CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans l’entretien accordé à Bénédicte Galtier pour la RFAS, Philippe Jeammet, psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris VI, expose les potentialités et les risques que cristallise cette période si particulière qu’est l’adolescence.

2Quelle est la place de l’adolescence dans le lien entre les difficultés vécues dans l’enfance et leurs éventuelles conséquences à l’âge adulte ?

3Toutes les expériences qui, dans l’enfance, ne permettent pas d’acquérir une confiance en soi fragilisent. Cette fragilité se manifeste souvent au moment de l’adolescence, qui peut se définir comme la réponse de la société au phénomène physiologique qu’est la puberté. La puberté pose la question de la distance affective avec les parents. L’obligation de prise de distance va mettre à l’épreuve les ressources du sujet, d’où l’apparition de tant de troubles à l’adolescence. Cette dernière n’est pas une maladie mais une période particulière au cours de laquelle on a besoin à la fois de se réapproprier ce qu’on a reçu en héritage (aussi bien sur le plan génétique qu’éducatif), et de prendre une place plus autonome. Ce double processus oblige à apprécier ses ressources propres : « De quoi suis-je capable ? Comment être moi si je ne fais qu’obéir à mes parents ? » Il va mettre sous pression la confiance que l’on a en soi et dans les autres, ce qui va être un révélateur des inquiétudes liées à l’enfance, souvent camouflées jusque-là par la protection assurée par l’environnement et par l’absence de réelle autonomie caractéristique de l’enfance. L’adolescence est donc un révélateur. Les difficultés affectives et émotionnelles qui se manifestent à l’adolescence sont, en quelque sorte, un miroir grossissant des problématiques humaines.

4Que l’on soit enfant, adolescent ou adulte, aller mal, c’est se sentir menacé, avoir peur. Les causes peuvent être très différentes, mais le résultat est le même : on se sent impuissant face à une menace. Or, comme tous les êtres vivants, nous sommes programmés pour réagir activement au sentiment d’impuissance. La réaction est de deux types. Le premier est ce que j’appelle la créativité. On voit par exemple des adolescents se jeter à corps perdu dans une relation amoureuse, dans une activité altruiste, dans l’équitation ou sur internet. Au-delà de l’objet qui a plus ou moins d’importance, le mécanisme est toujours le même : la passion n’est pas alimentée uniquement par la force du désir, mais aussi par le besoin de combler une attente liée au sentiment de ne pas avoir le pouvoir que l’on voudrait. Il y a donc une attente très forte qui va générer la passion, et qui peut être une source de créativité et de révélation à soi-même, c’est-à-dire de possibilités que l’on ignorait. Mais cette attente est aussi source de faiblesse : elle fait dépendre de l’objet de la passion, elle rend très sensible à la déception. Vouloir faire quelque chose d’intense et ne pas y parvenir a un côté désespérant. C’est là qu’apparaît la seconde branche de l’alternative : la destructivité. Prenons un exemple : si vous décidez de ne pas passer un examen, vous êtes sûr du résultat et vous ne dépendez plus de l’examinateur. Les comportements destructeurs procurent un soulagement paradoxal en donnant à l’individu le sentiment de redevenir acteur de sa vie : « J’ai une possibilité d’action qui me donne le sentiment d’exister et d’avoir la maîtrise de ma vie. » Cette destructivité a pour fonction d’éviter de trop souffrir. Mais elle ne rend pas heureux et le prix à payer est très fort, car elle ampute les potentialités de l’individu dans trois domaines : le corps (prendre soin de son corps), les apprentissages (développer ses compétences) et la sociabilité. La destructivité est le « choix » d’évitement de la peur, mais pas un choix de plaisir. Pour dire les choses autrement, ce n’est pas vraiment un choix.

5On peut avoir des difficultés graves et réussir à aller vers la créativité ou ne pas avoir de gros problèmes et tomber dans une destructivité plongeant dans un enfermement autogénérateur. Actuellement, on a tendance à déifier les traumas en disant : « Vous avez eu ce trauma donc vous ne pouvez pas aller bien. » Ou alors : « Vous ne connaissez pas vos parents biologiques, donc vous ne pouvez pas forger votre identité. » Or en formulant de telles affirmations, on les rend vraies car l’angoisse n’a qu’une idée : se fixer sur quelque chose qui lui permette de donner du sens. Donc dès que l’on dit que telle situation peut avoir un rôle, ce n’est pas neutre.

6Vous avez parlé de ressources du sujet. Sont-elles personnelles et/ou liées à l’environnement ?

7Les deux types de ressources sont mobilisés pour créer ce que l’on pourrait appeler une homéostasie psychique, c’est-à-dire un équilibre psychique dans lequel la confiance l’emporte sur l’angoisse. Cet équilibre est mis à l’épreuve d’une manière très variable selon les individus. Elle dépend de notre héritage qui se constitue autour de deux pôles. Le premier est le tempérament, à base génétique, dont on a hérité. Certains sont plus anxieux, plus impulsifs que d’autres. Personne ne choisit la nature ni l’intensité de ses émotions. Le deuxième pôle est l’éducation qui accentue les caractéristiques tempéramentales ou, au contraire, contribue à les pondérer et à les maîtriser. On sait désormais que l’apport génétique n’est pas statique : l’expressivité des gènes dépend beaucoup de l’environnement. Et plus le tempérament est vulnérable, plus l’environnement est important car les capacités adaptatives de l’individu sont moindres. Prenons l’exemple des traumatismes, c’est-à-dire, pour simplifier, ce qui brise la confiance de l’individu. Ce dernier pensait avoir le pouvoir de régir les événements de sa vie. Arrive alors subitement un traumatisme qui engendre un sentiment d’impuissance. La confiance cède place à la déception : l’homéostasie est déstabilisée à court terme. Mais les réactions à plus long terme à ces traumas dépendent beaucoup de ce que l’on en fait. C’est ce que l’on appelle la résilience [1]. La résilience n’est pas un facteur, mais la résultante d’une dynamique : avec le même type de traumatismes, pour des individus de tempéraments très proches, les conséquences à long terme peuvent être quasiment opposées. Certains vont faire du traumatisme une force qui les amène à essayer en permanence de créer et de réparer ce traumatisme. D’autres au contraire sont anéantis. On retrouve les deux volets que j’ai évoqués précédemment : la créativité et la destructivité. La destructivité est au fond la créativité du pauvre, de celui qui se sent impuissant. Si l’on ne se sent pas la force de créer et de dépendre de la réponse des autres, avant de s’effondrer ou de mourir, on détruit. C’est toujours possible, c’est sans fin et on n’a besoin de personne pour le faire. Ainsi, paradoxalement, la destructivité donne à l’individu un sentiment de pouvoir, qui est finalement dérisoire, car elle aboutit souvent au contraire de ce qu’il aurait voulu. En définitive, tout cela me semble assez simple : aller bien est très compliqué, aller mal est toujours pareil : on se sent menacé, seul, on a peur.

8Qu’est-ce qui peut aider un adolescent à adopter un comportement créateur plutôt que destructeur ?

9Les rencontres sont fondamentales : elles peuvent redonner confiance à l’adolescent et déclencher en lui l’envie de prendre soin de lui. Pour moi, la clé est qu’il sente que l’on croit en lui, qu’on manifeste un intérêt pour lui parce qu’il en vaut la peine. C’est la motivation de l’autre qui est porteuse, à condition bien sûr qu’elle soit crédible. À certains moments, il faut arrêter de parler techniquement du problème : « Tu ne travailles pas, tu n’es pas assez fort en mathématiques… », et avoir avec l’adolescent un échange d’être humain à être humain : « Qu’est-ce qui est important dans ta vie ? Qu’est-ce que tu veux vraiment ? »

10Quel est le poids, à l’âge adulte, des comportements répétés qui se sont installés au moment de l’adolescence ?

11Au bout d’un moment, ce que l’on fait nous fait : quand on a trouvé des moyens de rétablir son homéostasie par des circuits très répétitifs, on a tendance à répéter les comportements. Les émotions ont tendance à nous figer, à nous entraîner vers ce qui maintient notre équilibre : « Il me parle comme ça donc je réponds comme ça, il me regarde de travers donc je fais ceci. » Et là, il n’y a plus de choix.

12Finalement, on exerce assez rarement son libre arbitre. Beaucoup relève d’automatismes qui se mettent en place très tôt. Pour cette raison, il est important de donner des habitudes positives aux enfants. Si les habitudes prises sont négatives, il sera beaucoup plus difficile de leur demander d’en changer lorsqu’ils auront 15 ans que lorsqu’ils sont jeunes. Il est très important de ne pas laisser s’installer dès la maternelle des comportements destructeurs. L’objectif n’est pas de brimer l’enfant mais de réguler. Un enfant qui a l’habitude de frapper ne le fait pas librement.

13Comment travailler avec les familles dont les enfants sont en difficulté ?

14Il faut tenter d’identifier les sources de peur qui sont derrière les comportements destructeurs. On constate que tout est en miroir : si l’enfant est en difficulté et a peur, probablement que sa famille elle aussi est en difficulté et a peur. Elle n’a pas choisi d’être ainsi. Il faut donc à la fois ne pas être indifférent, mais ne pas la stigmatiser. L’opposé de ne pas stigmatiser n’est pas de laisser faire, mais de s’intéresser en disant : « Votre enfant a plein de possibilités. Pourquoi ça ne se passe pas bien en ce moment ? Que peut-on faire ensemble pour qu’il aille mieux ? » Il ne faut pas laisser l’enfant s’enfermer dans des comportements qui à la longue vont le stigmatiser. Il faut donc beaucoup travailler sur l’intentionnalité et ne pas dire : « Cet enfant est comme ça, c’est la faute de la famille. » On dit au contraire à la famille qu’on ne va pas rester sans rien faire. Comme elle a peur, il faut prendre le temps de discuter avec elle et de créer un climat de confiance. Il importe de demander aux parents : « Que voulez-vous pour votre enfant ? » En général, ils répondent toujours la même chose : que leur enfant réussisse. Il faut faire en sorte que les parents donnent sens à ce que nous, professionnels (psychiatres, éducateurs, etc.), faisons pour leur enfant. Pour que l’enfant aille mieux, il faut mettre en place des solutions en lien avec les familles et les différents acteurs. Un travail d’équipe est de plus en plus nécessaire. Finalement, ce qui assure l’efficacité d’un travail auprès d’un adolescent, c’est, au-delà des outils et des méthodes utilisés, la motivation des professionnels qui l’appliquent, le sens qu’ils donnent à leur action, et leur coordination.

15Sur la base de votre travail et de votre expérience, quelles politiques éducatives peuvent, selon vous, aider les enfants et les adolescents confrontés à des difficultés ?

16Il faut sortir du dilemme binaire « comprendre ou sanctionner ». Ce n’est pas l’un ou l’autre. Il faut comprendre ce qu’attendent les adolescents pour sanctionner efficacement. La sanction n’est pas une fin en soi, mais il est important de poser des limites à un enfant ou à un adolescent, notamment lui interdire de se détruire non pas parce que ça renvoie à l’ordre social, mais parce qu’il est un individu de valeur et qu’il n’a pas à s’abîmer. J’interviens en ce moment pour des diabétologues. Les professionnels se demandent pourquoi certains adolescents qui souffrent du diabète refusent de prendre leur traitement, au risque de devenir aveugle. Ces jeunes pensent : « Je n’ai pas choisi d’être diabétique, je peux choisir de ne pas prendre mon traitement, c’est comme ça que j’existe et que je reprends le pouvoir de ma vie. » Sauf que le jour où ils seront aveugles, ils le regretteront amèrement mais il sera trop tard.

17Il faut ouvrir un espace de discussion lorsque l’adolescent ou l’enfant ne va pas bien. Il est nécessaire que la société lui demande : « Qu’est-ce que tu veux vraiment ? », qu’elle lui donne les moyens de l’épanouissement de ses possibilités, et qu’elle refuse la destructivité dans laquelle il s’est enfermé. Dans le cas des jeunes diabétiques, il faut leur dire : « Je comprends, ta situation est terriblement injuste, il est naturel que tu sois en colère. Mais comment vas-tu te rendre plus libre ? En n’étant pas malade, et cela vaut la peine. Je comprends que c’est difficile pour toi mais je ne vais pas te lâcher, et on va se revoir. » Petit à petit, le lien entre l’adolescent et le thérapeute se tisse.

18Il faut donc associer la sanction et l’éducatif, et rechercher une co-création permanente entre l’adolescent et les professionnels qui l’accompagnent. C’est ça la vie !

Notes

  • [1]
    Voir l’entretien avec Boris Cyrulnik dans ce numéro.
Philippe Jeammet
Psychanalyste, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris VI, il a dirigé le service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut mutualiste Montsouris et est à l’origine de la création du diplôme d’université « Adolescents difficiles, approche psychopathologique et éducative » de l’université Pierre et Marie Curie. Il préside l’École des parents d’Île-de-France.
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/07/2013
https://doi.org/10.3917/rfas.125.0011
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