Introduction
1La question de la « pénibilité » du travail confronte ceux qui s’y intéressent à un paradoxe. C’est un enjeu important dans les réglementations et négociations concernant les fins de vie active, depuis longtemps (Cottereau, 1987) et dans de nombreux pays (OCDE, 2011). Pourtant, sa définition est peu stabilisée, sa mesure est problématique, ses conséquences sont multiformes, et sa prise en charge dans le débat social demeure hésitante.
2Les approches scientifiques de cette question confirment à la fois son importance et sa complexité. Pour catégoriser les connaissances et les réflexions, on peut distinguer trois acceptions principalement (Molinié et Volkoff, 2006).
3L’une d’elles a trait aux conditions de travail susceptibles, selon les connaissances existantes, d’influencer l’évolution de la santé à long terme, avec des effets négatifs sur la longévité ou sur la qualité de la vie au grand âge – donc sur la durée ou la « qualité » de la retraite. L’idée sous-jacente est que les contraintes ou nuisances vécues au fil du parcours professionnel jouent un rôle dans les différences d’espérance de vie (Monteil et Robert-Bobée, 2005), ou d’espérance de vie sans incapacité (Cambois et al., 2008), entre catégories sociales. La démonstration peut prendre appui sur l’analyse épidémiologique précise de certaines causes de décès comme les cancers du poumon (Boffetta et al., 1997), sur l’examen des disparités de mortalité entre professions socialement voisines comme dans les métiers de l’imprimerie de presse (Teiger et al., 1981), sur un couplage entre données démographiques et analyse des contraintes de travail comme dans le métier d’éboueur (Volkoff, 2006), ou sur un suivi de la santé dans la période postprofessionnelle (Cassou et al., 2001). Dans une présentation synthétique de ces connaissances, Lasfargues (2005) montre que les résultats mettent surtout en cause les efforts physiques intenses, les horaires de nuit et les expositions aux produits toxiques.
4C’est sur cette première notion de « pénibilité » que le présent article sera centré pour l’essentiel. Retenons par ailleurs deux autres acceptions, différentes de celle-ci même si des liens existent. D’une part, la sensation de « pénibilité » du travail peut provenir d’une santé déficiente, qu’elle soit ou non altérée par les expositions professionnelles passées, dès lors que cette déficience rend peu supportables les exigences du travail actuel ; cette question prend de l’importance car la progression des déficiences de santé avec l’âge, et des gênes dans le travail qui en résultent, notamment entre 50 et 60 ans, est rapide (Molinié, 2006). D’autre part, la « pénibilité » peut caractériser, au sens courant du terme, tout aspect du travail mal vécu – avec de nombreuses facettes : un travail jugé épuisant, inconfortable, périlleux, tendu, monotone, décevant… –, ce qui, s’agissant des travailleurs vieillissants, peut influencer leur souhait de quitter rapidement la vie professionnelle (Volkoff et Bardot, 2004), même s’ils sont, ou paraissent, en bonne santé.
5Dans ce contexte, la question des relations entre conditions de travail au cours de la vie professionnelle et santé est mise en avant dans le débat social, et des besoins d’évaluation chiffrée sont souvent exprimés. Les services de la statistique publique fournissent depuis plusieurs décennies des résultats sur les risques en milieu professionnel à partir des enquêtes Conditions de travail et SUMER, et sur la santé de la population avec les enquêtes décennales Santé et l’enquête Handicap, incapacités, dépendance (HID). Cependant, ces observations transversales n’ont pas pour objectif premier de croiser les deux volets santé et vie professionnelle. De surcroît, ces enquêtes abordent exceptionnellement les phénomènes de décalage dans le temps entre des expositions et leurs effets sur la santé, ou entre une accumulation progressive d’exposition aux risques professionnels, de problèmes de santé, et leurs conséquences en termes de risques d’exclusion de l’emploi.
6L’enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP), dont la collecte a été réalisée pour la première vague en 2006-2007, apporte un éclairage croisé sur ces deux dimensions (cf. encadré 1). Le repérage simultané d’un ensemble d’expositions permet notamment d’aborder la question des cumuls d’expositions à des facteurs de risque en milieu professionnel, et le recueil d’informations biographiques d’explorer d’abord celle de leur effet éventuel à moyen terme sur la santé. Dans cet article, nous souhaitons étudier l’ampleur et les effets de ces expositions et articuler ces résultats avec les connaissances disponibles en matière de liens entre âge, santé et travail.
Encadré 1. L’enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP)
En octobre 2002, prenant en compte des demandes exprimées au sein du CNIS, la DREES et la DARES ont commandé au Centre d’études de l’emploi (CEE) un bilan (Cristofari, 2003) sur l’apport de l’ensemble des sources statistiques sur les questions liant la santé et l’itinéraire professionnel.
Ce bilan, présenté au Conseil national de l’information statistique (CNIS) en novembre 2003, a rendu compte d’une soixantaine de sources statistiques en France. Les principaux constats de ce rapport étaient les suivants :
- Les outils statistiques disponibles abordent rarement de façon combinée les questions de conditions de travail et d’emploi et les approches de l’état de santé. Quand ils le font, ils privilégient nettement un volet par rapport à l’autre.
- Les rares opérations qui ont pu recueillir de façon équilibrée des données sur les deux champs présentent deux limites importantes :
- elles ne prennent pas en considération les personnes qui ne sont pas ou plus en situation d’emploi (chômeurs, inactifs, retraités) ;
- elles portent sur des populations très spécifiques en termes de secteur d’activité (cohorte Gazel : salariés du secteur gaz et électricité), de couverture géographique et de classe d’âge (enquête VISAT : salariés en activité ou retraités, nés en 1934, 1944, 1954 et 1964, suivis par des médecins du travail volontaires de trois régions du sud de la France, interrogés et examinés en 1996, 2001, 2006 ; enquête ESTEV : salariés en activité nés en 1938, 1943, 1948 et 1953, interrogés et examinés en 1990 et 1995 par des médecins du travail volontaires dans sept régions françaises).
L’enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP) est une enquête longitudinale en population générale, ayant pour objectif premier de faire progresser la connaissance sur les interactions entre le travail, l’emploi et la construction ou l’altération de la santé. La première vague, d’où sont issus les résultats présentés ici, a eu lieu fin 2006-début 2007 et la seconde fin 2010. Elle a été conçue dans le cadre d’un partenariat entre la DREES et la DARES, avec l’appui scientifique du Centre d’études de l’emploi. Sa mise en œuvre est assurée par l’INSEE. Pour aborder tous les aspects des interactions entre santé et itinéraire professionnel, l’enquête porte sur un échantillon représentatif de la population générale vivant à son domicile, quel que soit son statut d’activité, y compris les non-salariés. L’enquête interroge la population de 20 à 74 ans, et inclut donc des retraités, afin de prendre en compte les effets différés du parcours professionnel sur la santé. S’intéressant à tous, quel que soit leur statut par rapport à l’emploi, elle prend en compte à la fois les actifs occupés et ceux qui ne sont pas en emploi.
Les thèmes abordés lors de la première vague
L’opération vise principalement à repérer les liens, dans les deux sens, existant entre la santé et l’itinéraire professionnel. D’un côté, il s’agit de mieux connaître les déterminants de la santé corrélés aux grandes caractéristiques des parcours professionnels et des conditions de travail. De l’autre côté, l’ambition est de repérer l’incidence de l’état de santé sur le parcours professionnel des personnes (aléas de carrière, mobilité professionnelle, qualité du travail). Cette enquête permet d’identifier l’ensemble des étapes d’un itinéraire professionnel et d’observer les problèmes de santé des personnes dans la durée, avant, pendant et éventuellement après leur vie professionnelle. Pour cela, le questionnaire aborde à la fois le passé des personnes enquêtées, mais aussi, et de manière plus détaillée, leur situation actuelle.
La première vague de l’enquête SIP a recueilli une description synthétique de l’ensemble des étapes du parcours professionnel, comportant une appréciation par grande période des principales expositions potentiellement délétères pour la santé. Il est donc possible de reconstituer un calendrier des expositions professionnelles pour chacun. Elle retranscrit aussi les principaux problèmes de santé vécus au cours de la vie. Enfin, elle recueille, de façon plus détaillée, les éléments relatifs à la santé des enquêtés au moment de l’enquête.
L’enquête s’est déroulée en face à face, en trois parties
- Une grille biographique et l’interrogation sur l’enfance.
- Les périodes d’activité ou d’inactivité de l’itinéraire professionnel et, le cas échéant, l’emploi actuel.
- La santé : mini-module européen, événements de santé (maladies, accidents, handicaps) et santé actuelle.
La troisième partie du questionnaire porte sur la santé. De la même manière que la partie sur l’itinéraire professionnel abordait en premier le passé puis le présent, la partie « Santé » porte d’abord sur un rétrospectif des événements de santé avant de s’intéresser à la santé actuelle. Outre le mini-module européen sur la santé perçue et les limitations d’activité, SIP recueille les événements de santé des personnes, qu’ils soient encore en cours (maladies chroniques, par exemple) ou terminés. Les événements de santé distinguent les maladies (et symptômes), les accidents (du travail ou non) et les handicaps (qui peuvent d’ailleurs résulter d’une maladie ou d’un accident). Ces événements sont décrits avec la possibilité de les mettre en relation avec le travail. La santé actuelle est abordée par la santé mentale, les gênes fonctionnelles, les douleurs, les troubles du sommeil…
La première vague a été menée auprès de 13 700 personnes, en ménage ordinaire, âgées de 20 à 74 ans.
La préparation de la seconde vague
Les personnes qui participent à l’enquête ont été réinterrogées à la fin de l’année 2010. Les questions portent essentiellement sur les conditions actuelles d’emploi et sur la santé, dans l’optique d’une comparaison aux résultats de 2007. En outre, en application des premières recommandations du Collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail, l’interrogation sur l’exposition à ces risques a été enrichie de façon à disposer d’une observation plus complète de ce type d’exposition au moment de l’enquête. Les données recueillies dans cette seconde vague devraient être exploitables au début 2012.
Pour en savoir plus : http://www.travail-solidarite.gouv.fr/etudes-recherche-statistiques/statistiques/sante-au-travail/enquetes/sip-5353.html
7L’étude présentée ici porte plus précisément sur les expositions physiques les plus fréquemment mises en cause dans les études sur le « premier type » de pénibilité évoqué ci-dessus : le travail de nuit, le travail répétitif, le travail physiquement exigeant et l’exposition à des produits nocifs (cf. encadré 2).
8Dans cette perspective, nos analyses ont porté essentiellement sur une population d’âge homogène, en sélectionnant des personnes qui soient à la fois en âge d’être actives et de présenter un parcours professionnel déjà long, afin de rendre compte des conséquences d’une accumulation des expositions sur une grande partie de ce parcours. C’est pourquoi l’étude est d’abord réalisée sur le sous-échantillon des personnes âgées de 50 à 59 ans ayant vécu des périodes d’emploi dont la durée totale au cours de leur parcours est supérieure ou égale à dix ans. Cet échantillon de 3 000 personnes est représentatif de 7,5 millions de personnes, dont 49 % d’hommes et 51 % de femmes. En fin d’article, pour approfondir l’étude des effets à long terme sur la santé, nous étendrons la gamme des âges, en incluant toutes les personnes de 50 à 74 ans (74 ans était l’âge maximal dans l’enquête SIP). La taille de notre échantillon s’élèvera alors à 6 500 individus, représentatifs de 16 millions de personnes (dont 48 % d’hommes et 52 % de femmes).
Les parcours professionnels de quinquagénaires et leurs expositions à des conditions de travail pénibles
9Les conditions et l’organisation du travail sont marquées par des évolutions d’ensemble, qui encadrent les possibilités pour les travailleurs de diverses tranches d’âge de trouver leur place et qui délimitent leurs possibilités de préserver leur santé et de construire leurs compétences. On pourrait souhaiter que ces évolutions se traduisent par l’amélioration « naturelle » de la qualité de vie au travail. Les préoccupations portant sur l’usure des anciens, comme celles qui concernent les nouvelles attentes des jeunes, seraient alors moins vives. Les progrès techniques, le développement du secteur tertiaire, l’élévation des qualifications, ouvriraient ainsi la voie à un travail moins éprouvant.
10Pourtant, cette vision optimiste des transformations dans les modes de production n’est corroborée ni par les enquêtes statistiques ni plus largement par les recherches en sciences humaines et sociales. Selon les enquêtes françaises déjà évoquées, qu’il s’agisse de l’enquête nationale Conditions de travail (Bué et al., 2007) ou de SUMER (Arnaudo et al., 2004), la plupart des expositions aux contraintes et nuisances physiques concernent des populations numériquement stables ou en légère progression à long terme. Au regard de ces tendances générales, que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres pays (Parent-Thirion et al., 2006), l’examen des différences entre âges, et de leur variation, débouche sur deux constats (Pailhé, 2005) : à chaque date, les âgés sont relativement « protégés » par rapport à leurs cadets ; mais, pour une génération donnée, le score s’aggrave d’une enquête à l’autre. Tout se passe comme si, dans chaque génération, un pourcentage non négligeable de salariés « découvraient », en cours de vie professionnelle, des contraintes physiques qui leur auraient jusqu’alors été épargnées.
11Des constats semblables peuvent être faits en matière d’horaires de travail. Les horaires réguliers, à temps plein et diurnes, demeurent certes une norme majoritaire et globalement légitime aux yeux des salariés (Devetter, 2002), mais sont numériquement en recul. Le souci d’accroître la durée d’utilisation des équipements et l’adaptation immédiate des effectifs à la demande extérieure entraînent une expansion du travail matinal, tardif, nocturne ou en équipes alternantes (Bué et al., 2007). Les quadragénaires et quinquagénaires étaient jadis moins exposés que les jeunes aux horaires atypiques, mais leur nombre croissant compromet ces modes d’affectation différentielle selon l’âge. Certes, les horaires décalés ou nocturnes peuvent être assortis de compensations (salaire, ambiance de travail, organisation de la vie personnelle) qui rendent cette situation acceptable par les salariés, voire parfois préférée à celle qu’ils auraient en horaires « normaux » (Gadbois, 2004). Mais de nombreuses recherches ont établi les conséquences importantes, souvent négatives à long terme, de ces formes d’horaires sur l’organisme humain et sur la vie familiale et sociale.
12Nos analyses à partir de l’enquête SIP corroborent ces diverses préoccupations. 6 % des personnes de 50 à 59 ans ayant connu au moins dix ans d’emploi se déclarent toujours ou souvent exposées au travail de nuit, fixe ou alternant avec des horaires de jour, au moment de l’enquête, au début de 2007 ; 11 % déclarent être toujours exposées au travail répétitif, 24 % au travail physiquement exigeant (charges lourdes, postures pénibles, bruit) et 10 % à des produits nocifs ou toxiques (cf. tableau 1). Au total, un travailleur sur trois dans cette tranche d’âge subit au moins une de ces expositions. Les femmes sont moins exposées que les hommes (32 % versus 37 %), avec un écart particulièrement important pour le travail de nuit (3 % versus 9 %).
Fréquence d’exposition à des conditions de travail pénibles (en %)

Fréquence d’exposition à des conditions de travail pénibles (en %)
CHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant eu un emploi pendant au moins dix ans.LECTURE • 24 % des personnes de 50 à 59 ans ayant eu un emploi pendant au moins dix ans et qui sont en emploi au moment de l’enquête déclarent exercer un travail « toujours » physiquement exigeant. 40 % de l’ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant eu un emploi pendant au moins dix ans déclarent avoir été exposés au moins une période à ce facteur de risque.
13Au-delà de la situation des personnes interrogées au moment de l’enquête, si l’on examine le parcours de la population étudiée, la fréquence des expositions est, bien sûr, plus élevée. Une personne sur cinq déclare avoir déjà travaillé de nuit ; une sur quatre a déjà été exposée au cours de son itinéraire professionnel à des produits nocifs ; une sur quatre a eu un travail répétitif ; enfin, quatre sur dix ont connu une période de travail physiquement exigeant. Au total, plus de la moitié de la population étudiée a connu au moins une période d’exposition à l’un des facteurs de risque étudiés, quelle qu’en soit la durée. Les femmes sont globalement moins nombreuses à avoir été exposées que les hommes (50 % versus 63 %), avec un écart particulièrement notable pour le travail de nuit (11 % versus 29 %). À l’opposé, elles déclarent un peu plus souvent que les hommes avoir connu un travail répétitif (29 % versus 27 %).
Des durées d’exposition souvent longues
14La répartition des quinquagénaires selon leurs durées d’exposition diffère selon les facteurs de risque auxquels on s’intéresse. Pour la moitié des personnes ayant connu un travail répétitif, cette exposition a duré au plus dix ans (cf. tableau 2). La médiane s’établit à treize ans pour le travail de nuit et quinze ans pour l’exposition aux produits nocifs. Elle atteint dix-huit ans pour la durée d’exposition au travail physiquement exigeant, qui est, on l’a vu, l’exposition la plus fréquemment expérimentée. En ce qui concerne les durées les plus longues, plus du quart de ceux qui ont été exposés à des produits nocifs ou à un travail physiquement exigeant l’ont été pendant plus de vingt-cinq ans. Deux quinquagénaires sur cent ont même été exposés pendant au moins trente-cinq ans à un travail répétitif ou à des produits nocifs (cf. graphiques 1). Cinq sur cent ont connu, sur la même durée, un travail physiquement exigeant.
Durée des périodes d’exposition à des conditions de travail pénibles

Durée des périodes d’exposition à des conditions de travail pénibles
CHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant eu au moins dix ans d’emploi et soumises à l’exposition.LECTURE • Les quinquagénaires qui ont été en emploi au moins dix ans et ont été exposés au travail de nuit l’ont été en moyenne pendant quinze ans ; 50 % d’entre eux l’ont été treize ans et plus ; 25 % l’ont été vingt-quatre ans et plus.
Graphiques 1

Graphiques 1
Répartition des personnes de 50 à 59 ans exposées à chacune des quatre contraintes étudiées selon la durée d’exposition par tranches de durée quinquennaleCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • Au cours de leur carrière, 4 % des personnes de 50 à 59 ans ont été effectivement exposées au travail de nuit pendant une durée strictement inférieure à cinq ans.
15Ces constats sont à rapprocher de ceux obtenus il y a une vingtaine d’années à partir de l’enquête interprofessionnelle ESTEV (Volkoff et al., 1992), quand on a comparé, pour chaque contrainte mentionnée par le questionnaire et pour les quatre cohortes de l’enquête (nées entre 1938 et 1953), les proportions respectives des salariés actuellement exposés à cette contrainte, exposés dans le passé ou jamais exposés. Ces comparaisons avaient permis d’établir une typologie qui distinguait : des contraintes « déclinantes » pour lesquelles les « jamais exposés » sont d’autant plus nombreux que la cohorte est récente ; des contraintes « durables », qui marquent autant chaque génération et comptent beaucoup plus d’exposés « actuels » que d’exposés « passés » ; et des contraintes « stationnaires-sélectives », qui ne marquent pas non plus de recul historique, mais pour lesquelles une partie importante de la population exposée quitte ces situations à plus ou moins long terme. On constatait – et nos résultats actuels vont dans le même sens – que les exigences d’efforts ou de postures difficiles s’avéraient « durables » (les travailleurs exposés s’en écartaient rarement), alors que les horaires décalés ou le travail répétitif relevaient davantage des contraintes « stationnaires-sélectives », avec un renouvellement, partiel mais continu, de la population concernée. Cependant, depuis vingt ans, en raison du vieillissement structurel de la population active et de l’expansion progressive du travail de nuit, les itinéraires comportant une longue exposition aux horaires nocturnes sont de moins en moins rares.
Des expositions nettement plus fréquentes et plus longues chez les ouvriers
16Si l’on s’intéresse à une durée d’exposition d’au moins quinze ans, un quinquagénaire sur trois (parmi ceux qui ont travaillé au moins dix ans) a été exposé à un ou plusieurs facteurs de risque étudiés (cf. tableau 3).
Proportion de personnes de 50 à 59 ans exposées pendant quinze ans ou plus (en %)(*)

Proportion de personnes de 50 à 59 ans exposées pendant quinze ans ou plus (en %)(*)
(*) Salariés d’une entreprise, d’un artisan ou d’une association, ou salariés chez un particulier (hors secteur « Poste et télécommunication » et « Production et distribution d’électricité, de gaz et de chaleur », qui sont inclus dans les « salariés du public » ; en revanche, le secteur « Transports terrestres » ne permet pas d’identifier les personnes de la SNCF, qui sont donc ici incluses dans les « salariés du privé »).CHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • 27 % des hommes de 50 à 59 ans ont exercé pendant une durée totale de quinze ans ou plus un travail qu’ils ont jugé « toujours » physiquement exigeant.
17Les différences d’exposition entre les hommes et les femmes, déjà observées toutes durées confondues, sont également avérées quand on retient cette durée d’exposition : les femmes quinquagénaires ont moins souvent été exposées pendant au moins quinze ans au travail de nuit, au travail physiquement exigeant ou aux produits nocifs que les hommes de la même tranche d’âge (respectivement 4 % versus 14 %, 17 % versus 27 % et 9 % versus 15 %). En revanche, elles ont exercé un travail répétitif pendant au moins quinze ans aussi fréquemment que les hommes (11 %).
18Les ouvriers sont, de loin, les plus durablement exposés aux quatre facteurs de risque étudiés : ils déclarent deux fois plus souvent que les autres professions avoir été exposés à chacune de ces conditions de travail pendant au moins quinze ans. Ainsi, 16 % des ouvriers de 50 à 59 ans déclarent avoir travaillé de nuit pendant au moins quinze ans (versus 5 % de l’ensemble des professions hors ouvriers) ; 22 % ont vécu un travail répétitif (versus 5 %) ; 40 % ont connu au moins quinze ans de travail physiquement exigeant (versus 13 %) et 21 % ont été exposés pendant cette durée à des produits nocifs (versus 7 %). La catégorie des employés, fortement féminisée, déclare une exposition marquée au travail répétitif (11 %), deux fois plus fréquente que celle des professions intermédiaires et trois fois plus que celle des cadres, mais deux fois moins que celle des ouvriers. Quelle que soit la durée d’exposition prise en compte, ce sont les mêmes professions qui apparaissent surexposées (cf. graphiques 2).
Graphiques 2

Graphiques 2
Contraintes de travail selon la profession et la durée d’expositionCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • Parmi les agriculteurs, artisans et commerçants ayant au moins dix ans d’emploi, 9 % signalent avoir été effectivement exposés à des produits nocifs au cours de leur carrière pour une durée totale inférieure à dix ans.
19Dans les comparaisons entre secteurs, l’agriculture se distingue par la plus forte exposition au travail physiquement exigeant (46 %). Les exploitants agricoles déclarent plus fréquemment cette situation (56 %) que les salariés agricoles dont l’exposition (37 %) est assez proche de celle de l’ensemble des ouvriers. Dans l’industrie, les expositions longues au travail de nuit, au travail répétitif et aux produits nocifs sont plus répandues que dans les autres secteurs (respectivement 14 % versus 7 % de l’ensemble des secteurs hors industrie, 18 % versus 8 % et 19 % versus 9 %). De plus, le travail y est un peu plus souvent physiquement exigeant qu’en moyenne (27 % versus 18 %). Les personnes qui travaillent ou ont connu leur dernier emploi dans la construction signalent moins d’expositions longues au travail de nuit (3 %) et au travail répétitif (6 %), mais davantage au travail physiquement exigeant (35 %).
20Pris globalement, le secteur tertiaire apparaît relativement moins soumis à ces conditions difficiles. Cependant, les personnes qui travaillent ou ont connu leur dernier emploi dans les transports évoquent souvent des expositions au travail de nuit (27 %) et au travail physiquement exigeant (28 %). De même, dans les « services aux entreprises », secteur qui englobe les agences d’intérim, les expositions longues au travail répétitif et aux produits nocifs sont plus fréquentes que dans l’ensemble du tertiaire (respectivement 16 % et 15 %), et assez proches des taux d’exposition du secteur industriel ou de la construction.
21Les salariés du privé ne se distinguent pas de ceux du public, ni des non-salariés, pour le travail de nuit. En revanche, ils signalent deux fois plus souvent de longues expositions au travail répétitif (14 % versus 7 %). Par ailleurs, les parcours de travailleurs indépendants (agriculteurs, artisans et commerçants) comportent plus fréquemment (34 %) au moins quinze ans de travail physiquement exigeant par rapport aux salariés (21 %) de 50 à 59 ans, ce qui s’explique notamment par la surexposition des exploitants agricoles évoquée plus haut.
22Si l’on s’intéresse à la situation des personnes enquêtées par rapport au marché du travail au moment de l’enquête, il y a peu de différences entre les expositions auxquelles ont été soumis les actuels chômeurs et celles des actifs actuellement occupés. Mais, parmi les personnes ayant travaillé au moins dix ans, celles qui sont sans emploi (chômeurs et inactifs) au moment de l’enquête et qui ont une reconnaissance administrative d’un problème de santé [1] (cf. encadré 2) ont connu des expositions beaucoup plus fréquentes que les autres à des produits nocifs (26 %) ou à du travail physiquement exigeant (33 %). Elles ont été, comme l’ensemble des quinquagénaires inactifs, assez fortement exposées à de longues périodes de travail de nuit (respectivement 15 % et 16 %). Ce constat ne surprend pas car, comme l’enquête SIP le montre par ailleurs, la proportion d’anciens ouvriers est importante chez les quinquagénaires sans emploi.
Encadré 2. Méthodologie de l’étude
Pour le présent article, le champ d’étude en matière d’expositions professionnelles est constitué des personnes de 50 à 59 ans, ayant au moins dix ans d’emploi. L’ensemble du champ d’étude comprend 7,5 millions de personnes, salariées, non salariées et inactives. Le sous-échantillon étudié est d’environ 3 000 personnes.
Cependant, pour mener les analyses de corrélation entre la santé et les expositions, compte tenu du besoin de croiser des variables sur des sous-populations particulières, il était nécessaire de disposer d’effectifs les plus nombreux possibles ; il fallait aussi s’intéresser aux effets sur la santé au-delà de la fin de vie professionnelle ; le champ des études de régression logistique a alors été étendu aux personnes interrogées de 50 à 74 ans, l’âge étant systématiquement pris comme variable de contrôle.
Prise en compte de la nature et de l’intensité de l’exposition
Les expositions retenues sont les seules expositions dites physiques. Les facteurs de risques psychosociaux, qui ont fait récemment l’objet d’un passage en revue systématique par le Collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux, et dont les effets à long terme sur la santé ne sont pas aussi bien documentés, ne sont pas abordés dans cette étude. L’enquête SIP, dans sa partie rétrospective, permet d’aborder les expositions physiques par les quatre questions suivantes, posées aux enquêtés pour chaque période d’emploi :
Au cours de cette période de travail, quelles étaient vos conditions de travail ?
- Mon travail m’obligeait à ne pas dormir entre minuit et 5 heures du matin.
- Je devais effectuer un travail répétitif sous contraintes de temps ou un travail à la chaîne.
- Mon travail était physiquement exigeant : charges lourdes, postures pénibles, bruit, températures excessives, vibrations.
- J’étais exposé à des produits nocifs ou toxiques : poussières, fumées, microbes, autres agents infectieux, produits chimiques.
Graphique

Graphique
Personnes déclarant chacune des expositions étudiéesCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • 14 % des hommes de 50 à 59 ans ont déclaré avoir exercé au moins un emploi (quelle que soit la durée) lors duquel ils ont « toujours » travaillé de nuit. Ils sont 29 % à avoir déclaré au moins un emploi (quelle que soit la durée) lors duquel ils ont « toujours ou souvent » travaillé de nuit.
La distinction entre le travail de nuit fixe ou en horaires alternants n’est pas possible dans la partie rétrospective du questionnaire SIP. Cependant, il est précisé aux répondants que la modalité « souvent » signifie plus de cinquante nuits par an, ce qui inclut probablement la plupart des situations de travail de nuit en horaires alternants. On considère donc ici que les réponses toujours et souvent rendent compte d’une exposition à l’une ou l’autre de ces deux modalités du travail de nuit, qui ont toutes deux des effets négatifs avérés sur la santé (Lasfargues, 2005).
Pour le travail répétitif, le travail physiquement exigeant et les produits nocifs, en revanche, les personnes considérées dans cet article comme exposées sont celles qui ont répondu toujours.
L’estimation de la durée d’exposition pour les périodes d’emplois courts
Pour reconstituer la durée d’exposition à chacun des facteurs de pénibilité pour l’ensemble de la carrière d’une personne, il faut sommer les expositions pendant les emplois longs, c’est-à-dire supérieurs à cinq ans, et les expositions pendant les périodes dites d’emplois courts qui mêlent emplois de moins de cinq ans et épisodes de chômage ou d’inactivité de moins d’un an.
Chacune des périodes peut comporter jusqu’à quatre sous-périodes associées à des conditions de travail différentes. Nous faisons l’hypothèse que les conditions décrites sont homogènes pour la période considérée (ou la sous-période en cas de changement déclaré). Les périodes d’emplois courts ne sont prises en compte que si elles sont principalement en emploi, avec au moins un emploi occupé. En cas d’emplois multiples, ce sont les conditions de travail associées à la profession principale qui sont décrites et prises en compte.
Le dernier emploi exercé
La catégorie sociale, le secteur d’activité et le statut de l’employeur utilisés comme variable explicative dans l’étude sont ceux du dernier emploi occupé par la personne, qu’il soit en cours pour les personnes en emploi ou terminé pour les personnes au chômage ou inactives.
Personnes sorties du marché du travail et ayant eu une reconnaissance d’un problème de santé
Pour identifier les personnes ayant pu sortir précocement de la vie active pour des raisons de santé, nous avons isolé les personnes inactives ou au chômage au moment de l’enquête et qui ont eu une reconnaissance administrative d’un problème de santé. Cette reconnaissance a pu être antérieure ou postérieure à la sortie d’emploi. Il s’agit de personnes qui ne sont pas en emploi au moment de l’enquête et qui déclarent :
- percevoir une pension d’invalidité de 1re, 2e ou 3e catégorie ;
- percevoir une rente ou avoir perçu un capital pour accident du travail ou pour maladie professionnelle ;
- percevoir une allocation pour adulte handicapé (AAH) ;
- percevoir une allocation compensatrice pour tierce personne ;
- avoir bénéficié d’un emploi pour travailleur handicapé ;
- posséder une carte d’invalidité.
23Au total, 2,6 millions de quinquagénaires ont été exposés au moins quinze ans à un des quatre facteurs de risque étudiés. Parmi ceux-ci, 1 million sont des ouvriers, ou l’étaient dans leur dernier emploi ; 600 000 sont des employés ; 1,6 million exercent ou exerçaient dans le secteur tertiaire, contre 560 000 dans l’industrie. Si la majorité d’entre eux sont salariés du secteur privé, ils sont cependant nombreux dans le secteur public (660 000) et parmi les indépendants (370 000).
Des facteurs de risque souvent cumulés
24Les actifs sont souvent soumis – ou l’ont été – à plusieurs facteurs de risque, simultanément ou non (cf. tableau 4). Au total, 14 % des quinquagénaires interrogés déclarent au moins quinze années exposées à au moins deux types de facteurs de risque – pas nécessairement au même moment de leur parcours professionnel. 5 % déclarent même trois ou quatre expositions ayant chacune duré au moins quinze ans. Parmi les 35 % de personnes exposées, quatre sur dix cumulent plusieurs expositions.
Proportion de personnes cumulant des expositions d’au moins quinze ans (en %)

Proportion de personnes cumulant des expositions d’au moins quinze ans (en %)
CHAMP • Personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.LECTURE • 14 % des quinquagénaires ont été exposés pendant au moins quinze ans à au moins deux conditions de travail pénibles ; ces expositions d’au moins quinze ans ne sont pas nécessairement concomitantes.
25Comme pour chaque facteur de risque élémentaire, le cumul d’au moins deux expositions est plus fréquent chez les hommes (18 %) que chez les femmes (10 %). La surexposition aux risques élémentaires déjà identifiée chez les ouvriers ainsi que dans le secteur de l’industrie et des transports se retrouve au niveau des cumuls de risques (respectivement 28 %, 23 % et 21 %). Le cumul de risques touche plus les salariés du privé que ceux du public, les indépendants occupant une position intermédiaire. Enfin, les personnes sans emploi et qui ont des problèmes de santé reconnus officiellement sont deux fois plus nombreuses que les autres quinquagénaires à avoir été exposées plus de quinze ans à plusieurs de ces contraintes (27 % versus 14 %, et 13 % de l’ensemble des quinquagénaires hors ceux sans emploi et qui ont des problèmes de santé reconnus officiellement).
26Au total, les expositions durant plus de quinze ans à au moins deux des facteurs de risque étudiés touchent 1 million de personnes, dont une sur deux est ou était un ouvrier et six sur dix travaillent ou travaillaient dans le tertiaire.
L’état de santé en fin de vie active des personnes exposées à des facteurs de risque
27Les effets du travail sur la santé s’accumulent au fil de l’existence. Ils procèdent de relations complexes et enchevêtrées (Molinié et Pueyo, 2011) : de multiples facteurs interviennent dans l’émergence de chaque trouble ; chaque caractéristique du travail influence plusieurs dimensions de la santé ; certaines expositions professionnelles sont à l’origine de dégradations immédiates de la santé, mais dans d’autres cas des pathologies n’apparaissent que plusieurs dizaines d’années plus tard. En outre, l’évolution de la santé joue elle-même un rôle dans le déroulement de l’itinéraire professionnel – par les mécanismes de sélection qu’elle déclenche – et dans la réalisation de l’activité – par les pratiques d’adaptation que les travailleurs développent.
28On peut considérer que ces relations santé-travail s’inscrivent toujours dans des dynamiques temporelles à moyen et long termes. Même des « événements » qu’on pourrait percevoir comme instantanés, comme un accident du travail (Daubas-Letourneux, 2005), un changement de poste pour raison de santé, un licenciement pour inaptitude, etc., sont en réalité toujours pris dans une histoire des systèmes de production et des parcours professionnels à plus long terme. À leur tour, ces événements émaillent l’« itinéraire » de travail ou de santé, et souvent l’infléchissent. C’est ce faisceau d’interrelations – que l’enquête SIP, par sa conception même, est propre à éclairer – dont on trouve la trace en examinant l’état de santé des travailleurs en fin de vie active.
29S’agissant des fortes expositions physiques, sur lesquelles nous avons centré l’analyse dans cet article, la littérature épidémiologique (Lasfargues, 2005) établit, comme on l’a dit, les effets à long terme du travail de nuit et du travail posté, des expositions à des agents cancérogènes, et des tâches manuelles lourdes ou répétitives. Les principaux effets du travail de nuit ou en horaires alternants sont des troubles du sommeil, des troubles nutritionnels et gastro-intestinaux, des symptômes neuropsychiques et, à plus long terme, une fragilisation de l’appareil cardio-vasculaire, ainsi qu’une limitation de l’effet de traitements médicamenteux pour affections chroniques. Ajoutons que le Centre international de recherche sur le cancer a récemment attiré l’attention sur des risques accrus de cancer du sein, en ajoutant le travail de nuit posté à la liste des agents probablement cancérogènes (groupe 2A). Les expositions aux toxiques, quant à elles, peuvent se traduire par un classement dans le groupe 1 (risque cancérogène certain) du CIRC. Elles sont à l’origine de maladies dont le temps de latence est souvent très long. Elles surviennent majoritairement après 65 ans – c’est le cas pour les mésothéliomes que provoque l’exposition à l’amiante. Parfois, ces deux aspects des conditions de travail interagissent : à travers des mécanismes chronobiologiques, le travail de nuit est un facteur d’aggravation des effets potentiels d’expositions aux toxiques. En ce qui concerne les conséquences des contraintes physiques, les recherches montrent que le travail répétitif, les postures déséquilibrées et les manutentions lourdes sont clairement associés à court terme à des troubles musculo-squelettiques (lombalgies, douleurs…) et entraînent à long terme des phénomènes d’usure prématurée ou de morbidité parfois irréversible de l’appareil moteur, même si les travaux disponibles ne permettent pas d’identifier des seuils de durée d’exposition au-delà desquels l’excès de risque deviendrait significatif.
30Compte tenu du caractère global et synthétique du recueil sur les expositions au long du parcours professionnel, l’étude à partir de l’enquête SIP permet d’examiner si tous ces effets, en général mis en évidence sur des populations spécifiques, en termes de métier, de secteur d’activité et de statut, sont également observables en population générale. En outre, l’étude prend en compte toutes les personnes ayant travaillé, y compris celles qui ont été touchées par les phénomènes d’éviction du marché du travail pour des raisons de santé.
Quel indicateur choisir pour refléter la santé ?
31L’état de santé relevé dans l’enquête SIP repose sur une approche déclarative. On ne peut en conclure que les réponses « surestimeraient » les détériorations de l’état de santé des personnes enquêtées. Outre le fait que la vérité numérique sur ces détériorations n’est pas une notion simple à définir, on peut reprendre ici les résultats de deux recherches, menées dans le cadre du dispositif SIP, et destinées à valider les choix innovants de protocole et à éclairer l’interprétation de certaines questions. Ces deux recherches ont été réalisées à partir d’entretiens qualitatifs auprès de personnes enquêtées en 2006-2007. Les deux équipes qui ont mené ces recherches (Guiho-Bailly, 2009 ; Caroly et Cholez, 2009) étaient composées, pour l’une, d’une psychiatre et de médecins du travail, pour l’autre, d’une sociologue et d’une ergonome. La confrontation entre les approches quantitative et qualitative fait apparaître principalement des non-déclarations de problèmes de santé. Celles-ci concernent en particulier des cas de souffrance mentale et des troubles musculo-squelettiques (TMS) passés et présents. Cependant, on remarque peu d’écart entre les résultats de l’utilisation des volets dépression et anxiété généralisée du questionnaire Mini-International Neuropsychiatric Interview (MINI) sur la période actuelle, utilisé dans l’enquête SIP, et ceux établis par les chercheurs, ainsi qu’entre les TMS observés par les chercheurs et les déclarations de douleurs et de consommation d’antalgiques au moment de l’enquête.
32Parmi les indicateurs synthétiques recueillis, nous avons retenu dans notre étude la déclaration de limitations dans les activités quotidiennes au moment de l’enquête [2] comme indicateur de l’état de santé (cf. annexe). Ce type d’approche exclut la prise en compte des effets des expositions professionnelles ayant entraîné un décès prématuré. Si cette prise en compte était possible, elle aurait sans doute pour conséquence d’amplifier les corrélations constatées dans cette analyse. Les études les plus récentes continuent en effet de souligner les écarts très importants en termes de mortalité et d’incapacité entre les grands groupes professionnels, qui sont inégalement exposés. Ainsi, le poids de la mortalité prématurée est inégal selon les groupes sociaux (Bouhia, 2008) : entre 36 et 60 ans, 14 % des hommes ouvriers et employés non qualifiés décèdent, contre 8,8 % des professions intermédiaires et 6,7 % des cadres et chefs d’entreprise. On l’a dit, ces décès précoces peuvent, en partie, être imputés à des expositions professionnelles spécifiques. En outre, les derniers travaux sur l’espérance de vie sans incapacité (Cambois et al., 2008) mettent en exergue un phénomène que les auteurs qualifient de double peine : les ouvriers, qui vivent moins longtemps que les cadres, passent toutefois davantage de temps avec des incapacités ou des handicaps. Là aussi le rôle de certaines contraintes de travail est établi par des études dans des milieux de travail particuliers (Vézina et al., 1989), même s’il est difficile de déterminer avec précision leur poids spécifique, au regard des conditions sociales défavorables, comme par exemple un habitat insalubre, ou des comportements à risque, tels que la consommation de tabac et d’alcool plus fréquente dans les catégories moins favorisées (Costa, 1996).
Les traces du travail sur la santé des quinquagénaires
33Parmi les personnes de 50 à 59 ans ayant travaillé au moins dix ans, celles qui ont été exposées à au moins un des facteurs de risque physique étudiés – travail de nuit, travail répétitif, travail physiquement exigeant, produits nocifs – se déclarent plus souvent limitées dans les activités quotidiennes (23 %) que celles qui n’ont jamais été exposées (14 %). Cet écart est d’environ 10 points pour chaque type d’exposition pris isolément (cf. graphique 3).
Graphique 3

Graphique 3
Limitations d’activité et existence d’une période d’expositionCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • Parmi ceux qui ont connu au moins dix ans d’emploi, 26 % des quinquagénaires qui ont connu une période de travail de nuit, quelle qu’en soit la durée, déclarent des limitations dans leurs activités habituelles, contre 17 % de ceux qui n’ont pas vécu cette exposition.
Une analyse complexe du rôle de la durée, un effet clair des cumuls d’exposition
34Une question importante est alors de savoir si la santé est nécessairement plus dégradée pour les personnes exposées le plus longtemps. La littérature épidémiologique (Lasfargues, 2005) souligne qu’il n’existe pas toujours de relation dose-effet, c’est-à-dire entre la durée cumulée d’exposition et ses effets sur la santé à long terme, ni même d’effet seuil, où une exposition au-delà d’une certaine durée altérerait significativement la santé. La mesure de telles relations est délicate : compte tenu des effets de sélection liés à la santé, la relation entre durée d’exposition et état de santé n’est pas linéaire. En particulier, les personnes dont l’exposition est la plus longue n’ont pas toujours la santé la plus mauvaise, car les travailleurs dont l’état de santé est dégradé, que ce soit dû ou non à des expositions au travail pénible, tendent à quitter plus précocement ces emplois, voire le marché du travail. À l’inverse, les travailleurs initialement en meilleure santé ou plus résistants que les autres parviennent mieux à supporter plus de vingt ans de conditions de travail pénibles : ce phénomène est appelé effet du travailleur sain dans la littérature épidémiologique (Bourget-Devouassoux et Volkoff, 1991 ; Conne-Perréard et al., 2001 ; European Foundation, 2000).
35Dans la population étudiée à partir de SIP, la relative bipolarité des durées d’exposition fréquentes (cf. graphiques 2), soit au-dessous de dix ans, soit au-delà de vingt ans, retrace probablement des comportements de réorientation professionnelle ou même de retrait de la vie professionnelle chez les travailleurs qui se sentent plus menacés ou éprouvent déjà des problèmes de santé. L’étude des « limitations » en lien avec les durées d’exposition suggère la même interprétation (cf. graphiques 4). C’est très net notamment pour le travail de nuit : les quinquagénaires ayant travaillé plus de vingt-cinq années de nuit ne sont pas plus souvent limités que ceux qui n’ont jamais connu ces horaires, alors que ceux qui ont connu cette situation de cinq à quinze ans ou de quinze à vingt ans le sont davantage. Il en va de même pour l’autre contrainte que nous avons qualifiée de « stationnaire-sélective » : le travail répétitif.
Graphiques 4

Graphiques 4
Limitation d’activité et durées d’expositionCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • 17 % des personnes jamais exposées à du travail de nuit se déclarent limitées dans les activités habituelles. 22 % des personnes exposées à du travail de nuit durant cinq à quatorze ans se déclarent limitées. Chaque point est associé à son intervalle de confiance à 95 % (trait fin vertical).
36Si les mécanismes de sélection compliquent la lecture des liens entre durée d’exposition et santé des quinquagénaires, en revanche le lien avec les expositions cumulées est très apparent : quelles que soient la nature et la durée des expositions, plus les facteurs de risque, concomitants ou non, sont nombreux, plus les quinquagénaires, les hommes comme les femmes, sont limités dans leurs activités quotidiennes (cf. graphique 5). Le cumul d’au moins deux expositions à des risques physiques au cours de la trajectoire professionnelle est donc particulièrement préjudiciable à la santé des quinquagénaires.
Graphique 5

Graphique 5
Limitation d’activité et cumul d’expositionsCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • 18 % des personnes jamais exposées à du travail de nuit se déclarent limitées dans les activités habituelles. 28 % des personnes exposées à deux contraintes physiques, quelle que soit la durée de l’exposition, se déclarent limitées. 32 % des personnes exposées à deux contraintes physiques durant au moins quinze ans pour chaque contrainte se déclarent limitées. Chaque point est associé à son intervalle de confiance à 95 % (trait fin vertical).
Un examen des relations entre travail et santé à plus long terme
37Comme nous l’annoncions au début de cet article, nous voudrions à présent élargir la perspective d’analyse en nous intéressant à une tranche d’âge plus vaste : l’ensemble des personnes de 50 ans et plus dans l’échantillon, donc les 50-74 ans (toujours sous condition qu’elles aient eu un parcours professionnel comportant au moins dix ans d’emploi). Notre but ici est de mieux prendre en compte les effets différés du travail sur la santé (Lasfargues, 2005), en allant au-delà du seuil des 60 ans qui était, à la date de l’enquête, l’âge légal de départ en retraite. Une limite de nos résultats tient évidemment au fait que cet échantillon est par lui-même le produit d’un mécanisme de sélection qui écarte les personnes décédées avant la date de l’enquête, ainsi que celles qui vivent en institution sanitaire ou médico-sociale ; or une partie des mécanismes auxquels nous nous intéressons jouent un rôle dans la mortalité différentielle, rôle d’autant plus marquant après 60 ou 70 ans, parce que les nombres de décès par année d’âge sont plus élevés. Ces mécanismes peuvent également conduire à une entrée précoce en institution pour personnes âgées dépendantes. Mormiche (2001) constate, jusqu’à 70 ans, une « sur-institutionnalisation » liée à des handicaps des ouvriers et employés par rapport aux cadres et professions intermédiaires.
38Dans cette analyse, les deux phénomènes que l’on vient d’évoquer jouent en sens inverse l’un de l’autre : les conséquences différées des expositions professionnelles devraient accentuer la corrélation entre ces expositions et les « limitations » après l’âge de la retraite. La mortalité différentielle et la sur-institutionnalisation tendent à masquer une partie de cette corrélation dans une enquête transversale. Un résultat particulièrement intéressant est que ces phénomènes « se compensent » pratiquement, en termes statistiques. On voit en effet que les niveaux de « limitations » dans la population des 50-74 ans exposée, et les écarts au regard des durées d’expositions professionnelles (cf. graphiques 6), diffèrent assez peu de ceux constatés ci-dessus pour les 50-59 ans (cf. graphiques 4). Quelle que soit la contrainte ou la nuisance étudiée, les « jamais exposés » de 50-74 ans présentent une prévalence de « limitations » de l’ordre de 20 % (supérieure d’environ 4 points seulement à leur niveau au sein des 50-59 ans), alors que, comme pour les 50-59 ans, cette prévalence atteint ou dépasse les 30 % chez les « exposés pendant quinze à vingt-cinq ans », et diminue au-delà – légèrement pour les exigences physiques ou les produits nocifs, nettement pour le travail de nuit ou le travail répétitif – en raison des mécanismes de sélection déjà décrits.
Graphiques 6

Graphiques 6
Limitation d’activité et durées d’expositionCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 74 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • 22 % des personnes jamais exposées à du travail de nuit se déclarent limitées dans les activités habituelles. 31 % des personnes exposées à du travail de nuit durant cinq à quatorze ans se déclarent limitées. Chaque point est associé à son intervalle de confiance à 95 % (trait fin vertical).
39Un autre intérêt d’étendre la gamme des âges pris en compte est d’ordre technique : l’échantillon est alors plus grand, ce qui donne davantage de possibilités d’analyses multi-variées. On peut notamment contrôler les effets connus de l’âge, du sexe et du niveau de diplôme sur la variable de santé retenue, ce que nous avons fait à l’aide de modèles de régression logistique. Dans le tableau 5, la santé des hommes et celle des femmes sont mises en lien avec l’existence d’une exposition, en prenant en compte les différences d’âge (dont l’effet, bien connu, ne figure pas dans le tableau) et de niveau de diplôme [3].
Analyses logistiques : limitations d’activité en fonction de l’existence d’une exposition

Analyses logistiques : limitations d’activité en fonction de l’existence d’une exposition
CHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 74 ans ayant au moins dix ans d’emploi.LECTURE • À âge et diplôme identiques, les hommes soumis à une exposition au moins une fois au cours de leur carrière déclarent 1,8 fois plus souvent des limitations dans leurs activités habituelles que ceux qui n’ont jamais été exposés.
ns : non significatif au seuil de 5 %.
Variable de contrôle du modèle non présentée dans le tableau : âge en années.
40Le niveau de diplôme exerce un rôle protecteur vis-à-vis des limitations d’activité corrélées avec les conditions physiques de travail pénibles, mais il agit différemment selon le sexe. Ainsi, les hommes sans diplôme ou avec un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat, en dehors du CAP et du BEP, ont un risque plus élevé de limitations d’activité que dans tous les autres cas. Les risques les moins élevés concernent les titulaires d’un diplôme supérieur au bac. En revanche, chez les femmes exposées, seules les diplômées de niveau supérieur au bac ont une fréquence réduite de limitations d’activité. À âge et diplôme comparables, les hommes exposés au moins une fois au cours de leur carrière à une contrainte physique de travail, quelle qu’elle soit, déclarent presque deux fois plus souvent des limitations dans leurs activités quotidiennes pour raison de santé que ceux n’ayant jamais été exposés. Chez eux, le travail physiquement exigeant est en premier lieu la pénibilité associée au plus fort risque de limitations.
41Les femmes déclarent deux fois plus souvent des limitations d’activité lorsqu’elles travaillent ou ont travaillé de nuit (alors que, pour les hommes, cette contrainte est la moins fréquemment associée à des limitations). Les expositions au travail physiquement exigeant, au travail répétitif et aux produits nocifs sont également associées à d’importantes limitations d’activité pour les femmes, mais moins que pour le travail de nuit.
42L’analyse multivariée confirme aussi le rôle important des cumuls de contraintes ou nuisances. Lorsque l’on contrôle l’effet de l’âge et du niveau de diplôme sur l’ensemble des personnes âgées de 50 à 74 ans, la différence entre une et deux expositions n’est pas significative chez les hommes, mais toutes les autres différences, en nombres d’expositions, produisent des limitations significativement distinctes (cf. tableau 6). Il en va de même chez les femmes, à l’exception de la différence entre deux expositions et trois au moins. Si l’on ne prend en compte que les expositions d’au moins quinze ans, les résultats sont similaires, à des nuances près.
Analyses logistiques : limitation d’activité selon le nombre d’expositions à des contraintes de travail différentes(*)

Analyses logistiques : limitation d’activité selon le nombre d’expositions à des contraintes de travail différentes(*)
(*) Les catégories 3 et 4 contraintes ont été regroupées pour rassembler des effectifs suffisants.CHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 74 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
LECTURE • À âge et diplôme identiques, les hommes exposés au moins quinze ans à une seule contrainte se déclarent limités dans leurs activités habituelles 1,3 fois plus souvent que les hommes jamais exposés ou exposés moins de quinze ans à une seule contrainte.
ns : non significatif au seuil de 5 %.
Variable de contrôle du modèle : âge et niveau de diplôme.
Conclusion
43Un premier apport de ces résultats, issus de l’enquête SIP, est de vérifier et d’évaluer, en population générale, des relations établies par les recherches épidémiologiques. Ainsi, pour la population qui a travaillé plus de dix ans, ils confirment que les quinquagénaires – mais aussi les 50-74 ans – ayant connu au moins une exposition au travail de nuit, au travail répétitif, au travail physiquement exigeant ou encore à des produits toxiques ont un risque significativement plus élevé d’être limités depuis au moins six mois à cause d’un problème de santé dans leurs activités habituelles. À cet égard, et quel que soit le risque étudié, le niveau de diplôme exerce un effet doublement protecteur : il diminue la probabilité d’être exposé (en lien avec les disparités sociales d’exposition que montre le tableau 3) et diminue par lui-même le risque de limitation, que les personnes soient exposées ou non (cf. tableau 5). Ce constat converge à nouveau avec ceux des études sur l’espérance de vie sans incapacité (Cambois et al., 2008), ainsi qu’avec les recherches, comme celles reposant sur l’enquête VISAT (Marquié, 2010), dans lesquelles les composantes physiques et cognitives des mécanismes d’usure apparaissent étroitement imbriquées.
44Nos résultats confirment aussi que les conséquences de la durée d’exposition n’apparaissent pas linéaires : l’« effet du travailleur sain » conduit les individus les plus résistants à travailler plus longtemps dans des conditions d’exposition que d’autres ne supportent pas, et intervient probablement pour chaque condition de travail étudiée. Il est particulièrement net pour le travail de nuit. Le cumul des expositions, quant à lui, a des effets significatifs sur la dégradation de la santé, mais d’autres analyses, plus élaborées, seraient nécessaires pour identifier l’effet éventuel de durée des expositions combinées. Nous avons vu aussi que les femmes et les hommes, qui ne sont pas exposés avec la même fréquence, ne connaissent pas, pour une exposition donnée, exactement les mêmes limitations d’activité : par exemple, les femmes sont plus fréquemment limitées lorsqu’elles ont connu des périodes de travail de nuit.
45Au regard des débats scientifiques et sociaux sur la pénibilité, quatre points, enfin, nous semblent importants à souligner. Tout d’abord, dans nos analyses, ce sont bien des contraintes de travail qui s’avèrent porteuses de risques, et non des « métiers » en soi. Le lien entre contraintes et métiers est manifeste, mais non mécanique : les conditions de travail peuvent varier selon les entreprises ou le contexte des tâches. En outre, la variation dans le temps est à prendre en compte, quelle que soit l’exposition à laquelle on s’intéresse. Un parcours professionnel peut avoir été marqué par des expositions, potentiellement pathogènes à long terme, même si celles-ci ne font plus partie de l’environnement du travailleur à la fin de ce parcours. Le tableau 1 a montré que, parmi les quinquagénaires, les ordres de grandeur des populations actuellement exposées, d’une part, ou exposées à une période quelconque, d’autre part, n’étaient pas du tout les mêmes.
46Un constat voisin peut être fait – et ce sera notre troisième remarque – pour l’état de santé actuel ou à venir. On a vu (cf. graphiques 4 et 6) que les « limitations » présentent des prévalences comparables, par leurs niveaux d’ensemble et les liens qu’elles ont avec les durées d’exposition, chez les quinquagénaires, d’une part, les 50-74 ans, d’autre part. Rappelons l’interprétation que nous formulons à ce propos : après 60 ans surtout, les dégradations de la santé s’accroissent et reflètent pour partie les effets différés du travail, mais en même temps ces dégradations influencent les différences de mortalité et d’entrée en institution liée à une perte d’autonomie, ce que les enquêtes transversales, ou plus généralement l’observation des prévalences à un âge donné, ne peuvent enregistrer dès lors qu’elles se limitent aux « ménages ordinaires ».
47Soulignons enfin qu’au regard des contraintes ou nuisances que nous avons examinées, choisies au vu de la littérature épidémiologique, la formulation même de « pénibilité » peut être source de confusion, car une partie des contraintes évoquées, notamment l’exposition aux toxiques, peuvent ne pas être vécues comme « pénibles » par le salarié exposé, qui parfois ignore le risque qu’il encourt – cette ignorance constitue même un facteur de risque accru. À l’inverse, bien des caractéristiques du travail peuvent être un facteur de mal-être en fin de vie active, sans figurer parmi les expositions analysées ici. Elles relèvent plutôt de la « troisième » forme de pénibilité évoquée au début de cet article : les travaux fatigants, ennuyeux, etc. Si des dispositifs sociaux ouvrent, actuellement ou à l’avenir, des droits spécifiques en matière de départs pour les personnes ayant eu un travail physiquement très exigeant, exposant aux toxiques ou aux horaires nocturnes, il y a (ou il y aura) lieu de rappeler qu’un travail ne comportant pas ces contraintes, donc non impliqué dans ces dispositifs, n’est pas pour autant décrété « non pénible », au sens courant du terme, pour celles et ceux qui l’exercent.
Comment mesurer l’état de santé après 50 ans ?
48L’enquête Santé et itinéraire professionnel interroge les personnes sur leur santé perçue et les limitations dans les activités quotidiennes au moment de l’enquête. Il s’agit des personnes dont l’itinéraire professionnel est déjà terminé ou encore en cours.
49La santé perçue et les limitations apparaissent fortement corrélées entre elles. Elles présentent deux caractéristiques communes (graphiques A et B) :
- elles varient un peu avec le sexe, au détriment des femmes ;
- elles se dégradent avec l’âge.
Graphiques A

Graphiques A
Limitations et santé perçue, par sexe et selon l’âgeCHAMP • Ensemble des personnes de 20 à 74 ans.
Graphiques B

Graphiques B
Limitations ou santé perçue et existence d’une période d’expositionCHAMP • Ensemble des personnes de 50 à 59 ans ayant au moins dix ans d’emploi.
50En outre, l’indicateur de santé perçue, très utilisé dans la littérature, comporte une dimension subjective qui varie d’un groupe social à un autre. En revanche, la littérature s’accorde sur le fait que l’indicateur de limitations est plus objectif ; il apparaît donc plus adapté pour mesurer la santé physique (DeSalvo et al., 2005 ; Lanoë et Makdessi-Raynaud, 2005 ; Miilunpalo et al., 1997).
51Les graphiques B présentent les effets sur la santé de l’exposition aux contraintes physiques étudiées pour deux indicateurs, limitations d’activité et santé perçue pour les personnes de 50 à 59 ans. Pour ces deux indicateurs de santé actuelle, les personnes de 50 à 59 ans qui ont été exposées à une pénibilité au cours de leur vie sont en moins bonne santé que celles qui ne l’ont jamais été et la hiérarchie des effets est comparable.
52Compte tenu de ces éléments, et afin d’avoir des effectifs plus nombreux pour l’étude, l’indicateur de limitations d’activité, construit à partir de la question : « Êtes-vous limité depuis au moins six mois à cause d’un problème de santé dans les activités que les gens font habituellement ? Oui / Non », a été privilégié pour les relations entre l’état de santé et les expositions professionnelles.
Notes
-
[*]
Marlène Bahu, chargée d’études à la DREES sur les relations entre santé et itinéraire professionnel au moment de l’étude.
Catherine Mermilliod, chargée de mission auprès de la sous-directrice de l’Observation de la santé et de l’assurance maladie à la DREES au moment de l’étude.
Serge Volkoff, directeur de recherches au Centre d’études de l’emploi. -
[1]
L’enquête SIP ne permet pas d’identifier isolément les reconnaissances attribuables à une exposition professionnelle ; les reconnaissances prises en compte peuvent, par ailleurs, être antérieures ou postérieures à l’arrêt d’activité.
-
[2]
La question posée est la suivante : « Êtes-vous limité depuis au moins six mois à cause d’un problème de santé dans les activités que les gens font habituellement ? Oui / Non. »
-
[3]
Le niveau de diplôme a été retenu de préférence à la dernière catégorie sociale observée, qui ne rend pas bien compte du type de trajectoire professionnelle (Bahu et al., 2010).