1Fruit d’un énorme et rigoureux travail, l’ouvrage de Margaret Maruani et Monique Meron devrait devenir une référence incontournable pour ceux et celles qui s’intéressent à la fois à l’histoire du travail, de l’emploi et du chômage des femmes depuis le début du xxe siècle. En effet, rassemblées pour la première fois, statistiques, données des recensements et enquêtes emploi de 1901 à 2011 sont scrutées, disséquées et analysées à travers le prisme de la question du genre.
2Les compétences complémentaires des deux auteures (Monique Meron est statisticienne, Margaret Maruani sociologue) leur ont permis de dévoiler les pièges qu’une lecture superficielle des données réserve aux lecteurs peu familiers avec les sujets abordés. Certes, des historiens avaient montré que « les femmes ont toujours travaillé » [1], mais ici les auteures nous livrent les résultats d’une lecture minutieuse qui permet de remettre en question bien des a priori.
3Ce sont aussi les logiques et les principes qui ont présidé à l’élaboration des recensements et à la définition des métiers au cours du xxe siècle qui font l’objet de leurs investigations. Deux idées fortes structurent l’ouvrage : le développement massif au cours du xxe siècle du salariat féminin – et son corollaire, si important pour l’émancipation économique des femmes, l’accès à des droits sociaux – s’est accompagné d’une plus grande visibilité de leur si importante contribution à la vie économique. En dévoilant ce qu’elles qualifient « d’illusions d’optique statistique », elles insistent sur la stabilité au cours de la période étudiée de leur activité professionnelle. En effet, en dépit de la crise de 1929, des périodes de récession et des changements de définition, elles ont toujours représenté environ un tiers – et actuellement près de la moitié – de la population active.
4L’ouvrage se compose de quatre parties qui se terminent chacune par d’utiles encadrés. La première partie entreprend de « planter le décor ». Dès le premier recensement de 1901, les statisticiens s’étaient interrogés sur les définitions possibles du travail féminin et avaient justifié de distinguer hommes et femmes dans ce recensement par la difficulté à cerner « la vraie nature du travail des femmes ». Ses contours suscitent encore aujourd’hui de nombreux débats, bien qu’il soit maintenant largement admis que les tâches domestiques et familiales doivent aussi être considérées comme du « travail », ce qui a d’ailleurs justifié chez les Anglo-Saxons le recours à la distinction entre paid work et unpaid work. Au cours du xxe siècle, la prise en compte de certains travaux, notamment ceux effectués par les « aides familiales », varie fortement d’une période à l’autre. Dans cette partie, les auteures mettent ainsi en exergue l’effet des changements de définitions de l’activité (basée depuis 1896 sur une conception essentiellement marchande du travail) dans les recensements durant le xxe siècle [2] et le rôle décisif de la scolarisation croissante des filles dans les processus qui ont conduit à l’augmentation des taux d’activité des femmes.
5Les taux par classes d’âge et les « logiques de genre » sont au centre de la deuxième partie dans laquelle les auteures soulignent que les différences entre les hommes et les femmes restent les plus marquées chez les 25-49 ans. Elles procèdent en effet à une relecture des courbes d’activité et montrent que la progression des taux des femmes de cette tranche d’âge fut pourtant spectaculaire dans les années 1980 et 1990. Cela les amène à conclure – peut-être un peu hâtivement (voir plus loin) – que « le rapprochement des taux d’activité masculins et féminins aux âges de la parentalité sonne le glas de la “spécificité” des comportements d’activité féminins » (p. 82).
6Dans la troisième partie, les auteures analysent scrupuleusement les définitions périodiques et l’évolution du chômage, les « comptes et mécomptes » du sous-emploi et le travail à temps partiel. Concernant ce dernier, elles prennent soin de distinguer le travail à temps réduit, à l’initiative du salarié, de « l’emploi partiel » à l’initiative de l’employeur et « imposé » aux salariés. Cela les amène à questionner la pertinence de la notion de « choix » et son usage abusif par les décideurs et partenaires impliqués dans les politiques sociales et familiales.
7En s’appuyant sur les mutations successives des nomenclatures, la quatrième partie analyse l’évolution des métiers « traditionnellement » féminins, la conquête par les femmes des professions jusque-là exclusivement masculines et « l’explosion » du tertiaire. Les auteures insistent sur la recomposition des inégalités qui ont accompagné les transformations des métiers. L’appartenance sociale et le niveau d’instruction qui différencient encore significativement leurs comportements professionnels et leur taux d’activité sont mis en évidence. Dans la continuité de cette perspective et de leur problématique, Margaret Maruani et Monique Meron en viennent à explorer un thème qui figure sur l’agenda des politiques de promotion de l’égalité entre les sexes sur le marché du travail : celui de la mixité. Elles dressent un bilan nuancé en la matière : alors que « les choses bougent » du côté de certaines professions (techniciens et ingénieurs par exemple) et que les femmes réussissent à investir des secteurs jusque-là réservés aux hommes, nombre de métiers restent des bastions féminins et semblent hermétiquement fermés aux hommes (accueil de la petite enfance, assistantes sociales, sages-femmes…).
8On comprend que les auteures aient délibérément voulu « recompter le travail » de l’ensemble des femmes au cours du siècle dernier pour éviter de tomber dans le piège de la « spécificité » féminine qui participe d’une approche essentialiste. Elles ne manquent pas de rappeler qu’au début du siècle, les courbes d’activité par âge ne sont pas discontinues. On pourra toutefois regretter que les auteures n’aient pas mentionné la permanence depuis les années 1960 de l’effet des maternités et de la présence de jeunes enfants sur les taux d’activité professionnelle des femmes, en particulier sur le recours aux emplois à temps partiel. Elles évoquent brièvement ce phénomène (page 82) en examinant l’évolution des taux d’activité des 25-49 ans, « âges de la parentalité », en précisant que « les comportements d’activité des femmes en âge d’avoir et d’élever des enfants ont changé radicalement ». Certes, les différences entre les sexes dans cette tranche d’âge se sont atténuées depuis la fin des années 1960. Néanmoins, force est de constater que si le modèle de la « mère au foyer » s’est fortement estompé, en France comme dans les autres pays membres de l’Union européenne, le nombre d’enfants et l’âge du benjamin (à l’instar du niveau de diplômes) restent des variables discriminantes du taux d’activité féminin. Ce phénomène contribue – surtout dans un pays comme la France où la fécondité est relativement élevée – à diminuer le taux global d’activité des femmes (contrairement à celui des hommes du fait de la persistance de la division sexuelle du travail au sein de la famille).
9Par exemple, en 2008, parmi les femmes âgées de 25 à 49 ans, vivant en couple, le taux d’activité de celles sans enfants s’élevait à 89 %, contre 65 % pour celles ayant deux enfants dont un de moins de 3 ans et 44 % pour celles en ayant trois dont un de moins de 3 ans [3]. L’âge du plus jeune enfant joue même un rôle plus déterminant actuellement que dans les années 1990 du fait de l’élargissement du dispositif du complément de libre choix d’activité (CLCA) en 2004, qui permet aux mères (et théoriquement aux pères) de percevoir une prestation forfaitaire jusqu’aux 3 ans de l’enfant à condition d’interrompre son activité ou de la réduire. Il est vrai, en revanche, qu’au-delà des 3 ans du benjamin, leur taux d’activité augmente sensiblement.
10En définitive, dans ce livre rigoureux, bien construit, les auteures font preuve de leur parfaite maîtrise des sujets traités. L’acuité de leur regard, la finesse de leurs analyses, la richesse de leurs connaissances permettent de comprendre combien le travail des femmes sous toutes ses formes – travail à domicile, comme aides familiales ou comme salariées – a toujours été un phénomène économique et social majeur, en particulier depuis le début du xxe siècle.
Notes
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[1]
Pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage de Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux xixe et xxe siècles, Paris, Odile Jacob, 2002.
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[2]
À partir de 1906, les femmes d’agriculteurs ne déclarant pas d’autre profession sont ainsi incluses dans le recensement comme travaillant dans le secteur de l’agriculture, puis elles sont considérées comme inactives à partir de 1954, ce qui a généré une baisse importante de la population active féminine.
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[3]
Voir C. Minni et J. Moschion (2010), « Activité féminine et composition familiale depuis 1975 », DARES Analyses, no 27.