1Les pays européens sont tous confrontés aux défis du vieillissement de leur population et de l’organisation des dispositifs de soutien à la perte d’autonomie. Les réponses qu’ils y apportent varient de par les moyens consacrés, en lien avec leurs traditions sociopolitiques, et de par l’accent plus ou moins fort mis sur une approche intégrée de l’aide et des soins. L’analyse comparative de leurs politiques de soutien à domicile des personnes âgées permet de dégager des pistes de réflexion pour la régulation du dispositif français.
2L’analyse des politiques de soutien à domicile nécessite de passer en revue plusieurs de leurs dimensions essentielles et, en premier lieu, la mesure des besoins suscités par les problèmes de santé chroniques associés à la perte d’autonomie. Les meilleures données comparatives internationales (OECD, 2011a) estiment le nombre de personnes rapportant une ou plusieurs limitations sévères pour les activités de soins personnels (alimentation, habillement, usage des toilettes, bain, sortir/rentrer dans le lit et toute autre activité de soins personnels clairement définie). Les personnes âgées, et plus particulièrement celles de plus de 80 ans, du fait notamment du déclin de mortalité au-delà de 75 ans, y représentent le groupe le plus important, car conjuguant les effets de la sénescence (vieillissement biologique) et ceux du vieillissement chronologique. Ces derniers résultent du cumul des effets d’un ensemble de facteurs exogènes nocifs pour la santé [1] et qui peuvent accélérer les processus de sénescence (Henrard, 2002). Par ailleurs, dans la plupart des pays européens, l’organisation de l’accompagnement, des aides et des soins de long terme a de plus en plus tendance à donner la priorité au soutien à domicile des personnes âgées (les soins dans la communauté pour les Anglo-Saxons). L’objectif est de permettre de demeurer le plus longtemps possible à domicile, à la fois pour des raisons économiques mais aussi pour se conformer au choix souvent privilégié par les personnes et/ou leur famille. Cette tendance s’est manifestée dès les années 1960-1980 par le mouvement de désinstitutionnalisation touchant les malades mentaux en Allemagne, au Royaume-Uni et en Italie, ou les personnes âgées aux Pays-Bas, la transformation des hospices en France pouvant s’y rattacher.
3Seuls les pays nordiques mettent en place dès cette époque des services à domicile dans le cadre de la réforme de leur État social alors que, aux Pays-Bas, la création en 1975 de l’assurance pour dépenses exceptionnelles longues et coûteuses (AWBZ) permet de financer les services d’aide pour les tâches domestiques et les soins personnels d’hygiène (Henrard, 1992). Dans les autres pays, il faut attendre le début des années 1980 pour que s’esquisse une politique de soutien à domicile, laquelle est rapidement remise en question par le ralentissement de la croissance économique se traduisant par une moindre expansion des dépenses publiques. C’est dans ce contexte difficile que se pose, notamment en France et en Allemagne, la question du financement pérenne des aides et des soins de longue durée (ASLD) par des fonds publics ou sociaux. En France, le choix fait est celui d’une allocation spécifique pour les personnes âgées dites dépendantes (PSD [2] en 1997 et APA [3] en 2002), alors que l’Allemagne fait, dès 1995, celui d’une assurance universelle ASLD, calquée sur l’assurance maladie mais volontairement sous-financée, ce dont témoigne sa non-valorisation au cours du temps. Elle sera suivie par le Luxembourg, la Flandre, l’Écosse et, plus récemment (2008), par l’Espagne.
4Sans s’étendre sur la question du partage entre financement public et financement privé des aides nécessaires pour répondre à ces besoins, on peut examiner les évolutions les plus marquantes au cours de ces trente dernières années.
5On a assisté d’abord à un resserrement/ciblage du financement public sur les cas les plus lourds, non seulement dans des pays où l’éligibilité dépend des revenus (Angleterre), mais également dans les pays à vocation universaliste (Suède, Danemark, par exemple). S’y est ajoutée une privatisation croissante des prestations par l’ouverture des services au secteur lucratif qui est devenu majoritaire en Angleterre. Ces deux évolutions se sont accompagnées de l’augmentation de la participation financière des bénéficiaires avec des tarifs peu régulés (sous la forme d’un « reste à charge »), notamment pour les services ménagers (aux Pays-Bas, en Angleterre, en Allemagne), parfois en fonction des revenus du bénéficiaire (par le copaiement comme en France). L’influence de l’économie de marché se traduit également par la mise en concurrence des services. Dans les pays où elle est peu, voire pas, régulée, celle-ci a contribué à la dégradation des conditions de travail des aidants professionnels avec des emplois à temps partiel et fragmentés, peu qualifiés et peu payés (Italie, Angleterre, Allemagne, Pays-Bas, par exemple).
6La place croissante prise par l’économie de marché et l’introduction des méthodes du management d’entreprise (new public management) dans le secteur public se manifestent notamment par la création d’un processus séparant les fonctions d’acheteurs et de producteurs de soins, ces derniers étant mis en concurrence (Angleterre, Pays-Bas, Suède, Allemagne). Ces relations, du type clients-fournisseurs, nécessitent la mise en place de différents modes de régulation de la qualité à forte coloration procédurale d’encadrement administratif de la qualité. Il peut s’agir de processus d’accréditation (sur des critères de qualification des professionnels, de pratiques des services, comme l’évaluation des besoins d’aide et de soins des bénéficiaires), de respect de standards de moyens ou de critères de qualité portant sur les moyens et les processus de délivrance des aides, de respect de normes d’assurance qualité dans de nombreux pays européens (par exemple, en Allemagne et en Angleterre). Mais cette évaluation repose rarement sur la mesure des résultats en matière de santé (amélioration de l’état fonctionnel, par exemple), qui nécessiterait d’introduire des indicateurs de non-qualité (reconnaissance d’événements indésirables évitables, par exemple) et de prendre en compte l’expression des utilisateurs sur leur satisfaction ou leur qualité de vie, plutôt que de multiplier les recommandations de bonnes pratiques peu appliquées.
7Favoriser le libre choix des personnes s’inscrit dans cette philosophie consumériste qui explique une seconde tendance forte : le développement d’une offre de prestations en espèces, pure ou avec une plus ou moins grande liberté de contrôle de son usage ou sous forme de vouchers dans de nombreux pays (Angleterre, Allemagne, Italie, Flandres, Pays-Bas). À leur origine, on trouve le constat que les usagers participent rarement non seulement à la définition de leurs besoins mais aussi à la construction de leur plan d’aide. Le fait de disposer de cette nouvelle forme d’allocation, avec le choix offert entre des prestations en espèces ou des prestations en nature, doit leur permettre de mieux ajuster le service fourni à leurs souhaits et besoins (approche clients). Ces allocations en espèces peuvent être gérées librement en direct (Allemagne) ou via un prestataire (Pays-Bas, Angleterre) pour embaucher des professionnels, des aidants informels rémunérés ou « semi-formels » (Angleterre, France, Allemagne, Italie) et/ou pour choisir les services souhaités (Da Roit et Le Bihan, 2010). Par ailleurs, dans certains pays du sud de l’Union européenne, les personnes âgées ont la possibilité, sans prescription aucune par un professionnel, d’accéder à des centres polyvalents, à la fois centre social et point d’accès aux différents services professionnels. Ce dispositif promeut les droits et le libre choix des personnes par rapport à la prédominance du jugement des professionnels tentés de substituer leur propre jugement à l’expérience vécue par les personnes du grand âge.
8Une troisième tendance forte est le développement dans tous les pays de politiques d’aide aux aidants informels (Naiditch, 2012) dont le soutien dans la durée s’avère nécessaire compte tenu de leur contribution élevée à l’aide. Ces politiques ne sont pas sans ambiguïté. Si elles visent légitimement à répondre aux effets négatifs de l’aide dès lors que celle-ci excède une certaine durée et intensité [4] alors même qu’elle continue à être préférée à l’institutionnalisation par l’aidé et l’aidant, elles sont aussi, et parfois explicitement comme en Angleterre, conçues comme une source de diminution des dépenses publiques. Concrètement, il peut s’agir de faciliter l’implication dans la durée des aidants par des incitations financières directes (allocation ciblant l’aidant au Royaume-Uni, en Suède) ou indirectes (le paiement de l’aidant familial se faisant via la personne aidée, comme en Suède, en Allemagne et en France) et/ou par l’octroi de droits sociaux (prise en compte de l’aide dans la contribution à la protection sociale en Allemagne). Il peut s’agir de permettre aux aidants d’accéder à des moments de répit (centre de jour ou hébergement temporaire ; présence d’un tiers vivant au domicile de la personne aidée pendant une période brève). Il peut s’agir aussi d’une aide directe des professionnels pour conseiller et soutenir les aidants informels dans leurs tâches. Mais, dans certains pays (Suède, Pays-Bas), il s’agit aussi de plus en plus de s’intéresser aux aidants encore sur le marché du travail ou désireux d’y accéder ou d’y rester, en mettant en place des mesures favorisant la conciliation entre aide et emploi (Naiditch, 2012).
9Une quatrième tendance à l’œuvre pour répondre au fonctionnement « en silos » des secteurs sanitaire et social en matière d’organisation, de financement et de distribution des prestations est la recherche d’une meilleure coordination/intégration des services. Le but est d’améliorer l’efficience en évitant les ruptures dans les trajectoires d’aide et de soins des personnes atteintes de multiples problèmes de santé chroniques invalidants. Les pays nordiques y sont en partie parvenus via la décentralisation des responsabilités en matière de soutien à domicile. L’intégration des services au niveau municipal permet un contrôle des dépenses et mobilise des ressources apportées par les impôts locaux. La levée des barrières entre secteurs sanitaire et social a aussi été promue en Angleterre : les régulateurs sanitaires locaux du secteur ambulatoire (primary-care trust) et les local authorities (responsables des services sociaux) ont été incités par voie législative en 1999 à se rapprocher en partageant leur budget. Mais ce mouvement est loin d’avoir abouti.
10Par ailleurs, en matière de gouvernance financière, la création de liens entre les financements des soins de courte durée et ceux des ASLD confère plus d’autonomie aux dispensateurs de services et évite les incitations aux transferts de risques. Tel est le cas des municipalités en Suède et au Danemark conduites à payer les séjours hospitaliers médicalement non justifiés. Elles sont ainsi incitées à développer des actions de soutien à domicile moins coûteuses. Tel est encore le cas avec les trusts anglais de première ligne, acheteurs de services médicaux de deuxième ligne et de services sociaux. La création de « trusts médico-sociaux intégrés » a permis de développer de nouvelles formes de services enjambant les frontières sectorielles, comme l’organisation de soins intensifs à domicile (intermediate care). L’intervention rapide au domicile d’équipes médico-sociales et de services de réadaptation intensive raccourcit les durées d’hospitalisation, facilite le retour à domicile et évite les réadmissions rapides. On peut ainsi redéployer des moyens de l’hôpital vers le secteur ambulatoire médico-social.
11Dans d’autres pays, la décentralisation opérée n’a pas été aussi loin et ne s’est pas accompagnée de la levée de la dichotomie entre secteur sanitaire et secteur social. Ainsi, en Italie, les services intégrés des autorités sanitaires locales n’incluent pas les soins personnels laissés sous la responsabilité des municipalités. Les services polyvalents des CCAS [5], en France, conservent un double financement par l’assurance maladie et le département. Autre exemple, en Allemagne, l’absence de liens entre le financement des caisses d’assurance maladie et celui de l’assurance ASLD ne permet ni de répondre aux besoins de rééducation d’entretien, si nécessaires aux personnes en incapacité, ni de supprimer les incitations à l’hospitalisation pour raisons financières.
12D’autres mesures qui facilitent l’intégration passent par la réorganisation des services ambulatoires. Par exemple, l’introduction de gestionnaires de cas de façon générique pour toutes les personnes prises en charge (Angleterre, Pays-Bas, Allemagne, Suède, Italie) et/ou spécifique (création en France des MAIA [6] pour les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer ou maladies apparentées) a pour but d’améliorer le ciblage des personnes potentiellement bénéficiaires grâce à une meilleure évaluation des besoins, et ainsi de mieux organiser et suivre les parcours de soins de celles en situation complexe. Mais ces nouveaux professionnels ont aussi pour fonction d’être l’avocat des personnes âgées auprès des différents prestataires (Pays-Bas) en aidant à l’achat des services les plus appropriés ou en gérant les conflits à l’intérieur des familles et/ou entre celles-ci et les professionnels (Angleterre).
13Le recours aux nouvelles techniques de l’information (Hofmarcher et al., 2007) est une dernière tendance, porteuse de fortes potentialités, notamment en matière de continuité des soins. Il améliore l’évaluation des besoins d’aide et la mise en œuvre de plans de soins appropriés, mais il a un coût. Ce recours doit s’appuyer sur l’expertise clinique pour le recueil des données concernant la situation des personnes. L’informatisation permet d’extraire les données nécessaires à l’allocation des ressources et celles portant sur la qualité des soins. Elle permet, si les informations sont partagées entre les différents acteurs y compris les utilisateurs, d’éviter des doublons lors du passage d’un service à un autre ou d’un lieu de soins à un autre et de suivre les parcours de soins par un véritable système d’information intégré comme celui développé par le réseau international interRAI (Gray, 2009) obligatoire en Belgique, en Islande, largement utilisé en Finlande et en Suisse et de façon plus locale dans de nombreux autres pays européens. Enfin, la gestion à distance de certains cas mais aussi l’utilisation d’applications spécifiques via les téléphones intelligents se développent rapidement, notamment en Angleterre (projet CARICT).
14Quels enseignements peut-on en tirer pour la régulation du système d’aide à domicile français ? Aujourd’hui, un large débat public peut contribuer à fixer un juste équilibre entre couverture universelle (sans barrière d’âge, cas unique en Europe) des ASLD et acceptabilité financière par la collectivité. Il devra alors définir le périmètre de couverture du risque en précisant les critères d’éligibilité, l’étendue du panier de services, les montants alloués et le niveau de participation financière des bénéficiaires (OECD, 2011b). Indépendamment de cet équilibre à trouver, des réformes de structure doivent simplifier les dispositifs existants, mieux lier les services sociaux au secteur sanitaire et les réguler conjointement au plus près des usagers (regroupement de professionnels médicaux et sociaux ou de services municipaux). Des modifications des pratiques doivent s’y ajouter laissant plus de place à l’expression réelle des usagers et facilitant la coordination entre intervenants. L’article 70 du projet de loi de financement de la sécurité sociale 2012 prônant des expérimentations avec fusion des budgets sanitaires et sociaux peut être l’occasion d’expérimenter certains dispositifs innovants.
Notes
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[1]
Comme le chômage de longue durée, des conditions de travail pénibles, un environnement familial défaillant.
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[2]
Prestation spécifique dépendance.
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[3]
Allocation personnalisée d’autonomie.
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[4]
L’enquête SHARE produit des données comparatives sur les conditions de vie des personnes de plus de 50 ans. Menée par vagues successives depuis 2004-2005, elle couvre actuellement vingt pays. Elle renseigne notamment sur l’ampleur et les formes du soutien apporté par les proches.
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[5]
Centres communaux d’action sociale.
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[6]
Maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer.