CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction [1]

1En 2008, Barack Obama fit de la promesse de « changement crédible » (change you can believe in) le fer de lance de sa campagne présidentielle victorieuse. Cette promesse faisait directement référence aux enjeux de protection sociale, avec un accent particulier sur le problème de la couverture maladie. Arrivé au pouvoir seulement quatre mois après le début d’une grande crise financière, en plus de s’efforcer de relancer l’économie américaine, le nouveau président décida de matérialiser sa promesse de changement en lançant une ambitieuse et controversée réforme de l’assurance maladie, qui prendra plus d’un an à être adoptée et dont la mise en œuvre sera fortement combattue pendant toute la durée de son premier mandat. Le présent article propose un bilan critique du premier mandat présidentiel de Barack Obama (2009-2013) en matière de protection sociale, tout en mettant l’accent sur un certain nombre de facteurs qui rendent compte de la nature actuelle de la question sociale aux États-Unis (pour une mise en contexte, voir l’encadré). Premièrement, l’article souligne le poids indéniable du fédéralisme et des institutions politiques, qui favorisent une fragmentation territoriale de la protection sociale et, respectivement, une relative paralysie législative. Deuxièmement, il note le rôle prépondérant, dans les débats sur la protection sociale, des enjeux budgétaires et de la montée des inégalités, dans un pays en proie à des divisions idéologiques et partisanes de plus en plus aiguës, qui exacerbent d’ailleurs les difficultés institutionnelles inhérentes au processus législatif fédéral. Finalement, l’article révèle l’exclusion de l’agenda politique fédéral de questions clés de protection sociale qui, malgré des besoins criants dans ce domaine, ne font pas l’objet d’une attention politique réelle. En général, cet article montre les limites du changement opéré aux États-Unis en matière de protection sociale durant les premières années de l’ère Obama, ainsi que l’incertitude entourant la réforme de l’assurance maladie lancée en 2010 mais dont plusieurs aspects primordiaux ne seront mis en place qu’en 2014.

Perspectives théoriques sur la protection sociale aux États-Unis [Encadré]

Quatre approches majeures sont possibles pour expliquer les caractéristiques dominantes du système américain de protection sociale (fragmentation, absence de couverture maladie universelle, rôle fondamental du marché, sous-développement chronique de certains aspects de la protection sociale) :
  • Premièrement, des chercheurs comme Gøsta Esping-Andersen (2007) et Antonia Maioni (1998) évoquent l’absence de parti ouvrier aux États-Unis pour expliquer la faiblesse relative du système américain de protection sociale.
  • Deuxièmement, la question « raciale » et, plus particulièrement, la mobilisation politique des États du Sud, du New Deal des années 1930 à la Guerre contre la pauvreté des années soixante, sont décrites comme une source de cette faiblesse de la protection sociale et, principalement, des politiques de redistribution (Lieberman, 1998 ; Quadagno, 1994).
  • Troisièmement, des auteurs identifient certains traits de la culture américaine (par exemple, l’individualisme) comme un obstacle idéologique au développement des programmes sociaux, ce qui renforce le poids du marché (Lubove, 1968 ; Steensland, 2008).
  • Finalement, l’approche sans doute la plus débattue au cours des trente dernières années est l’institutionnalisme historique, qui met l’accent sur les caractéristiques des institutions politiques américaines (par exemple, le fédéralisme, le rôle de la Cour suprême et la fragmentation du pouvoir fédéral) et sur la nature et la résilience des choix politiques faits aux États-Unis depuis le début la fin du xviiie siècle (Skocpol, 1992 ; pour une approche critique en français, voir Merrien, 2007).
Le présent article met l’accent sur ces réalités institutionnelles, tout en reconnaissant le rôle de certains autres facteurs mentionnés plus haut, en fonction des éléments à expliquer. Car, comme le note Craig Parsons (2007), il est parfois nécessaire de combiner des perspectives distinctes pour expliquer certaines réalités complexes, comme le développement de la protection sociale aux États-Unis.

L’état de la protection sociale aux États-Unis

2Le système américain de protection sociale est l’incarnation même du « régime libéral » (Esping-Andersen, 2007). Ce système se caractérise ainsi par la modeste nature de l’État social et par le rôle important des employeurs et des compagnies privées d’assurances dans la protection sociale. Du côté de l’État, l’accent porte principalement sur l’assistance et sur des assurances sociales qui offrent des prestations modestes, du moins par rapport à leurs équivalents français ou allemand. Aux États-Unis, les assurances sociales jouent un rôle particulièrement significatif en ce qui concerne les personnes âgées, tant pour les retraites (Social Security) que l’assurance maladie (Medicare). En contraste, les programmes d’assurance chômage, qui sont opérés par les États fédérés, demeurent modestes et il n’y a pas de système public d’assurance maladie pour les adultes de moins de 65 ans qui vivent au-dessus d’un certain seuil de revenu (le programme Medicaid protège seulement les moins nantis).

3Du côté du marché, les compagnies d’assurances dominent le secteur de la santé. Pour ce qui est des retraites, le rôle des « fonds de pension » américains est bien connu (Montagne, 2006). Ce terme, qui renvoie exclusivement à l’aspect financier des pensions complémentaires volontaires aux États-Unis, est potentiellement trompeur, car il masque la différence cruciale qui existe entre les pensions à prestations définies et les pensions à contributions définies, qui ne garantissent pas à l’avance le niveau des retraites. Ces dernières sont de plus en plus nombreuses aux États-Unis, alors qu’on assiste depuis longtemps déjà au déclin des régimes à prestations définies qui, seuls, peuvent garantir une « sécurité de la vieillesse » indépendante des aléas de la finance (apRoberts, 2000 ; Ghilarducci, 2008).

4Tant dans le domaine des retraites que dans celui de l’assurance maladie, l’État fédéral joue un rôle majeur dans la protection sociale complémentaire, et ce, notamment en favorisant le développement de la couverture privée à travers de généreuses incitations fiscales, qui demeurent inséparables des efforts de régulation des pouvoirs publics (Hacker, 2004 ; Howard, 2008). Aux États-Unis, le système de protection sociale ne se caractérise donc pas uniquement par la faiblesse relative du versant public et par l’importance des forces de marché, mais par l’imbrication complexe des secteurs « public » et « privé » au cœur d’un système très fragmenté sur le plan institutionnel (au sujet de cette imbrication en général voir Béland et Gran, 2008).

5Pour ajouter à cette complexité, il faut rappeler le poids énorme du fédéralisme dans le champ américain de la protection sociale. Bien que moins décentralisé que le Canada ou la Suisse, le système fédéral américain demeure une source de fragmentation institutionnelle dans certains secteurs essentiels de la protection sociale (Théret, 2002). Tel est le cas de l’assurance chômage qui, tel que souligné plus haut, est administrée par les États fédérés. Bien que l’État fédéral joue un rôle dans ce secteur en matière de financement et de régulation, il n’existe pas moins de 50 systèmes distincts d’assurance chômage (un par État). Comme les conditions d’ouverture des droits varient d’un État à l’autre, cette fragmentation institutionnelle demeure une source certaine d’inégalités territoriales. Même si le rôle direct de l’État fédéral varie grandement d’un secteur à l’autre, ces remarques au sujet de la fragmentation institutionnelle et des disparités territoriales de la protection sociale s’appliquent à des domaines comme l’assistance sociale (Medicaid, Temporary Aid for Needy Families), où l’existence de normes fédérales ne saurait masquer les différences majeures qui existent entre les prestations offertes dans les divers États fédérés. Sur le plan politique, le financement des programmes étatiques encadrés (et cofinancés) par l’État fédéral est une source importante de tensions politiques entre Washington et les États fédérés. Ces tensions sont présentes dans tous les domaines principaux de la protection sociale, sauf peut-être dans celui des prestations pour les personnes âgées, qui est de loin le plus centralisé, l’État fédéral ayant notamment la responsabilité exclusive de Medicare et de l’assurance vieillesse (old-age insurance, connue sous le nom de Social Security).

6À la fragmentation liée au fédéralisme et à l’interaction public-privé, il faut ajouter la fragmentation des institutions politiques fédérales, qui complique grandement l’élaboration des politiques publiques, dans le domaine de la protection sociale et au-delà. Ainsi, la « division des pouvoirs » au centre de l’ordre constitutionnel américain multiplie les « droits de veto », ce qui fait que, pour être adoptée, une loi doit recevoir le soutien du président, de la Chambre des représentants et du Sénat. L’absence de discipline de parti au sens traditionnel du terme ajoute à cette complexité institutionnelle, car même si le même parti que celui du président jouit d’une majorité dans les deux chambres du Congrès, il n’est pas certain que celui-ci pourra faire adopter les mesures qu’il a en tête. Et au Sénat, une majorité simple (50 voix sur 100) n’est pas toujours suffisante en raison de l’utilisation grandissante par le parti d’opposition d’une technique d’obstruction (filibuster[2]) qui ne peut être vraiment neutralisée que par une « supermajorité » de 60 voix. Enfin, des élections législatives fédérales se tiennent tous les deux ans pour remplacer ou reconduire tous les membres de la Chambre des représentants et le tiers des sénateurs, dont le mandat dure six ans. Dans un tel contexte institutionnel, malgré l’augmentation de l’influence politique du président depuis le New Deal des années 1930, il n’est pas surprenant de constater que les présidents peinent souvent à imposer leurs propositions législatives, dans le champ de la protection sociale comme ailleurs. L’exemple du débat sur l’assurance maladie discuté plus loin soulignera le poids de cette réalité sur le développement des politiques sociales fédérales durant la présidence Obama.

7Une autre réalité à considérer pour comprendre les enjeux de protection sociale sous la présidence Obama est la domination relative des idées conservatrices aux États-Unis depuis les années Reagan (1981-1989). Un aspect fondamental de ce tournant conservateur est le tabou entourant les hausses d’impôts et la mobilisation constante des républicains en faveur des réductions d’impôts. Cette tendance s’est tout particulièrement affirmée durant les années Bush (2001-2009), qui furent marquées par de larges baisses de l’impôt sur le revenu. Bien qu’affectant la population dans son ensemble, ces baisses d’impôt profitèrent surtout aux mieux nantis (Hacker et Pierson, 2005). Comme on le montrera, malgré l’augmentation récente des déficits budgétaires fédéraux, les républicains demeurent les partisans acharnés des baisses d’impôt, qu’ils décrivent depuis des décennies comme des sources de prospérité économique. Pour eux, la seule façon d’équilibrer le budget fédéral est la réduction des dépenses, y compris celles engendrées par les politiques sociales.

8Un aspect étonnant des débats américains contemporains, aussi bien avant le début que durant la présidence Obama, est l’absence relative dans le discours politique fédéral de certains enjeux de protection sociale, qui sont pourtant à l’avant-scène dans de nombreux autres pays. Le meilleur exemple en la matière concerne les politiques familiales (au sens de politiques visant à soutenir les enfants et leurs parents et non de politiques natalistes à la française), dont les lacunes sont évidentes aux États-Unis (Béland, 2010). Par exemple, tel que discuté plus loin, ce pays ne dispose toujours pas d’un programme de congés parentaux payés, ce qui laisse les employeurs libres de les offrir ou non. Cette situation contraste avec celle qui prévaut dans la plupart des autres pays économiquement avancés, y compris des pays associés au « régime libéral » de protection sociale comme le Canada, le Royaume-Uni, et même l’Australie, qui s’est dotée récemment d’un système de congés parentaux payés (Karvelas, 2010). Le fait le plus intéressant ici n’est pas l’absence d’un tel système aux États-Unis, mais que cette question, malgré les appels des féministes et des experts de la protection sociale, soit rarement abordée dans le discours politique fédéral. Les mêmes remarques s’appliquent à des enjeux comme les crèches, principalement organisées par le secteur privé et souvent inabordables, ou les allocations familiales, simplement inexistantes aux États-Unis. L’un des facteurs permettant d’expliquer ce relatif manque d’attention envers les politiques familiales est l’absence relative de pressions et d’idéologies natalistes aux États-Unis, un pays où le taux de fécondité demeure près du taux de reproduction (2,1 enfants par femme) et où l’immigration joue un rôle démographique essentiel.

9Au-delà de cette question, l’enjeu du logement social demeure marginal dans le discours politique fédéral. Malgré l’existence de besoins importants, ce secteur reste largement sous-développé aux États-Unis. Ironiquement, la crise du secteur immobilier, qui existe présentement dans ce pays, ne semble pas avoir ravivé l’intérêt pour le logement social, qui reste marginal dans une société marquée par un véritable culte pour la propriété privée, dont l’accès est d’ailleurs encouragé par des incitatifs fiscaux généralement régressifs (c’est-à-dire profitant davantage aux plus riches ; Howard, 2008). D’un point de vue historique, le sous-développement relatif du logement social aux États-Unis est inséparable de la question « raciale », omniprésente dans ce pays (Lieberman, 1998 ; Quadagno, 1994). Ce type de logement étant traditionnellement associé à la population noire (en réalité, seulement 45 % des bénéficiaires sont noirs, Schwartz, 2012), le soutien politique envers le logement social paraît limité, du moins au sein des classes moyennes et aisées.

10La suite de cet article n’abordera pas les questions du logement social et ne discutera pas en détail les politiques familiales, non parce que les besoins apparents en ces matières demeurent faibles aux États-Unis, mais parce que ces enjeux restent en marge du discours politique fédéral, y compris de celui de Barack Obama, qui met généralement l’accent sur l’assurance maladie et, dans une bien moindre mesure, les politiques de maintien du revenu, en particulier l’assurance chômage et l’assurance vieillesse.

La réforme de l’assurance maladie

11Du point de vue de la protection sociale, la question de l’assurance maladie domina à la fois la campagne présidentielle de 2008 et le premier mandat de Barack Obama à la Maison Blanche (2009-2013). Pour comprendre cette question, il faut rappeler le fait que les États-Unis sont le seul pays économiquement avancé à ne pas disposer de couverture maladie universelle ou quasi universelle. Cette réalité est inséparable du fait que ce sont les compagnies d’assurances et les employeurs qui couvrent la majeure partie des salariés américains, et ce, de manière volontaire. À la veille de l’élection présidentielle de 2008, le nombre de citoyens sans couverture maladie s’élevait à environ 46 millions, sur une population totale de 305 millions (Marmor, 2008). Par la suite, ce nombre augmenta encore davantage en raison notamment des effets négatifs de la récession (Kaiser Family Foundation, 2011). En matière de couverture maladie, du point de vue des individus et des familles, l’instabilité est un facteur important et une source majeure d’insécurité. Ainsi, durant une période de six mois ou d’un an, de nombreux individus et les membres de leur famille peuvent perdre, regagner, puis perdre à nouveau leur couverture maladie. Le lien entre l’emploi et la couverture maladie explique cette instabilité, car aux États-Unis le chômage est souvent synonyme de perte de couverture maladie, pour le travailleur mais également, dans bien des cas, pour les membres de sa famille. Dans ce contexte, la montée du chômage à partir de la fin 2008 ne fit qu’exacerber les problèmes liés à l’absence de couverture maladie universelle et obligatoire aux États-Unis (Kaiser Family Foundation, 2011).

12Finalement, il faut spécifier que le taux de couverture maladie varie beaucoup d’un État fédéré à l’autre, ainsi que d’un groupe « racial » à l’autre (le terme de « race », si controversé en Europe, est utilisé couramment aux États-Unis dans le débat politique). Par exemple, le taux de couverture maladie est beaucoup plus bas dans les États du Sud, comme le Texas et le Nouveau-Mexique, qu’au Massachusetts, un État qui dispose d’un système de santé quasi universel mis en place par l’ancien gouverneur, Mitt Romney, candidat républicain à la présidence qui affronta Barack Obama à l’élection de novembre 2012. Pour ce qui est des minorités « raciales », elles sont moins bien couvertes en moyenne que la majorité « blanche ». En fait, environ la moitié des Américains qui vivent sans couverture maladie font partie de ces minorités « raciales », principalement les Hispaniques et les Noirs (Béland, 2009).

13Bien qu’il ne faille pas confondre couverture maladie et accès aux soins (par exemple, tout Américain dont la vie est en danger a droit à des soins d’urgence), l’absence de couverture maladie est une grave source d’insécurité aux États-Unis. Ainsi, les frais médicaux impayés demeurent l’une des causes les plus fréquentes de faillite personnelle dans ce pays. Plus généralement, le fait de ne pas posséder de couverture maladie, ou la crainte de perdre celle-ci, constitue une source d’anxiété dans la vie quotidienne de dizaines de millions d’Américains. En plus des minorités, les jeunes et les citoyens moins éduqués sont plus susceptibles de souffrir de ce type d’insécurité (Dominitz et Manski, 1997). De plus, le fait de posséder une couverture maladie privée n’est pas toujours suffisant, car les compagnies d’assurances peuvent refuser de rembourser des dépenses médicales pour des raisons « techniques » ou juridiques, à travers des procédures peu transparentes, du moins aux yeux de beaucoup d’Américains. Le film Sicko de Michael Moore illustre les angoisses quotidiennes de nombreux assurés, ainsi que leurs relations parfois pénibles avec les compagnies d’assurances, qui sont accusées de placer leur quête de profit bien au-dessus de l’intérêt des patients (Potter, 2010). Il convient toutefois de rappeler que les personnes âgées, qui sont couvertes par Medicare, ne font pas face aux mêmes incertitudes, et ce, malgré les limites de la protection offerte par ce programme fédéral. Quant à Medicaid, qui s’adresse principalement aux moins nantis, il a fait l’objet d’expansions depuis les années 1990 (Brown et Sparer, 2003). La même remarque s’applique au programme CHIP (Children’s Health Insurance Program) de couverture maladie pour les enfants, qui fut créé en 1997 avant d’être élargi par la suite (Howard, 2008). Un tel programme ne vise pas à augmenter la fécondité et il ne constitue pas une « politique familiale » au sens strict du terme, mais il joue un rôle important dans le secteur de la santé, où les enfants, comme les personnes âgées, sont perçus comme étant particulièrement vulnérables et méritant une couverture universelle qui n’est pas offerte aux adultes, qui dépendent habituellement de l’assurance privée volontaire.

14À la question de la couverture maladie s’ajoute un autre problème crucial de politique publique particulièrement saillant aux États-Unis : le contrôle de la hausse des coûts de la santé. En fait, représentant plus de 15 % du produit national brut américain en 2008, ces derniers sont déjà fort élevés. Contrairement à une idée répandue identifiant « système privé » avec « contrôle strict des coûts », le seul pays développé qui ne dispose pas de couverture maladie universelle ou quasi universelle est aussi celui qui dépense le plus en matière de santé (Street, 2008). À l’instar des autres pays industrialisés, une combinaison de facteurs (comme la hausse du prix des médicaments et l’augmentation des salaires des professionnels) explique l’accroissement des dépenses de santé. Il est toutefois clair que la nature même du système de santé américain exacerbe cette situation tout en contribuant à faire des États-Unis le « champion toutes catégories » en matière de coûts de santé (Street, 2008). Par exemple, pour les services rendus non couverts par le programme Medicaid, les hôpitaux qui soignent gratuitement les personnes sans couverture maladie se présentant à l’urgence passent indirectement la facture aux patients couverts et à leurs compagnies d’assurances. Cette situation exacerbe la hausse des coûts de la santé. La même remarque s’applique au fait que, pour des raisons financières, les individus sans couverture maladie sont moins portés à recourir à la médecine préventive, ce qui est un problème de santé publique et, indirectement, de contrôle des dépenses, car à terme le manque de prévention augmente le nombre potentiel d’urgences, qui sont fort coûteuses du point de vue du système de santé dans son ensemble (Béland, 2009).

15Cette relation entre le contrôle des coûts et la question de la couverture maladie, un thème associé au Parti démocrate depuis l’après-guerre, est au cœur du discours de Barack Obama sur la réforme de l’assurance maladie depuis la campagne présidentielle de 2008. Tout en demeurant prudent et en refusant de dévoiler les détails de son plan, le candidat Obama promit à la fois d’augmenter la couverture maladie et de contrôler la hausse des dépenses de santé. Après son arrivée à la Maison Blanche, malgré les appels des républicains qui s’opposaient à son projet de réforme tout en l’enjoignant de mettre l’accent sur la question économique au beau milieu de la Grande Récession, le nouveau président décida de maintenir le cap et d’appeler le Congrès à formuler une ambitieuse législation sur l’assurance maladie. Pendant que le Congrès à majorité démocrate se penchait sur cette question complexe et pour le moins controversée, la Maison Blanche s’efforça de neutraliser de puissants groupes d’intérêt susceptibles de faire dérailler sa réforme, comme cela s’était produit au milieu des années 1990 avec le projet de Sécurité de la santé (Health Security) du président Clinton, qui fut défait à la suite d’une mobilisation sans précédent de groupes d’intérêt (Skocpol, 1996). Ainsi, des ententes entre la Maison Blanche et des groupes représentant les compagnies pharmaceutiques et les hôpitaux privés furent signés, ce qui eut pour effet d’isoler les compagnies d’assurances, qui ne signèrent pas d’accord semblable (Jacobs et Skocpol, 2010).

16Au Congrès, en l’absence de « discipline de parti », le processus d’élaboration de la législation s’étira sur de longs mois, et ce, en raison des nombreux compromis nécessaires tant à la Chambre des représentants qu’au Sénat pour former une solide majorité capable de faire adopter la réforme face à l’opposition quasi unanime des républicains. En janvier 2010, la victoire surprise du républicain Scott Brown à l’élection sénatoriale du Massachusetts fit d’ailleurs presque échouer le processus de ratification en altérant l’équilibre du pouvoir au Sénat, où un seul siège (sur un total de 100, soit deux par État fédéré) peut faire toute la différence, d’un point de vue législatif (dans ce cas, la possibilité d’un filibuster républicain). Finalement, pour contourner cet obstacle potentiel, le projet de loi sur l’assurance maladie initialement voté par le Sénat en décembre (ainsi qu’une législation secondaire visant à l’amender pour refléter certaines demandes des démocrates à la Chambre des représentants) fut signé par le président fin mars. Après un long et sulfureux débat politique et médiatique, qui opposa démocrates et républicains tout en divisant l’opinion et en mobilisant les adeptes du Tea Party hostiles au président (Behrent, 2010), la Maison Blanche célébra enfin l’adoption du Patient Protection and Affordable Care Act, la plus ambitieuse mais également la plus controversée des réformes de l’assurance maladie lancée aux États-Unis depuis l’adoption de Medicaid et Medicare en 1965 (Béland, 2010).

17Compte tenu de la complexité et de la fragmentation d’un système de santé fondé sur une articulation de politiques publiques et d’acteurs privés régulés de loin par l’État, il est difficile de prévoir les effets à long terme de la réforme de 2010, dont la mise en place devrait d’ailleurs s’étendre sur une période de huit ans. Une brève énumération de quelques mesures au centre de cette réforme permet de se faire une idée plus précise de son contenu, mais aussi de son impact potentiel sur la couverture maladie ainsi que sur les coûts de la santé (The Wall Street Journal, 2010 ; pour une analyse détaillée des textes législatifs, on lira Kaiser Family Foundation, 2010). Premièrement, dès l’adoption de la réforme, les enfants peuvent désormais continuer à participer à la police d’assurance de leurs parents jusqu’à l’âge de 26 ans. Cette mesure populaire est significative compte tenu du nombre disproportionné de jeunes adultes sans couverture maladie. Deuxièmement, en 2013, des dispositifs fiscaux visant les mieux nantis entrent en vigueur pour aider à financer la réforme. Troisièmement, en 2014, certains des éléments les plus importants de la réforme devraient entrer en vigueur. Par exemple, cette année-là, il deviendra illégal pour les compagnies d’assurances de refuser de couvrir les personnes souffrant de « conditions préexistantes », comme le diabète et la haute pression. La même année, il sera obligatoire pour la vaste majorité des Américains (certaines catégories de citoyens à faible revenu sont dispensées de cette obligation) de se procurer une couverture maladie, sans quoi une amende sera émise. Des subventions seront également mises en place pour aider les citoyens à faible revenu et des membres des « classes moyennes » à se procurer une couverture maladie. Toujours en 2014, les entreprises de plus de 50 salariés qui n’offrent pas de couverture maladie à leurs employés devront également payer une amande. La même année, une expansion du programme Medicaid permettra aussi de couvrir des millions de citoyens supplémentaires qui gagnent moins de 133 % du seuil fédéral de pauvreté (en 2012, ce seuil était de 11 170 dollars par année pour une personne seule). Profitant aux moins nantis, cette expansion est la plus ambitieuse depuis la création de Medicaid au milieu des années 1960. L’année 2014 verra également la création d’« échanges » permettant aux citoyens d’obtenir une couverture maladie à moindre coût. Finalement, en 2018, les polices d’assurance santé jugées trop généreuses (les fameux Cadillac Plans) seront taxées pour favoriser un meilleur contrôle des coûts. En cette matière, la réforme de 2010 apporte aussi des changements au programme Medicare, notamment dans la couverture du médicament (Béland, 2010).

18Bien que cette liste partielle des mesures adoptées puisse sembler impressionnante, il faut néanmoins souligner les limites intrinsèques de cette législation, tant en ce qui concerne la couverture maladie que le contrôle des dépenses de santé. D’une part, en ce qui concerne le premier aspect de la réforme, il est clair qu’elle ne conduira pas à l’avènement d’une couverture maladie vraiment universelle puisque au moins 5 % de la population (contre environ 15 % aujourd’hui) devrait continuer à vivre sans couverture maladie, à un moment de leur existence. L’amélioration devrait être considérable, mais l’universalité au sens strict du terme demeurera un rêve de la gauche plutôt qu’une réalité institutionnelle, à moins qu’une autre réforme ne vienne compléter la loi de 2010, ce qui semble assez peu probable, du moins dans l’immédiat. D’autre part, en ce qui concerne le contrôle des coûts de la santé, les résultats potentiels semblent incertains. La complexité du système de santé évoquée plus haut explique en partie cette incertitude. Un autre facteur évoqué par les critiques de gauche de la loi de 2010 est l’absence de la fameuse « option publique » soutenue pendant un temps par le président Obama, mais éliminée de la version finale du texte législatif, et ce, notamment en raison de l’opposition des compagnies d’assurances et de leurs alliés républicains et démocrates au Congrès et surtout, en ce qui concerne ces derniers, au Sénat. Cette « option publique » aurait permis à l’État fédéral de concurrencer directement les compagnies privées d’assurances en couvrant les individus de manière volontaire, ce qui aurait pu forcer ces compagnies à réduire leurs coûts, du moins si l’on en croit les partisans de cette approche (Hacker, 2008).

19En plus des résultats incertains de la réforme de 2010, des nuages politiques et juridiques planaient au-dessus de cette législation pour le moins controversée qui, deux ans après son adoption, recevait le soutien explicite de moins de 50 % de la population (Bluementhal, 2012). Avant la réélection de Barack Obama à la présidence en novembre 2012, le danger le plus pressant pour ce qui constitue encore la législation la plus importante adoptée jusqu’à maintenant durant la présidence Obama fut la mobilisation républicaine contre la loi. Par exemple, Mitt Romney, dont la réforme du Massachusetts servit ironiquement en partie de modèle pour la loi de 2010, promettait de la faire annuler s’il était élu à la présidence en novembre 2012. Plusieurs États dirigés par des gouverneurs républicains utilisèrent aussi les tribunaux pour tenter de faire invalider la loi. Le 28 juin 2012, dans une décision controversée appuyée seulement par cinq des neuf juges, la Cour suprême affirma la validité constitutionnelle de cette loi (tout en soulignant l’autonomie des États fédérés dans la gestion du programme Medicaid). Cette décision fut une victoire claire pour le président Obama et ses alliés politiques (Liptak, 2012). Malgré ces développements favorables à la survie du Patient Protection and Affordable Care Act, de nombreux républicains au Congrès disent encore vouloir en finir avec cette loi, qu’ils considèrent comme trop onéreuse pour les finances publiques et comme une attaque contre la liberté individuelle et l’autonomie des États fédérés. Le retour d’Obama à la Maison Blanche pour un second mandat (2013-2017) rend cependant leur opposition futile, et ce, en raison de son veto présidentiel, qui devrait assurer la survie législative de « sa » réforme de la santé, au cours des années à venir.

Protection sociale, question budgétaire et montée des inégalités

20En soi, le Patient Protection and Affordable Care Act ne fut pas une réponse à la crise économique qui frappa les États-Unis de plein fouet à partir de septembre 2008, car l’idée d’une réforme semblable émergea bien avant le début de la Grande Récession. Il serait donc faux de considérer cette réforme comme une réponse à la crise, bien que le président Obama utilisât celle-ci pour justifier son projet, par exemple en soulignant que l’augmentation des coûts de la santé nuisait à la « compétitivité internationale » des compagnies américaines. Dans une telle perspective, réformer le système de santé pour contrôler l’augmentation des coûts de la santé ferait bien partie d’une stratégie économique à long terme (Obama, 2009). Mais comme cette réforme aux effets incertains prend place graduellement sur une période prolongée, il ne s’agissait en rien d’une « mesure d’urgence ».

21Sur le plan économique, les véritables mesures d’urgence furent adoptées rapidement, immédiatement avant (durant les derniers mois de la présidence George W. Bush) et après l’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche. Ces mesures vinrent notamment en aide au secteur bancaire et financier, qui fut durement touché par la crise du secteur immobilier et par le krach boursier de septembre 2008. Sur le plan budgétaire, ces mesures augmentèrent rapidement la taille du déficit fédéral, qui fut également exacerbé par les pertes de revenus engendrées par le ralentissement économique et la montée du chômage, et favorisa également une hausse des dépenses sociales, tant au plan fédéral que dans les États fédérés. Si l’on ajoute à ces facteurs les dépenses élevées engendrées par les guerres en Iraq et en Afghanistan, ainsi que les pertes de revenus générées par les baisses d’impôt de l’ère Bush, il est clair que la situation budgétaire des États-Unis, qui était déjà mauvaise en 2008, s’est considérablement détériorée durant la première année de la présidence Obama. D’environ 450 milliards de dollars en 2008, le déficit fédéral grimpa à plus de 1 400 milliards en 2009, pour se maintenir autour de 1 300 milliards au cours des deux années suivantes (Trich, 2011). La montée du déficit fédéral donna des munitions aux opposants républicains du président et à leurs alliés du Tea Party, dont il a déjà été fait mention lors de la discussion consacrée à la question de l’assurance maladie. L’essor de ce mouvement à partir du printemps 2009 ne saurait être négligé, parce qu’il favorisa le retour en force d’un conservatisme budgétaire implicitement abandonné par les républicains durant l’ère Bush (2001-2009). Lors des élections de mi-mandat de 2010, ce retour du conservatisme budgétaire se manifesta notamment par l’élection d’une nouvelle majorité républicaine à la Chambre des représentants favorable à l’annulation pure et simple du Patient Protection and Affordable Care Act, ainsi qu’à des réductions de dépenses qui affecteraient directement les politiques sociales fédérales.

22En général, aux États-Unis durant les années Obama, le débat américain sur la protection sociale est inséparable de la question budgétaire et du débat qui oppose les républicains favorables au contrôle des dépenses et les démocrates qui soutiennent davantage des hausses d’impôt, du moins celles ciblant les mieux nantis. Quelques exemples illustrent ce débat à la fois féroce et partisan sur les politiques budgétaires, qui sont absolument inséparables des enjeux de protection sociale, du moins à long terme. Premièrement, le « Budget Ryan » (The Path to Prosperity : Restoring America’s Promise), une proposition républicaine pour l’année budgétaire 2012, montrait à quel point de nombreux républicains semblaient prêts à sabrer dans les dépenses sociales au nom du retour à l’équilibre budgétaire. Si elle avait été adoptée, cette proposition, en plus d’abolir le Patient Protection and Affordable Care Act, aurait transformé Medicare en réduisant massivement la protection offerte. Le « Budget Ryan », surnommé ainsi en référence à son auteur, le représentant républicain Paul Ryan, aurait également plafonné les transferts aux États effectués dans le cadre du programme Medicaid. Rejeté par le président Obama, qui condamnait son aspect apparemment régressif, le « Budget Ryan » fut débattu à maintes occasions durant la campagne présidentielle de 2012. Ce fut d’ailleurs particulièrement le cas après qu’en août 2012 le candidat républicain Mitt Romney eut choisi Paul Ryan comme colistier. La défaite de ces derniers, quelques mois plus tard, semblait avoir enterré pour ainsi dire le « Budget Ryan », que Romney lui-même renia publiquement (au moins en partie) durant la campagne présidentielle (Hunt et Thomas, 2012).

23Un autre exemple de la polarisation idéologique et partisane durant le premier mandat présidentiel de Barack Obama fut le débat sur les baisses d’impôt « temporaires » adoptées sous la présidence Bush (2001-2009). Pour le président Obama, les baisses d’impôt accordées aux mieux nantis ne devaient pas être reconduites, alors que celles affectant le reste de la population devaient être maintenues. Soutenue à la fois par le milliardaire Warren Buffett et par le mouvement des « indignés » (Occupy Wall Street), cette proposition renvoyait explicitement à la question de la montée des inégalités sociales aux États-Unis depuis les années 1980 (Bartels, 2008). Ce débat, qui s’amorça bien avant le début de la présidence Obama (American Political Science Association, 2004), devint incontournable aux États-Unis, tant en ce qui concerne la fiscalité que la protection sociale, deux réalités aussi indissociables dans ce pays qu’en France (par exemple : Palier, 2002). Finalement, après une bataille politique pour le moins intense entre le président et les républicains au Congrès, les baisses d’impôt de l’ère Bush devinrent permanentes au début 2013, à l’exception toutefois de celles affectant les bien-nantis, qui expirèrent, une situation considérée comme une victoire pour la Maison Blanche (Leonhardt, 2013).

24Au-delà des baisses d’impôts et des réductions budgétaires mentionnées plus haut, deux enjeux sociaux de la présidence Obama, inséparables du contexte de la Grande Récession et du débat sur les déficits fédéraux, renvoient au lien étroit entre le problème budgétaire et la question sociale dans le contexte de polarisation idéologique qui caractérise l’ère Obama. D’une part, bien que les programmes d’assurance chômage soient opérés par les États fédérés, l’État fédéral joue un rôle direct dans ce secteur, surtout en période de crise économique, où la montée du chômage, au-delà d’un certain seuil, déclenche le paiement à l’échelle nationale de prestations spéciales qui permettent aux chômeurs de recevoir de l’aide pour une durée plus longue qu’à l’habitude. À cette aide aux chômeurs subventionnée par Washington s’ajoute un fonds spécial créé par l’American Recovery and Reinvestment Act de 2009 pour aider les États à soutenir des chômeurs de plus en plus nombreux (le taux de chômage national passera de 5,1 % en mars 2008 à 10,1 % en octobre 2009) et, en moyenne, sans emploi pour une période de plus en plus longue (Béland et Waddan, 2012). Malgré la popularité de l’aide fédérale aux chômeurs, les républicains, surtout depuis leur prise de contrôle de la Chambre des représentants à la suite des élections de mi-mandat de 2010, utilisent cette question pour accuser le président de ne pas prendre les importants déficits budgétaires fédéraux au sérieux, notamment parce qu’il demande régulièrement le renouvellement des aides spéciales pour les chômeurs, ce qui le force à défendre ses politiques, jugées irresponsables par ses adversaires (Los Angeles Times, 2010). Malgré tout, après des luttes politiques féroces opposant démocrates et républicains, les aides temporaires aux chômeurs furent renouvelées tout au long du premier mandat de Barack Obama (ces aides furent d’ailleurs reconduites début 2013 jusqu’à la fin de l’année en cours).

25Omniprésentes dans les domaines de l’assurance maladie et de l’assurance chômage, les accusations conservatrices au sujet du supposé laxisme budgétaire du président Obama se font également jour dans au moins deux autres secteurs de la protection sociale : l’aide alimentaire et les retraites. Premièrement, en ce qui concerne l’aide alimentaire, la hausse récente des dépenses du programme fédéral de « tickets d’alimentation » (food stamps) – versés à un nombre record de 44 millions d’Américains en 2011 – est devenue une source de dérision de la part de républicains comme Newt Gingrich, qui accusent Barack Obama d’être le « président des tickets d’alimentation » (Food Stamps President). Largement débattu aux États-Unis (Luhby, 2012), ce type d’épithète est une manière voilée d’accuser le président d’en faire trop pour les pauvres (y compris les minorités ethniques et « raciales ») et d’augmenter leur dépendance supposée envers l’État fédéral, tout en négligeant à la fois les classes moyennes et la question de l’équilibre budgétaire.

26Deuxièmement, dans le domaine des retraites, les républicains pressent le président de lancer une réforme du programme fédéral d’assurance vieillesse (Social Security) pour améliorer sa situation actuarielle, menacée à terme par le vieillissement démographique. Pour restaurer l’équilibre actuariel du programme, les républicains soutiennent généralement des baisses de prestations directes ou indirectes, notamment une nouvelle augmentation de l’âge d’ouverture des droits qui, entre 2000 et 2027, passe déjà graduellement de 65 à 67 ans. Rejetant toute augmentation supplémentaire de cet âge après 2027 malgré les pressions de la droite, le président Obama préconise plutôt une augmentation du plafond salarial des cotisations obligatoires pour faire payer bien davantage les salariés les plus riches, ce qui augmenterait les revenus collectés par la caisse fédérale d’assurance vieillesse (sur l’assurance vieillesse, on lira Béland, 2011). Comme le précédent, cet exemple illustre la relation durable et de plus en plus claire qui existe aux États-Unis entre les enjeux budgétaires, les inégalités et la question de l’avenir de la protection sociale.

27Tel que mentionné à la fin de la première section, un autre aspect fascinant du débat contemporain sur la protection sociale aux États-Unis est l’exclusion quasi complète de certains enjeux sociaux pourtant significatifs de l’ordre du jour politique fédéral. Ainsi, durant la présidence Obama comme durant celle de George W. Bush, il a été très peu question de politiques familiales, qui sont pourtant si déficientes aux États-Unis, du moins dans une perspective comparative (Béland, 2010). La même remarque s’applique à la question des crèches et de l’éducation à la petite enfance, qui est loin d’être au centre de l’« écran radar » des dirigeants fédéraux. En règle générale, ces derniers se concentrent principalement sur les programmes existants tels l’assurance vieillesse et Medicare, qui possèdent de nombreux ayants droit capables de se mobiliser politiquement, durant et entre les élections (Campbell, 2003 ; Pierson, 1994). Quant aux États fédérés, ils font généralement face à des contraintes budgétaires sévères, qui les rendent moins aptes à innover pour répondre aux nouveaux besoins économiques et sociaux de la population. Dans ce contexte, aux États-Unis, la question budgétaire domine désormais le champ social, à un tel point qu’elle menace de saper les programmes existants, tout en rendant de plus en plus difficile l’élaboration de nouvelles politiques sociales susceptibles d’affronter de « nouveaux risques sociaux » inséparables de changements profonds et bien connus aux États-Unis (Hacker, 2006), qui touchent l’emploi, la vie familiale et le vieillissement démographique (Bonoli, 2005). Aux États-Unis, à ces questions s’ajoutent le débat fondamental sur les inégalités sociales et la « justice fiscale » (fiscal justice), deux questions qui vont de pair dans ce pays « libéral » (au sens européen du terme) caractérisé par une polarisation idéologique grandissante et des institutions politiques qui, en paralysant souvent le processus législatif, ne favorisent guère l’adaptation de la protection sociale aux réalités contemporaines, et ce, même au cours d’une présidence marquée par l’insécurité économique et inaugurée sous le thème du « changement ».

Conclusion

28À la lumière de l’analyse précédente, aux États-Unis, comment peut-on caractériser l’évolution de la protection sociale et du débat sur cette dernière depuis l’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche en janvier 2009 ? Dans le domaine de l’assurance maladie, les changements apportés sont substantiels mais, tel que souligné plus haut, les conséquences de la réforme adoptée en 2010 restent incertaines, d’autant que l’absence de l’« option publique » (ou même d’une couverture maladie réellement « universelle ») restreint son impact potentiel. Les limites de la réforme de l’assurance maladie reflètent au moins en partie la fragmentation des institutions politiques et la nécessité de recourir à de nombreux compromis en l’absence de discipline de parti et dans un contexte où des efforts constants sont nécessaires pour neutraliser l’opposition potentielle de puissants groupes d’intérêt, comme ce fut le cas en 2009, lorsque la Maison Blanche signa des ententes avec certains de ces groupes pour faciliter l’adoption de la réforme de la santé.

29Au-delà de la question de l’assurance maladie, les limites du développement de la protection sociale sous la présidence Obama semblent claires. D’une part, dans des domaines comme l’assurance chômage et les retraites, on ne peut généralement parler que de réponses temporaires, qui ne devraient pas avoir de conséquences profondes sur l’avenir de la protection sociale aux États-Unis. D’autre part, l’absence d’enjeux majeurs comme les politiques familiales sur l’agenda politique fédéral (à l’exception peut-être de la mobilisation conservatrice contre l’avortement et de la résistance du président en la matière) montre les limites du débat américain contemporain sur la protection sociale, du moins dans une perspective comparative. Ce débat a toutefois l’avantage de souligner la relation profonde qui existe entre la protection sociale et les enjeux comme les déficits budgétaires et les inégalités, qui pourraient demeurer pour longtemps au cœur de la question sociale américaine. À l’avenir, le traitement de ces enjeux sera encore et toujours médiatisé par les institutions politiques américaines et les autres facteurs idéologiques et politiques discutés plus haut.

Notes

  • [*]
    Professeur, titulaire de la chaire de recherche du Canada en politique publique à la Johnson-Shoyama Graduate School of Public Policy (université de la Saskatchewan).
  • [1]
    L’auteur remercie Pierre-Marc Daigneault, Michel Grignon et un lecteur anonyme pour leurs commentaires, ainsi que le programme de chaires de recherche du Canada pour son soutien financier.
  • [2]
    Le filibuster est un terme employé dans les assemblées des pays démocratiques de langue anglaise qui fait référence à la possibilité pour la minorité de l’assemblée de retarder un vote en multipliant discours ou amendements. Dans le cas particulier du Sénat américain, le règlement ne met aucune limite au temps de parole d’un sénateur et, dans les faits, un filibuster peut empêcher le vote d’une loi par la majorité. La seule façon de contourner cet obstacle est d’obtenir un vote déclarant la fin des débats sur une proposition de loi (et le passage immédiat au vote). Cependant, ce vote de procédure doit réunir 60 % des sénateurs pour être valide, ce qui porte dans les faits la majorité requise au Sénat à 60 % et non 50 %.
Français

Cet article explore les débats sur la protection sociale qui marquèrent le premier mandat présidentiel de Barack Obama (2009-2013). À l’aune de la promesse de « changement » au cœur de sa campagne de 2008, comment peut-on rendre compte, du point de vue de la protection sociale, des quatre années qui se sont écoulées depuis son élection à la présidence ? Pour répondre à cette question, l’article propose un bilan social de la présidence Obama qui se divise en trois sections principales. La première discute la nature du « régime libéral » américain, tout en soulignant le poids des institutions politiques ainsi que d’autres facteurs explicatifs dans le développement de la protection sociale. La deuxième se concentre sur la réforme de l’assurance maladie qui reste, malgré ses limites et son caractère controversé, la réalisation principale du président Obama. La dernière section discute du rôle des enjeux budgétaires et de la question des inégalités dans les débats contemporains sur l’avenir de la protection sociale aux États-Unis. Cette dernière section analyse l’impact de la récente Grande Récession (celle associée à la crise financière de septembre 2008) sur ces débats, ainsi que l’exclusion de certains enjeux de protection sociale du discours politique fédéral.

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Daniel Béland [*]
Professeur, titulaire de la chaire de recherche du Canada en politique publique à la Johnson-Shoyama Graduate School of Public Policy (université de la Saskatchewan). Spécialiste de la protection sociale, il a publié de nombreux ouvrages et articles
  • [*]
    Professeur, titulaire de la chaire de recherche du Canada en politique publique à la Johnson-Shoyama Graduate School of Public Policy (université de la Saskatchewan).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 31/07/2013
https://doi.org/10.3917/rfas.125.0181
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