CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans un entretien accordé à Bénédicte Galtier pour la RFAS, Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, éthologue et psychanalyste, donne un éclairage sur la notion clef de résilience qu’il a contribué à construire et à développer.

2Les études montrent souvent que les enfants pauvres présentent un risque accru de devenir des adultes pauvres. Mais pourquoi certains enfants pauvres ne deviennent-ils pas des adultes pauvres ?

3Le misérabilisme et la soumission au passé ne sont pas supportables : « S’il a été maltraité, il deviendra maltraitant… S’il vient d’un quartier pauvre, il n’a aucune chance de s’en sortir… » Il y a là une pensée fixiste autoréalisatrice : puisque l’on anticipe que les choses vont se passer d’une certaine manière, on ne fait rien et comme on ne fait rien, elles se réalisent effectivement conformément à la prophétie.

4Comment définissez-vous la résilience ?

5La résilience est l’étude des conditions de reprise d’un développement après un traumatisme. Le traumatisme peut être flagrant (agression sexuelle, abandon, guerre), ou plus insidieux et répété, comme la précarité sociale. Je dis précarité et non pauvreté : je connais des pays pauvres cultivés, très structurés, où les enfants se développent très bien. Ils restent pauvres pour la plupart, mais pas malheureux. Certains parviennent à faire des études et ne deviennent ni pauvres ni malheureux. Ce n’est pas la pauvreté qui crée un traumatisme mais la précarité, avec l’impossibilité de faire des projets de vie, même à l’horizon de 24 heures : les parents ne savent pas s’ils vont manger le soir, où ils vont dormir, s’ils vont être tués, etc. Des jeunes du Liban m’ont expliqué qu’ils avaient moins peur de la guerre que de la paix. La résilience est donc un processus, c’est un nouveau développement, pas une qualité inhérente à l’individu.

6Quels sont les facteurs explicatifs des phénomènes de résilience ? Peut-on identifier d’un côté des caractéristiques individuelles, de l’autre côté des caractéristiques environnementales : famille, institutions éducatives, communauté, etc. ?

7Ce n’est pas une seule cause qui provoque un effet de malheur ou une résistance au malheur, mais une convergence de causes internes et externes. Il faut mener un raisonnement systémique qui cherche à repérer et à évaluer les déterminants internes et externes, et la transaction qui peut s’établir entre eux. L’individu est très poreux. Le bébé en particulier est une éponge affective : la personne qu’il va devenir est structurée par le milieu dans lequel il vit. En effet, une bandelette génétique s’exprime de mille manières différentes selon les pressions du milieu. Lorsqu’un individu est soumis à un stress (en raison d’un conflit conjugal, d’une guerre, de la précarité sociale, etc.), son corps secrète de la cortisone. Cette substance du stress forme des méthylomes, petits bouchons qui se mettent sur la bandelette génétique qui, dès lors, s’exprime d’une manière complètement différente. On a observé chez les animaux que la même bandelette génétique peut donner un pelage uniforme ou pommelé, sombre ou clair. On ne peut donc pas raisonner en termes d’inné et d’acquis, on ne peut même plus séparer les notions d’individu et de milieu [1] : l’individu ne peut se structurer que sous la pression du milieu. Ce mode de raisonnement systémique, que l’on appelle aussi écologique, implique que si l’on touche un point du système, on déséquilibre l’ensemble. À l’inverse, si on parvient à corriger un point du système, on modifie le fonctionnement de l’ensemble. Pour résumer, il y a des déterminants internes et externes, mais le déclenchement d’un facteur de résilience résulte de la transaction entre ces deux types de facteurs. La transaction peut être favorable (l’individu se reconstruit) ou défavorable (l’individu s’effondre).

8Prenons un exemple. Parmi les facteurs internes figure le taux de sérotonine. 15 % de la population en a génétiquement peu. Les personnes à faible taux de sérotonine sont très émotives, très sensibles : elles sursautent pour un rien, pleurent facilement, tout les bouleverse. On pourrait en déduire, et cela a d’ailleurs été fait, que les gros transporteurs de sérotonine, soit 85 % de la population, résistent mieux aux coups du sort, car ils sont moins émotifs. En cas de malheur, un petit transporteur de sérotonine souffre beaucoup, mais comme il est très émotif, s’il bénéficie d’un soutien affectif, verbal, et/ou socioculturel, il s’attache à la personne qui lui tend la main et déclenche un travail de reconstruction. À l’inverse, un gros transporteur de sérotonine qui veut s’en sortir seul, ou qui ne verbalise pas parce que personne ne l’invite à la parole, s’assoit, ne dit plus un mot, et décline. Au total, un faible taux de sérotonine est un facteur de souffrance, mais pas un facteur de vulnérabilité en soi, car tout dépend de la transaction qui s’opère. Autre exemple, en Italie, une coulée de lave du Vésuve est passée dans une usine et a tout brûlé sur son passage. Les survivants qui n’ont pas été entourés ont souffert de nombreux syndromes psycho-traumatiques, beaucoup ont eu du mal à s’en remettre. Mais ceux qui ont été trop entourés ont aussi eu beaucoup de mal à s’en remettre : dépendants de l’assistante sociale « qui va tout faire pour moi », ou de la psychologue « qui va me dire comment penser », ils ont été dépersonnalisés. Ceux qui ont déclenché le phénomène de résilience le plus efficace ont été ceux à qui on a demandé de travailler : ils remplissaient les papiers, portaient la nourriture, allaient chercher de l’eau, déblayaient le terrain, etc. À nouveau, la transaction a été déterminante.

9En outre, certains facteurs externes sont internalisés : un événement, une répétition familiale, des altercations, des mots gentils, etc., tout cela s’imprime dans la mémoire. Par phénomène d’apprentissage, des réactions dont le point de départ était externe deviennent internes. Par exemple, il y a un nombre croissant de jeunes que l’on appelle « borderlines ». Ils sont affreusement malheureux et font souffrir tout leur entourage. Dans 90 % des cas, on trouve une cascade de traumatismes insidieux dans les dix premiers mois de leur vie : la mère est morte, le père est violent, il a subi une succession de placements, l’enfant était tout le temps déchiré, il n’a pas pu apprendre à tisser un lien. L’instabilité affective du milieu devient un facteur interne. En effet, quand la niche affective qui entoure le bébé est appauvrie par un malheur familial, son cerveau n’est pas stimulé, si bien qu’il se structure de manière appauvrie. On observe sans difficulté des atrophies fronto-limbiques (fronto c’est-à-dire des deux lobes préfrontaux, limbique qui est le système de la mémoire et des émotions). Lorsque ces enfants grandissent, ils sont invivables car tout est pour eux une agression : « Pourquoi tu me parles comme ça, pourquoi tu me regardes comme ça ? » Et ils créent à leur tour une cascade de traumatismes.

10Les dix premiers mois de la vie doivent offrir à l’enfant une stabilité affective. Le milieu le plus protecteur pour un enfant est un système familial à multiples attachements. C’est une sorte de constellation composée de plusieurs étoiles. La mère est une étoile majeure. Le père, les autres membres de la famille, les professionnels de la petite enfance, les voisins sont également des étoiles. Jean Le Camus [2] a montré que les enfants se développent mieux quand ils ont la possibilité d’aimer plusieurs personnes. Plus l’enfant grandit, plus la constellation s’éloigne des parents et s’élargit. Elle comprend les copains d’école, le parrain chez qui on va passer un week-end, etc.

11Quel est le poids de la parole dans les phénomènes de résilience ?

12La manière de parler modifie le fonctionnement du cerveau. La plupart des personnes traumatisées ne peuvent pas parler de leur traumatisme. Mais elles y pensent tout le temps, elles en rêvent, ce qui les met sur le tapis roulant de la dépression ou de syndromes psycho-traumatiques. Si la famille et/ou la société leur permettent de parler, à travers des tablées familiales, des lieux de parole, des réunions, si des temps de rencontre sont organisés qui permettent aux personnes traumatisées de se dire : « J’ai la même histoire, je ne peux pas la raconter mais c’est un peu comme ce que l’autre vient de dire. Donc je ne suis plus seul au monde », alors ces personnes se tranquillisent et leur cerveau ne fonctionne plus de la même manière. Progressivement, les personnes traumatisées reprennent leur place dans la famille et dans la société. La congruence des récits facilite la résilience. La biologie est donc la conséquence des récits et de la structure sociale.

13Il y a une élaboration de résilience lorsque les personnes travaillent sur leurs blessures au lieu de les éviter. Certaines s’engagent, dans une association par exemple, et se constituent un nouveau cercle d’amis. La résilience est un travail à la fois biologique, affectif et socioculturel.

14Dans quelle mesure la compréhension des phénomènes de résilience peut-elle aider à mettre en place une politique éducative (au sens large) susceptible d’assurer le bien-devenir des enfants, notamment ceux confrontés à des difficultés ?

15Beaucoup de pays se posent cette question. Certains, comme le Brésil, l’Argentine ou la Suède, ont même créé des centres de la résilience.

16Les déterminants politiques sont massifs. Ils ont une influence même sur le plan biologique. Dans la Roumanie de Ceausescu, personne ne parlait ni ne jouait avec les enfants abandonnés dans les orphelinats. Le résultat a été que tous ces enfants présentaient une atrophie fronto-limbique : le vide de leur constellation en a fait des pseudo-autistes. Autre exemple de l’impact du système politique, le neuro-pédiatre israélien Shaul Harel a examiné les enfants de 170 femmes enceintes, palestiniennes et israéliennes, qui consultaient pour syndromes psycho-traumatiques suite à des attentats. Tous les nouveau-nés souffraient d’un retard de taille de 50 % par rapport à la taille générale, d’un périmètre crânien inférieur de 24 % à celui de la population générale, et d’une atrophie fronto-limbique, comme celle des enfants abandonnés en Roumanie.

17Pour les très jeunes enfants (avant l’acquisition de la parole), une politique éducative favorable au processus de résilience est celle qui assure au bébé la stabilité affective dont il a besoin. Un gouvernement peut alors décider, comme l’ont fait les pays d’Europe du Nord, de mettre en place des congés parentaux, pas maternels mais parentaux, de longue durée. Ils permettent une stabilité affective autour du bébé qui a deux figures d’attachement stables dans la cellule familiale. De même, des lieux d’accueil et d’éducation stables permettent de développer la niche affective.

18Pour les enfants scolarisés, s’il y avait une réforme à faire immédiatement, ce serait de ralentir les rythmes scolaires. Tous les travaux des chronobiologistes étant cohérents, on connaît bien les rythmes qui permettent de bien apprendre sans fatigue. Idéalement, il faudrait que les enfants arrivent à l’école à 9 heures, qu’ils travaillent pendant 3 heures ou 3 heures 30, qu’ils aient une longue coupure le midi, qu’ils fassent ensuite du sport, la sieste, et qu’ils travaillent une heure avant de rentrer chez eux, vers 16 heures. Ils travailleraient six jours par semaine (parce qu’il y aurait peu d’heures de cours dans la journée), et n’auraient que quinze jours de grandes vacances l’été (c’est un maximum d’après les chronobiologistes). Les enfants apprendraient mieux, ils auraient beaucoup moins de troubles du développement et moins d’angoisses. Actuellement, on envoie les enfants à l’école pour apprendre et on les met dans des conditions rythmiques qui les empêchent d’apprendre.

19À l’inverse, les pays d’Europe du Nord ont mis en place des réformes inspirées des travaux des chronobiologistes. De même, le gouvernement coréen vient de décider de ralentir le rythme scolaire en s’inspirant des réformes finlandaises. Jusqu’à récemment, les Coréens obtenaient des résultats scolaires extraordinaires [3], mais par une politique du sprint scolaire effrénée dont le prix humain est exorbitant : troubles du développement, taux de suicide énorme.

20En Finlande, les enfants travaillent moins que les petits Français, ils apprennent à leur rythme, jouent à l’école, et n’ont pas de phobie scolaire. Résultat, les enfants finlandais occupent la deuxième place dans les évaluations des compétences en compréhension de l’écrit menées dans les enquêtes Pisa. En France, environ 120 000 jeunes sortent chaque année de l’enseignement secondaire sans diplôme [4]. En 2009, 10 % des jeunes qui ont participé à la journée Défense et Citoyenneté présentaient une compréhension très faible, voire inexistante [5], alors que la Finlande, qui accorde une place prépondérante à l’éducation des tout-petits, se caractérise par un taux de jeunes illettrés très faible (1 % [6]). Le taux de suicide à l’adolescence a également diminué de 30 % en Finlande au cours des quinze dernières années. Donc s’occuper des enfants lorsqu’ils sont tout petits et ralentir les rythmes scolaires produisent de très bons résultats.

21L’identification de facteurs de risque et de facteurs de protection peut-elle aider à mettre en place des interventions préventives ?

22Les deux principaux facteurs de risque sont l’isolement et le non-sens, sur lesquels se greffent tous les autres facteurs de risque. Pour éviter l’isolement, il faut créer des lieux de parole, de rencontres et de projets. Pour donner du sens, il faut une histoire (« je viens de tel pays, de telle famille ») et du rêve (« je rêve que l’on va vivre comme ça »). Les facteurs de protection sont le contraire des facteurs de risque. Il faut donc lutter contre l’isolement, contre le stress des femmes enceintes, contre l’appauvrissement de la niche affective dans les premières années de la vie, et lutter contre les rythmes scolaires trop soutenus.

Notes

Boris Cyrulnik
Neuropsychiatre, éthologue et psychanalyste, responsable d’un groupe de recherche en éthologie clinique à l’hôpital de Toulon-la-Seyne de 1972 à 1991, il publie son premier ouvrage Mémoire de singe et Parole d’homme en 1983. Il est directeur d’enseignement depuis 1996 à la faculté des lettres et sciences humaines de Toulon.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 31/07/2013
https://doi.org/10.3917/rfas.125.0015
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