Introduction
1Il existe de bonnes raisons de penser que la politique relative aux personnes âgées fait partie des domaines qui se prêtent le moins à un traitement à l’échelon européen. Les retraites constituent au niveau national le principal instrument d’action en ce qui concerne les travailleurs âgés et la sécurité de revenu des personnes âgées, et les États sont peu enclins à transférer leurs prérogatives en la matière à l’échelon supranational. Elles ont un solide ancrage institutionnel (Schludi, 2003), leur histoire étant liée à la construction des nations à travers les États-providence (Korpi, 1983). Elles constituent par ailleurs un enjeu important, comme en témoignent les déroutes électorales et la forte mobilisation populaire que pro voquent les projets de réforme (Hartlapp et Kemmerling, 2008). En outre, au niveau de l’Union européenne, le manque de ressources financières ferme la voie à toute politique sociale à vocation redistributive. Parallèlement, la prise de décision dans le champ de la politique sociale est un exercice complexe étant donné la diversité croissante des États membres (Scharpf, 2002), et l’Union européenne reste peu développée en tant qu’État régulateur (Majone, 2005). Toutefois, un examen plus précis de ce champ de l’action publique révèle l’existence de différents instruments susceptibles d’avoir une influence sur les politiques nationales relatives aux personnes âgées à travers une démarche de coordination non contraignante ou un processus législatif contraignant. Une grande partie des travaux de sciences politiques réalisés dans ce domaine portent essentiellement sur les méthodes ouvertes de coordination, en particulier sur la MOC sur les retraites (Natali et de la Porte, 2004 ; Eckardt, 2005 ; Pochet, 2005 ; Lodge, 2007 ; Natali, 2009). Partant de ce constat, nous examinons sous un angle critique dans quelle mesure l’importance accordée à la gouvernance non contraignante, en l’occurrence la MOC, donne une image fidèle de la gouvernance européenne et de son influence potentielle sur les politiques relatives aux personnes âgées.
2Après avoir retracé la genèse de la politique européenne relative aux personnes âgées, nous décrivons, dans leur forme et dans leur contenu, les instruments européens susceptibles d’influer sur les politiques nationales visant cette catégorie de la population, choisissant ainsi de ne pas nous concentrer sur la MOC, considérée comme l’instrument le plus visible et le plus directement lié à ce domaine. Il s’agit là d’un choix important, sur le plan empirique aussi bien que théorique. Premièrement, il serait réducteur de limiter l’analyse à la MOC sur les retraites. En allant au-delà de l’évaluation d’un instrument isolé, nous montrons que la politique européenne relative aux personnes âgées est née bien avant la MOC et s’est construite sur au moins deux décennies. Cette démarche est essentielle pour déterminer si la gouvernance européenne a évolué au fil du temps. Deuxièmement, se limiter à la MOC serait trop restrictif dans la mesure où un certain nombre d’autres d’instruments (souvent moins connus) existent, qu’ils exercent une influence directe (règles sur la portabilité des pensions de retraite par exemple), appartiennent au champ de la politique sociale (mesures sur la discrimination liée à l’âge ou sur l’emploi des travailleurs âgés) ou influent indirectement sur la politique relative aux personnes âgées (comme la réglementation des services financiers). Analyser ces instruments dans leur ensemble permet d’identifier les différents acteurs, arènes et intérêts en présence et, par conséquent, d’analyser la gouvernance européenne relative aux personnes âgées comme un processus complexe, parfois contradictoire et par nature politique. Troisièmement, dans le droit-fil des deux points précédents, cette démarche a aussi des conséquences sur l’évaluation de la profondeur et de l’ampleur des effets (potentiels) de la politique européenne sur les politiques sociales nationales. Alors que l’on surestime généralement la puissance de l’outil non contraignant qu’est la MOC sur les retraites en tant qu’instrument de gouvernance, on sous-estime souvent l’influence directe des mesures réglementaires, à travers le droit individuel à la non-discrimination par exemple, et l’influence indirecte que l’adoption d’une logique budgétaire peut exercer sur la politique sociale à travers l’Union économique et monétaire.
3Nous présentons ensuite notre approche analytique et méthodologique (voir infra « Déconstruire la gouvernance ») avant de dresser un rapide historique de la politique directement conduite en faveur des personnes âgées depuis les années 1980 malgré l’absence de compétences officielles (voir infra « Des origines jusqu’aux années 1990 »). Nous nous intéressons ensuite à un passé plus récent pour examiner les initiatives adoptées, les problèmes perçus et les différents acteurs en présence et étudions les instruments juridiques qui exercent une influence sur la politique relative aux personnes âgées à travers la législation sociale (dans le domaine de la lutte contre les discriminations) ou une influence indirecte (réglementation des services financiers) (voir infra « Instruments législatifs »), avant de les comparer avec les instruments de gouvernance non contraignants visant à coordonner les politiques nationales dans les domaines de l’emploi et des retraites (voir infra « Instruments de coordination »). Nous présentons ensuite quelques conclusions.
Déconstruire la gouvernance : MOC non contraignante et législation communautaire contraignante, influence directe et indirecte
4La fin des années 1990 a été marquée par l’apparition de la méthode ouverte de coordination (MOC) sur la scène européenne. Née avec la stratégie européenne pour l’emploi, en 1994, elle a ensuite été constamment réformée et étendue à d’autres domaines comme la protection et l’inclusion sociales, l’éducation, la jeunesse et la formation, mais aussi la fiscalité – autant de sphères qui relèvent en premier lieu de la compétence des États membres. La MOC a suscité un vif intérêt parmi les chercheurs en sciences politiques, séduits par ce qu’ils considéraient comme un nouvel instrument d’action. Ils espéraient en particulier que la coordination, la négociation et le pilotage non contraignant permettraient l’apprentissage mutuel entre États membres. Concrètement, la MOC repose sur l’identification et la définition en commun d’objectifs de politique publique à atteindre, sur l’élaboration de nouveaux outils de mesure des performances et sur l’échange de bonnes pratiques (pour des exemples, voir de la Porte et Pochet, 2002, p. 13). Nombreux sont ceux qui pensaient que ce processus pourrait conduire à une forme de démocratie délibérative qui serait bénéfique au processus d’intégration et, plus globalement, aux sociétés européennes (voir, par exemple, Zeitlin et Trubek, 2003, qui s’appuient sur la doctrine de l’« expérimentalisme démocratique » élaborée par Cohen et Sabel, 1997). Parallèlement, des travaux empiriques ont brossé un tableau nettement plus nuancé, dressant un bilan critique des effets de la MOC (Barbier, 2008 ; Kröger, 2009). Il ne fait aucun doute que les acteurs nationaux modifient souvent leurs cadres de référence en fonction des objectifs définis à l’échelon européen, ce qui peut par la suite influer sur ce qui est conçu ou discuté comme une réforme envisageable au niveau national. Il est en revanche beaucoup plus difficile de mettre en évidence les effets directs et concrets de la MOC sur des réformes nationales complexes, ou les résultats de réformes résultant directement de la MOC (voir différents chapitres de Kröger, 2009).
5On retrouve, dans le domaine des retraites, la place croissante qu’occupent les MOC dans les études sur la gouvernance européenne. Ainsi, la plupart des travaux de sciences politiques consacrés à la politique européenne dans le domaine des personnes âgées ces dix dernières années portent essentiellement sur la MOC sur les retraites, rebaptisée par la suite MOC sur la protection sociale avant de devenir la MOC sur l’inclusion sociale, les retraites et les soins de santé que l’on connaît aujourd’hui (Natali et de la Porte, 2004 ; Eckardt, 2005 ; Pochet, 2005 ; Lodge, 2007 ; Natali, 2009 ; pour une exception, voir Haverland, 2007 et 2011). Dans le présent article, nous proposons au contraire de déconstruire la politique européenne en direction des personnes âgées ; nous la concevons comme un ensemble d’instruments différents, appliqués dans diverses sphères de l’action publique et exerçant une influence potentielle sur les politiques nationales mises en œuvre dans le domaine des retraites, y compris la transition entre vie active et retraite. Nous avons recours au terme « potentiel » parce que, bien que l’on puisse, dans certains cas, démontrer facilement qu’il existe une réelle influence, se prononcer systématiquement sur ce point nécessiterait d’adopter un autre angle de recherche. Il faudrait commencer par évaluer chaque situation nationale particulière avant d’identifier des changements et de déterminer s’ils peuvent être imputés à la politique européenne.
6L’un des moyen d’aborder la gouvernance consiste à décrire ses instruments (voir Bähr et al., 2007). De ce point de vue, la MOC peut être analysée comme un instrument de gouvernance qui privilégie la coordination et joue un rôle important parce qu’il stimule l’apprentissage dans le cadre de processus délibératifs (voir, par exemple, Zeitlin, 2005). Elle s’oppose en cela à l’approche législative caractéristique de la méthode communautaire, approche qui consiste à définir des normes européennes communes et à les mettre en œuvre à travers des instruments législatifs (directives, règlements ou décisions) au sein d’un cadre réglementaire. Par conséquent, pour examiner les différents instruments, nous distinguons les approches qui privilégient la coordination (essentiellement les MOC) de celles qui reposent sur une gouvernance contraignante mise en œuvre à travers la législation.
7S’agissant des domaines de l’action publique susceptibles de constituer un terrain d’observation de la gouvernance européenne en matière de personnes âgées, les retraites se révèlent être au centre des politiques conduites par les États-nations. Les instruments européens existants jouent un rôle direct lorsqu’ils visent expressément les politiques nationales mises en œuvre dans le domaine des retraites, comme les réformes en cours visant à introduire une composante privée dans les systèmes de retraite. Toutefois, il importe de s’intéresser aussi à d’autres domaines de l’action publique, dans lesquels on trouve les outils communautaires que nous identifions comme ayant une influence indirecte : ceux-ci ne portent pas directement sur les retraites, mais ont néanmoins une incidence sur leur forme et leur nature. Ainsi, la réglementation des marchés occupe une place importante parmi ce type d’instruments (Haverland, 2007), de même que les politiques macroéconomiques conduites dans le cadre de l’Union économique et monétaire (UEM), en particulier le pacte de stabilité et de croissance [3]. Enfin, à mi-chemin entre les instruments directs et indirects, on peut distinguer les instruments spécifiques au secteur social (égalité de traitement et emploi).
8S’agissant des acteurs impliqués dans la gouvernance, cette démarche suppose de ne pas se limiter à la sphère de la politique européenne en matière de retraite, et aux interactions entre la direction générale (DG) Emploi et affaires sociales et les représentants des organismes de retraite, les organisations d’employeurs et les syndicats. Au sein du Conseil, ce sont les ministres chargés des affaires sociales qui négocient et prennent les décisions sur ces sujets et, au sein du Parlement européen, c’est la commission Emploi et affaires sociales qui est impliquée. D’autres champs de compétence et groupes d’intérêts, tant au niveau national que supranational, viennent compléter ce panorama des acteurs et arènes, par exemple les DG Marché intérieur et services ou Affaires économiques et financières et leurs partenaires, tels que les organisations sectorielles.
Politique européenne en matière de retraite : instruments et domaines (liste non exhaustive)

Politique européenne en matière de retraite : instruments et domaines (liste non exhaustive)
9Dans la suite de l’article, nous décrivons les politiques européennes mises en œuvre dans le domaine des personnes âgées depuis les années 1980. Cette description peut difficilement être exhaustive, dès lors que l’on conçoit la gouvernance européenne relative aux personnes âgées comme un domaine complexe et sujet à controverse, qui implique différents instruments. Toutefois, les exemples ont été choisis de façon à permettre de cerner toute l’ampleur et la profondeur des instruments, des acteurs et des intérêts concernés. Ils seront classés en fonction des lignes théoriques qui délimitent les instruments et les domaines.
10L’analyse des politiques publiques cherche à déterminer « ce que font les gouvernements [en l’espèce, l’Union européenne], pourquoi ils le font et les changements qui en découlent » (Dye, 1976). Pour contribuer à cette analyse, nous décrivons, pour chaque instrument, les politiques conduites et les analysons à la lumière de la théorie de « l’institutionnalisme centré sur les acteurs » (Scharpf, 1997), qui repose sur l’idée que les acteurs sont rationnels et qu’ils agissent de façon autonome en fonction de leurs convictions et préférences. Le contexte institutionnel dans lequel ils évoluent leur offre des possibilités, mais leur impose aussi des contraintes. Par exemple, la Commission européenne peut vouloir étendre son champ d’action, mais elle est tributaire du Conseil, au sein duquel les États membres peuvent approuver ou rejeter les initiatives législatives qu’elle propose à l’unanimité ou à la majorité qualifiée selon le cas.
11Les données utilisées pour l’analyse proviennent de sources primaires et de sources secondaires. Vingt-six entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de décideurs de l’Union européenne (2006-2009) [4]. Pour éviter les biais liés à la surreprésentation de certains secteurs et de certaines organisations, nous avons sélectionné les personnes interrogées au sein de différentes DG (Emploi et affaires sociales, Affaires économiques et financières, Éducation et culture, Marché intérieur) et différents échelons hiérarchiques de la Commission européenne. Par ailleurs, les informations recueillies ont été contrôlées à l’aide d’entretiens conduits auprès de représentants de groupes d’intérêts. Bien qu’elle puisse induire un biais en faveur de l’échelon supranational, cette sélection se justifie par le fait que l’on s’intéresse ici à l’action menée au niveau de l’Union européenne et à ses effets (éventuels) par rapport aux évolutions des politiques nationales. Tous les entretiens ont été intégralement retranscrits, puis codés à l’aide du logiciel Atlas. Ti. Il a ensuite été possible de réaliser des études de cas distinctes pour les différents instruments, puis de rédiger sur cette base le document plus synthétique que constitue cet article.
Des origines jusqu’aux années 1990 : une politique conduite en l’absence de compétences officielles
12Pour décrire les différents instruments d’action sous un angle historique, nous commencerons par évoquer les arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans le domaine de l’égalité de traitement [5], cette jurisprudence ayant entraîné des modifications fondamentales dans les dispositifs de retraite nationaux. Dans les années 1980, les arrêts Defrenne (C-149/77), Marshall (C-152/84) et Barber (C-262/88) ont instauré le principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’âge de la retraite. Dans l’arrêt Marshall, la CJUE a condamné la pratique répandue qui voulait que les femmes victimes d’un licenciement abusif au-delà de leur soixantième anniversaire ne puissent pas demander réparation, en raison d’un âge de la retraite inférieur à celui des hommes. L’arrêt Barber a quant à lui interdit aux employeurs et aux régimes de retraite professionnels de pratiquer une discrimination sur le fondement du sexe en matière de prestations de retraite.
13Il est permis d’affirmer que, aujourd’hui encore, cet arrêt est lourd de conséquences et continue, trente ans plus tard, d’entraîner des changements dans les systèmes nationaux de retraite : la complexité de ces systèmes et les coûts et engagements qu’induit toute réforme font en effet obstacle à une application simple du principe d’égalité de traitement. La demande formulée en 2010 par l’ancien gouvernement travailliste du Royaume-Uni afin que le principe d’égalité de traitement soit respecté pour le paiement de la pension minimale garantie (Guaranteed Minimum Pensions) – dont on pensait jusqu’alors qu’elle n’était pas visée par la législation européenne – en constitue une illustration récente. Quoi qu’il en soit, les politiques nationales dans le domaine des personnes âgées ont toutes évolué dans le même sens, celui de l’égalité de traitement entre les sexes – il est possible de parler d’une certaine convergence en ce domaine. Il faut toutefois noter que cet instrument n’était pas conçu et considéré comme un instrument européen spécifiquement axé sur les personnes âgées, même s’il peut être considéré comme faisant partie des instruments d’action dans le domaine social [6]. Il vient compléter les outils décrits ci-après, qui visent directement les personnes âgées mais n’ont qu’une incidence très limitée.
14Au début des années 1990, diverses initiatives prises par la Commission européenne et le Parlement et divers intérêts s’exprimant au sein de ces institutions ont ouvert la voie à l’adoption du premier programme d’action en faveur des personnes âgées (1991-1993). Alors que les instruments antérieurs ne concernaient les personnes âgées qu’indirectement, le programme d’action proposé par la DG Emploi et affaires sociales était axé sur l’adoption de stratégies de prévention destinées à faire face aux conséquences économiques et sociales du vieillissement et appelait à la mise en œuvre d’un nouvel instrument dans ce domaine à travers l’application de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (qui est non contraignante). Dans la Charte, les personnes âgées sont considérées comme une catégorie particulière, dotée de droits spécifiques comme celui de bénéficier de ressources assurant un niveau de vie décent, d’avoir accès à un revenu minimum et à une assistance médicale et sociale (articles 24 et 25). Le programme d’action était axé sur l’adoption de stratégies de prévention visant à faire face aux conséquences économiques et sociales du vieillissement et proposait des mesures visant à développer le potentiel des personnes âgées. Il s’est terminé par l’Année européenne des personnes âgées et de la solidarité entre les générations (en 1993). Malgré leur faible visibilité politique, ces initiatives sont associées à des idées qui, aujourd’hui encore – soit quelque quinze ans plus tard –, semblent toujours novatrices au niveau national (par exemple, la flexibilité de l’âge de la retraite). Elles ont influencé les politiques nationales en faisant évoluer les discours et en créant quelques mécanismes d’incitation financière, d’ampleur très limitée.
15Lorsqu’elle a préparé ces initiatives et les mesures réglementaires qui en ont découlé, la Commission européenne a volontairement fait évoluer la constellation d’acteurs impliqués dans la gouvernance relative aux personnes âgées. Les activités de lobbying en faveur de politiques en direction des personnes âgées au niveau européen ont commencé en 1982, avec la création du réseau Eurolink Age, qui, entre autres missions, organise l’échange d’informations, propose des conseils d’experts et entretient des liens directs avec les institutions européennes via le Groupe de liaison des personnes âgées et l’Intergroupe « vieillissement ». Toutefois, en tant que réseau européen d’organisations nationales sans but lucratif, Eurolink Age n’était pas directement impliqué dans l’action législative de l’Union européenne. En revanche, la Fédération européenne des retraités et des personnes âgées (FERPA), qui regroupe des syndicalistes en retraite et compte de nombreux adhérents, s’appuyait à l’évidence sur une conception corporatiste de la politique. Lorsqu’il s’est agi de formuler les politiques européennes relatives aux personnes âgées, elle a été un partenaire difficile pour la Commission européenne, qui a eu des difficultés à l’impliquer dans la définition de modes d’action innovants. Selon les personnes interrogées, de façon générale, la FERPA était peu séduite par une intervention au niveau européen en direction des travailleurs âgés, estimant que cette question relevait clairement de l’échelon national (entretien COM18, 2008). Dans ce contexte, la volonté de la DG Emploi et affaires sociales d’impliquer, en amont, des groupes de la société civile et d’élargir le cercle de ses partenaires peut être analysée comme une démarche stratégique « visant à créer un réseau paneuropéen de groupes d’intérêts constitué d’organisations non gouvernementales (ONG), sur lequel nous pourrions nous appuyer et qui pourrait nous permettre de disposer de partenaires de coalition contre le Conseil » (entretien COM22, 2008). À cet égard, ce qu’il faut retenir s’agissant de la gouvernance européenne, c’est que cette initiative a radicalement modifié le nombre et l’orientation des acteurs qui seraient à l’avenir impliqués dans la définition des politiques. Ainsi, aujourd’hui encore, les syndicats sont peu enclins à participer à l’élaboration des instruments européens en direction des personnes âgées, alors que les ONG sont très actives. Les résultats de la consultation publique sur l’Année européenne du vieillissement actif (prévue pour 2012) en offrent la dernière illustration en date, les ONG ayant été plus nombreuses à répondre que les institutions publiques, alors que deux syndicats seulement se sont exprimés (Commission européenne, 2011).
16Dans ce contexte, la Commission a proposé un deuxième programme d’action en 1995, sous l’égide de Pádraig Flynn, commissaire aux affaires sociales. Ce programme, dont l’enveloppe budgétaire devait être trois fois supérieure à celle du premier, a été rejeté par les États membres [7]. Par conséquent, l’Union européenne s’est trouvée privée de tout moyen d’action réglementaire visant directement les personnes âgées. Selon l’une des personnes interrogées, cette situation a conduit à s’interroger sur le point de savoir s’il « fallait imaginer que l’Europe adopte, à l’instar des États membres, une politique visant spécifiquement les personnes âgées, regroupant tout ce qui vise cette catégorie de la population et prévoyant des mesures spécifiques pour certains groupes d’âge, ou s’il fallait qu’elle opte pour une autre voie et, dans ce cas, pour quels autres instruments » (entretien COM22, 2008). Cette question n’a pas été tranchée volontairement, la réponse ayant émergé progressivement sous l’influence de l’évolution des intérêts en présence et compte tenu des contraintes institutionnelles existantes. Dans la suite de l’article, nous examinons où et comment des « chemins détournés pour l’Europe sociale » (Obinger et al., 2005) ont été empruntés pour aborder ces questions du vieillissement et de la sécurité du revenu des personnes âgées, alors même que l’Union était dépourvue de compétences directes et formelles dans ce domaine. Ils résultent de la mobilisation d’acteurs européens exerçant une influence potentielle sur les politiques nationales de retraite, y compris la question de la transition entre vie active et retraite, mobilisation qui peut être considérée comme complémentaire aux instruments législatifs et de coordination employés dans différentes sphères de l’action publique.
Instruments législatifs
La sphère « sociale » : l’interdiction de la discrimination liée à l’âge
17La lutte contre les discriminations est un domaine dans lequel l’Union européenne s’est montrée particulièrement dynamique dès sa fondation. Cependant, pendant longtemps, la question de l’égalité de traitement est restée associée à la discrimination liée à la nationalité et au sexe. C’est le traité d’Amsterdam qui a appelé le premier à « combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle » (article 13, devenu article 19). Peu après, la Commission a présenté une proposition prévoyant la mise en place d’un cadre général destiné à garantir l’égalité de traitement en matière d’accès à un emploi ou à une profession (2000/78/CE, dite « directive-cadre Emploi »). Les règles qui avaient été adoptées pour lutter contre la discrimination liée au sexe ont été étendues à d’autres domaines. La directive a été adoptée à la faveur d’un contexte propice, lié au positionnement critique de bon nombre de gouvernements face à l’élection du dirigeant de droite populiste Jörg Haider en Autriche (voir, par exemple, Tyson, 2001). Elle avait toutefois, dans sa forme comme dans son contenu, été préparée avant, lorsque la DG Emploi et affaires sociales avait stratégiquement défini ce champ d’action (et, parallèlement, l’ordre juridique de l’Union européenne) en agissant en interaction avec la CJUE et en donnant plus de poids à des acteurs susceptibles de soutenir la directive. La directive interdit toute discrimination sur le lieu de travail directement ou indirectement liée à l’âge. Concrètement, elle s’est traduite par la disparition des limites d’âge dans les offres d’emploi – même si l’arrêt rendu dans l’affaire Wolf (C-229/08) a récemment reconnu que des exigences professionnelles essentielles peuvent justifier de fixer des conditions d’âge, permettant ainsi à l’Allemagne de continuer de limiter l’accès aux postes de pompier aux personnes de moins de trente ans en raison des « capacités physiques particulièrement importantes » nécessaires.
18Les États membres sont cependant parvenus à imposer dans la directive des règles plus souples autorisant la discrimination lorsqu’elle est objectivement et raisonnablement justifiée ou poursuit un objectif légitime (article 6). Peu après la date butoir fixée pour la transposition, la CJUE a précisé, dans un premier arrêt annonciateur de son orientation, que, malgré les dérogations, le principe d’égalité de traitement primait sur l’objectif d’améliorer les perspectives d’emploi des travailleurs âgés (C-144/04). Dans cette affaire, connue sous le nom d’affaire Mangold, un salarié de 56 ans contestait la loi allemande sur le travail à temps partiel et les contrats à durée déterminée (Teilzeitbefristungsgesetz), qui assouplit les restrictions relatives à la conclusion de contrats de travail temporaires pour les travailleurs de 52 ans et plus, afin d’augmenter leurs chances d’insertion professionnelle. En l’espèce, la CJUE a estimé que les travailleurs âgés devaient, en principe, bénéficier du même traitement que les autres travailleurs, même si cette obligation était de nature à détériorer la situation des chômeurs âgés. Dans les arrêts rendus depuis lors, la mise à la retraite d’office occupe une place centrale. À travers notamment les arrêts Palacios de la Villa (C-411/05), Petersen (C-341/08), Rosenbladt (C-45/09), Prigge, Fromm, Lambach (C-447/09) et surtout Age Concern (C-388/07), la CJUE a considéré que la définition d’un âge de la retraite obligatoire est une forme de discrimination justifiée lorsqu’elle poursuit des objectifs légitimes tels que ceux liés à la politique de l’emploi, du marché du travail ou de la formation professionnelle, mais non quand elle repose sur des motifs strictement individuels, propres à la situation des employeurs, comme l’amélioration de la compétitivité [8]. Cette jurisprudence a pu avoir pour effet de préciser que, dans certains cas spécifiques, la mise à la retraite d’office reste autorisée par le droit communautaire, comme l’illustre l’exemple de Mme Rosenbladt, employée d’une société de nettoyage licenciée à la fin du mois de son soixante-cinquième anniversaire, comme le prévoit la convention collective allemande applicable au secteur du nettoyage. Il n’en reste pas moins que, dans l’ensemble, la directive remet clairement en cause le principe de la mise à la retraite d’office. La décision par laquelle le Royaume-Uni a supprimé, à compter du 1er octobre 2011, l’âge obligatoire de la retraite pour le remplacer par une obligation de justifier la mise à la retraite d’un salarié, même s’il est âgé, va d’ailleurs indiscutablement dans ce sens. La non-discrimination est de plus en plus analysée comme un droit fondamental au niveau européen (Geddes, 2004), ce qui signifie que la politique de lutte contre les discriminations s’adresse à tous les individus résidant dans l’Union, plutôt qu’aux seuls employés engagés dans une relation professionnelle. En témoigne la dernière proposition de directive de la Commission européenne, qui vise à ce que la protection contre les discriminations ne se limite pas au domaine de l’emploi et soit étendue à la sphère sociale. Si elle est adoptée, elle interdira la discrimination liée à l’âge en matière de sécurité sociale (notamment la protection sociale et les services de santé), d’éducation, d’accès aux services et de fourniture de services. Elle supprimerait par exemple les obstacles à l’accès aux transports en commun et au crédit – les compagnies d’assurance et les banques ne pourraient plus utiliser de facteurs actuariels liés à l’âge comme elles le font jusqu’à présent. Elle suscite toutefois une très vive opposition de la part de l’Allemagne et d’autres États membres (dont la République tchèque, l’Italie, la Lituanie et la République de Malte, voir EUobserver, 2010). Les interrogations portent sur le point de savoir comment garantir que les caractéristiques potentiellement liées aux motifs de discrimination puissent servir à évaluer le portefeuille de risques sans être utilisées pour justifier des différences dans l’évaluation des primes et prestations. Il serait donc prématuré de se prononcer sur les retombées que risque d’avoir cette deuxième directive. Son adoption provoquerait néanmoins une profonde modification des pratiques dans le secteur de l’assurance, obligeant les assureurs à mutualiser les risques présentés par des individus aux caractéristiques très hétérogènes au sein de groupes de risques beaucoup plus larges. Les arrêts rendus par la CJUE pendant le déroulement des négociations législatives, en particulier dans l’affaire de l’Association belge des consommateurs Test-Achats ASBL (C-236/09), sont d’ailleurs allés dans ce sens (voir également l’arrêt Römer C-147/08).
Influence indirecte : les retraites complémentaires analysées comme des instruments financiers
19Face à la tendance des réformes en cours, qui accordent davantage de place aux régimes de retraite comportant un deuxième et un troisième pilier (Ebbinghaus, 2011), l’Union européenne commence à adopter des mesures dans le domaine des retraites complémentaires [9]. Traditionnellement du ressort des partenaires sociaux, les pensions, lorsqu’elles sont considérées comme des instruments financiers, relèvent en revanche des règles relatives au marché unique ; la réglementation européenne cherche alors à empêcher que la concurrence entre prestataires nationaux et extérieurs ne soit faussée. Les précédentes tentatives de la DG Marché intérieur pour faire adopter des instruments sur les retraites complémentaires avaient échoué en raison de l’affrontement, au sein du Conseil, entre les tenants d’une culture axée sur les fonds de pension (l’Irlande, le Royaume-Uni et, dans une certaine mesure, les Pays-Bas), favorables à la liberté d’investissement, et les partisans d’une culture assurantielle (France, Allemagne), qui mettaient l’accent sur la nécessité de protéger les assurés (Haverland, 2007). Bien qu’elle ait été amendée (COM (93), 26 mai 1993), la proposition a dû être retirée en décembre 1994 en raison de ce blocage persistant. Deux ans plus tard, le secteur et les marchés financiers occupant le devant de la scène dans le cadre du plan d’action pour les services financiers (PASF), le contexte est devenu propice à la présentation d’une nouvelle proposition de directive sur les institutions de retraite professionnelle (directive IRP, 2003/41/CE). La directive définit les règles prudentielles applicables au fonctionnement des institutions de retraite professionnelle et à leurs stratégies d’investissement et harmonise les exigences à satisfaire par les autorités de surveillance, de même que leurs pouvoirs d’intervention et les règles de couverture. Selon toute vraisemblance, elle aura une forte influence dans les États membres. Ainsi, selon Ferrera (2005, p. 30), « les institutions visées par la directive couvrent environ 25 % de la population active de l’Union européenne et gèrent au total l’équivalent de 2 500 milliards d’euros d’actifs, soit quelque 29 % du PIB de l’Union européenne ». La directive s’analyse davantage comme un instrument visant les marchés financiers que comme un instrument de politique sociale, les questions controversées sur l’impact redistributif qui se posent habituellement dans le domaine de la politique sociale ayant été exclues à la fois des débats et du texte (Mabbett, 2009, p. 776). Toutefois, concernant les questions non tranchées par la directive, la CJUE jouera sans doute un rôle moteur dans les évolutions à venir de la politique conduite dans ce domaine. En témoignent l’arrêt Denkavit International (C-170/05), relatif à la différence de traitement fiscal des dividendes versés par des fonds de pension non résidents, et l’arrêt Robins (C-278/05) sur le sort des droits à pension acquis en cas d’insolvabilité de l’employeur. Dans cette affaire, des salariés britanniques ont perdu une grande partie de leurs droits, les ressources des régimes de retraite complémentaire professionnels ou interprofessionnels n’étant pas suffisantes, ce qui pose la question des conditions auxquelles est subordonné l’engagement de la responsabilité des États. Il ressort de ces évolutions que la politique européenne dans le domaine des personnes âgées pourrait, dans les années à venir, voir son influence s’accroître à travers les décisions judiciaires relatives aux retraites complémentaires.
Une autre forme d’influence des retraites complémentaires : l’influence directe
20La réglementation des retraites complémentaires est aussi un enjeu essentiel du point de vue de la législation relative à la libre circulation des personnes. Qu’advient-il en effet de ces pensions lorsqu’un travailleur décide de s’installer dans un autre État membre ? Sont-elles imposées deux fois, une première fois lorsqu’elles sont acquises et une deuxième fois lorsqu’elles sont perçues ? Les droits acquis sont-ils maintenus ? Dans ce domaine, un manque de coordination entre régimes de retraite complémentaires pourrait fortement entraver la mobilité des travailleurs. Ainsi, des problèmes peuvent se poser lorsqu’un travailleur a passé sa vie active dans un pays où les retraites professionnelles sont imposées lors du versement des cotisations à l’organisme, puis décide de prendre sa retraite dans un pays où l’impôt est dû sur les prestations perçues.
21Les politiques conduites dans ce domaine ont bénéficié de l’apport d’un réseau sur les retraites complémentaires composé d’experts issus des États membres (mis en place en 1992), du Groupe de haut niveau sur la libre circulation des personnes ou « groupe Veil » (institué en 1997) et du Forum des pensions (composé de représentants des États membres, des partenaires sociaux, d’ONG et d’acteurs du secteur de l’assurance). Ces trois groupes ont, à de multiples reprises, signalé aux DG Emploi et affaires sociales et Affaires économiques et financières que la perspective de perdre des droits à la retraite complémentaire exerçait indiscutablement un effet dissuasif sur la mobilité et constituait un grave obstacle à l’exercice du droit à la libre circulation prévu par le traité instituant la Communauté européenne. Reprenant ces arguments, la DG Emploi et affaires sociales a proposé une directive relative à « la sauvegarde des droits à pension complémentaire des travailleurs salariés et non salariés qui se déplacent à l’intérieur de la communauté (98/49/CE) ». Cette directive prévoit le maintien des droits à pension acquis en cas de déplacement d’un État membre à l’autre. Tous les ressortissants de l’Union européenne doivent bénéficier d’une égalité de traitement et les prestations doivent pouvoir être versées dans d’autres États membres. Comme lors des négociations sur la directive IRP, des différences entre États membres ont empêché l’adoption de règles plus ambitieuses proposées par la Commission, par exemple sur l’égalité de traitement fiscal, dans le pays d’accueil, des cotisations versées par le travailleur dans son pays d’origine. Cette situation laissait le champ libre à des discussions sur la résolution concrète des problèmes non résolus, et insistant sur la nécessité de créer d’autres instruments de politique sociale pour soutenir la libre circulation des personnes.
22Une deuxième proposition de directive relative à la portabilité des droits à pension complémentaire a été formulée en 2005 (COM (2005) 507). Elle visait à garantir la possibilité d’acquérir des droits à pension, même au titre de périodes de travail de courte durée et en début de carrière, ainsi que la possibilité de transférer ces droits vers un autre régime en cas de changement d’emploi. En outre, elle visait à préserver les droits acquis par des mécanismes d’indexation en fonction de l’inflation et des salaires. Le Conseil a toutefois cherché à imposer des changements substantiels, en particulier au sujet de l’âge minimal requis et des périodes d’acquisition des droits. L’Allemagne et les Pays-Bas ont été parmi les opposants les plus déterminés (EIRR, 2005). Dans ce contexte, la Commission a dû présenter, en 2007, un texte amendé et nettement édulcoré. Cette nouvelle proposition, qui remplace l’obligation d’harmonisation par des exigences minimales et fait des concessions au sujet de l’âge minimal requis (qui passe à 23 ans) et de la durée d’activité minimale requise (deux ans), est décrite par l’une des personnes interrogées comme « désormais dépourvue de toute portabilité » (entretien COM18, 2008, traduction de l’auteur). Cette directive est toujours en attente d’adoption par le Conseil. Dans un Livre vert publié plus récemment (le 7 juillet 2010), la Commission réaffirme son intérêt pour ce texte et sa volonté qu’il soit adopté. S’il l’était, il modifierait en profondeur les régimes nationaux de retraite professionnelle et aurait ainsi d’importantes conséquences pour tout travailleur changeant d’emploi – pas seulement pour les travailleurs qui quittent un État membre pour s’installer dans un autre. Il modifierait l’objectif traditionnellement assigné aux retraites complémentaires dans des États membres comme l’Allemagne, où elles ont vocation à fidéliser les salariés à leur employeur (voir Mabbett, 2009).
Instruments de coordination
Influence indirecte : la place des travailleurs âgés dans la stratégie européenne pour l’emploi
23La stratégie européenne pour l’emploi (SEE) est, historiquement, le premier instrument de coordination utilisé dans le domaine de la politique européenne relative aux personnes âgées. Adoptée au début des années 1990, elle a servi de modèle pour la mise au point des autres MOC. Cet instrument peut être classé parmi ceux qui visent la sphère sociale et, pour les besoins du présent article, il est intéressant d’observer comment l’objectif périphérique qu’était l’emploi des travailleurs âgés a fini par devenir un objectif central de la MOC.
24Au départ – contrairement aux jeunes –, les personnes âgées ne faisaient pas l’objet d’une attention particulière. Il a fallu attendre 1999 pour qu’elles fassent partie des cibles des lignes directrices pour l’emploi, et les recommandations émises à l’intention des États membres dans ce cadre mettaient avant tout l’accent sur les facteurs d’attraction et les incitations créés par le système de prélèvements et de prestations. Le message était que, si l’on éliminait ces facteurs, le marché pourrait résoudre facilement le problème de l’emploi (ou du chômage) des travailleurs âgés. Deux ans plus tard, une ligne directrice spécifique, intitulée « Organiser la prolongation de la vie active », a été adoptée lors du Conseil de Stockholm. Les États membres se sont engagés à atteindre un objectif de taux d’emploi des personnes âgées de 50 % à l’horizon 2010. Cibler les travailleurs risquant de constituer le principal obstacle à la réalisation d’objectif global de taux d’emploi (les femmes, les jeunes et les travailleurs âgés) et adopter des mesures spécifiques en leur faveur étaient considérés comme un moyen concret de parvenir au taux d’emploi total de 70 % fixé par l’agenda de Lisbonne (entretien COM14, 2006). Un an plus tard était adopté un autre objectif chiffré (objectif de Barcelone), consistant à repousser à « 65 ans l’âge moyen de sortie du marché du travail ». Cet objectif ambitieux, dont la réalisation supposait d’augmenter de cinq ans l’âge moyen de sortie du marché du travail, a été adopté sur l’initiative de l’Espagne, qui assurait alors la présidence de l’Union, avec le soutien de la Grande-Bretagne (entretien COM22, 2008).
25Les outils nécessaires à la réalisation de ces objectifs ont été élaborés progressivement. Parmi eux figurent des mesures telles que la formation continue, l’aménagement des conditions de travail, la retraite progressive, des mesures de flexibilité interne, le tutorat, qui permet à des travailleurs expérimentés de transmettre leur savoir-faire, et des mesures de sensibilisation. En outre, la Commission a été invitée à organiser l’échange d’information, d’expérience et de bonnes pratiques concernant l’emploi des travailleurs âgés. Les effets de ces outils doivent être analysés dans le contexte du processus de Lisbonne lancé à l’époque, qui s’est fixé pour objectif de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde ».
26S’agissant des personnes âgées, la notion la plus cohérente élaborée dans ce contexte est celle de la politique du « vieillissement actif », définie comme une stratégie individuelle et collective reposant sur la prolongation de la vie active, sur une retraite plus tardive et sur la poursuite d’une activité après la retraite [10]. Deux aspects semblent caractériser la politique du « vieillissement actif » définie par l’Union européenne. Premièrement, la retraite (précoce) n’est pas vue comme quelque chose de bénéfique ni comme un droit pour les travailleurs. Deuxièmement, les travailleurs âgés sont perçus comme une ressource à mobiliser pour le marché du travail. Il s’agit là d’une approche fort éloignée des stratégies et des pratiques de la plupart des États membres dotés d’un système de protection sociale de type continental. Dans ces pays, à la fin des années 1990, la solution généralement adoptée face au vieillissement de la population consistait à réduire les effectifs de travailleurs âgés et à leur garantir un moyen de subsistance à travers des dispositifs d’assurance ou des prestations à partir d’un âge relativement bas (Hartlapp et Kemmerling, 2008). À l’inverse, la stratégie européenne pour l’emploi et la politique de « vieillissement actif » reposent clairement sur l’idée générale selon laquelle le travail constitue le meilleur moyen de prévenir l’exclusion sociale et de préserver la cohésion sociale (Schäfer, 2005). Il faut souligner que les objectifs fixés et les mesures proposées reposent sur la médiation des institutions nationales et sont intégrés aux programmes nationaux. Si les effets concrets de ces instruments de coordination restent difficiles à percevoir, leur influence, lorsqu’elle est perceptible, comporte la plupart du temps une dimension de « re-marchandisation ».
La MOC sur la protection et l’inclusion sociales : entre influence directe et UEM
27Nous revenons, pour terminer, au point de départ de notre argumentation : la MOC sur les retraites. À partir du milieu des années 1990, les débats sur la protection sociale, en particulier sur les retraites, sur la santé des personnes âgées et la dépendance, se sont multipliés au niveau national et international. Au niveau européen, à partir de 1999-2000, les acteurs financiers ont occupé une place prééminente dans ces discussions (entretien COM18, 2008). Ils insistaient sur les pressions croissantes qui s’exerçaient sur les dépenses publiques et sur la nécessité d’assurer la viabilité des finances publiques dans le contexte de l’Union économique et monétaire. Ces préoccupations transparaissent dans la façon dont les politiques et les structures ont progressivement évolué. S’agissant des structures, en 1999, un groupe de travail « vieillissement » a été créé au sein de l’influent Comité de politique économique. Composé d’experts issus des administrations nationales, de la DG Affaires économiques et financières, de la Banque centrale européenne (BCE) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ce groupe de travail publie des prévisions sur les dépenses publiques de retraite des États membres (entretien COM13, 2006). S’agissant du contenu des politiques, le pacte de stabilité et de croissance a obligé à une évaluation de la viabilité à long terme des finances publiques. Dès lors, les grandes orientations des politiques économiques (GOPE) devaient contenir des recommandations relatives aux sys tèmes publics de retraite (Agence Europe, no 7986, 18 juin 2001). Au niveau de l’Union européenne, le discours dominant était axé sur la nécessité « de maîtriser les dépenses publiques de prestations » (entretien COM19, 2008) et, par conséquent, d’adopter des mesures européennes sur les retraites. La crise financière a renforcé ces arguments, qui occupent une place prépondérante dans les efforts de réforme exigés pour stabiliser la situation des pays en déficit.
28Peu après que les GOPE ont ouvert la voie à l’élaboration de politiques européennes dans le domaine des retraites, le Conseil a eu une réaction déterminante. Les États membres ont souhaité que les questions liées aux systèmes de retraite soient abordées sous un autre angle que celui de leur pérennité financière, mettant notamment en avant des « préoccupations liées à l’emploi et des préoccupations sociales » (Vandenbroucke, 2002, p. 8). Appuyée par le conseil Emploi, politique sociale, santé et consommateurs (EPSCO), la DG Emploi et affaires sociales a défini, pour la politique européenne en matière de retraite, des objectifs axés sur l’assurance maladie, les prestations de sécurité sociale et le vieillissement de la population. En 2001, dans le cadre de la présidence belge, les questions de l’orientation budgétaire et de l’adéquation des retraites ont été traitées conjointement : le Comité de protection sociale et le Comité de politique économique ont (pour la première fois) coopéré pour définir le processus et les objectifs de la MOC sur les retraites. La naissance de cette MOC a été décrite plus précisément par d’autres (par exemple, Lodge, 2007 ; Pochet, 2005). Dans le cadre de cet article, ce qui nous semble intéressant est le fait que les conflits opposaient davantage les acteurs économiques et financiers aux acteurs sociaux que le niveau supranational à l’échelon national (Hartlapp, 2007). Autrement dit, l’intervention de l’échelon européen dans le domaine des retraites – qui relevait jusqu’alors de la compétence exclusive des États – correspond avant tout à une incursion des considérations budgétaires et économiques européennes dans les politiques sociales. L’ancien responsable de la direction concernée au sein de la DG Emploi et affaires sociales en fait une démonstration fort convaincante : « Si la MOC n’était pas utilisée dans le domaine de la protection sociale, les régimes de retraite seraient quasi exclusivement analysés négativement au niveau européen, comme un risque pour les finances publiques et un obstacle à l’amélioration des taux d’emploi » (Vignon, 2003, p. 14).
29Une analyse synthétique de l’évolution de la MOC sur les retraites permet de comprendre que certaines circonstances aident à surmonter plus facilement les difficultés que pose la prise de décisions par des États membres pour lesquels l’empiétement de la politique européenne sur les institutions de protection sociale nationales constitue un sujet particulièrement sensible. Ces circonstances sont réunies lorsque, par exemple, la poursuite de l’intégration économique met les États-providence nationaux en difficulté, modifiant les solutions de repli dont disposent les États membres. S’agissant des retombées nationales de la MOC, il importe d’abord de souligner que les réformes concrètes des systèmes nationaux de retraite peuvent difficilement lui être attribuées. Ces réformes se sont révélées être des processus extrêmement complexes, dans lesquels l’influence de l’Union européenne joue un rôle aux côtés d’autres facteurs. À cela s’ajoute que les MOC sont des instruments « non contraignants ». Si l’on prend l’exemple de la Grèce, qui fait partie des pays dans lesquels les indicateurs de la MOC montraient systématiquement que des réformes d’envergure étaient nécessaires, on constate que la MOC a seulement fait évoluer « l’intérêt que la Grèce avait à réformer (crédibilité, réputation), et a eu un impact sur les idées nationales (apprentissage en matière de politiques publiques, émulation, étalonnage). […] Pourtant, les réformes ont été modestes et n’ont été engagées que lentement » (Featherstone, 2005, p. 746) [11]. Il ressort des travaux empiriques qui comparent les effets de la MOC dans les différents pays « qu’il existe des signes de convergence (et de persistance de divergences) entre […] les pays dont le système repose sur l’assurance sociale et ceux dotés d’un système à plusieurs piliers » (Natali et de la Porte, 2004, p. 256). Les évolutions décrites ci-dessus auront fort probablement une incidence sur le poids relatif des différents acteurs impliqués dans la politique relative au vieillissement. Ainsi, les ministères des finances et instances connexes devraient voir leur influence s’accroître par rapport à celle des acteurs en charge du domaine social et de l’emploi.
Conclusion
30La déconstruction de la politique européenne relative aux personnes âgées nous a conduit à décrire différents instruments. Il est possible de distinguer des instruments législatifs et des instruments de coordination, qui soit exercent une influence directe, soit jouent un rôle à travers la politique sociale, soit ont une incidence indirecte sur les États membres à travers d’autres domaines de l’action publique. Alors que la recherche en sciences politiques s’est beaucoup intéressée à la MOC sur les retraites, l’analyse présentée ici montre que différents instruments de type législatif existent. L’intervention européenne dans ce domaine est très dynamique, comme en témoignent plusieurs arrêts fondamentaux rendus par la CJUE. L’analyse montre également que la politique européenne relative aux personnes âgées fait appel, en dehors de la MOC sur les retraites, à d’autres instruments de coordination. Un bilan des données empiriques et théoriques les plus pertinentes permet de tirer les conclusions ci-après.
31La politique européenne relative aux personnes âgées est née environ vingt ans avant ce que l’on considère généralement comme le point de départ de la MOC sur les retraites (2001). Sa nature a évolué au fil du temps, les tentatives de mise au point d’une véritable politique dans le domaine des personnes âgées ayant été abandonnées au profit d’une approche qui fait appel à une diversité d’instruments, de la réglementation des services financiers aux mesures sur la libre circulation, le droit du travail et l’égalité de traitement. Chacun de ces instruments est né dans une arène particulière, avec des acteurs différents et des objectifs spécifiques. La question de savoir si la politique européenne relative aux personnes âgées aurait évolué différemment si les États membres s’étaient entendus pour adopter de véritables instruments sociaux plus ambitieux à un stade antérieur – par exemple, un deuxième programme d’action en faveur des personnes âgées qui aurait abouti à la mise au point d’autres instruments (contraignants) – reste ouverte.
32Dans le droit-fil de cette observation, il importe de souligner que les influences exercées sur les politiques nationales de retraite, y compris sur les mesures relatives à la transition entre vie active et retraite, ne sont pas claires et sont en partie contradictoires (c’est le cas de la jurisprudence sur l’égalité de traitement et l’emploi). Un récent Livre vert sur les pensions tente d’intégrer d’autres mesures pour améliorer la cohérence des différents instruments européens existants – par exemple pour tenir compte des préoccupations économiques et sociales suscitées par les retraites – à une MOC distincte.
33Notre analyse montre que l’influence des instruments européens de coordination censés favoriser des réformes dans le domaine des retraites ou de l’emploi des travailleurs âgés est généralement surévaluée. En revanche, on ne perçoit souvent pas à quel point l’Union européenne encadre la marge de manœuvre des États dans ce domaine, à travers les instruments législatifs qui protègent les droits individuels et interdisent la discrimination liée à l’âge ou les dispositions sur la liberté de mouvement des capitaux et des personnes. Enfin, le présent article n’a fait qu’aborder les limites que l’Union économique et monétaire impose aux politiques nationales de retraite. Il est fort probable que les considérations budgétaires constituent le principal biais par lequel l’Union européenne influence les politiques nationales dans le domaine du vieillissement, comme la crise l’a démontré de façon encore plus tangible.
34Bien qu’au niveau national les politiques relatives aux personnes âgées soient généralement considérées comme relevant de la sphère sociale, au niveau européen, les instruments de la politique économique et du marché ont une forte incidence sur la nature et le contenu de la politique conduite par l’Union européenne dans ce domaine. Les intérêts et les acteurs en présence et les bases offertes par les traités favorisent l’adoption d’instruments qui privilégient les aspects économiques par rapport aux aspects sociaux et l’implication d’une multitude d’acteurs (nouveaux) par rapport à une démarche corporatiste. S’agissant des acteurs, la politique européenne relative aux personnes âgées est aux antipodes de ce que l’on sait de la formation des États-providence nationaux, liée à la construction des États et à l’identification de classe. Il s’ensuivra vraisemblablement une modification de l’équilibre des pouvoirs entre les acteurs et les intérêts en présence au niveau national.
35Enfin, on peut légitimement penser que cette évaluation ne doit pas s’appliquer qu’à la politique relative aux personnes âgées. Elle pourrait vraisemblablement s’appliquer à d’autres domaines de la politique sociale, comme les soins de santé. Dans ce domaine aussi, de nombreuses initiatives législatives jouent un rôle dans la gouvernance européenne, que ce rôle soit direct (dispositions relatives à la mobilité des patients, aux soins dispensés à l’étranger, par exemple) ou indirect (lutte contre la discrimination et prestation de services). Comme dans le cas de la politique européenne relative aux personnes âgées, ces initiatives révèlent l’existence de différents acteurs, arènes, intérêts et lignes de fracture. De façon plus générale, nous pourrions donc conclure en préconisant l’adoption d’une approche plus large, dans le cadre de laquelle la gouvernance européenne est analysée comme un processus complexe, parfois contradictoire et par nature politique.
Notes
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[*]
Responsable du groupe de recherche Schumpeter, Centre de recherche en sciences sociales de Berlin (Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung, WZB).
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[1]
Une précédente version de cet article a été publiée en ligne sous le titre “Deconstructing EU old age governance”, European Integration Online Papers, Special Mini-Issue 1/16 (2012). Je remercie les participants au colloque de Berlin sur les politiques sociales et au cycle de conférences Rescaling the welfare state (centre Marc-Bloch, Berlin), les collaborateurs au projet GUSTO, ainsi que Bernd Schulte pour les échanges intéressants que nous avons eus et pour leurs commentaires précieux. Je remercie aussi Jacob Düringer, pour l’aide qu’il m’a apportée dans mes recherches. L’aide financière accordée dans le cadre du septième programme-cadre de l’Union européenne et la bourse Schumpeter octroyée par la Fondation Volkswagen ont été particulièrement appréciées.
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[2]
Cet article a été écrit en anglais. Isabelle Croix l’a traduit en français.
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[3]
La présente recherche a été conduite dans le cadre d’un projet plus vaste (http://ec.europa.eu/research/social-sciences/projects/398_en.html), pour lequel il a été volontairement décidé de ne pas tenir systématiquement compte de l’UEM dans l’analyse des politiques européennes mises en œuvre en matière de personnes âgées. Il a néanmoins été démontré que l’UEM entrave la capacité des États membres à conduire des politiques macroéconomiques contracycliques, parce qu’elle limite les budgets et dépenses qui peuvent être consacrés à la protection sociale (voir, par exemple, Featherstone, 2005). Qui plus est, elle joue un rôle dans le recul et la réforme des systèmes de retraite, en particulier de ceux qui ne comportent qu’un pilier (Hering, 2006).
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[4]
Pour préserver l’anonymat, nous désignons ces entretiens par « COM1 », « ONG2 », etc.
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[5]
Par souci de clarté, nous renvoyons à la CJUE dans l’ensemble du texte, même si, dans certains cas, l’appellation Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) serait plus exacte d’un point de vue historique.
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[6]
La coordination des régimes nationaux de sécurité sociale (1612/68/CEE) fait également partie des premiers instruments européens de politique sociale utilisés dans le domaine des personnes âgées. Bien que cet instrument vise expressément les retraites, il a une influence potentielle limitée dans la mesure où l’objectif est de tendre à la comparabilité des régimes sans agir sur les politiques nationales.
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[7]
L’Allemagne et le Royaume-Uni s’y sont opposés par principe, l’Allemagne pour bloquer tout programme de dépenses et le Royaume-Uni pour ne pas créer de précédent en matière de programmes d’action.
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[8]
Il faut toutefois noter que, dans des affaires ne portant pas sur la mise à la retraite d’office, la CJUE a considéré que les différences de traitement liées à l’âge étaient injustifiées (voir, par exemple, l’arrêt Andersen [C-499/08], qui a condamné un employeur à verser l’indemnité de licenciement prévue par la loi, bien que le salarié ait atteint un âge suffisant pour faire valoir ses droits à la retraite).
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[9]
Les régimes de retraites complémentaires français (ARRCO et AGIRC pour les salariés), légalement obligatoires, ne sont pas considérés au sens du droit de l’Union comme des régimes complémentaires, mais comme des régimes obligatoires de sécurité sociale.
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[10]
Les documents officiels ne donnent pas de définition claire du « vieillissement actif », mais soulignent que cette notion a donné son nom à l’année européenne 2012 (proclamée Année européenne du vieillissement actif).
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[11]
Le processus de réforme a finalement été engagé du fait que les plans de sauvetage de la Grèce subordonnaient l’octroi de l’aide financière à l’instauration d’un système à deux piliers, le premier consistant en une pension de base (forfaitaire) accordée sur une base annuelle et le second en une pension contributive calculée sur la base des revenus d’activité perçus pendant l’ensemble de la vie active.