CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les termes d’« effet horizon » sont utilisés pour désigner des mécanismes et des résultats variés. Patrick Aubert explicite cette notion, présente les controverses dont elle a fait l’objet parmi les économètres français et résume l’état de l’art sur cette question.

2Le lien entre la législation des retraites, et plus précisément les conditions dans lesquelles un départ à la retraite est possible aux différents âges, et le marché du travail pour les seniors représente une problématique à la fois complexe et cruciale. La question se pose notamment du sens et de l’importance des causalités qui unissent ces deux dimensions. Des raisonnements dans lesquels les liens causaux sont vus de manière totalement inverse sont ainsi opposés les uns aux autres dans le débat public : certains soulignent la nécessité d’une modification des paramètres des systèmes de retraite comme seul moyen d’obtenir un décalage effectif des âges de cessation d’activité, quand d’autres s’appuient justement sur la faiblesse de ces âges effectifs de fin d’activité (bien inférieurs à l’âge d’ouverture des droits à la retraite dans le secteur privé [1]) pour affirmer qu’une modification des paramètres des régimes de retraite serait sans effet.

3Depuis quelques années, un nouvel argument théorique est fréquemment invoqué dans le débat public : l’« effet horizon ». Cet argument insiste sur les effets à rebours de la législation des retraites sur la situation du marché du travail. La dénomination d’effet horizon a été néanmoins utilisée pour désigner des mécanismes et des résultats quantificatifs variés qu’il convient de préciser. La mise en lumière de l’effet lui-même sur données françaises a par ailleurs fait l’objet de controverses parmi les économètres. Cette contribution propose de résumer brièvement l’état de l’art sur cet effet horizon.

Mécanismes et preuves empiriques

Arguments théoriques

4Le principe d’effet horizon a fait l’objet d’une attention accrue dans le débat public en France à partir de la publication des travaux d’Hairault et al. (2006).

5L’argument théorique se fonde, dans cet article, sur la notion de rentabilité des investissements sur le marché du travail (par exemple, les coûts associés à la formation d’un salarié), cette rentabilité dépendant directement de la durée sur laquelle les investissements sont amortis. Les entreprises et les salariés sachant tous deux que l’horizon est, pour les salariés âgés, au maximum égal à la durée restante jusqu’au départ à la retraite, ils pourraient plus fréquemment renoncer à réaliser de tels investissements pour ces salariés, par comparaison avec des salariés plus jeunes, pour lesquels l’horizon de « retour sur investissement » serait plus long : « Quelle incitation a une entreprise ou un travailleur pour engager une formation coûteuse lorsque la retraite se profile de façon certaine à l’horizon ? Quelle incitation existe-t-il à rechercher un travail si l’on sait que le niveau de la pension sera similaire, que l’on retrouve un emploi ou que l’on reste en inactivité ? Comment imaginer que les entreprises avec un horizon si court vont rechercher un travailleur âgé et accepter des coûts de recherche qu’elles n’auront pas le temps de rentabiliser ? Face à des difficultés passagères, une entreprise préfère licencier des seniors, dont la durée de vie dans l’entreprise est de toute façon réduite, et garder les plus jeunes pour éviter des coûts de recherche lorsque la conjoncture se sera améliorée. Autrement dit, l’horizon court qui est créé par la proximité de la retraite tendrait à rendre tout investissement des et dans les seniors non profitable. Offre et demande de travail se conjugueraient pour expliquer la faiblesse du taux d’emploi à proximité de l’âge de la retraite » (Hairault et al., 2006, p. 53).

6Dans cette définition, l’effet horizon désigne la résultante de mécanismes variés plutôt qu’un véritable « effet » associé à un mécanisme en particulier. Ces mécanismes jouent à la fois sur l’offre et la demande de travail et, pour ce qui concerne cette dernière, à la fois vis-à-vis des personnes déjà salariées de l’entreprise et celles, en dehors de l’entreprise, qui pourraient y être embauchées.

7La définition de l’effet horizon reste donc floue, et cet effet peut être interprété de manière très large.

8Au sens le plus strict, invoquer l’effet horizon pourrait être vu comme faire le postulat que les spécificités du marché du travail pour les seniors sont entièrement déterminées par la distance à l’« âge de la retraite ». Cette définition stricte porte en elle, de manière implicite, une quantification de l’effet : elle signifierait en effet que les principaux indicateurs sur le marché du travail (taux d’emploi, âge de cessation définitive d’emploi, etc.) sont uniquement liés à la distance à un âge défini par la législation des retraites. Elle impliquerait qu’un décalage de cet âge se traduirait par un décalage dans les mêmes proportions de ces indicateurs.

9On peut cependant parler aussi d’effet horizon dans un sens plus large. Celui-ci désigne alors l’ensemble des mécanismes liés à une distance à un âge de la retraite donné et induisant une causalité à rebours entre la législation des retraites et les caractéristiques du marché du travail. Dans cette acception large, rien n’est dit de la quantification de l’effet : la causalité peut donc être bien réelle, mais associée à un impact quantitatif modéré.

10Une définition « stricte » de l’effet horizon pose la question de l’âge de la retraite qui détermine cet horizon. Plusieurs concepts pourraient correspondre dans le cas français : âge minimal d’ouverture des droits, âge d’annulation de la décote, âge auquel une personne atteint la possibilité de liquider une pension au taux plein. Cette définition n’est pas donnée dans Hairault et al. (2006). Les auteurs retiennent la notion d’âge « légal » minimal d’ouverture des droits pour les comparaisons internationales mais argumentent ensuite qu’il est pertinent de retenir, pour l’analyse sur données individuelles, l’âge auquel la durée validée requise pour le taux plein est atteinte. Ce choix peut néanmoins être vu comme conventionnel, lié au cadre empirique de l’analyse.

11Par ailleurs, dans un commentaire à l’article d’Hairault et al., Blanchet (2006) interroge la définition retenue de l’âge de départ à la retraite pertinent, et notamment le fait que cette définition doive se faire par rapport aux caractéristiques individuelles des futurs retraités. L’horizon retenu par les salariés et les entreprises pourrait très bien être mesuré comme la distance, non pas jusqu’à un âge anticipé propre à chaque individu, mais jusqu’à la norme sociale que constitue l’âge moyen ou modal de liquidation qui prévaut à la date courante. Cette question est d’intérêt, puisqu’elle détermine les conclusions de politique économique qu’on peut tirer des analyses de l’effet horizon. Si c’est la distance à une norme sociale qui prévaut, une modification de la législation des retraites peut n’avoir aucune conséquence sur le marché du travail des seniors, même si l’effet horizon est avéré. Ces conséquences ne pourront en effet se faire sentir que lorsque la norme sociale aura évolué, ce qui peut se faire avec un certain délai après la modification de la législation.

12Notons enfin que d’autres effets à rebours de la législation des retraites sur le marché du travail des seniors peuvent avoir lieu, sans relever à proprement parler d’un effet horizon. Même si cette terminologie a pu être utilisée à leur sujet, la qualification est a priori impropre [2]. Aubert (2012) montre notamment que les sorties définitives de l’emploi sont, au cours des quelques années précédant l’âge d’ouverture des droits, statistiquement plus fréquentes pour les personnes qui disposent déjà d’une durée validée suffisante pour liquider une pension au taux plein. Le mécanisme pourrait en partie passer par l’existence de dispositifs de préretraites dites « maison » (c’est-à-dire entièrement financées par le dernier employeur), plus ou moins attrayants selon la situation individuelle des salariés. En effet, ces dispositifs ne permettent plus de continuer à acquérir des droits à retraite lorsque le salarié sort des effectifs de son entreprise : un salarié qui n’aurait pas validé une durée suffisante pour le taux plein ne sera donc pas incité à accepter un départ dans le cadre d’un tel plan si celui-ci lui est proposé par son employeur, contrairement à un autre salarié qui, lui, aurait déjà validé un nombre de trimestres suffisant pour être assuré de bénéficier d’une retraite à taux plein dès 60 ans. Ce mécanisme est un mécanisme d’offre de travail. Il ne fait pas intervenir d’horizon, sur lequel serait rentabilisé un investissement quelconque. Du point de vue du salarié, l’incitation est, de plus, la même quelle que soit la distance restante jusqu’à l’âge minimal d’ouverture des droits [3].

Analyses empiriques

13Dans Hairault et al. (2006), les faits empiriques utilisés pour mettre en lumière l’effet horizon sont de plusieurs natures, macro et microéconomiques. Au niveau agrégé, les auteurs invoquent la corrélation, en comparaison internationale, entre âge « légal » de la retraite et taux d’emploi relatif des seniors [4]. Ils citent également les évolutions historiques en France, et notamment le fait que les taux d’activité des 55-59 ans ont fortement baissé au début des années 1980, qu’ils mettent en relation avec la réforme des retraites de 1983, qui aurait modifié l’horizon d’activité pour les quinquagénaires. Sur données individuelles [5], les auteurs réalisent des estimations de la probabilité d’être en emploi à chaque âge à partir de 50 ans en fonction de caractéristiques individuelles (sexe, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, etc.), de l’âge ainsi que de la distance à l’âge individuel du taux plein (au sens de l’âge auquel la durée validée requise pour le taux plein est atteinte). Les résultats montrent que cette variable est associée à une probabilité plus élevée d’être en emploi, toutes choses égales par ailleurs et de manière statistiquement significative, ce qui conduit les auteurs à conclure à l’existence de l’effet horizon.

14Ces premiers résultats ont fait l’objet d’une controverse parmi les chercheurs, portant sur l’interprétation des résultats économétriques (Benallah et al., 2008 ; Hairault et al., 2009 et 2010 ; OFCE, 2009). Les critiques ont porté sur la mesure de la distance restante jusqu’à l’« horizon », c’est-à-dire la distance à l’âge de la retraite. Cet âge est en effet estimé pour chaque individu à partir de l’âge d’entrée dans la vie active, auquel est ajoutée la durée validée requise pour la génération à laquelle appartient l’individu. Or l’âge d’entrée dans la vie active peut être corrélé à de nombreuses caractéristiques des individus, dont certaines pourraient être absentes des variables retenues dans les régressions [6]. Dès lors, il est difficile de savoir si les coefficients statistiquement significatifs, estimés dans les régressions d’Hairault et al. (2006, 2009), constituent une véritable mise en lumière empirique de l’effet horizon, ou bien s’ils captent au contraire une simple corrélation avec des caractéristiques omises dans les régressions. Dit autrement, il est très difficile d’identifier à la fois les effets de « distance à l’entrée » (nombre d’années depuis l’âge d’entrée dans la vie active) et de « distance à la sortie » (nombre d’années restantes jusqu’au départ à la retraite) lorsque cette dernière est estimée – indirectement – à partir de l’âge de début d’activité. Ainsi, en utilisant les mêmes bases de données qu’Hairault et al. (2006), Benallah et al. (2008) réalisent deux séries de régressions, en introduisant soit des variables de distance à la sortie, soit des variables de distance à l’entrée. Dans chaque cas, ces variables sont associées, de manière statistiquement significative, à une probabilité plus ou moins forte d’être encore en emploi. Selon la spécification que l’on retient pour les régressions, l’interprétation des mécanismes à l’œuvre peut donc être radicalement différente.

15Dans l’absolu, les deux effets de distance à l’entrée et de distance à la sortie sont cependant identifiables [7], car la relation entre l’âge d’entrée sur le marché du travail et l’âge de possibilité de départ au taux plein n’est pas totalement linéaire. En effet, la distance à l’âge du taux plein est contrainte par les bornes d’âges : elle ne peut pas être inférieure à la distance jusqu’à l’âge de 60 ans (âge d’ouverture des droits) ni supérieure à la distance jusqu’à l’âge de 65 ans (âge d’annulation de la décote), et cela quel que soit l’âge de début de carrière. Cette relation non linéaire entre les deux variables permet d’estimer simultanément les effets associés à chacune d’elles. Dans une réponse à l’article de Benallah et al. (2008), Hairault et al. (2009, 2010) produisent de nouvelles estimations dans lesquels les deux effets sont estimés simultanément. Ces résultats confirment que l’effet de distance à l’entrée joue effectivement, mais que sa prise en compte n’annule pas celui de distance à la sortie. Les coefficients associés à cette dernière sont toujours significatifs entre 56 et 59 ans. Leur ampleur est, de plus, croissante au fur et à mesure qu’on s’approche de la borne des 60 ans.

16Une autre critique qui peut être adressée à ces estimations concerne les erreurs de mesure. Calculer l’âge auquel un individu atteint la durée requise pour le taux plein à partir de son seul âge de début d’activité est en effet assez fruste [8]. Or des erreurs de mesure importantes sont susceptibles de biaiser fortement les résultats. Dans une nouvelle estimation à partir des données des échantillons interrégimes de cotisants et de retraités, Aubert (2012) confirme cependant l’estimation d’un effet significatif lié à la distance à la retraite. L’estimation à partir de données issues de sources administratives permet de s’abstraire du risque d’erreurs de mesure : la distance à l’âge du taux plein peut en effet être mesurée de manière exacte, puisqu’on dispose du nombre de trimestres réellement validés jusqu’à un âge d’observation donné. La spécification prend de plus bien en compte à la fois les effets de durée de carrière (distance à l’entrée) et de durée manquante jusqu’au taux plein (distance à la sortie). Les résultats montrent qu’une plus grande distance à la sortie est associée à une plus faible probabilité de sortir définitivement de l’emploi, pour les hommes, entre 57 et 59 ans. Les coefficients ne sont, en revanche, pas statistiquement significatifs pour les femmes.

Quel effet horizon au niveau macro ?

Des résultats microéconométriques de nature qualitative plus que quantitative

17Les estimations disponibles à ce jour semblent donc conclure qu’il existe bien un effet horizon qui joue au cours des dernières années précédant la retraite, même si elles ne concordent pas exactement sur les personnes pour lesquelles l’effet est significatif : salariés hommes et femmes ou hommes seulement ? À partir de 56 ou de 57 ans ?

18Ce résultat ne signifie bien sûr en rien que l’effet horizon serait le seul déterminant de l’emploi des seniors. Tous les auteurs soulignent, notamment, le fait que les effets de l’âge restent toujours significatifs dans les estimations prenant en compte l’effet horizon. Cela signifie que, quelle que soit la distance jusqu’à l’âge de la retraite, d’autres déterminants liés à l’âge sont également en jeu et induisent un moindre taux d’emploi des seniors.

19Par ailleurs, les résultats des études économétriques mettent en lumière le fait que l’effet horizon est statistiquement significatif mais, sans calcul complémentaire, cela ne permet pas directement de déterminer s’il est substantiel ou non au niveau agrégé sur l’ensemble de la population. En ce sens, ces résultats sont de nature qualitative plus que quantitative. Il est donc difficile, à ce stade de l’analyse, d’en tirer des conclusions de politique économique et, notamment, de déterminer dans quelle mesure une hausse des bornes d’âge de la législation des retraites se traduirait sur le taux d’emploi des seniors ou leur âge de cessation d’activité.

20La différence entre effet local (tel qu’il ressort des estimations microéconométriques) et effet moyen agrégé sur l’ensemble de la population pourrait être à l’origine de certaines controverses concernant l’effet horizon dans le débat public. Les études empiriques disponibles fournissent des résultats microéconométriques, toutes choses égales par ailleurs, alors que les réflexions sur une réforme des bornes d’âge – comme celles qui ont pu avoir lieu dans le cadre de la réforme des retraites de 2010 – appellent une estimation au niveau macroéconomique de l’impact de l’effet horizon, par exemple sur le taux d’emploi agrégé des seniors. L’estimation d’un effet significatif au niveau micro a pu être interprétée à tort comme une indication du fait qu’un décalage des bornes d’âge se répercuterait intégralement sur toutes les situations sur le marché du travail (par exemple, une hausse de un an de ces bornes induirait un décalage de un an de tous les taux d’emploi observés par âge fin). Or les outils économétriques ne sont en réalité pas adaptés – lorsqu’ils sont utilisés seuls – pour une quantification au niveau agrégé.

L’effet horizon dans les modèles de projection des retraites

21La problématique, pour une telle quantification, est celle de l’intégration d’un effet horizon dans les modèles de projection des retraites. Toutefois, à ce jour, peu de documents ont été publiés expliquant la prise en compte de cet effet horizon dans les principaux modèles français (modèle DESTINIE de l’INSEE, modèle PRISME de la CNAV, modèle PROMESS de la DREES, modèle VENUS de la Direction du Trésor) ainsi que les résultats associés. Il n’est donc pas possible de donner une estimation macro de l’impact de l’effet horizon, telle que simulée par ces divers modèles [9].

22À défaut, on peut rappeler les différentes manières d’intégrer un effet horizon dans les modèles. La présentation est ici pédagogique. Elle a pour seul but d’aider à comprendre la mécanique des modèles, et plus précisément la manière dont ils traduisent, totalement ou en partie, les conséquences d’une modification des âges de la retraite. Au préalable, il convient de rappeler que, pour modéliser les fins de carrière d’individus ou de groupes d’individus, les outils de projection modélisent deux types d’événement : des transitions sur le marché du travail (passages entre emploi, chômage, inactivité, etc.), d’une part, et, à partir de l’âge minimal d’ouverture des droits, les liquidations de droit à la retraite, d’autre part. Selon les cas, ces événements sont modélisés, pour un âge donné, de manière concomitante ou exclusive [10]. La prise en compte de l’effet horizon dans les modèles concerne le premier type d’événement (transitions sur le marché du travail), et cela pour les âges inférieurs à l’âge d’ouverture des droits.

23La prise en compte d’un effet horizon dans les modèles s’est généralement faite à partir de 2010, dans le cadre de simulations visant à étudier les effets d’un relèvement des bornes d’âges de la retraite. Rappelons qu’elle peut a priori passer par la modélisation de deux canaux (l’un ou l’autre, voire l’un et l’autre) :

  • un canal individuel, dans lequel l’horizon pris en compte concerne la distance jusqu’à l’âge où la possibilité de départ au taux plein sera atteinte (âge propre à chaque personne) [11] ;
  • un canal collectif, où l’horizon pertinent est celui de l’âge minimal d’ouverture des droits (commun à tous les individus) [12].
Le premier canal correspond à l’effet horizon à proprement parler. Le second canal peut bien sûr lui aussi s’interpréter comme un effet horizon (vis-à-vis d’une norme sociale d’âge de la retraite, plutôt que vis-à-vis d’un âge « individualisé » du taux plein), mais il peut capter aussi d’autres effets (cf. discussion supra). Il correspond de ce fait à une résultante globale d’effets plus larges.

24En pratique, c’est ce seul second canal qui fait l’objet d’une modélisation, au moins dans les modèles DESTINIE et PROMESS. Implicitement, ces modèles font donc l’hypothèse que l’effet « distance à la sortie » joue vis-à-vis d’une norme sociale d’âge de la retraite plutôt que vis-à-vis d’un âge « individualisé » du taux plein. Outre sa généralité, le choix de ce canal collectif se justifiait en effet également par des considérations de contexte – le canal est bien sûr de première importance dans le cadre de la réforme de 2010, dont l’un des éléments principaux est la hausse de l’âge d’ouverture des droits – ainsi que par des considérations techniques [13]. Rappelons que la précision des mécanismes sous-jacents au « canal collectif » n’est pas essentielle pour le fonctionnement des modèles. Elle l’est uniquement pour une interprétation correcte des hypothèses réalisées.

Questions de modélisation

25Intégrer un effet horizon dans les modèles de projection suppose de modifier, en fonction de cet horizon, les fins de carrières modélisées des individus ou groupes d’individus considérés. Une manière de le faire est de décaler directement les âges de cessation modélisés d’une durée proportionnelle à celle du décalage de l’âge horizon. Par exemple, on augmente de un an tous les âges individuels de sortie d’emploi ou d’activité après 55 ans lorsque l’âge d’ouverture des droits augmente de un an. On peut également retenir une proportion inférieure à 1 (par exemple, un décalage de 0,5 an des âges de sortie lorsque l’âge d’ouverture des droits augmente de un an), pour tenir compte d’un effet horizon partiel ou atténué, par exemple au cours d’une période transitoire de montée en charge des effets. Le coefficient de proportionnalité choisi est alors généralement ad hoc. Cette manière de modéliser l’effet horizon est celle qui est retenue dans le modèle DESTINIE pour l’exercice qui a servi à modéliser l’impact des réformes des retraites dans les projections de population active 2010-2060 de l’INSEE [14].

26Une manière alternative de prendre en compte un effet horizon est celle du modèle PROMESS de la DREES (Aubert et al., 2010, encadré 2, p. 17-19). Dans ce modèle, les fins de carrière sont modélisées au moyen de probabilités de sortie définitive d’emploi, avec une probabilité spécifique pour chacun des six âges précédant l’âge d’ouverture des droits (probabilité de cesser tout emploi six ans avant l’âge d’ouverture des droits – soit à 54 ans –, cinq ans avant cet âge – soit à 55 ans –, etc.). L’effet horizon est alors traduit par le fait que, lorsque l’âge d’ouverture des droits augmente, la probabilité de quitter tout emploi six ans avant l’âge d’ouverture des droits est répliquée autant de fois qu’il y a d’années de report de l’âge d’ouverture des droits. Il s’agit donc de « décaler » les probabilités instantanées de transition à chaque âge, afin de maintenir constante la distance à l’âge minimal d’ouverture des droits, plutôt que de décaler directement l’âge de cessation d’emploi.

27Les deux méthodes ne sont pas tout à fait équivalentes [15]. En particulier, le décalage des probabilités instantanées de sortie d’emploi correspond, implicitement, à l’hypothèse que le décalage sera moindre pour ce qui concerne la probabilité d’être en emploi à un âge donné (c’est-à-dire le taux d’emploi) ou l’âge moyen de sortie d’emploi. En d’autres termes, il s’agit d’une hypothèse d’effet horizon « atténué ». À titre d’exemple, le graphique suivant illustre l’impact des différentes hypothèses sur l’élasticité de l’emploi au recul de l’âge minimal d’ouverture des droits.

Graphique

Graphique

Graphique

Taux d’emploi des seniors entre 53 et 62 ans dans un scénario de relèvement de l’âge minimal d’ouverture des droits de 60 à 62 ans sous trois hypothèses pour modéliser un effet horizon
LECTURE • La courbe C1 correspond à une modélisation sans effet horizon, mais avec une hypothèse de maintien dans l’emploi à partir de 60 ans. La courbe C2 correspond à une modélisation d’un effet horizon par décalage des âges de cessation d’emploi après 53 ans, répercutant intégralement la hausse de l’âge d’ouverture des droits. La courbe C3 correspond à une modélisation d’un effet horizon par décalage des probabilités instantanée (à chaque âge) de sortie définitive d’emploi.
SOURCES • Aubert, Duc et Ducoudré (2010).

28La courbe C1 représente le taux d’emploi sous l’hypothèse qu’il n’y a pas d’effet horizon en particulier, et plus généralement pas d’effet des réformes avant 60 ans (le taux d’emploi avant 60 ans est donc égal à son niveau en l’absence de réforme), mais que toutes les personnes encore en emploi à cet âge le restent jusqu’au nouvel âge d’ouverture des droits (62 ans) [16]. De ce fait, le taux d’emploi reste constant entre 60 et 62 ans à son niveau observé à 60 ans en l’absence de réforme. La courbe C2 correspond à une hypothèse de décalage total des taux d’emploi (ou, ce qui revient au même, des âges de sortie d’emploi), de même ampleur que le décalage de l’âge minimal d’ouverture des droits. Cette hypothèse consiste à considérer que le taux d’emploi reste invariant à la distance à l’âge d’ouverture des droits donnée : le taux d’emploi à 60 ans sur la courbe C2 correspond par exemple rigoureusement aux taux d’emploi à 58 ans sur la courbe C1. Comme pour l’hypothèse de maintien dans l’emploi après 60 ans, l’hypothèse de décalage total considère que le taux d’emploi reste constant sur une « fenêtre » d’âge donnée, mais cette fenêtre se trouve avant les classes d’âge où le taux d’emploi diminue, et non après (dans le graphique, le taux d’emploi est constant entre 53 et 55 ans pour la courbe C2, et non entre 60 et 62 ans comme sur la courbe C1). La courbe C3 correspond enfin à une hypothèse de « décalage partiel » du taux d’emploi, qui résulte par exemple d’une modélisation d’un effet horizon par un décalage des probabilités instantanées de sortie d’emploi. Cette courbe ne peut pas se déduire simplement à partir de translations ou autres transformations de la courbe C1, puisque les taux d’emploi sont réestimés à chaque âge sous de nouvelles hypothèses de législation, le jeu des divers mécanismes induisant de nombreuses déformations de la courbe. Le décalage est qualifié de « partiel » puisque, à âge donné, le taux d’emploi est supérieur à ce qu’il serait en l’absence d’effet des réformes sur l’emploi des seniors (cf. comparaison de la courbe C3 à la courbe C1 avant 60 ans), mais que, à distance à l’âge d’ouverture des droits donnée, le taux d’emploi est inférieur à ce qu’il serait sous l’hypothèse d’un décalage total (cf. comparaison de C3 et C2).

Notes

  • [1]
    Cf. « Les âges de sortie d’activité » du même auteur dans le même numéro, p. 79-83.
  • [2]
    Cette affirmation peut bien sûr se discuter, la question de la qualification des effets étant par nature conventionnelle. En particulier, nous considérons ici que les incitations à la cessation d’activité créées par les dispositifs (tels que les préretraites) dont l’accès est soumis à des conditions d’âge ou de durée de carrière ne relèvent pas, à proprement parler, d’un effet horizon. Mais on pourrait argumenter du contraire, dans une optique de politique économique, en se demandant si le choix, au moment de la création de ces dispositifs, des critères d’âge ou de durée de carrière n’aurait pas été déterminé en référence à l’âge de la retraite. On pourrait alors parler d’un effet horizon « institutionnel », mais sa nature et ses conséquences restent bien distinctes de celles de l’effet horizon proprement dit, étudié ici.
  • [3]
    Cette distance peut bien sûr jouer néanmoins, mais pas dans le mécanisme explicité. La probabilité qu’un employeur propose une préretraite maison peut par exemple dépendre de la distance à l’âge d’ouverture des droits. Mais cette dépendance ne joue alors que sur la demande de travail, et rien ne permet d’assurer qu’elle modifierait aussi la probabilité que le salarié accepte ou non le départ.
  • [4]
    Plus précisément, le rapport du taux d’emploi des 50-59 ans sur celui des 25-29 ans dans chaque pays.
  • [5]
    Données des enquêtes Emploi de l’INSEE de 1995 à 2002.
  • [6]
    Benallah et al. (2008) citent notamment deux mécanismes qui pourraient induire un lien entre âge d’entrée sur le marché du travail et emploi des seniors. Les salariés pourraient ainsi souffrir d’une « usure » physiologique ou psychique d’autant plus grande que la durée passée sur le marché du travail a été longue. La demande de travail serait donc, à âge donné, plus faible pour les personnes entrées précocement dans l’emploi. Par ailleurs, ces salariés pourraient avoir plus souvent accès à des dispositifs publics de cessation anticipée d’activité, puisque certains dispositifs sont conditionnés à une durée minimale d’activité, condition que les salariés ont d’autant plus de chance de satisfaire qu’ils ont commencé à travailler tôt.
  • [7]
    Le terme « identifiable » fait référence à la terminologie économétrique. Il qualifie le fait qu’il est possible, ou non, d’estimer les effets associés à deux variables distinctes, en les introduisant simultanément dans une régression linéaire appliquée à une base de données. Si l’une des deux variables dépend directement de l’autre par une relation linéaire, leurs effets sont dits « non identifiables » : l’analyse économétrique par des techniques de régression linéaire est alors sans secours pour déterminer les effets propres de chacune des deux variables.
  • [8]
    Cette hypothèse est retenue, à partir des données des enquêtes Emploi de l’INSEE, aussi bien par Hairault et al. (2006) que par Benallah et al. (2008). Les auteurs restreignent l’estimation aux seuls salariés masculins et font l’hypothèse que, pour ces salariés, toute la durée entre l’entrée sur le marché du travail et le départ à la retraite est généralement validée.
  • [9]
    En ce qui concerne le modèle DESTINIE de l’INSEE, Bachelet et al. (2011) réalisent cependant des simulations avec et sans prise en compte d’un effet horizon. On peut donc en déduire implicitement un impact agrégé de cet effet, estimé sous leurs hypothèses de modélisation : le relèvement de l’âge d’ouverture des droits de 60 à 62 ans, dans le cadre de la réforme des retraites de 2010, se traduirait à long terme par un taux d’activité des 55-59 ans de 10 points plus élevé pour les hommes et de 7 points plus élevé pour les femmes lorsqu’un effet horizon est pris en compte (Aubert, 2011).
  • [10]
    Par exemple, les modèles PROMESS et PRISME modélisent seulement des transitions sur le marché du travail avant l’âge d’ouverture des droits, puis seulement des liquidations de droit à partir de cet âge, en faisant l’hypothèse que départ à la retraite et cessation d’emploi ont lieu en même temps pour les personnes encore en emploi après l’âge d’ouverture des droits. En revanche, le modèle DESTINIE modélise après l’âge d’ouverture des droits à la fois des transitions sur le marché du travail (transitions potentielles « hors retraites ») et des départs à la retraite. Les transitions sur le marché du travail (par exemple le fait de rester en emploi) ne sont alors retenues que s’il n’y a pas de liquidation.
  • [11]
    C’est sur ce seul canal qu’ont porté les études économétriques sur l’effet horizon, résumées précédemment, parce que c’est le seul qui pouvait faire l’objet d’études empiriques. C’est en effet le seul horizon qui a été modifié dans le cadre des réformes de 1993 et 2003 (via l’allongement de la durée requise pour le taux plein), l’âge d’ouverture des droits dans le cas général restant quant à lui inchangé.
  • [12]
    Hors cas spécifiques tels que les retraites anticipées pour carrières longues, les catégories actives de la fonction publique, etc.
  • [13]
    L’adaptation des modèles à un effet horizon par rapport à l’âge d’ouverture des droits peut être réalisée plus aisément, et donc plus rapidement, car la modélisation associée est plus simple que celle d’un effet horizon par rapport à l’âge – individuel – auquel la durée requise pour le taux plein est atteinte. Dans le premier cas, l’effet est similaire pour toutes les personnes d’une même classe d’âge, alors que le second cas nécessite une modélisation individualisée. Cependant, il n’y a pas a priori d’obstacle rédhibitoire à la modélisation des deux types d’horizon. Rien n’empêche donc qu’elle soit faite dans des versions ultérieures des modèles.
  • [14]
    Le décalage considéré est partiel et progressif au cours d’une période de montée en charge étalée sur quinze ans. Le décalage plein n’est atteint que pour les générations nées à partir de 1966.
  • [15]
    La différence de méthode de prise en compte d’un effet horizon n’est, de plus et bien évidemment, pas la seule différence entre les deux modèles PROMESS et DESTINIE. En particulier, PROMESS prend en compte d’autres effets à rebours de la législation des retraites sur l’emploi des seniors avant l’âge d’ouverture des droits : outre via un effet horizon, ces effets jouent également via le fait que les personnes qui disposent déjà d’une durée suffisante pour liquider au taux plein ont une probabilité plus forte de cesser définitivement tout emploi après 55 ans.
  • [16]
    Ce cas de figure correspond par exemple à l’hypothèse de projection retenue pour le régime général dans l’exercice de projection réalisé en 2010 par le Conseil d’orientation des retraites (CNAV-DSP, 2010, p. 5 sqq). L’exercice intègre en effet une hypothèse de modification des transitions d’emploi à partir de l’âge d’ouverture des droits « de départ » (c’est-à-dire 60 ans), mais ne modélise pas, sinon, d’effet horizon avant cet âge.

Références bibliographiques

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Patrick Aubert
Statisticien-économiste, chef du bureau Retraites de la DREES au moment de la rédaction de l’article, également chercheur affilié au CREST (Centre de recherche en économie et statistique). Ses recherches portent sur les systèmes de retraite et les comportements d’offre et de demande de travail des salariés âgés.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/03/2013
https://doi.org/10.3917/rfas.124.0041
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