs abdominales, le diagnostic le plus souvent porté étant celui de « syndrome du colon irritable » (Walker et al., 1995 ; Talley et al., 1998), volontiers associé à des douleurs pelviennes. Finalement nombreux sont les états pathologiques qui peuvent trouver leurs racines dans une maltraitance subie dans l’enfance, l’étiologie pouvant rester inconnue si la question n’est pas posée, ni même envisagée, par le généraliste, le neurologue, l’ophtalmologiste, le gynécologue, le gastro-entérologue…

8En fait, à part dans le cas spécifique des conséquences de traumatismes physiques sévères (crâniens principalement), il est rare que les problèmes observés ne relèvent que de la santé somatique. Dans l’étude sociologique menée dans le Wisconsin et précédemment citée, on a également identifié, chez les anciens maltraités, des problèmes de santé mentale (dépression, anxiété) et la dépression sévère fait aussi partie des troubles observés à 32 ans dans la cohorte de Dunedin (elle est 1,7 fois plus fréquente que chez les témoins). De même, les troubles cognitifs ne relèvent probablement pas seulement d’atteintes traumatiques organiques.

Les conséquences sur la santé mentale et la vie sociale

9En fait, c’est surtout dans la sphère des troubles psychologiques et de l’adaptation sociale que les conséquences à long terme de la maltraitance ont été le plus étudiées et semblent le plus fréquentes et sévères. Une revue de diverses études portant sur ces conséquences en cas de maltraitance physique dans l’enfance (Malinosky-Rummel et Hansen, 1993) a identifié sept types de problèmes : les comportements agressifs et violents, les comportements criminels non violents, l’abus de toxiques, les comportements auto-agressifs et suicidaires, les problèmes émotionnels, les problèmes relationnels et les difficultés scolaires et professionnelles.

10Les résultats des études rétrospectives réunies dans cette revue sont corroborés par les données de la cohorte britannique de naissances de 1958, dont l’analyse a montré l’association entre l’exposition à la violence entre les parents et aux mauvais traitements dans l’enfance, d’une part, et l’existence de troubles psychopathologiques à 16, 23 et 45 ans, d’autre part (Clark et al., 2010). Chez ces mêmes adultes âgés de 45 ans, on a aussi pu identifier un lien entre les mêmes événements adverses de la petite enfance et des désordres affectifs et sociaux : troubles anxieux, mauvaises relations avec les proches, réseau social de petite taille (Ford et al., 2011). Certains troubles apparaissent plus spécifiquement liés à un type particulier de maltraitance, comme décrit plus loin.

11La plus terrible des conséquences de la maltraitance est sans doute sa transmission transgénérationnelle, cette répétition de la violence par des parents dont la propre enfance ne leur a pas permis de construire une personnalité solide et sereine les rendant aptes à être de « bons parents » : « Cette absence de sensibilité aux souffrances […] prend sa source dans les mauvais traitements que le sujet a lui-même subis et dont le souvenir peut certes avoir été conservé, mais dont le contenu émotionnel, l’expérience profonde des coups et de l’humiliation, a dû être dans la majorité des cas totalement refoulé » (Miller, 2008).

12Ce cercle vicieux de la transmission de la violence traverse toutes les classes sociales, comme le constate Alice Miller, lorsqu’elle décrit « l’impuissance des parents que ni un niveau culturel élevé, ni le temps libre dont ils disposent ne peuvent aider à comprendre leur enfant tant qu’ils sont obligés de prendre une certaine distance émotionnelle par rapport à la souffrance de leur propre enfance ». Cette représentation de toutes les classes sociales est un fait reconnu dans le cas du SBS et a été retrouvée dans l’étude menée par l’U 750 de l’Inserm sur les « morts suspectes de nourrissons », dans laquelle un tiers des auteurs de secouement mortel avaient subi de graves violences dans leur enfance (Tursz, 2010).

Les conséquences économiques

13Cette problématique, peu abordée dans la littérature de santé publique, a fait l’objet d’une récente étude américaine ayant suivi de façon prospective, pendant plus de trente ans, des enfants victimes de mauvais traitements et un groupe témoin d’enfants non maltraités jusqu’à un âge moyen de 41 ans. On a pu constater que les enfants du premier groupe avaient significativement un niveau éducatif plus bas, plus de problèmes d’emplois et des salaires moins élevés (Currie et Widom, 2010).

Les facteurs influant sur la nature des conséquences

Le type de maltraitance

14Les jeunes enfants ne peuvent grandir, s’épanouir et devenir des adultes socialisés et responsables que si leurs besoins physiques, affectifs et éducatifs sont pleinement satisfaits par les personnes qui s’en occupent, très généralement leurs parents. Tout manquement à cette règle constitue une forme de mauvais traitements. Seule une définition large, comme celle proposée ici, peut rendre compte des multiples facettes de la maltraitance et, au-delà des classiques notions de violences physiques, psychiques, sexuelles et négligence grave, il convient d’envisager aussi le retentissement à long terme de l’éducation rigide, froide, inaffective.

15Ce sont principalement les conséquences des violences physiques et surtout sexuelles qui ont été étudiées. Des perturbations de la vie sexuelle et reproductive ont été retrouvées chez des adultes abusés sexuellement dans leur enfance dans plusieurs études : taux élevé d’IVG entre 15 et 25 ans et de violence entre partenaires à l’âge de 30 ans dans la cohorte de naissances « The Christchurch Health and Development Study » en Nouvelle-Zélande (Boden et al., 2009 ; Friesen et al., 2010) ; IVG, infections sexuellement transmissibles (IST) chez les sujets des deux sexes dans la cohorte de Dunedin, également en Nouvelle-Zélande (van Roode et al., 2009). Les conséquences des violences sexuelles ne sont pas limitées à la sphère génitale et une méta-analyse de 31 études sur la santé physique d’adultes sexuellement abusés dans l’enfance révèle la concordance des résultats quant à leur mauvais état général (Irish et al., 2010). De rares études françaises, menées chez l’adolescent, montrent la fréquence des tentatives de suicide chez les adolescents victimes d’agressions sexuelles dans l’enfance (Choquet et al., 1997 ; Darves-Bornoz et al., 1998), et notent les antécédents de violences physiques et sexuelles subies par des adolescents criminels, eux-mêmes souvent condamnés pour violence sexuelle (Huerre P. et Huerre C., 2000). Dans ces études rétrospectives françaises, on note également des plaintes somatiques dont le substratum anatomique n’est pas toujours clair, telles ces nausées et douleurs abdominales rapportées par des adolescentes ayant subi un viol dans leur enfance (Darves-Bornoz et al., 1998). Les violences physiques dans l’enfance sont, elles, plutôt associées à la délinquance et à la consommation de drogue ultérieure (Silverman et al., 1996).

16En ce qui concerne les négligences, une revue récente (Hildyard et Wolfe, 2002) indique que tous les résultats de recherche convergent pour démontrer les effets particulièrement délétères, à court et à long termes, des négligences graves sur le développement cognitif, socio-émotionnel et comportemental, plus encore que dans le cas des mauvais traitements physiques. Ces résultats sont cohérents avec la théorie de l’attachement [2], la négligence commençant habituellement au tout début de la vie de l’enfant. Selon cette revue, les conséquences de la négligence sont plus graves pour le développement cognitif et l’insertion sociale (« retrait social », « faibles interactions avec les pairs ») que celles des sévices physiques ; les enfants maltraités physiquement présentent, eux, ultérieurement plus de troubles du comportement.

17Par ailleurs, plusieurs études menées à partir des cohortes britanniques de naissances ont montré les effets péjoratifs des mauvaises relations affectives entre l’enfant et ses parents, en dehors de toute maltraitance avérée, au sens classique du terme. Des données de la cohorte de 1970 indiquent que l’éducation trop rigide, laissant peu d’autonomie à l’enfant (telle qu’évaluée à l’âge de 5 ans), a un rôle péjoratif sur le bien-être à 30 ans ; en revanche, une attitude pédagogique des mères non fondée sur l’autorité a été considérée comme préventive d’une détresse psychologique ultérieure (Flouri, 2004). Le rôle de facteurs de stress émotionnels, tels que les conflits familiaux, une discipline sévère ou un manque d’affection, a été étudié à partir des cohortes de 1958 et 1970 et les chercheurs ont conclu que la pauvre qualité des relations affectives entre enfant et parents pouvait influer négativement sur la santé physique et mentale à l’âge adulte (telle qu’évaluée à 26, 33 et 46 ans) (Stewart-Brown et al., 2005).

18Ces données soulèvent le problème de la frontière difficile à fixer, et en tout cas ténue, entre maltraitance et « violence éducative ordinaire ». Les relations intimes existant entre ces deux entités et leurs conséquences éventuellement similaires sont bien mises en lumière dans le remarquable film Le Ruban blanc[3]. Une éducation rigide (« normale » dans le contexte géographique et historique du film) conduit le père à humilier en public ses enfants (véritable maltraitance) par le port d’un signe infamant (le ruban blanc) et les conséquences de cette violence psychologique pour la santé mentale des enfants sont redoutables, ceux-ci en venant à commettre des actes pervers et sadiques.

Le sexe et l’âge

19Outre les différences de conséquences selon le type de maltraitance, il en a aussi été constaté selon l’âge et le sexe (Silverman et al., 1996). Ainsi, en cas de violences sexuelles chez les petites filles, on observe à l’adolescence, à l’âge de 15 ans, des comportements agressifs et des plaintes somatiques, et à l’âge adulte (21 ans, chez les mêmes femmes objets d’un suivi longitudinal) des dépressions majeures, des « syndromes de stress post-traumatique », des comportements antisociaux, une dépendance à l’alcool et des tentatives de suicide. En cas de mauvais traitements physiques, on trouve, chez ces femmes, beaucoup moins de tentatives de suicide, pas de dépendance à l’alcool, mais beaucoup de cas de syndromes de stress post-traumatique. Pour le sexe masculin, la même étude relève très peu de cas de maltraitance sexuelle et, en relation avec des mauvais traitements physiques dans l’enfance, ce sont essentiellement des cas de dépendance aux drogues qui ont été observés à l’âge adulte.

20Le retentissement à long terme des violences sexuelles subies par les enfants de la cohorte de Dunedin (mauvaises relations avec le partenaire, IST) évoquée précédemment diffère selon le sexe, la fréquence des problèmes diminuant dans le temps chez les femmes et l’inverse étant observé dans le sexe masculin (van Roode et al., 2009).

21Une étude sur les conséquences économiques de la maltraitance (Currie et Widom, 2010) montre que les problèmes d’emploi et de salaire vers l’âge de 40 ans étaient plus marqués chez les femmes que chez les hommes. Ceci ne peut pas être un reflet de l’écart observé habituellement en ce domaine entre les deux sexes puisque les adultes anciennement maltraités étaient comparés à des témoins du même sexe qu’eux.

22Ajoutons enfin que la littérature internationale épidémiologique et médicale est curieusement muette sur l’existence éventuelle de relations entre, d’une part, l’âge de début de la maltraitance et, d’autre part, la nature et la gravité des conséquences à long terme.

Les caractéristiques de la prise en charge

23Parmi les travaux sur les conséquences à long terme de la maltraitance, certains portent spécifiquement sur le devenir d’enfants pris en charge par les services de protection de l’enfance. À partir d’une cohorte suédoise, il a été montré que « les anciens “clients” du système de protection de l’enfance devraient être considérés comme un groupe à haut risque de suicide et de problèmes psychiatriques graves » (Vinnerljung et al., 2006). Plus que du fonctionnement du système de protection de l’enfance, il est question ici d’enfants maltraités identifiés comme tels à travers leur statut de clients de ce système. Mais il existe aussi de sérieuses mises en cause des procédures et des structures mêmes de la Protection de l’enfance, en France notamment, où Maurice Berger, pédopsychiatre, dénonce les conséquences désastreuses de mauvaises prises en charge (Berger, 2004). Évoquant le cas des enfants maintenus dans leur famille par décision administrative ou judiciaire et exposés à des parents très nocifs qui refusent toute forme d’aide, ou celui d’enfants errant de famille biologique en famille d’accueil, il constate, à partir de la clientèle de son service hospitalier, des dégâts affectifs et des déficiences intellectuelles considérables chez des enfants pourtant nés avec des potentialités intellectuelles normales. Par ailleurs, il souligne la gravité du problème de la violence chez les pré-adolescents qui « plus tard se traduira par des blessures graves, des viols ou des meurtres, qui auraient pu être évités, car on connaît les signes qui permettent de prédire cette évolution » [4].

24Les équipes soignantes et sociales s’interrogent sur leurs pratiques mais n’ont généralement que des réponses parcellaires. En effet sont encore rares, car difficiles à mener, les études sur le devenir à très long terme des jeunes placés à la suite de négligences lourdes ou de mauvais traitements. Deux d’entre elles ont été réalisées en France, avec la même méthodologie longitudinale, auprès de jeunes ayant vécu en familles d’accueil ou en villages d’enfants (Dumaret et Coppel-Batsch, 1996 ; Dumaret et al., 2011). L’un de leurs objectifs était de savoir si un placement de longue durée, dans de nouvelles conditions de vie permettant le (re)développement des potentialités personnelles, peut réduire l’impact des effets des traumatismes vécus dans l’enfance. Les deux tiers des jeunes objets de l’étude avaient subi des négligences graves, dont la moitié relevait du registre de la maltraitance physique ou psychologique ou encore des abus sexuels, ce qui avait déjà donné lieu à des placements antérieurs. Dans l’étude de 130 jeunes accueillis par SOS Villages d’Enfants (Dumaret et al., 2011), c’est non seulement l’insertion générale mais aussi la qualité de vie liée à la santé qui ont été analysées.

25Les résultats montrent que ce sont surtout les troubles émotionnels et comportementaux graves qui ont perduré. Un certain nombre de jeunes, surtout ceux des plus anciennes générations, n’ont pas été suivis sur le plan psychothérapeutique ou l’ont été très insuffisamment. En effet, si les prises en charge se sont développées et diversifiées au cours du temps, la méconnaissance des conséquences des épreuves vitales et des effets pathogènes à très long terme des carences et maltraitances graves demeure néanmoins encore aujourd’hui. La complexité des besoins d’aide en santé mentale et le manque d’identification des besoins de ces jeunes sont toujours soulignés par de nombreux cliniciens (Berger, 2004). On a observé ultérieurement que nombre de problèmes comportementaux après la sortie ont été transitoires, du fait d’un effet stabilisateur de l’âge. Aujourd’hui, les anciens placés, âgés en moyenne de 36,5 ans, présentent, majoritairement, une insertion sociale et professionnelle satisfaisante, les trois quarts travaillent, les deux tiers ont des enfants qu’ils élèvent. Les rôles de la santé mentale, de la sociabilité, de l’estime de soi, des soutiens dans l’entourage et de l’existence ou non d’un état dépressif ont été mis en avant dans ces devenirs.

26Des études nord-américaines récentes, menées dans des départements de psychologie, insistent aussi sur l’importance de soutenir, chez les enfants maltraités, des caractéristiques telles que l’estime de soi, mais aussi la self-efficacy (auto-efficacité) (Sachs-Ericsson et al., 2011), le perceived stress (stress perçu) et les coping strategies (stratégies pour faire face) (Hager et Runtz, 2012) ainsi que le personal control (maîtrise personnelle) (Pitzer et Fingerman, 2010), qui peuvent intervenir dans le « fonctionnement résilient » après des mauvais traitements.

27Enfin, l’étude sur les villages d’enfants montre bien le caractère péjoratif des ruptures de placement et constate que seul le placement continu et de longue durée, avec la fratrie, et avec la création de nouveaux liens d’attachement et d’identification, permet d’atténuer les effets délétères des conditions de vie antérieures.

La classe sociale

28Elle n’est habituellement pas considérée comme un déterminant de la fréquence, de la nature et de la gravité des conséquences de la maltraitance, ce qui n’est pas sans lien avec le fait que la maltraitance se retrouve dans toutes les classes sociales (Tursz, 2010). Dans le chemin parcouru entre les épisodes précoces de mauvais traitements et la situation, en termes de santé physique et mentale, à l’âge adulte, son rôle peut néanmoins concerner l’accès aux soins. Mais l’influence potentielle de la classe sociale sur ces trajectoires n’a jusqu’à présent pas vraiment été étudiée, au contraire des facteurs de risque psychopathologiques (voir les travaux d’A. C. Dumaret). De fait, dans la plupart des études précédemment citées et décrites, le statut socio-économique des familles n’est pas analysé en tant que tel, mais sert de variable d’ajustement dans les études cas-témoins (Clark et al., 2010 ; Ford et al., 2011 ; Majer et al., 2010 ; Stewart-Brown et al., 2005 ; van Roode et al., 2009).

Aspects méthodologiques

29Les études purement rétrospectives posent essentiellement le problème de la fiabilité limitée de toutes les données d’interrogatoire lorsqu’elles concernent des faits souvent très anciens. Ces biais de mémorisation, dans le cas des conséquences à long terme de la maltraitance, ont fait l’objet d’une étude spécifique qui montre que seules les formes très sévères de maltraitance sont identifiées à la fois par les études rétrospectives et les études prospectives (Shaffer et al., 2008). Cette étude souligne aussi l’intérêt de l’association des deux méthodes dans le cas des troubles psychologiques à l’adolescence.

30La difficulté à établir l’étiologie des troubles observés est nettement moindre dans les études prospectives dans lesquelles des sujets sont suivis régulièrement pendant de longues périodes qui vont permettre d’identifier des faits lors de leur survenue. Toutefois, dans le cas de l’identification des mauvais traitements et de leur début, le recueil est souvent rétrospectif à partir d’un outil prospectif (Danese et al., 2009), et il faut alors prévoir des périodes de mémorisation aussi brèves que possible. La régularité du suivi et la répétition des entretiens sont en effet d’une grande importance, comme cela a pu être démontré dans la cohorte néo-zélandaise « The Christchurch Health and Development Study » (Fergusson et al., 2000), la réduction du suivi à un seul entretien aboutissant à une sous-estimation de la maltraitance de 50 %. Ces études longitudinales, principalement celles où les personnes font l’objet d’un suivi prospectif de la naissance à l’âge adulte (cohortes de naissance) ont donc un certain nombre de caractéristiques scientifiques qui garantissent la validité de leurs résultats : inclusion d’un nombre important de sujets, d’où une puissance statistique satisfaisante ; minimisation des biais de mémorisation ; collecte d’un très grand nombre d’informations, d’où la prise en compte des facteurs de confusion ; suivi régulier ; organisation des conditions nécessaires pour avoir un minimum de sujets « perdus de vue » [5]. Ceux-ci ne concernent que 8 % des survivants à 30 ans dans la cohorte de Dunedin (van Roode et al., 2009).

31La taille des bases de données constituées par les cohortes permet aussi l’abord de sujets variés, donc pour beaucoup d’entre elles un encadrement pluridisciplinaire et des recherches relevant de disciplines multiples. Enfin, on n’insistera jamais assez sur l’avantage de la puissance statistique des analyses de données de très grandes cohortes. En effet, les études greffées sur ces cohortes prennent en compte les facteurs de confusion tels que le niveau socio-économique de la famille. Elles démontrent ainsi qu’indépendamment de celui-ci, la maltraitance dans l’enfance est liée, à l’âge adulte, à un mauvais état de santé global (Stewart-Brown et al., 2005), à des troubles mentaux tels que la dépression, l’anxiété majeure, les conduites antisociales, la dépendance aux drogues, les idées suicidaires et les tentatives de suicide ente 16 et 25 ans, tous ces derniers troubles étant particulièrement fréquents en cas de maltraitance sexuelle (Fergusson et al., 2008).

Implications pour la recherche sur les conséquences de la maltraitance en France

32La recherche en ce domaine étant pratiquement inexistante en France, de nombreux thèmes et stratégies de recherche devraient être développés. Citons-en trois qui peuvent être considérés comme prioritaires :

33La cohorte Elfe [6], lancée sur le terrain à la fin du mois de mars 2011, porte sur 20 000 enfants, nés en 2011, qui seront suivis jusqu’à leur majorité. Elle représente une opportunité d’avoir des informations sur la maltraitance, sur ses facteurs de risque (principalement toutes les formes de pathologies de l’attachement, induites par exemple par une dépression du post-partum ou une hospitalisation néonatale pour prématurité) et sur ses conséquences à long terme. Toutefois, au 11 janvier 2012, sur 53 projets, quelques-uns seulement, dont l’un intitulé « Interactions entre pratiques addictives, événements de vie et santé mentale », semblent pouvoir inclure la problématique de la maltraitance, mais ce n’est pas le cas (la maltraitance ne fait-elle pas partie des événements de vie ?). On peut supposer que les coordinateurs et les financeurs redoutent l’attrition de la cohorte et la perte d’informations sur la pathologie environnementale, qui est l’un des thèmes majeurs de cette cohorte, si l’on introduit dans les demandes faites aux familles des questions sur des « sujets qui fâchent ». À nouveau, on voit bien que les mentalités doivent évoluer, que la maltraitance doit être reconnue pour ce qu’elle est : un important problème sociétal et de santé publique, et qu’elle doit sortir de la situation de tabou où elle est maintenue.

34Il importe de développer des études longitudinales évaluatives et comparatives des conséquences à l’âge adulte de différentes stratégies de prise en charge des enfants maltraités. On manque malheureusement des bases de données nécessaires pour effectuer de tels travaux de recherches. Les dossiers de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) sont inutilisables notamment du fait de doublons impossibles à identifier et de données manquantes. Comme l’a récemment souligné un rapport de la Cour des comptes [7], l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) n’a pas encore pu assurer réellement son rôle d’observatoire statistique et toute une réflexion doit être engagée pour que l’ONED soit véritablement l’outil scientifique qu’il devrait être.

35Enfin, tout un pan de recherche est à développer dans le domaine de la psychologie, celle qui concerne l’identification des mécanismes qui permettent de surmonter à long terme les effets adverses de la maltraitance. Il s’agit ici de donner un véritable contenu scientifique au concept de résilience, qui, tel qu’il est utilisé, est actuellement très médiatique et, pour beaucoup de professionnels œuvrant pour le bien-être des enfants, démotivant en termes de prévention.

Implications pour les politiques de santé

36La reconnaissance même de la problématique de la maltraitance devrait être améliorée par le renforcement de dispositifs existants : renforcement des outils d’enregistrement des cas de mauvais traitements (ONED, Cellule de recueil des informations préoccupantes ou CRIP), dont les données devraient être complétées par celles d’une enquête de victimation spécifique aux enfants et aux jeunes ; renforcement aussi des stratégies de soutien à la parentalité au premier rang desquelles l’entretien du quatrième mois de grossesse [8], destiné à repérer de possibles failles dans l’attachement entre les parents et le bébé à naître, principale clé explicative de la maltraitance.

37Outre le chiffrage du problème, son dépistage clinique le plus précoce possible doit être favorisé en milieu scolaire, dans les urgences hospitalières et dans les cabinets des pédiatres et des généralistes libéraux, ce qui soulève le problème du déficit de la formation des médecins en France sur les critères de suspicion et de diagnostic de la maltraitance des jeunes enfants (Tursz et Greco, 2012). En effet, on l’a vu, nombreux sont les états pathologiques qui peuvent trouver leurs racines dans une maltraitance subie dans l’enfance. C’est pourquoi il est important que les médecins, généralistes principalement car en première ligne dans les soins comme la prévention, sachent poser les bonnes questions devant un trouble dont l’étiologie n’est pas a priori évidente (Tursz, 2011). Il incombe aussi à ceux qui voient, pour des vaccinations ou des pathologies bénignes, des enfants placés, de ne pas ignorer cette situation et de s’informer sur la qualité de la prise en charge, l’existence d’une fratrie et son statut. Il faut souligner ici l’importance des partenariats entre les médecins, généralistes et pédiatres, et ceux chargés de l’éducation de ces enfants (familles d’accueil, éducateurs) (Dumaret et al., 2011).

38À défaut de pouvoir ou de savoir repérer la maltraitance elle-même, il est important de pouvoir reconnaître ses signes d’appel au premier rang desquels les troubles précoces du comportement. L’importance de repérer ces troubles est attestée par des résultats des cohortes précédemment citées Ces études montrent non seulement l’association statistique entre maltraitance dans l’enfance et conduites agressives ultérieures (envers soi-même ou envers les autres), mais aussi les liens entre troubles psychologiques précoces et problèmes de violence à l’âge adulte. Ainsi, à partir de la cohorte néo-zélandaise « The Christchurch Health and Development Study », on a pu démontrer que l’existence de troubles des conduites aux âges de 7, 8 et 9 ans était statistiquement associée à des problèmes graves à l’âge adulte : criminalité, dépendance aux drogues (Fergusson et al., 2005). Cette étude, qui repose sur des entretiens avec les parents et les enseignants, prend en compte de possibles facteurs de confusion : les caractéristiques familiales et éducatives.

39En effet, il faut savoir s’interroger sur la signification des troubles du comportement chez les enfants de 3-4 ans : très banals et fréquents, ils sont aussi extraordinairement peu spécifiques et peuvent recouvrir des réalités pour le moins hétérogènes. À un âge où ses capacités d’abstraction et de verbalisation ne lui permettent pas d’alerter facilement son entourage, la manière d’être est le langage que l’enfant utilise pour signaler une souffrance. Ainsi, sous un même trouble peuvent se dissimuler un déficit sensoriel (l’enfant s’agite et devient agressif, car il ne comprend pas et ne peut « suivre » du fait d’un problème visuel ou auditif), une maladie mentale (l’autisme par exemple), une maltraitance, un manque de sommeil du fait de conditions de logement difficiles, des troubles des apprentissages… et cette liste n’est bien sûr pas exhaustive. Il ne faut pas méconnaître certaines situations de souffrance qui pourraient bénéficier d’une prise en charge adaptée et il faut éviter l’écueil de la condamnation excessive, voire la diabolisation, de toute forme de repérage ou de dépistage scientifiques précoces. Cette diabolisation a eu lieu, notamment sous l’impulsion du collectif « Pasde0deconduite », et s’explique en grande partie par le climat délétère qui a entouré la préparation de la loi de prévention de la délinquance, entre 2005 et 2007 : xénophobie évidente, opprobre jeté sur des familles, manipulation des professionnels avec l’objectif d’en faire des délateurs… Face à cette situation, nombre de ceux-ci ont préféré rejeter toute forme de dépistage précoce, mais le problème des enfants en souffrance reste entier et il ne faut pas qu’ils soient les grands perdants de querelles entre professionnels. Par ailleurs, on ne parle ici nullement de « prédiction » ou de « causalité », mais d’un raisonnement statistique probabiliste qui justifie une réflexion sur la prévention précoce.

40En pratique, un système de repérage et de prévention très précoce est difficile à mettre en place, notamment dans les classes sociales les plus aisées, souvent très frileuses vis-à-vis de l’ingérence dans la vie privée mais qui ne sont pas plus épargnées que les autres par la problématique des mauvais traitements. Une tentative de détection très précoce de la vulnérabilité face à une éventuelle pathologie de l’attachement et au risque de maltraitance a été menée à travers la mise en place de l’entretien prénatal précoce, lors du quatrième mois de grossesse, et l’évaluation réalisée dans le cadre de l’enquête nationale périnatale 2010 a montré l’échec de ce dispositif, seule une femme sur cinq en ayant bénéficié (Vilain, 2011). Il faut donc se reposer sur l’école, lieu d’accueil de tous les enfants, et c’était le sens donné au bilan systématique de 3 ans dans la loi de mars 2007 réformant la Protection de l’enfance. En fait, loin de la stigmatisation des familles, brandie par certains professionnels, il est possible d’envisager des stratégies de dépistage qui reposent sur le strict respect du secret professionnel et ne permettent donc pas que certains élus deviennent dépositaires d’informations confidentielles. Il serait souhaitable qu’elles soient mises en œuvre par les médecins scolaires, sous certaines conditions : la collaboration entre équipes pédagogiques et « équipes de santé » pluridisciplinaires (associant médecin, infirmière, psychologue, travailleur social) ; des collaborations avec les structures de soins extérieures ; l’absence de ciblage, en particulier social et culturel ; l’information documentée des parents. C’est notamment pour faire vivre cette pluridisciplinarité que la création d’un nombre important de postes à l’Éducation nationale prendrait tout son sens.

41Ces postes devraient notamment concerner les équipes de santé scolaire, car, depuis quelques années, le système de santé scolaire a fait l’objet d’un véritable « détricotage ». La mission de promotion de la santé en faveur des élèves s’adresse à plus de 12 millions d’élèves et, en 2005, on comptait 2 150 médecins à temps plein, titulaires ou vacataires, soit 1 médecin pour 7 500 à 12 000 élèves selon les secteurs (au lieu de la moyenne recommandée de 1 médecin pour 3 000 à 5 000 élèves). La même année, il y avait 6 520 infirmières [9], 3 130 assistantes sociales (toutes affectées au second degré) et 6 000 psychologues pour le premier degré. Avoir retiré les assistantes sociales du premier degré pose évidemment des problèmes pour les signalements et le suivi d’enfants en danger, et on ne peut que s’interroger sur la finalité d’affecter en priorité les infirmières dans le second degré au détriment du premier. Finalement, en maternelle et en primaire, il n’y a plus que des médecins, en charge chacun de la gestion de plus de 20 établissements, et quelques infirmières. D’autre part, les vacances de postes de médecins titulaires comme la difficulté de recrutement de médecins vacataires laissent certains secteurs découverts dans nombre d’académies [10].

42Enfin, en matière de maltraitance envers les enfants, il ne faut pas éluder le problème de l’application de toute politique de dépistage, de prise en charge ou de prévention à toutes les classes sociales. L’étude de l’U 750 de l’Inserm l’a bien montré, les facteurs psycho-affectifs jouent un rôle bien plus important, en tant que facteur de risque de la maltraitance, que les facteurs socio-économiques (Tursz, 2010). Mais le lien précarité-maltraitance a la vie dure, et il est vrai que cela donne sans doute bonne conscience à certains de « se pencher sur les pauvres » et qu’il est autrement plus compliqué de comprendre les problèmes de personnalité de parents qu’on laisse abandonnés à eux-mêmes. Il n’est pas un lieu professionnel, où l’on s’occupe de la maltraitance, où l’on n’entende régulièrement ce diktat : « Il faut cibler les précaires. » Les actions et les programmes peuvent donc ne jamais atteindre les populations les plus vulnérables face au risque de maltraitance.

Conclusion

43Depuis longtemps des études épidémiologiques rétrospectives concluent à la gravité à long terme de la maltraitance précoce. La mise en place de cohortes de naissances a confirmé ce résultat avec des arguments scientifiques forts, car les données analysées proviennent d’études de grande taille, menées en population générale (et non dans des services cliniques, de psychiatrie notamment) et suivant sur de longues périodes un nombre élevé de sujets avec, pour certaines cohortes, un minimum de perdus de vue. On ne saurait donc que faire le vœu que la cohorte française Elfe aborde la problématique de la maltraitance.

44Par ailleurs, le devenir des enfants ayant fait l’objet d’une information préoccupante ou d’un signalement, qu’ils soient placés ou non, reste une grande inconnue épidémiologique aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Des études évaluatives s’imposent pour mesurer régulièrement l’état de santé global de ces enfants, et évaluer le coût économique, social et éducatif des divers modes de prises en charge et principalement des conditions de réalisation des placements en familles d’accueil.

45La prévention de la maltraitance elle-même requiert l’application et la mise en œuvre des plans, lois et dispositifs existants : plan périnatalité, loi de mars 2007 réformant la protection de l’enfance. Le financement des mesures préconisées par cette loi en termes d’examens obligatoires réguliers dans le cadre de la santé scolaire permettrait une réelle activité de repérage puis de dépistage des cas d’enfants maltraités grâce à la revivification d’un système de santé préventif, doté de personnels compétents et touchant toute la population des enfants, mais actuellement moribond.

Notes

  • [*]
    Pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche émérite à l’Inserm.
  • [1]
    Voir la note de lecture de cet ouvrage dans le présent numéro.
  • [2]
    Le psychiatre britannique John Bowlby a développé sa théorie de l’attachement dans un ouvrage majeur : Attachement et Perte (Bowlby, 1969). Pour lui, « l’attachement » fait partie des besoins primaires : de même qu’il doit s’alimenter pour grandir, le bébé doit aussi, pour se développer et explorer le monde, pouvoir trouver sécurité et réconfort par un lien privilégié avec l’adulte. J. Bowlby s’est appuyé sur ses observations de jeunes enfants et de familles, tout en utilisant les apports de l’éthologie et de la psychologie cognitive. L’attachement est sédatif et tranquillisant, la figure maternelle offrant à l’enfant un contenant psychique qui compense son immaturité. Plus les interactions précoces entre le bébé et sa mère et/ou son père sont de bonne qualité, meilleure sera la régulation émotionnelle, et plus rares de possibles troubles ultérieurs du comportement chez l’enfant, puis l’adolescent. Il est important de comprendre « l’attachement comme processus » et non comme instinct et d’appréhender les liens étroits qui peuvent exister entre non-attachement et maltraitance (Morton et Browne, 1998).
  • [3]
    Le Ruban blanc, de Michael Haneke, 2009.
  • [4]
    « La protection de l’enfance, un bateau ruineux à la dérive », un entretien avec le Pr Maurice Berger, Le Quotidien du médecin, 6 novembre 2003.
  • [5]
    Ces études ne sont mises en place qu’après l’accord d’un comité d’éthique et les cas de maltraitance éventuellement dépistés dans le cadre de la recherche font l’objet d’un signalement.
  • [6]
    « Étude longitudinale française depuis l’enfance ». https://www.elfe-france.fr/
  • [7]
    Cour des comptes. Rapport public thématique « La protection de l’enfance », octobre 2009, 180 pages.
  • [8]
    Plan périnatalité 2005-2007, humanité, proximité, sécurité, qualité, 10 novembre 2004, 42 p. [En ligne]. http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/Plan_perinatalite_2005-2007.pdf
  • [9]
    Actuellement, les infirmières sont majoritairement affectées au second degré.
  • [10]
    Sommelet D. « L’enfant et l’adolescent : un enjeu de société, une priorité du système de santé », rapport de mission sur l’amélioration de la santé de l’enfant et de l’adolescent, remis à Paris, le 28 octobre 2006, au ministre des Solidarités, de la Santé et de la Famille.
Français

Dans la littérature scientifique anglophone, de nombreuses études rétrospectives et surtout prospectives (cohortes de naissances) montrent que les adultes maltraités dans leur enfance ont, significativement plus que des sujets témoins, des problèmes de santé somatique (mauvais état général, HTA...) et mentale (dépression, addictions, délinquance, tentatives de suicide..., ces dernières faisant plus particulièrement suite à des violences sexuelles). Les conséquences à long terme de la maltraitance dans l’enfance ont fait l’objet de très peu d’études en France. Aussi un développement de la recherche est-il nécessaire par l’inclusion de la maltraitance dans les thèmes abordés par la cohorte Elfe, la mise au point d’études évaluatives des prises en charge des enfants maltraités et d’analyses psychologiques des facteurs protecteurs constitutifs de la résilience. Les troubles du comportement précoces, principaux révélateurs de la maltraitance, devraient également faire l’objet d’un dépistage généralisé à toutes les classes sociales, protégé par le secret professionnel et organisé dans le cadre des bilans de santé scolaires prévus par la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance.

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Anne Tursz [*]
Pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche émérite à l’Inserm. Expert dès 1984 auprès du programme mondial de prévention des traumatismes de l’OMS, elle a présidé le Comité interministériel d’orientation du Plan national « Violence et santé » (2004-2008), et a été membre du Comité national de la protection de l’enfance (2006-2007). Elle est l’auteur de l’ouvrage Les Oubliés. Enfants maltraités en France et par la France (2010).
  • [*]
    Pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche émérite à l’Inserm.
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/07/2013
https://doi.org/10.3917/rfas.125.0032
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