1L’aide à domicile aux personnes en perte d’autonomie constitue un champ de la politique sociale où s’entremêlent les dimensions de santé publique, de justice sociale et d’efficacité de la dépense publique. Face à l’allongement de l’espérance de vie, à l’étoffement programmé des cohortes de personnes en perte d’autonomie et à leur souhait de plus en plus affirmé de vieillir à domicile, les États-providence sont confrontés au défi du financement d’une prise en charge de la dépendance de qualité. Ils font évoluer leurs modes de régulation et de gouvernance pour y répondre : ils recourent dans des proportions variées à l’intervention publique et marchande, s’appuient diversement sur l’aide professionnelle et l’aide informelle, versent des prestations en nature et/ou en espèces, et articulent de manière plus ou moins intégrée soins et aide.
2En France, l’instrument principal de la prise en charge à domicile est l’allocation personnalisée à l’autonomie (APA) mise en place en 2001. Elle est définie en termes de montant par niveau de perte d’autonomie, plafonnée et dégressive par application d’un ticket modérateur dépendant du niveau des ressources du ménage. Ouverte aux personnes vivant à leur domicile ou résidant dans un établissement, elle sert à financer les moyens d’une aide humaine et technique prévue par un plan destiné à aider à l’accomplissement des actes de la vie quotidienne dans le respect du projet de vie des personnes. Elle vient compléter la prise en charge médicale et paramédicale au titre de l’assurance maladie que nécessite l’état de santé de la personne âgée. À l’intérieur d’un cadre fixant au plan national le niveau et les conditions de la solvabilisation du bénéficiaire de l’APA, interviennent au niveau départemental et local des arbitrages qui influent sur l’ampleur et la qualité de la réponse apportée aux besoins des personnes âgées dépendantes : (ré)évaluation de la perte d’autonomie, définition du périmètre de la prise en charge sociale, sanitaire ou paramédicale, configuration détaillée ou non du plan d’aide, modalités retenues pour valoriser le plan d’aide et rémunérer les structures intervenantes, encadrement de la qualité de service, etc.
3Face à des besoins croissants, à des structures familiales en évolution, et sous la contrainte de moyens financiers limités, appelés à l’être encore davantage dans les années à venir, l’aide à domicile cristallise des enjeux sociaux majeurs, qui concernent triplement les femmes : comme bénéficiaires de l’aide, vieillissant plus souvent seules et avec des pensions de retraite en moyenne plus modestes ; comme professionnelles puisqu’elles représentent la quasi-totalité de la main-d’œuvre occupée dans ce secteur (Marquier, 2010) ; comme aidantes, plus souvent engagées comme filles ou belles-filles dans le soutien à leurs parents dépendants (Weber, 2010). L’insertion de ce dossier dans un numéro de la RFAS sur les rapports entre genre et politiques sociales est, de ce point de vue, tout à fait bienvenue.
Des bénéficiaires de l’aide à domicile de plus en plus nombreux
4Les personnes âgées plus de 60 ans représentaient 22,9 % de la population en 2010 et en représenteront 31 % en 2040 (Dos Santos et Makdessi, 2010). En 2008, une proportion significative d’entre elles connaissait des difficultés de vie quotidienne ou des problèmes de santé. Ainsi, parmi les personnes âgées de 60 à 79 ans, 17,8 % ont déclaré une limitation physique importante, 11 % une limitation cognitive grave, 11,9 % une impossibilité de réaliser seules au quotidien au moins une des activités « instrumentales » courantes [1] et 1,9 % une impossibilité de réaliser seules au quotidien au moins une des activités essentielles [2] (ibid.). Au-delà de 80 ans, ces proportions augmentent considérablement. Par exemple, la part de personnes déclarant une limitation cognitive grave atteint 26,2 % et celle des personnes limitées dans au moins une des activités essentielles 11,9 %. La prise en charge par la collectivité du soutien à l’autonomie à domicile au titre de l’APA concernait 683 000 bénéficiaires en 2009 (Galtier et Mansuy, 2011). En 2007, 57 % des allocataires étaient pris en charge par l’APA au titre du GIR 4, 22 % du GIR 3, 19 % du GIR 2 et 2 % du GIR 1 [3] (Debout, 2010).
5La dépense afférente à l’APA à domicile à la charge des conseils généraux s’élevait à 3,1 milliards d’euros en 2009, soit 63 % d’une dépense totale d’APA dont la partie abondée par le concours financier de l’État, environ 30 %, est en constante réduction depuis 2004 (Jamet et al., 2010).
6C’est dire combien le champ d’intervention du soutien à la perte d’autonomie à domicile est important, à la fois pour les bénéficiaires et pour l’ensemble de la collectivité.
Des aidants de plus en plus sollicités
7De nombreux travaux ont montré la complémentarité de l’aide apportée aux personnes en perte d’autonomie à domicile (âgées et handicapées) par les professionnel(le)s et les proches, appelés le plus souvent aidants familiaux ou aidants informels. Deux enquêtes récentes de la DREES donnent une idée des effectifs concernés : près de 500 000 professionnels (à 98 % des femmes), soit une population comparable à celle des personnels infirmiers, et près de 8 millions de proches dont 4 millions concernés par l’aide à une personne âgée. Dans près d’un cas sur cinq, l’aidant informel se sent stressé ou sous pression du fait du soutien apporté à son proche (Soullier, 2012). Par exemple, parmi les aidants ressentant une charge lourde, 40 % se sentent dépressifs, quasiment deux sur trois (64 %) pâtissent de troubles du sommeil et 29 % consomment des psychotropes. L’aide à domicile constitue donc un enjeu de santé publique à l’endroit des proches ou des aidants familiaux en prévenant leur épuisement. Elle place également au premier plan la prévention : en retardant la dégradation de l’état de santé des personnes âgées, la prévention diffère dans le temps et/ou allège la prise en charge par l’aidant du proche dépendant. L’aide à domicile relève également un défi économique en contribuant au maintien dans l’emploi des aidants informels confrontés à la difficulté de concilier activité professionnelle et soutien à leur proche. Or ces aidants informels seront de plus en plus nombreux en raison de l’allongement de leur vie professionnelle et de leur rajeunissement dû au recul progressif de l’âge à la maternité.
Des contraintes financières de plus en plus pesantes
8Les dispositions du Code d’action sociale et des familles (CASF) qui régissent l’allocation personnalisée à l’autonomie énoncent une forte ambition sociale. Ainsi, l’article L. 232-1 du CASF stipule que l’APA constitue la réponse que la société propose pour soutenir au quotidien les personnes âgées dans leur projet de vieillir à leur domicile en les accompagnant dans les actes essentiels de la vie quotidienne à la hauteur de leurs besoins. Mais, selon l’article suivant L. 232-2, cette aide, en nature, est accordée après évaluation des besoins grâce à la grille AGGIR, dans la limite de tarifs nationaux, identiques sur tout le territoire. La réponse devrait donc être adaptée aux besoins, leur être proportionnée et dispensée par du personnel compétent pour faire face aux incapacités constatées. Mais elle ne pourra l’être qu’à hauteur des tarifs nationaux définis par décret. On a ici le condensé des contraintes qui pèsent sur l’aide à domicile.
9Les trois articles qui composent ce dossier contribuent à éclairer certains de ces enjeux en analysant la régulation du système d’aide à domicile des personnes âgées dépendantes sous trois angles complémentaires : le plafonnement des montants d’aide dont bénéficient les personnes âgées, la tarification des services d’aide à domicile mise en place par les départements financeurs et les conditions de travail des professionnels de l’intervention à domicile. Complémentaires sur les parties prenantes étudiées (les bénéficiaires, les pouvoirs publics et les professionnels), ces trois articles le sont également par la méthode : micro-simulation, enquête ethnographique et analyse statistique permettent de mettre en lumière des résultats inédits.
10Le premier article, rédigé par Mélanie Bérardier, interroge les moyens que se donne la société à l’égard des personnes les plus dépendantes. Si l’APA est une allocation universelle, la limitation des moyens publics qui lui sont affectés a conduit à l’établissement de plafonds de prise en charge, écrêtant le montant de l’aide accordée. Pour les niveaux de dépendance les moins élevés, la réévaluation du niveau de GIR permet d’augmenter l’amplitude de l’aide. En revanche, pour le niveau maximal de perte d’autonomie, le plafonnement de l’APA à domicile laisse non couverts les besoins d’aide qui excèdent le plafond. Les personnes concernées sont donc exposées non seulement à s’acquitter du ticket modérateur correspondant à leurs ressources pour le plan d’aide qui leur a été alloué, mais également à prendre en charge les dépenses d’aide complémentaire non couvertes par ce plan d’aide, ou à s’en priver si elles n’en ont pas la capacité financière.
11Comment évaluer l’ampleur de ces besoins non couverts ? La réponse à cette question implique non seulement d’évaluer la perte de capacités (physiologiques, fonctionnelles, mentales et cognitives), mais aussi de déterminer le volume et les formes de l’aide nécessaires pour y répondre, dans un environnement social et familial multiforme. Des travaux anciens [4] ont tenté de mesurer en heures de travail les temps d’aide nécessaires à la compensation de perte de capacités fonctionnelles. Le présent article développe une démarche alternative, pionnière dans le domaine : grâce à la simulation des montants des plans d’aide que l’on observerait s’ils n’étaient pas plafonnés, il propose une estimation des dépenses qui resteraient à la charge des personnes âgées bénéficiant de l’APA à domicile. Par construction, cette approche des besoins reste inscrite dans le dispositif d’évaluation et de compensation de l’APA. La méthode utilisée ne permet donc pas de s’interroger sur les limites d’un tel dispositif, liées notamment à la fragmentation de l’aide entre le volet social et le volet sanitaire, à l’insuffisante prise en compte des conséquences des pathologies cognitives et à l’orientation sur les incapacités plus que sur le soutien de l’autonomie [5]. Mais elle suscite des interrogations en termes d’inégalités sociales, voire de genre, sur le « reste à vivre » des personnes âgées, quand cette simulation conduit à des montants à dépenser qui excèdent ce que l’on sait par ailleurs des ressources disponibles des personnes âgées les plus modestes. L’exposition au risque de pauvreté, qui semblait largement jugulée chez les personnes âgées, peut alors resurgir dans des conditions particulières dès lors que les prestations et les services permettant de faire face à la dépendance sont insuffisants.
12Le deuxième, proposé par Agnès Gramain et Jingyue Xing, analyse les pratiques de tarification de l’aide à domicile mises en place par six départements. La méthode ethnographique développée par les auteurs leur permet d’ouvrir la « boîte noire » des arbitrages politiques qui sous-tendent les choix de tarification et des moyens techniques adoptés pour les mettre en œuvre. Il montre comment l’imprécision de la réglementation de la tarification des services « autorisés » d’aide à domicile permet aux départements et aux opérateurs de l’aide à domicile de déployer des stratégies qui, du point de vue de la qualité de l’aide dispensée aux personnes, de l’efficience des structures ou des services d’aide ou de la maîtrise des dépenses publiques, ne paraissent toujours pas gagnant-gagnant. Les pratiques de tarification peuvent ainsi, selon les objectifs définis, les instruments utilisés et la qualité du dialogue avec les opérateurs, soutenir ou, à l’inverse, entraver la qualité des conditions de travail et d’intervention auprès des bénéficiaires. Les pratiques départementales de tarification peuvent également aller à l’encontre de la politique, affichée au niveau national, de qualification de la main-d’œuvre des services. Plus encore, des travaux complémentaires réalisés par les deux auteurs [6] montrent que les pratiques départementales influent par la suite sur la valorisation des plans d’aide proposés aux personnes âgées, donc sur leur solvabilisation et leur reste à charge. Le principe posé par la loi de participation financière du bénéficiaire en fonction de ses ressources peut s’en trouver malmené. L’article met ainsi clairement en lumière un premier dilemme pesant sur les départements : comment soutenir économiquement un accompagnement de qualité des personnes âgées dans un cadre budgétaire contraint ? Il suscite une interrogation sur un second dilemme lié au caractère national de la politique de soutien à l’autonomie : comment assurer une égalité de traitement de la dépendance sur le territoire national ?
13Le troisième article, présenté par François-Xavier Devetter, Djamel Messaoudi et Nicolas Farvaque, étudie l’impact du cadre de régulation des activités dans le secteur de l’aide à domicile sur les conditions de travail des salariés ou, plus exactement, des salariées [7]. Explorant les liens entre temps de travail, statuts d’intervention, pénibilité et risques psychosociaux ressentis par les professionnels, les auteurs confirment, à partir d’une enquête représentative de l’ensemble du secteur de l’aide à domicile, la difficulté des conditions de travail des intervenantes déjà repérées par des enquêtes de terrain : déplacements multiples, temps de travail souvent fragmentés, confrontation répétée aux maux du vieillissement et proximité de la mort (Croff, 1994 ; Dussuet et al., 2007 ; Jany-Catrice et al., 2008 ; Doniol-Shaw, 2009 ; Avril, 2003). Pour faire face à ces tensions, les structures employeurs peuvent organiser des temps collectifs de parole et de supervision qui soutiennent les professionnels. Mais tant les pratiques de tarification, qui les considèrent comme des temps improductifs chez les services autorisés, que la pression de la concurrence du côté des structures agréées n’incitent pas à leur développement. Alors que le vieillissement de la population pose la question de l’attractivité des métiers de l’aide à domicile, cet article ouvre des pistes de réflexion sur l’organisation du temps et les conditions de travail dans ce secteur, qui, soumis à une approche trop gestionnaire et comptable, peut au final déboucher sur des services dont la qualité risque d’être doublement insuffisante : du point de vue des professionnels et du point de vue des usagers.
14Pour parfaire ce dossier, il a apparu intéressant de compléter la réflexion engagée par les articles, sur la régulation et l’organisation de l’aide à domicile, par une approche de santé publique. Jean-Claude Henrard et Michel Naiditch, médecins de santé publique et présidents des comités scientifiques de trois programmes de recherche menés entre 2008 et 2012 par la DREES, la MIRE et la CNSA [8], proposent ici, à partir de leur connaissance des systèmes d’aide à domicile en vigueur dans les pays européens, leur point de vue sur le dispositif en place en France. La France n’étant pas la seule à buter sur la difficulté de financer et d’organiser une réponse adaptée aux besoins de compensation de la perte d’autonomie, les transformations mises en œuvre dans le reste de l’Europe, que pointent Jean-Claude Henrard et Michel Naiditch, suggèrent des pistes de réforme à explorer, tout particulièrement dans le domaine de la coordination des acteurs des volets sanitaire et social de l’aide.
15Le dossier ici présenté ne prétend pas faire le tour de la question de la régulation de l’aide à domicile. Nombre facettes n’y sont pas abordées : les limites de la démarche d’évaluation de la perte d’autonomie au regard des atteintes aux fonctions cognitives ou de l’isolement social ; l’insuffisante information des personnes âgées et de leurs proches sur une offre de services éclatée et hétérogène ; la dualité de la régulation des services autorisés par les conseils généraux et de ceux « agréés qualité » par les préfectures après instruction par les DIRECCTE [9] et les conséquences de cette dualité en termes de développement du secteur marchand ; ou l’insuffisante et l’inégale offre de soins infirmiers à domicile sur le territoire et ses conséquences sur la définition des plans d’aide. Pour autant, mis en perspective les uns et les autres, les résultats présentés dans ce dossier mettent en évidence que l’organisation de la prise en charge de la dépendance est autant un choix de société qu’une question technique et financière.
Notes
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[*]
Bénédicte Galtier, chargée de mission auprès de la sous-directrice de l’observation de la solidarité à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).
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[**]
Marie Wierink, collaboratrice extérieure à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) au moment de la rédaction de cette présentation.
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[1]
Faire des courses, préparer un repas, faire le ménage, utiliser un moyen de transport, le téléphone, gérer son argent, etc.
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[2]
S’alimenter, s’habiller/se déshabiller, se lever, faire sa toilette, éliminer.
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[3]
La grille nationale AGGIR (autonomie, gérontologie, groupe iso-ressources) permet d’évaluer le degré de perte d’autonomie des personnes âgées. Par exemple, le GIR 1 correspond aux personnes âgées confinées au lit, dont les fonctions mentales sont gravement altérées et qui nécessitent une présence indispensable et continue d’intervenants. Le GIR 4 regroupe les personnes qui doivent être aidées pour la toilette et l’habillage et pour certaines activités instrumentales de la vie quotidienne.
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[4]
Voir, par exemple, Pampalon, Colvez et Bucquet (1991) et Davin (2003).
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[5]
Voir, par exemple, Mantovani (2010) et Henrard (2012).
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[6]
Non présentés dans ce dossier. Voir le rapport final de recherche rendu par A. Gramain et al. à la MIRE, La prise en charge de la dépendance des personnes âgées : les dimensions territoriales de l’action publique, avril 2012.
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[7]
Les professionnels de l’aide à domicile sont presque exclusivement des femmes (Marquier, 2010).
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[8]
Disponibles sur : http://www.drees.sante.gouv.fr/programmes-de-recherches%2C685.html
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[9]
Les directions régionales de l’économie, de la concurrence et de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) regroupent dans un service unique des services issus de divers horizons : commerce extérieur, tourisme, commerce et artisanat, intelligence économique, industrie, travail et emploi, concurrence et consommation.