Introduction
1L’importance de soutenir les jeunes au sortir de leur placement au cours de leur transition vers la vie adulte et de mettre en place des suivis longitudinaux afin de comprendre ce qu’ils deviennent une fois adultes a été soulignée dans de nombreux rapports en France (ONED, 2009 ; Cour des comptes, 2009 ; Défenseure des Droits de l’enfant, 2011) et au Canada (Reid et Dudding, 2006 ; Intervenant provincial en faveur des enfants et des jeunes, 2012 ; Groupe de travail pour les jeunes quittant la prise en charge, 2013). En population générale, la transition vers l’âge adulte a pourtant été largement étudiée par les sociologues de la jeunesse et les démographes. L’accès au logement autonome et à l’emploi, l’entrée en conjugalité et/ou en parentalité qui caractérisent le passage à l’âge adulte font l’objet de processus graduels et susceptibles d’aller-retour. Il s’agit d’une phase du cycle de vie où les politiques sociales et les dispositifs d’aide sont peu présents. Cette transition vers l’âge adulte est alors une affaire de famille, y compris pour les populations plus défavorisées sorties du système scolaire précocement. En cas de chômage des jeunes, la famille est source d’aide résidentielle (Hamel et al., 2011).
2En revanche, les jeunes sortant de protection, souvent peu diplômés et avec un réseau familial faible ou inexistant, cumulent les inégalités face à leurs pairs et vont devoir faire face, précocement et dans l’urgence, à toutes les transitions vers l’âge adulte. Dans ce contexte, cet article présentera, à partir d’une revue de littérature internationale, d’abord une problématisation qui intègre la connaissance actuelle sur ce qu’il advient des jeunes placés à l’âge adulte, du point de vue des difficultés rencontrées, mais aussi des enjeux relationnels lors de ce moment biographique important. Ensuite, il abordera les limites des travaux actuels pour présenter un projet d’études longitudinales représentatives en France et au Québec.
Les transitions vers la vie adulte et l’accumulation des difficultés en sortie de placement
3La modification des conditions d’entrée dans la vie adulte, observée depuis quelques décennies, est associée à l’allongement général de la jeunesse et à une désynchronisation des seuils des transitions à la vie adulte (Galland, 2011). L’insertion des jeunes ne se réalise plus selon un modèle social quasi unifié, mais laisse place à une certaine individualisation des parcours, faite de pas en avant et de reculs. Cet allongement conduit cette jeunesse à être moins indépendante ou autosuffisante que celle des générations antérieures, puisqu’elle habite plus longtemps chez les parents et que ceux-ci contribuent à sa subsistance. Les jeunes sont particulièrement affectés par cette réalité, en raison de leur vulnérabilité aux répercussions négatives de la transformation du marché du travail, notamment parce qu’ils sont les premiers touchés par la précarité et la flexibilité des emplois (Goyette et al., 2006).
4Or, si l’insertion des jeunes dans leur ensemble s’est complexifiée à plusieurs égards, cette dynamique ou ces impératifs, associés à la transition à la vie adulte, constituent un enjeu majeur pour les jeunes qui entrent dans la vie adulte après un passage plus ou moins prolongé dans un milieu de placement (Frechon, 2003 ; Goyette, 2003). Les résultats des études internationales montrent à quel point les jeunes placés ont un profil particulièrement vulnérable témoignant de différences et d’inégalités face aux jeunes de la population générale (Munro et al., 2011). Ils sont peu nombreux à terminer leurs études secondaires. Entre 19 % et 43 % ont décroché leurs diplômes (Mauders et al., 1999 ; Jahnukainen, 2007). Par ailleurs, on estime qu’environ la moitié (entre 31 % et 54 %) d’entre eux travaillent dans les premiers mois qui suivent la fin de la prise en charge du système de protection de l’enfance (Frechon, 2003 ; Rutman et al., 2006) et le plus souvent, les emplois qu’ils occupent sont peu rémunérés et peu gratifiants (Goyette et al., 2007a). Plusieurs considèrent que leur salaire n’est pas suffisant pour combler leurs besoins (Kufedlt, 2003) ; d’ailleurs, le tiers d’entre eux vit sous le seuil de la pauvreté (Pecora et al., 2006) et ils ont plus souvent recours à l’aide sociale que la population générale (Goyette et al., 2006). En outre, les premières années suivant la sortie du placement se caractérisent souvent par de l’instabilité sur le plan résidentiel ; environ le quart des jeunes expérimenterait au moins un épisode d’itinérance après l’atteinte de la majorité (Frechon, 2005 ; Daining et DePanfilis, 2007). Ces jeunes présentent ainsi un cumul de problèmes sociaux persistants (Stein et Dumaret, 2011) et ils sont surreprésentés parmi les populations marginales adultes. Les problèmes de santé mentale touchent plus de la moitié d’entre eux (Pecora et al., 2006). La prévalence de symptômes dépressifs est particulièrement élevée (de 20 % à 48 %) et près du quart a déjà tenté de se suicider au début de l’âge adulte (Rutman et al., 2006). La toxicomanie et l’abus d’alcool les affectent particulièrement : 38 % des jeunes anciennement placés abusent ou sont dépendants de drogues au début de l’âge adulte. Ces difficultés auxquelles les jeunes sont confrontés doivent être resituées dans une analyse du lien entre l’instabilité et les déplacements vécus pendant la période de placement ainsi que des enjeux des transitions à la vie adulte (Stein et Dumaret, 2011). Dans les milieux sociaux favorisés, les solidarités familiales sont un véritable soutien lors de cette phase de la vie (Allègre, 2011). Bien qu’existantes dans les milieux défavorisés, notamment par le maintien du jeune au domicile parental, cette prise en charge pèse lourdement sur le budget des familles qui ne perçoivent plus d’allocation familiale pour ces jeunes (Secours catholique, 2012). Lorsque les solidarités familiales ne peuvent être sollicitées du fait de ruptures du lien à cette période de la vie, cela rend les jeunes d’autant plus vulnérables que le contexte économique est morose.
Des inégalités relationnelles qui accroissent les autres formes d’inégalités
5Dans un contexte de crise économique et financière qui touche particulièrement les jeunes, le rôle des soutiens externes est central (Goyette, 2010). Or, plusieurs recherches montrent que les jeunes qui ont vécu un placement sont souvent peu soutenus par leur famille d’origine, tant sur le plan affectif que sur le plan financier (Collins, 2001). Près de la moitié d’entre eux ne se sentent pas proches de leurs parents et de leur famille (Rutman et al., 2006) ou considèrent ces derniers comme « inutiles » à leur soutien (Fransson et Storø, 2011). Lorsqu’ils ont encore des liens avec leur mère ou leur père, ces liens sont, dans plusieurs cas, inhibiteurs ou bloqueurs de l’insertion (Frechon, 2005 ; Goyette, 2007). Et les nouvelles relations tissées en dehors de la famille ne sont pas nécessairement porteuses de succès. Ceux qui vivent en couple (entre 46 % et 80 %) ne trouvent pas toujours un soutien dans cette relation, particulièrement les jeunes femmes, chez qui on observe une forte prévalence de violence conjugale (Jahnukainen, 2007). Goyette (2010) a montré que les jeunes qui quittent un placement ont un capital relationnel limité par rapport aux jeunes de la population générale, tant du point de vue de l’étendue des ressources disponibles (la quantité, l’ancienneté des relations, la diversité) que de celui de l’activation dynamique de ces ressources. Or, bien peu d’interventions s’intéressent aux transitions à la vie adulte et aux soutiens multidimensionnels nécessaires pour favoriser l’insertion sociale (Propp et al., 2003 ; Ward, 2011). En outre, au Québec comme en France, il existe une discontinuité entre les services d’aide aux jeunes et les services d’aide aux adultes (Goyette et al., 2006 ; Frechon, 2013). Les jeunes sont ainsi confrontés à des difficultés, naviguant au travers des systèmes d’aides pour les adultes sans parvenir à obtenir les soutiens et les supports dont ils auraient besoin (Goyette et al., 2007b ; Munro et al., 2011).
Les soutiens aux jeunes en difficulté en France [Encadré 1]
L’accès au logement est aussi de plus en plus difficile pour les jeunes Français, notamment en l’absence de soutien parental. La difficile autonomisation résidentielle des jeunes et la vulnérabilité particulière de ceux anciennement placés apparaissent dans les études sur l’exclusion : en 2001, les jeunes de 18 à 29 ans constituaient plus d’un tiers des usagers des services d’aide aux personnes sans domicile (contre 23 % de la population générale, Brousse et al., 2002) et parmi les jeunes de 18 à 24 ans sans domicile, 35 % étaient d’anciens jeunes « placés » (Firdion, 2006).
La protection de l’enfance en France
En France, la protection de l’enfance concerne des jeunes âgés de 0 à 18 ans et peut se poursuivre, de façon plus sélective, jusqu’à 21 ans sous la forme d’un « contrat » passé entre le jeune et les services de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ; celui-ci est néanmoins conditionné à une démarche d’insertion, voire au fait d’avoir été protégé mineur. Fin 2009, on comptait environ 271 500 mineurs et 21 200 majeurs (18-21 ans) en protection de l’enfance. Parmi eux, 132 000 mineurs et 18 000 majeurs faisaient l’objet d’un placement physique (soit 9 ‰ et 7 ‰ des jeunes de même âge, ONED, 2012). Toutefois, il n’existe pas d’estimation du nombre de jeunes sortant de protection chaque année, alors que cette donnée existe dans de nombreux pays. Les disparités de prises en charge sont fortes selon les politiques mises en place par chaque département. Ainsi, fin 2005, la part des enfants placés variait de 4 ‰ à 14 ‰ des jeunes de moins de 21 ans selon les départements. Face à des enfants aux situations et aux caractéristiques similaires, le recours à un placement physique est conditionné par l’offre d’accueil disponible. Une analyse des trajectoires de prise en charge d’enfants placés dans deux départements (Frechon et al., 2009, Frechon, Robette dans ce numéro) – l’un traditionnellement bien doté en lieux d’accueil ; l’autre, au contraire, manquant de places – montre que le curseur qui amène les professionnels à prendre en charge physiquement un enfant varie considérablement. Les différences sont tout aussi présentes dans l’accompagnement des jeunes majeurs qui n’a pas de force obligatoire, bien que la loi du 5 mars 2007 ait confirmé le principe de l’aide du conseil général aux jeunes majeurs « confrontés à des difficultés familiale, sociale et éducative ». La notion de difficulté étant sujette à des interprétations différentes (Robin et Oehme, 2010), cela se traduit par une forte hétérogénéité des politiques et des pratiques d’accompagnement des conseils généraux : certains prennent en charge exclusivement les jeunes déjà suivis par l’ASE durant leur minorité, d’autres destinent leurs aides à l’ensemble des jeunes en difficulté sociale et familiale ; certains prennent en charge les jeunes issus de la protection judiciaire, d’autres s’y refusent.
Les soutiens aux jeunes en difficulté au Québec [Encadré 2]
La protection de la jeunesse au Québec
À propos du soutien à la préparation à la vie autonome au sein de la protection de la jeunesse, au Québec, dès le milieu des années 1970, le Comité Batshaw soulignait « que l’insertion sociale n’est pas facile pour les ex-pensionnaires d’internats et que ces derniers ne les y préparent pas vraiment » (Leblanc, 1985). L’enjeu du soutien des jeunes qui ont été placés est devenu plus important avec l’entrée en vigueur de la loi sur la protection de la jeunesse au Québec en 1979 [1]. En témoignent le rapport Cloutier (2000), ceux du Conseil permanent de la jeunesse (2004a et b) et plusieurs écrits sur le sujet (Brunet, 1989 ; Mann-Feder, 2007 ; Goyette et Sasseville, 2012). Au début des années 2000, l’Association des centres jeunesse du Québec a développé le programme « qualification des jeunes (PQJ) (Goyette, 2003). Ce programme concerne environ 10 % des 5 000 jeunes qui quittent chaque année un suivi en centres jeunesse pour un parcours vers l’autonomie, soit les plus en difficulté du réseau des centres jeunesse (Goyette et al., 2008). De plus, contrairement à ce qui existe dans plusieurs juridictions canadiennes et dans certains pays (Stein et al., 2011 ; Frechon, 2005), le soutien apporté à ces jeunes se termine lorsqu’ils atteignent 18 ans. Par ailleurs, au Canada, il n’existe pas de systèmes de suivi de données sur la situation des jeunes après leur placement, comme c’est le cas aux États-Unis (United States national Youth in Transition Database). Cette situation entraîne un déficit de connaissances quant au devenir des jeunes placés (Reid et Dudding, 2006). Il s’agit d’un enjeu majeur considérant que chaque année, au Canada, environ 65 000 enfants sont retirés de leur milieu familial pour être placés en milieu substitut (Trocmé, 2010). Au Québec, des 30 500 qui sont suivis par les centres jeunesse, 12 000 sont placés hors de leur famille (Trocmé, 2010), les centres jeunesse engageant des sommes de plus de 950 millions de dollars (Goyette et al., 2008).
Les études sur le devenir adulte d’anciens placés
6Deux temporalités existent dans les études sur le devenir des jeunes placés : les études à long terme réalisées cinq à dix ans après le dernier placement et les études à court terme sur le temps de la sortie de la dernière prise en charge.
7Les études à long terme ont fait l’objet d’une recension en 2008 (Frechon et Dumaret, 2008). Celle-ci montre que la plupart des travaux sont monographiques et ne livrent pas de données générales sur la population placée, ni ne permettent de mener des comparaisons. Outre les limites inhérentes aux faibles effectifs des personnes retrouvées, le profil des répondants est difficile à cerner par rapport aux « perdus de vue ». Les âges des adultes retrouvés au moment de ces enquêtes (20 à 30 ans) et le temps écoulé depuis leur sortie (une petite dizaine d’années) sont aussi relativement proches. Les populations observées diffèrent aussi quant au type de lieu de placement : en foyer pour les uns, en famille d’accueil pour les autres, et il s’agit là d’un facteur de différenciation important. Menées par des chercheurs de pays différents à des époques différentes, les comparaisons deviennent difficilement tenables. Néanmoins, la récurrence de certains résultats suggère une possible insertion sur le long terme, mais un sentiment de « lâchage institutionnel » est régulièrement dénoncé.
8Depuis plusieurs décennies, les études anglaises et américaines portent surtout sur la période de sortie de placement (leaving care). Prospectives, elles sont aussi, pour la plupart, qualitatives. Enfin, quatre études prospectives dont les objectifs et la méthodologie s’approchent du projet d’études longitudinales sur les jeunes placés que nous voulons implanter ont aussi été menées en Grande-Bretagne (Biehal et al. 1992 ; Dixon et Stein, 2005) et aux États-Unis (McCoy et al., 2008 ; Courtney et Dworsky, 2005) [2].
9Les recherches convergent sur l’impact positif de la stabilité du vécu, qu’il s’agisse de la continuité – voire de la durée – de la prise en charge, de la régularité des liens familiaux (ou, à défaut, leur absence totale), de l’existence de réseaux de sociabilité amicaux ou familiaux pérennes. L’ensemble des travaux s’accorde aussi sur l’existence de passages difficiles en fin de placement, tant dans la période qui précède le départ que dans celle qui le suit immédiatement. Alors qu’une partie des « anciens placés » échappe à l’observation rétrospective, il importe d’étudier l’ensemble et la diversité des jeunes en fin de placement pour saisir les processus d’autonomisation et d’insertion après, et selon, leurs parcours institutionnels. Enfin, il existe peu d’études comparatives internationales sur les sorties de placement, un réseau de recherche (International Research Network on Transitions to Adulthood from Care) insiste pour leur mise en place (Harder et al. 2011 ; Munro et al., 2011 ; Stein et al., 2011).
Des études longitudinales et représentatives pour appréhender le devenir
10Tout en respectant les problématiques endogènes des systèmes de protection de la jeunesse en France et au Québec, nous proposons de mettre en place des études longitudinales, prospectives et représentatives dans les deux contextes nationaux. Faisant l’objet de financement qui leur sont propres, dont certains sont complémentaires, les deux études longitudinales s’inspirent fortement de la sociologie et de la démographie, et s’appuient sur des équipes pluridisciplinaires de chercheurs spécialisés dans le domaine de la protection de l’enfance ou des populations en difficulté. Ces projets visent à combler un manque de connaissances sur la période de l’après-placement vécue de manière brutale comme un « lâchage institutionnel ». Au lieu de s’intéresser à un sous-groupe de jeunes (par problématique : criminalité, aide sociale, itinérance, etc.), notre approche longitudinale s’intéresse également à la réussite des jeunes et aux processus de soutien. Nos projets appréhenderont les caractéristiques individuelles et contextuelles des jeunes et leurs liens avec ce qui leur advient à l’âge adulte. Puisque ces deux études partagent la même problématique et que les deux équipes de recherche ont développé un cadre théorique et une approche méthodologique similaires, l’identification d’un tronc commun de variables dans l’analyse permettra des analyses comparatistes internationales. Par ailleurs, à la différence des études internationales recensées qui analysent les enjeux de la vie des jeunes sortant de protection sans prise en compte des contextes de vie, nous restituerons les réussites, les obstacles que rencontrent les jeunes, tout autant que les soutiens apportés, dans une lecture des contextes dans lesquels ils vivent.
Des perspectives théoriques convergentes
11Le cadre théorique dans lequel s’inscrivent nos deux projets ne se limite pas à l’évaluation des résultats (outcomes), il comprend également des approches conceptuelles complémentaires en appréhendant la pratique des acteurs situés dans leurs différents contextes (Bidart, 2006 ; Martuccelli, 2002, 2010). Ce positionnement est en continuité avec notre souci de repenser la recherche et son éthique, en rendant « visibles » les situations, la condition et les besoins des acteurs dits « faibles » (Renault, 2004 ; Payet et al., 2008 ; Issenhuth et al., 2010 ; Goyette et Bellot, 2012). Dans cette perspective, les travaux sur l’acteur et sa marge de man œuvre permettent de prendre en compte le rôle du jeune qui interagit avec son environnement, en lui reconnaissant un pouvoir dans sa trajectoire et sa capacité à faire des choix, à partager son point de vue sur les services qu’il reçoit et à accepter et refuser les soutiens, et ce, même si les contextes sociaux sont défavorables (Martucelli, 2002, 2010). Enfin, les perspectives théoriques sur les réseaux sociaux, entendus comme supports à l’insertion, seront utilisées pour appréhender la nature et les significations des relations des individus vulnérables (Martuccelli, 2002, 2010). Ainsi, dans le prisme de l’analyse des résultats de l’action publique, le croisement entre biographique et relationnel rappelle l’importance d’étudier en interaction la succession des événements qui se produisent dans les différentes sphères de la vie pour saisir le processus d’insertion, notamment en regard du fonctionnement dynamique des réseaux sociaux et de leurs rôles (Bonvalet et Lelièvre, 2012). Il est alors possible d’évaluer comment les actions publiques soutiennent ou non le passage à la vie adulte (Goyette et Bellot, 2012) dans trois espaces sociaux intégrateurs, soit le travail ou les études, le logement et la famille (Furstenberg, 2006 ; Gauthier, 2011 ; Molgat, 2011), et d’en dégager des leviers et des conditions pour soutenir l’amélioration des politiques et des pratiques (Ertul et al., 2012).
Une approche méthodologique similaire
12Du point de vue méthodologique, les deux projets portent sur les conditions de vie et de sortie des jeunes placés dans le cadre de la protection de la jeunesse de 17 à 21 ans pour la France et de 17 à 20 ans pour le Québec. La plupart des travaux sur le devenir des jeunes sortis de protection de l’enfance sont menés, de façon rétrospective, auprès de personnes sorties de la protection de la jeunesse depuis plusieurs années. Ces études tendent à sous-estimer les proportions des personnes les mieux insérées et qui souhaitent rompre avec leur passé institutionnel et des moins bien insérées, en errance, ou dans d’autres situations de très grande vulnérabilité, beaucoup plus difficiles à retrouver. Il est par ailleurs difficile de se remémorer, avec une certaine précision, des années après, un parcours chaotique.
13Dans ces circonstances, un suivi longitudinal auprès de 1 500 jeunes sera réalisé dans les deux contextes nationaux. La réalisation de la démarche longitudinale s’appuie sur l’expertise d’une étude de faisabilité réalisée par l’équipe de l’INED en France auprès de 100 jeunes (Vivier et al., 2009 ; Vivier et al., 2011 ; Frechon et al., 2010) qui a permis de tester et de valider les conditions éthiques (Issenhuth et al., 2010) et méthodologiques d’un suivi longitudinal de cette population en limitant l’attrition. Cette étude de faisabilité indique que 92 % des jeunes questionnés en première vague ont été réinterviewés six mois plus tard, et ce, bien qu’un tiers de ces jeunes ait changé de lieu de résidence dans l’intervalle. Les études de cette nature menées au Québec ont aussi montré que la stabilité des intervieweurs et une bonne collaboration avec le milieu de pratique jouent un rôle essentiel pour limiter l’attrition (Goyette, 2010 ; Goyette et al., 2010 ; Beaudoin et al., 2012).
Présentation du projet IN-ELAP en France [Encadré 3]
14Par ailleurs, en s’inspirant des travaux réalisés par l’équipe de recherche française, les deux équipes veulent réaliser le suivi longitudinal à la lumière du contexte de vie des jeunes. En effet, la trajectoire d’insertion dans la vie adulte dépend de la mise en œuvre différenciée des politiques sociales au niveau territorial (voir contexte et enjeux économiques et sociaux) et des contextes démographique, économique et social. Ce travail sera réalisé à partir des données disponibles sur les trajectoires de placement – exemple : au Québec systèmes d’information Projet intégration jeunesse (PIJ) et Système d’information sur les ressources intermédiaires et de type familial (SIRTF) ; en France, les données départementales recueillies dans les départements partenaires, les bénéficiaires de l’ASE (DREES), ainsi que l’étude sur les trajectoires de prises en charge d’une cohorte d’enfants placés (voir article dans ce même RFAS Frechon et Robette) –, mais aussi des données de cadrage populationnel (recensement, etc.) afin de comprendre les inégalités liées au lieu de résidence du jeune.
L’étude longitudinale représentative sur le devenir des jeunes placés au Québec [Encadré 4]
Dans ce contexte, l’étude longitudinale représentative s’appuiera d’abord sur la réalisation d’un portrait de tous les jeunes sortant d’un placement prolongé (plus d’un an) à 16 et 17 ans, dans tous les centres jeunesse du Québec pendant une période d’une durée d’un an (la population). Les données primaires au cœur du portrait prennent appui sur les systèmes PIJ (Projet intégration jeunesse) et SIRTF (Système d’information sur les ressources intermédiaires et de type familial). Ce portrait permettra d’avoir des données de base sur le profil socio-démographique et clinique des jeunes qui ont fait l’objet d’une mesure de placement prolongé et sur les services qu’ils ont reçus. Ces données seront au cœur de la sélection représentative des jeunes qui feront l’objet d’un suivi longitudinal. À l’instar de l’étude française, le suivi longitudinal sera réalisé auprès de 1 500 jeunes, provenant de régions diversifiées sur le plan socio-économique (métropolitain anglophone et francophone, semi-urbain, rural). La première collecte de données se fera au moment où le jeune atteindra 17 ans (avant la fin du placement à 18 ans), afin de créer un lien entre le jeune et l’équipe de recherche. Celle-ci s’appuiera sur les partenaires du projet pour suivre les jeunes, dans leur milieu de vie, avec deux autres vagues de suivi en face à face espacés d’une année.
15À terme, la réalisation des deux études permettra des comparaisons internationales sur le poids des contextes nationaux et culturels autant dans la structuration des protections de la jeunesse que dans les parcours des jeunes (Lima, 2004 ; Charbonneau, 2010 ; Loncle et al., 2012). À cet égard, les conséquences des inégalités territoriales des politiques départementalisées de protection et des politiques locales envers les jeunes en difficulté feront l’objet d’une attention particulière, notamment par le biais d’une étude comparative des populations protégées selon les politiques mises en œuvre dans différents départements en France et dans différentes régions au Québec. L’analyse portera alors autant sur le temps de la prise en charge que sur la période qui succède au dernier placement, en reprenant les grandes lignes de la transition du passage à l’âge adulte. Il s’agira de saisir les difficultés, mais aussi les ressources mobilisées par ces jeunes dans leurs parcours post-placement ; parcours vers l’âge adulte qui semblent marqués par une forte mobilité (scolaire, professionnelle, résidentielle), une faible visibilité face à l’avenir (inhérente aux temporalités courtes des contrats obtenus, professionnel ou de formation, mais aussi des arrangements résidentiels), par une grande vulnérabilité et des réseaux d’appuis familiaux, amicaux ou institutionnels inégaux. Plus largement, les données individuelles et contextuelles combinées permettront de caractériser les inégalités d’accès à l’autonomie selon les types et les lieux de placement, les trajectoires institutionnelles ou scolaires, les réseaux d’entourage mobilisables, mais aussi les politiques sociale et départementale menées, tout en resituant ces processus dans le cadre plus large du passage à l’âge adulte de la jeunesse.
Conclusion
16À la lumière des enjeux soulevés par une problématisation des études internationales sur le leaving care, nous proposons de combler le manque de connaissances sur la période de la sortie de placement. En fournissant des résultats représentatifs et longitudinaux sur leur devenir qui tiennent compte de leurs caractéristiques socio-démographiques et des différents modes d’interventions et des contextes institutionnels et sociétaux, nos études s’intéressent aux réussites, aux blocages et aux actions déployées pour soutenir les jeunes dans leur transition vers la vie adulte.
17L’enjeu de cette recherche est de donner la priorité aux contextes liés aux politiques de protection de l’enfance et de la jeunesse de chaque pays. Les deux équipes française et québécoise – composées de chercheurs experts de la protection de l’enfance – travaillent ainsi de manière indépendante. Ces deux études formeront un socle représentatif solide de connaissances sur les conditions de vie des jeunes au sortir de la protection de l’enfance. Ainsi, les futures études monographiques sur le devenir à long terme des anciens placés dans chaque pays pourront se situer par rapport à l’ensemble des jeunes placés.
18Pour permettre des comparaisons internationales, ces études respecteront un protocole méthodologique, afin de constituer un échantillon représentatif de jeunes en fin de prise en charge en protection de l’enfance dans les deux pays. La durée entre les deux premières vagues sera aussi respectée. Se nourrissant mutuellement de nos expériences de recherches précédentes, les questionnaires réservent un tronc commun de variables permettant des comparaisons franco-québécoises. Le poids des contextes nationaux et culturels, autant dans la structuration des mesures de protection de la jeunesse que dans les parcours des jeunes, viendra enrichir l’analyse comparative des processus d’autonomisation des jeunes français et québécois.
Notes
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[*]
Martin Goyette, professeur et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur l’évaluation des actions publiques à l’égard des jeunes et des populations vulnérables (CRÉVAJ), École nationale d’administration publique, Montréal.
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[**]
Isabelle Frechon, chargée de recherche CNRS, laboratoire Printemps (UMR 8085), chercheure associée, Institut national des études démographiques (INED).
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[1]
Les centres jeunesse sont des établissements qui offrent des services spécialisés à la jeunesse sur un même territoire. Ils sont issus du regroupement des services à l’enfance (les centres de protection de l’enfance et de la jeunesse issus quelques années auparavant des centres de services sociaux) et des services de réadaptation pour les jeunes en difficulté (les centres de réadaptation). Il s’agit donc de la création, sous une même organisation, d’un continuum en protection de la jeunesse, en délinquance des mineurs et en réadaptation psychosociale. Les centres jeunesse ont pour mandat prioritaire l’application de la loi sur la protection de la jeunesse, la loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et la loi sur les services de santé et les services sociaux. Quelque 100 000 enfants, jeunes et familles en difficulté reçoivent chaque année des services des seize centres jeunesse du Québec.
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[2]
Leurs échantillons varient de 183 à 732 jeunes interviewés en première vague et sont suivis, selon les projets, en face à face ou par téléphone, 1 à 9 fois, selon un rythme trimestriel, annuel ou plus espacé.