1Les questions relatives au genre et aux inégalités entre les sexes sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité. En effet, l’approche du gender mainstreaming promue par les instances européennes [1], les multiples actes communautaires adoptés en ce sens par le Conseil européen [2], les revendications et les pressions exercées par diverses associations liées au mouvement féministe et syndical, et la persistance des discriminations ont abouti à inscrire sur l’agenda des politiques sociales la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes. En France, la récente circulaire du 23 août 2012 relative à la prise en compte dans la préparation des textes législatifs et réglementaires de leur impact en termes d’égalité entre les femmes et les hommes illustre cette actualité.
2C’est pourquoi la RFAS a décidé de consacrer un dossier à ce thème. Il s’agit notamment d’analyser l’évolution de quelques facettes des systèmes de protection sociale à travers le prisme du genre, comme construction sociale des rapports entre les sexes, et de s’interroger sur l’influence qu’ont pu exercer les problématiques liées au genre sur le contenu des récentes réformes des dispositifs existants, en France comme à l’étranger.
3Par exemple, le travail de nuit, les congés parentaux, les changements introduits dans les systèmes de retraite ont provoqué de nombreux débats quant à leurs effets en termes de discriminations indirectes. Les avantages familiaux – dont les femmes bénéficient en priorité – ont été remis en cause : pour certains, ils seraient l’expression de la reconnaissance du travail non rémunéré (unpaid work, pour reprendre le concept utilisé dans de nombreux travaux anglophones) effectué par les femmes au sein de l’institution familiale et il serait injuste socialement de les supprimer ; pour d’autres, ils ne seraient pas conformes au principe de neutralité et de non-discrimination en vigueur dans les systèmes de protection sociale, comme en témoignent les décisions multiples de la Cour de justice de l’Union européenne en la matière. La question des soins aux personnes dépendantes (le care) a aussi ravivé les débats sur les moyens de remédier à l’asymétrie entre les sexes quant aux modalités de prise en charge des plus âgés.
4Il faut toutefois rappeler que la protection sociale a servi de support et de levier en faveur de l’émancipation économique des femmes. « Protégées », au risque d’être marginalisées ou discriminées sur le marché du travail, les femmes ont également subi – directement ou indirectement – les conséquences des ambiguïtés inhérentes à leur statut (potentiel ou effectif) de mère et de traditionnelles pourvoyeuses de soins aux personnes dépendantes.
5L’examen de ces questions – sous l’angle des rapports sociaux de sexe – doit également permettre d’identifier les effets des récentes mesures cherchant à promouvoir une répartition plus égalitaire des tâches domestiques et éducatives au sein de l’institution familiale, tout en facilitant l’intégration des femmes sur le marché du travail, qu’il s’agisse d’effets positifs ou pervers [3].
Le legs du passé : deux approches historiques
6En France comme à l’étranger, en dépit des récentes réformes, différents champs de la protection sociale subissent encore les empreintes du passé [4]. C’est notamment le cas de la politique familiale. Delphine Chauffaut et Sandrine Lévêque tentent ainsi de révéler les représentations des « rôles sexués » qui ont constitué le cadre des débats parlementaires français portant sur les dispositifs de conciliation depuis les débuts de la Ve République. Elles distinguent trois périodes. La première – qui va jusqu’en 1981 – est marquée par une division sexuée des tâches au sein du foyer assumée au nom d’objectifs familialistes et natalistes. La deuxième – qui s’étend de 1981 à 1997 – se caractérise par une volonté de neutralité vis-à-vis des dispositifs et de soutien à la natalité en donnant aux femmes les moyens de continuer à exercer leur activité professionnelle. C’est à cette époque que se développe la notion de « conciliation ». Enfin, depuis 1997, les débats des parlementaires mettent explicitement en avant des objectifs de promotion de l’égalité entre les sexes avec des mesures plus incitatives.
7À la lumière de ses récents travaux, l’historienne Yolande Cohen analyse le rôle majeur – et longtemps sous-estimé – joué par les associations philanthropiques féminines (en particulier le Conseil national des femmes françaises et la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste), en France et au Québec, en faveur de la reconnaissance de la maternité et des droits des mères durant la première moitié du xxe siècle. Elle montre comment ces associations ont pesé sur les processus de décision associés à ces questions et confirme l’impact majeur de leur stratégie imprégnée de « maternalisme » dans l’obtention de politiques publiques en faveur des mères.
La question de la mixité de l’emploi dans le secteur de la protection sociale : l’exemple des hommes « sages-femmes »
8Au-delà du traitement du genre dans les politiques familiales, l’analyse des politiques de lutte contre les discriminations sexuelles sur le marché du travail est également très instructive. Ainsi, afin de favoriser la mixité des emplois traditionnellement masculins, les jeunes femmes sont depuis longtemps incitées à opter pour les filières masculines. Mais, sans souci de cohérence, les pouvoirs publics ont omis d’encourager symétriquement les hommes à opter pour des professions où les femmes sont majoritaires et à investir, en particulier, le secteur de la petite enfance et du care. Cela permettrait pourtant non seulement d’agir en faveur de l’égalité entre les sexes sur le marché du travail, mais de combattre les préjugés selon lesquels les femmes seraient « naturellement plus aptes » à s’occuper des jeunes enfants ou à prodiguer des soins aux personnes dépendantes.
9C’est dans le cadre de cette problématique que Béatrice Jacques et Sonia Purgues traitent de l’entrée des hommes dans la profession – « bastion » féminin par excellence – de sage-femme. En recourant à une approche qualitative, les auteures identifient les multiples obstacles qui peuvent expliquer la très faible présence masculine (moins de 2 % des sages-femmes) dans ce métier : un inconscient collectif qui considère que la sollicitude et l’empathie sont d’abord des qualités féminines, la plus grande facilité de communication supposée entre femmes et donc entre futures mères et sages-femmes ou encore le rôle pensé comme essentiel de l’expérience personnelle de l’accouchement qui exclut d’emblée les hommes. Elles indiquent également que les femmes plus jeunes qui exercent ce métier semblent avoir moins de réticences vis-à-vis de l’entrée des hommes dans cette profession, notamment parce qu’elles jugent que les arguments précités ne constituent pas des qualités professionnelles acquises durant leur formation.
Genre et minima sociaux en France
10Les politiques sociales – et notamment les politiques de lutte contre la pauvreté – ne peuvent faire l’économie de leur analyse par le prisme du genre. Depuis la dernière décennie, plusieurs pays de la zone euro – dont la France et l’Allemagne – ont procédé à des remaniements plus ou moins significatifs de leurs minima sociaux. L’analyse de leurs différentes implications ne pouvait être occultée du fait de la surreprésentation des femmes – en particulier des femmes seules avec enfants – dans les emplois précaires et parmi les plus vulnérables économiquement.
11Anne Eydoux étudie ainsi la question du genre dans les minima sociaux (allocation parent isolé et revenu minimum d’insertion), notamment dans les dispositifs d’activation des allocataires mis en place à partir de la fin des années 1990 jusqu’à la généralisation du revenu de solidarité active en 2009. Elle développe l’argumentation selon laquelle les procédures d’activation (basées sur le principe des incitations individuelles au retour à l’emploi) au sein d’un système qui promeut les solidarités familiales traditionnelles sont « ambivalent[es] au regard des droits sociaux des femmes et insuffisant[es] pour lever les freins non monétaires à leur retour à l’emploi ».
12Sur ce thème et, en particulier, sur les conséquences des réformes en termes de genre, l’exemple de l’Allemagne est riche d’enseignements.
Comparaisons européennes et regards sur l’étranger
13Au-delà de ces travaux portant essentiellement sur la situation française, les expériences des pays étrangers – qui ont introduit des réformes dans divers secteurs de la protection sociale – se révèlent fort intéressantes. Trois articles apportent des éclairages sur des pays contrastés en termes de protection sociale et de préoccupations à l’égard des inégalités entre les sexes.
14Brigitte Lestrade scrute ainsi les dispositifs mis en place en Allemagne à la suite des réformes de l’assurance chômage Hartz IV visant à quasiment obliger les chômeurs et bénéficiaires des aides sociales à rechercher un emploi ou à en accepter un. L’auteure montre que les effets de ces réformes sont en réalité susceptibles de porter atteinte aux droits sociaux des femmes, l’approche en termes de gender mainstreaming se révélant peu efficace. La formulation neutre de ces dispositifs à l’égard du genre (gender-blind, comme diraient les Anglo-Saxons) n’est, en fait, nullement en phase avec les réalités sociales et culturelles de l’Allemagne contemporaine « qui fait la part encore trop belle aux comportements traditionnels ».
15L’Espagne est le terrain d’étude privilégié de Brigitte Frotiée et de María Jesús Rodríguez qui reviennent sur l’émergence et l’évolution de la prise en compte des questions d’égalité entre hommes et femmes aux différents échelons de l’action publique (centralisée ou décentralisée) et dans différents registres (notamment celui du care) depuis 1978. À cette époque, les articles de la toute jeune Constitution relatifs à ce sujet ou la création de l’Instituto de la Mujer en 1983 se révèlent très en avance par rapport à la société espagnole. Durant la période qui suit, si le taux d’activité féminine augmente progressivement, la mère reste encore en charge des tâches domestiques, des jeunes enfants ou des personnes âgées dépendantes. Les auteures identifient deux grands tournants dans le traitement de ces questions : le premier se situe dans les années 1990, avec le début de l’externalisation des modes d’accueil des enfants en bas âge, et le second en 2006, avec la reconnaissance de la prise en charge des questions de dépendance par la sphère sociale.
16À la suite des réformes qui ont affecté les systèmes de retraite dans presque tous les pays, les taux d’emploi des personnes de plus de 60 ans travaillant au-delà de l’âge légal de la retraite augmentent. Et Magdalena Rosende et Céline Schoeni explorent cette seconde étape de la vie professionnelle sous l’angle du genre à partir du cas helvétique. Selon ces auteures, si les femmes, à l’instar des hommes, se maintiennent en emploi le plus longtemps possible pour des raisons financières, cet investissement professionnel ne remet nullement en cause la traditionnelle division des tâches domestiques au sein des couples.
17Enfin, Anne-Marie Daune-Richard, Ingrid Jönsson, Magnus Ring et Sophie Odena ont examiné les modalités de la prise en charge des personnes âgées en Suède – pays phare en matière de politiques d’égalité entre les sexes – et en France en se situant dans une perspective comparative. Ils commencent par présenter les cadres institutionnels nationaux permettant la prise en charge de la dépendance, en termes de référentiels et de modalités de mise en œuvre. Ils étudient ensuite la façon dont les divers acteurs de la dépendance se saisissent des dispositifs existants en étudiant les différentes étapes de la prise en charge (accès à l’information, définition du besoin…). Ils montrent qu’en définitive le traitement de cette question reste en France une « affaire de famille » et surtout une « affaire de femmes ».
18Pour compléter ce panorama, Charlotte Muller, professeure émérite en économie de la santé à la faculté de médecine Mount Sinai, nous livre, sous forme de point de vue, quelques réflexions sur le système de protection sociale et la question du genre aux États-Unis. En période de campagne électorale et d’élection présidentielle américaines, cette contribution est particulièrement bienvenue pour cerner les enjeux dans ces domaines.
19On peut ainsi se demander si les politiques sociales et familiales qui ont accompagné l’émancipation économique des femmes, mais aussi contribué à maintenir la division sexuelle du travail dans la famille et, de ce fait, participé aux inégalités entre les sexes sur le marché du travail, connaîtront, à la faveur de la crise économique, de nouveaux infléchissements.
20Au final, l’ambition de la RFAS n’était pas de dresser un tableau exhaustif mais, plus modestement, de faire le point des connaissances sur quelques thèmes ayant trait à un sujet au demeurant fort complexe. Ces contributions auront du moins permis d’identifier quelques-uns des obstacles qui se dressent encore sur la route qui pourrait mener à un nouveau « contrat social » entre les sexes. Dans le contexte actuel de restrictions budgétaires, où les projets de réformes sont nombreux, ce dossier contribuera aussi, nous l’espérons, à enrichir les débats qui ne manqueront pas d’avoir lieu sur ces questions et à encourager le développement des recherches sur les systèmes de protection sociale vus sous l’angle des questions liées au genre.
Notes
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[*]
Jeanne Fagnani, directrice de recherche honoraire au CNRS, chercheure associée à l’IRES.
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[**]
Florence Thibault, responsable du Département des statistiques, des prévisions et des analyses à la Caisse nationale d’allocations familiales.
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[1]
Le gender mainstreaming consiste à intégrer la question de l’égalité des sexes dans l’ensemble des politiques et actions communautaires.
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[2]
Dans le cas, par exemple, de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes dans l’industrie, le gouvernement français a fait adopter en 2001 par l’Assemblée nationale un texte mettant fin à cette interdiction. Ce texte correspondait ainsi à la mise en conformité du droit français avec le droit européen sur l’égalité entre les sexes et faisait suite à la révision de la convention 89 du Bureau international du travail en 1990, qui avait supprimé cette interdiction.
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[3]
Ainsi, les travaux de D. Boyer et M. Nicolas (2012) sur le complément de libre choix d’activité (CLCA) concluent-ils que l’augmentation de l’incitation financière pour les parents de jeunes enfants à réduire leur activité professionnelle dans le cadre d’un temps partiel plutôt que de cesser totalement de travailler semble conduire à un maintien dans l’emploi à temps partiel des mères au-delà de la durée de perception de la prestation.
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[4]
Par exemple, les droits spécifiques accordés aux familles nombreuses au sein de la branche famille ou les avantages familiaux dans les systèmes de retraite (voir à ce sujet le récent article de C. Bonnet et J.-M. Hourriez, 2012).