1Bertrand Fragonard vient de publier un « plaidoyer en faveur de la protection sociale telle que nous la connaissons aujourd’hui », ouvrage de taille raisonnable (300 p.) pour un sujet aussi vaste. Ouvrage très actualisé puisqu’il tient compte des premières décisions prises durant l’été par le nouveau gouvernement. Ouvrage à visée pédagogique et politique, comme l’écrit l’auteur en introduction : « Malgré ses défauts et ses limites, la protection sociale réalise une grande ambition au service du bien commun. Ce livre est fondé sur la certitude qu’il faut la connaître pour la comprendre et la comprendre pour la défendre. »
2L’ouvrage commence par deux chapitres « transversaux » présentant, pour le premier, les grands principes et caractéristiques du système de protection sociale français et, pour le second, des réponses à des critiques souvent formulées quant à l’équité du système : l’aide aux ménages pauvres est-elle excessive ou insuffisante ? Les classes moyennes sont-elles les oubliées de la protection sociale ? Peut-on diminuer la protection sociale des ménages les plus aisés ?
3Pour l’auteur, si la protection sociale joue un rôle important au sein des politiques de lutte contre la pauvreté, elle ne suffit pas à la faire régresser. Il souligne, en particulier, que l’indexation du revenu minimum d’insertion (RMI), depuis sa création, sur les prix et non sur l’évolution des salaires (ou du revenu médian) conduit à aggraver non pas le taux de pauvreté [1], mais l’intensité de la pauvreté. Concernant les classes moyennes [2], si l’auteur considère que leur protection sociale est dans son ensemble de bon niveau, il met en évidence que, pour plusieurs branches, la situation actuelle peut expliquer leur sentiment de « délaissement ». D’autant que, ici aussi, l’indexation sur les prix érode la part des prestations dans le revenu ; de plus, pour les prestations sous condition de ressources, cette indexation sur les prix des plafonds conduit à exclure progressivement l’accès à certaines familles des classes moyennes. Quant aux classes aisées, il souligne que certaines évolutions réduisent à la marge leur protection sociale mais qu’aller nettement plus loin dans des domaines comme l’indemnisation du chômage ou les retraites serait difficile et, surtout, n’améliorerait pas nécessairement la situation financière du système si le plafonnement des prestations avait pour corollaire celui des cotisations. D’une manière générale, l’auteur souligne que l’indexation sur les prix des prestations famille, logement et solidarité conduit à une réduction de la prise en charge de ces risques au profit de ceux ayant une dynamique propre (maladie, retraite).
4Suivent sept chapitres « sectoriels » portant sur la politique familiale, la protection sociale et la condition féminine, la protection sociale des jeunes adultes, l’assurance maladie, la protection des adultes actifs face aux interruptions ou au non-accès à l’emploi – chômage, invalidité, handicap, etc. –, les retraites et, enfin, la dépendance. On y trouve une description du système des prestations concernées (avec une évocation des dispositifs d’ordre fiscal), des masses budgétaires en cause, des évolutions souvent sur longue période, des perspectives à moyen-long terme ; l’auteur précise aussi les composantes qui lui paraissent insuffisamment prises en charge ; il mentionne aussi, sobrement, les débats en cours.
5Enfin, un chapitre porte sur la gouvernance du système de la protection sociale et un autre sur l’évolution des financements et l’apparition d’une dette sociale qui est une exception française.
6Dans une très courte conclusion, l’auteur souligne l’impasse à laquelle conduirait le simple respect des principes actuels accompagnés d’ajustements à la marge, ce qu’il qualifie de « scénario conservateur » ; il propose à la place un scénario réformiste qui viserait à supprimer le déficit budgétaire, à redonner des marges aux budgets publics pour d’autres finalités et à renforcer les prestations qu’il estime actuellement « sous-calibrées » : famille, logement, dépendance. Ce scénario porte alors, nécessairement, sur les risques maladie et retraite. Il s’agit ici aussi de réformes « paramétriques » (c’est-à-dire ne remettant pas en cause les grands principes mais jouant sur les paramètres définissant les prestations et les cotisations), mais de plus grande ampleur que dans le scénario conservateur. Il propose aussi, dans le cas de l’assurance maladie, que l’organisation même du système soit remise en question.
7En faisant un panorama d’ensemble des prestations, l’ouvrage permet au lecteur d’approcher la question de l’équilibre entre les différents risques et relève un grand nombre de points où les dispositifs de protection semblent être ou devenir insatisfaisants. L’ouvrage est clair, écrit de manière à être lisible par des non-spécialistes. Il mérite d’être largement lu par le grand public mais aussi par les décideurs : c’est un type d’ouvrage qui pourrait, par exemple, faire partie de la fameuse « mallette » remise à chaque nouveau député (pratique qui pourrait être étendue à chaque nouveau gouvernant).
8Cependant, cet ouvrage me laisse insatisfait pour diverses raisons d’importance inégale.
9Une raison de forme, tout d’abord. L’auteur exprime (dans son introduction) le souhait que, après la lecture de ce livre, le lecteur poursuive sa réflexion. Mais il ne lui en donne guère de piste puisque, pratique très inhabituelle, l’auteur ne fournit aucune référence bibliographique et n’indique aucune source des résultats présentés [3]. De même, évoquant divers débats ou prises de position, il ne nomme pas leurs auteurs, ce qui constitue, à tout le moins, une limite à la réflexion du lecteur.
10Le second motif de gêne se situe à la frontière de la forme et du fond. L’auteur qualifie souvent l’ensemble de la protection sociale ou certaines composantes par des mots tels que « bon », « puissant » ou, à l’inverse, « insuffisant ». Il aurait été utile, il serait même nécessaire que l’auteur explicite ses critères d’appréciation pour permettre au lecteur de le suivre ou de prendre ses distances en connaissance de cause. Or l’auteur se contente de se situer dans la filiation sociale-démocrate (p. 20-22). Mais, outre que dans la tradition sociale-démocrate les positionnements sur la protection sociale sont assez variables dans le temps et dans l’espace [4], il manque une explicitation suffisante des critères d’évaluation à retenir.
11La troisième raison est la question du champ même de la protection sociale. L’auteur retient les régimes de base et les complémentaires obligatoires (du type AGIRC-ARRCO), mais aussi les complémentaires d’entreprise et les complémentaires individuelles : « Il faut raisonner tous types de prestations confondus » (p. 35). Ce qui lui permet d’affirmer que « la superposition de ces dispositifs conduit à des taux de prise en charge élevés lorsque le risque survient » (ibid.). Les différences entre les mécanismes d’assurance sociale et ceux d’assurance privée et leurs conséquences sur les inégalités sociales face aux risques auraient mérité d’être plus analysées que ne le fait l’auteur dans les chapitres 1 et 6, d’autant plus qu’il considère comme probable un développement des facteurs qui poussent à recourir aux assurances complémentaires (notamment les franchises ou les taux de remplacement des régimes de base).
12En effet, l’accessibilité à une couverture complémentaire collective d’entreprise – et la qualité de celle-ci – n’est pas seulement différenciée selon les branches ou les entreprises comme il l’est mentionné, mais elle est aussi bien souvent déterminée par le statut ou la durée d’emploi, excluant les salariés précaires. Quant aux complémentaires individuelles, comme le souligne l’auteur, les garanties offertes sont meilleures pour les ménages plus aisés pouvant financer des contrats individuels plus coûteux. De ce fait, les inégalités sociales se traduisent en matière de régime complémentaire en inégalités face à la prise en charge de la maladie. Certes, cela joue moins, comme indiqué, pour les dépenses lourdes : hospitalisation, médicaments très coûteux, longue maladie lorsqu’elle entre dans le dispositif des affections de longue durée (ALD). Cela joue en revanche beaucoup pour la médecine de ville (problème aggravé par les dépassements d’honoraires) et en particulier pour la prévention. Dans ces cas, les inégalités portent à la fois sur le coût de la protection et sur l’importance de la prise en charge.
13Enfin, et c’est le point qui me semble le plus important dans une perspective d’avenir pour que vive la protection sociale, l’auteur limite quasiment le rôle de celle-ci au versement de prestations, négligeant ou réduisant à des évocations en quelques lignes d’autres approches déjà à l’œuvre et qui pourraient (devraient) prendre plus d’importance à l’avenir.
14Face aux risques, il existe en effet trois démarches : compenser par des prestations les conséquences financières pour un individu de la survenue du risque ; lui permettre de retrouver les conditions de son autonomie (c’est le versant positif de ce qui a été dénommé les politiques d’activation) ; enfin, prévenir la survenue du risque, thème qualifié souvent d’« État d’investissement social ». Il est surprenant que l’auteur, se situant lui-même dans la tradition sociale-démocrate, n’ait pas ouvert son analyse à ces deux dernières dimensions de la protection sociale qui caractérisent assez nettement l’évolution des pays de tradition sociale-démocrate du nord de l’Europe, mais ont également inspiré une partie de la démarche du New Labour (et le positionnement des néo-démocrates américains). Ces approches ne concernent pas seulement le traitement du chômage et du revenu de solidarité active (RSA), pour lesquels l’analyse des moyens et des modalités de l’accompagnement comme de la formation eût été souhaitable. Il s’agit aussi de la lutte contre la pauvreté et de son articulation avec la politique familiale, dans un pays où l’offre de modalités d’accueil des jeunes enfants conduit à privilégier les classes aisées et moyennes et enferme les familles pauvres (pour neuf sur dix des enfants concernés) dans un obstacle supplémentaire pour l’accès à l’emploi. Il s’agit également du domaine de la santé. Certes, l’auteur l’évoque, mais principalement pour souligner qu’il est difficile d’évaluer la dépense et pour émettre des doutes sur son efficacité puisqu’on ne peut estimer son effet sur les indicateurs d’espérance de vie. Cette définition étroite présente l’inconvénient, selon moi, d’omettre de souligner à la fois l’existence de dispositifs importants allant de la protection maternelle et infantile (PMI) à la médecine du travail en passant par la médecine scolaire, dispositifs dont les moyens sont dramatiquement insuffisants pour couvrir les objectifs même que la loi leur assigne (notamment pour la médecine scolaire et la PMI). Il s’agit enfin du domaine des seniors où l’articulation est insatisfaisante entre les incitations à modifier le fonctionnement du système productif et du marché du travail et les dispositions de l’assurance chômage et d’accès à la retraite. De ce fait, d’une réforme ou d’une innovation à l’autre, la protection sociale prise dans son ensemble se refile le mistigri conduisant nombre de seniors peu qualifiés à une zone de turbulence pouvant les mener à la précarité.
15Au total, il me semble que l’auteur ne tient pas assez compte de l’influence des évolutions socio-économiques (par exemple, l’instabilité/insécurité de l’emploi) sur les difficultés de la protection sociale à tenir son rôle ni des potentialités qu’une meilleure articulation avec les politiques publiques dans d’autres champs (éducation, emploi, etc.) apporterait à la société.
16Toutes ces remarques ne remettent bien entendu pas en cause l’intérêt de cet ouvrage pour tout lecteur sensible à l’avenir de la protection sociale. Elles appellent plutôt à la publication d’un second tome que l’auteur pourrait, avec sa maîtrise et la clarté de ses exposés, aisément rédiger.
Notes
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[1]
À l’exception du minimum vieillesse, le niveau du plafond de revenu garanti a toujours été inférieur au seuil de pauvreté monétaire tel qu’il est défini actuellement (60 % du niveau de vie médian).
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[2]
Avec toute l’ambiguïté de la définition de celles-ci que souligne l’auteur.
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[3]
Or il y a des différences, notamment en termes de fiabilité, entre des données issues de la comptabilité publique, d’enquêtes statistiques ou de sondages d’opinion !
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[4]
J’y reviendrai dans les remarques finales.