CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

« Le dialogue social européen est une force favorisant la promotion du changement à travers sa gestion positive permettant de contribuer à regagner les conditions du plein-emploi. Il peut apporter des réponses adaptées, parce que porteuses de nouvelles flexibilités et de nouvelles sécurités, aux grands enjeux d’aujourd’hui. »
Communication de la Commission européenne, Le dialogue social européen, force de modernisation et de changement, COM (2002) 341 final du 26 juin 2002, p. 12.

1Les 24 et 25 novembre 2011, les partenaires sociaux européens [1] célébraient à Varsovie les vingt ans de l’accord conjoint signé le 31 octobre 1991, base des procédures dites du « dialogue social ». Loin des pratiques souvent difficiles à caractériser lorsqu’on évoque les échanges entre des acteurs politiques, économiques et sociaux autour des questions qualifiées d’intérêt général, les articles 152 à 155 du traité de Lisbonne définissent ainsi de manière explicite les dispositifs de négociation et de consultation des partenaires sociaux européens (Jobert, 2008). Cette reconnaissance renforce le processus d’intégration des organisations professionnelles dans le maillage institutionnel communautaire, à qui les pouvoirs publics délèguent dans le domaine social la capacité de produire des normes pouvant être dotées d’un statut légal [2] – compétence que pourrait envier le Parlement européen (Balme et Chabanet, 2001). La Commission européenne justifie régulièrement ce pouvoir par la capacité supposée des partenaires sociaux européens de négocier des compromis allant dans le sens d’une « modernisation » du marché du travail (CE, 2002). Bien que scientifiquement discutable, le terme de « modernisation » désigne le mouvement de mise en cause des institutions salariales basées sur le modèle de l’« emploi à vie », perçu comme source de rigidité et de segmentation du marché du travail. À cet égard, si la question du marché du travail européen a été traitée pendant longtemps uniquement à travers la double liberté de circulation des travailleurs et d’installation des entreprises, on note une inflexion dans le discours communautaire depuis les années 1990. Le discours des pouvoirs publics européens passe progressivement de la promotion d’un marché du travail unique à celle d’un marché du travail efficace, ce qui implique une vision partagée ainsi que des recommandations en faveur de nouvelles formes de sécurité, compatibles avec l’exigence de mobilité des travailleurs et des entreprises.

2En théorie, la question d’une régulation des relations d’emploi au niveau communautaire ne pourrait que s’imposer alors que l’intégration économique européenne réduit considérablement l’autodétermination des États membres en matière de politiques sociales. Dès les premières heures du dialogue social européen, les partenaires sociaux ont d’ailleurs saisi cette opportunité afin de justifier l’extension de leur champ d’intervention, tendant à vérifier l’hypothèse formulée en son temps par Jean-Daniel Reynaud selon laquelle la régulation sociale s’engouffre dans « l’effritement des engagements stables » (Reynaud, 1980).

3Dans cet article, on se propose d’analyser le rôle du dialogue social européen dans le travail de redéfinition normative de la relation d’emploi en Europe. En somme, d’étudier son « autonomie » qui, à l’instar de la légitimité de l’action publique, doit être examinée sous l’angle des procédures mobilisées, du niveau d’engagement des acteurs et de leur capacité à mettre en œuvre de manière effective les normes produites (Duran, 2010). Cette étude s’inscrit dans le débat plus général portant sur le devenir de la régulation communautaire des relations d’emploi. Les critiques sur la méthode ouverte de coordination (MOC) ou le dialogue social, qui portent souvent sur les modalités (juridiquement non contraignantes) de régulation, le déplacement du centre de gravité de la politique sociale (réalisation du « plein-emploi » et non plus défense d’un « socle de droits ») et la transformation du rôle des acteurs sociaux qui s’ensuit, nous semblent davantage déterminantes dans l’analyse de l’effectivité du dialogue social européen, d’autant plus en l’absence de volonté politique de considérer le marché du travail européen comme un espace d’intervention sociale proprement communautaire.

4Cette démonstration passe dans un premier temps par la caractérisation du « contexte structurel » (Strauss, 1978) dans lequel s’inscrit le dialogue social à l’heure de la stratégie de Lisbonne. En effet, le choix de recourir à un instrument particulier de régulation n’obéit pas à de simples préoccupations d’optimalité fonctionnelle : il relève de stratégies de lutte entre acteurs. Deux épisodes particulièrement structurants dans l’activité des partenaires sociaux sont par la suite étudiés : la définition des « principes communs de flexicurité [3] » et la négociation de l’accord-cadre sur les « marchés du travail inclusifs [4] ». Dans le premier cas, il s’agit d’évaluer le rôle d’acteurs sociaux dans un débat qui constitue leur cœur de métier, notamment dans les États membres où les institutions de concertation sociale occupent une place centrale (Danemark, Pays-Bas, Autriche). Dans le second, l’étude de la transposition au niveau national de l’accord-cadre signé en mars 2010 permet d’analyser la diffusion du travail de délibération effectué par les partenaires sociaux concernant les « défis clés » du marché du travail européen, en somme d’évaluer la portée du dialogue social européen intersectoriel.

[Encadré 1]. Méthodologie

Cet article repose sur la mobilisation d’enquêtes menées depuis 2008 dans le cadre d’un doctorat de sociologie. afin d’analyser l’intégration des partenaires sociaux européens au sein du processus décisionnel communautaire, ainsi que le sens de leur engagement, trente-quatre entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de représentants syndicaux et patronaux nationaux (exerçant généralement des responsabilités au niveau communautaire), de fonctionnaires de la direction générale emploi et affaires sociales (DG V) de la commission européenne, d’euro-parlementaires et de consultants experts, au cours de trois périodes clés. D’abord en automne 2008, alors que le débat autour de la flexicurité battait son plein. puis au printemps 2010, lors de l’officialisation de l’accord sur les marchés du travail inclusifs, afin de revenir sur les conditions de négociation. enfin en automne 2011, une fois connus les premiers bilans concernant la transposition de l’accord. les conclusions de cet article s’appuient également sur l’abondante littérature publiée par les institutions communautaires (commission, parlement, conseil économique et social, comité pour l’emploi, Fondation de Dublin…).

La « modernisation » du marché du travail comme prérequis au plein-emploi

5La politique sociale communautaire est régulièrement qualifiée de parent pauvre de la construction européenne, du fait notamment de sa longue subordination à la seule réalisation de l’intégration économique (Streeck, 1995 ; De Schutter, 2006). Au risque de négliger une dimension sociale qui n’a cessé de s’élargir au gré des traités successifs, ainsi que l’existence d’un « acquis social communautaire ». Ce dernier, bien que sans commune mesure avec son homologue national, se caractérise par une certaine « cumulativité » à la fois temporelle et géographique (Gœtschy, 2007) : dans un contexte de dérégulation des droits sociaux nationaux, l’acquis communautaire n’est pas remis en cause et s’étend même à chaque élargissement.

6Aux trois principaux domaines de la réglementation sociale européenne – liberté de circulation des travailleurs, égalité de traitement hommes-femmes, dispositifs de santé-sécurité – s’ajoutent un ensemble de règles directement liées aux mutations des marchés du travail, édictées sous l’impulsion du projet de marché intérieur. Ainsi, aux phénomènes de restructurations économiques et de multiplication dans les législations nationales des statuts d’emploi répond un socle de droits relatifs à l’information et à la consultation des travailleurs afin d’associer leurs représentants aux décisions de l’entreprise (Laulom, 2005) et à l’encadrement des formes d’emploi atypique [5].

Un marché du travail européen « flexible et inclusif »

7Les premières initiatives d’ampleur sur la question de l’emploi remontent aux années 1970, autour notamment des conférences tripartites (Commission, gouvernements nationaux et partenaires sociaux). Cette thématique ne devient toutefois prédominante au sein de la politique sociale de l’Union qu’avec l’introduction du titre « Emploi » dans le traité d’Amsterdam de 1997, annonçant la stratégie européenne pour l’emploi (SEE) et les objectifs de la stratégie de Lisbonne en faveur de “more and better jobs”. Dans un contexte de montée régulière du chômage, le manque d’efficacité du marché du travail européen est régulièrement invoqué par la Commission pour expliquer le déficit de croissance comparativement à la situation des États-Unis, notamment depuis la publication du Livre blanc « Croissance, compétitivité, emploi » de 1993. Les systèmes de protection sociale, tout comme les législations en matière de protection de l’emploi, sont ainsi pointés du doigt pour leur incapacité à prendre en considération des bouleversements aussi conséquents que la mondialisation des échanges, le vieillissement démographique ou encore la conciliation des vies familiale et professionnelle. Lors du Sommet de Lisbonne de 2000, le Conseil européen formalise donc cette préoccupation, en incitant les États membres à approfondir le processus de réformes économiques et sociales, afin d’atteindre les objectifs ambitieux fixés pour l’horizon 2010 [6].

8Derrière le terme « stratégie » se cache en réalité un consensus qui concerne davantage la finalité – “more and better jobs” – que les moyens. En effet, le processus de Lisbonne est le fruit de compromis sans cesse renouvelés entre, schématiquement, la tendance dite « néolibérale » et celle « social-démocrate » sur le degré d’intervention publique souhaitable pour assurer la cohésion sociale (Barbier, 2008). On note cependant l’apparition d’un consensus autour de la recherche d’un marché du travail compétitif, condition nécessaire pour atteindre le plein-emploi sans recourir aux « solutions » keynésiennes que constituent les politiques de relance perçues comme inflationnistes. D’ailleurs, les conditions du pacte de stabilité, en interdisant les déficits publics supérieurs à 3 % du PIB et le contrôle de la politique monétaire par une Banque centrale européenne indépendante (dont le seul objectif officiel est la préservation de la stabilité des prix), limitent considérablement les marges de manœuvre des États. Le remplacement progressif du « taux de chômage » par le « taux d’emploi » comme principal indicateur de performance illustre la transition d’une logique de lutte contre le chômage à celle basée sur la création d’emplois (Salais, 2004), ainsi qu’un accent porté davantage sur les institutions encadrant le marché du travail.

9Le ralentissement de la croissance économique incite néanmoins le Conseil européen, lors du Sommet de Bruxelles de mars 2004, à prendre acte de l’impossibilité d’atteindre les objectifs de Lisbonne. À ce titre, il mandate la Commission pour mettre en place une task force chargée d’examiner les principaux obstacles se dressant sur la voie d’une amélioration de la situation de l’emploi en Europe. Le second rapport Kok de novembre 2004 invite ainsi les États membres à mettre en œuvre « des réformes structurelles visant à rendre les marchés du travail plus souples et le travail plus attrayant, à prolonger la vie active et à développer les ressources humaines ». Le rapport souligne la nécessité d’introduire davantage de flexibilité dans le fonctionnement des marchés européens de l’emploi, tout en mettant en avant le besoin pour les travailleurs de « bénéficier de niveaux de sécurité appropriés » : en somme, de créer un marché du travail « flexible et inclusif » (Kok et al., 2004).

10Avec la stratégie de Lisbonne et l’ambition de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde », les réformes structurelles prescrites préfigurent un changement de représentation de l’espace communautaire, d’un objectif d’unification des marchés nationaux à celui de la constitution d’un marché européen efficace et garant de la cohésion sociale.

Le dialogue social européen autonome comme « contribution utile » à la stratégie de Lisbonne

11Le renforcement institutionnel du dialogue social, au gré des différents traités depuis celui de Maastricht en 1993, ne clôt pas pour autant le débat sur la légitimité de l’engagement des partenaires sociaux dans le processus de coproduction normative en matière sociale, d’autant plus que les années 2000 amorcent un tournant dans la gouvernance de l’Union. La publication d’un Livre blanc sur le sujet en 2001 (CE, 2001), précurseur d’une des initiatives phares de la Commission Barroso, “better regulation”, en est la traduction. Dans le même temps, le Sommet de Lisbonne de 2000 adoube la méthode ouverte de coordination (MOC), expérimentée dans le cadre de la SEE depuis 1997, comme mode de gouvernance privilégiée de l’Union en ce qui concerne la politique sociale (Gœtschy, 2004). Pour la Commission, la MOC a deux principaux avantages. Elle permet d’abord de contourner la réticence des États membres à déléguer de nouvelles compétences dans le domaine électoralement sensible de l’emploi. Ensuite, elle serait plus souple et plus adaptée à l’hétérogénéité au sein d’une UE qui s’apprête à accueillir dix nouveaux États membres que l’objectif d’harmonisation par le biais de la législation.

12C’est dans ce contexte que les partenaires sociaux officialisent une déclaration conjointe [7], quelques jours avant le conseil de Laeken de décembre 2001, dans laquelle ils réaffirment leur « rôle spécifique » dans la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne. Ils déclarent par ailleurs que, « dix ans après la conclusion de l’accord du 31 octobre 1991 et son intégration dans le traité, [il est] nécessaire d’approfondir des pistes de réflexion [dans le sens] d’un dialogue social plus autonome [afin d’apporter] une contribution utile à la stratégie européenne pour la croissance et l’emploi ». Les partenaires sociaux européens invoquent pour cela « la nature de leurs responsabilités, leur légitimité, leur représentativité ainsi que leur capacité à négocier des accords, [qui] donnent au dialogue social une place à part ». Par « pistes de réflexion », ces derniers entendent en fait très clairement la possibilité de conclure des accords-cadres « autonomes », c’est-à-dire non transformés en directive, mais directement transposés dans les droits nationaux suivant des procédures variées (législatives ou non), propres aux pratiques nationales (accord interprofessionnel ou sectoriel, loi négociée…). Il s’agit en réalité d’une option existant depuis Maastricht, mais qui n’avait pas été explorée jusqu’alors. Au demeurant, à rebours de la vision tacticienne du marchandage véhiculée par la théorie des jeux, cette évolution dans les pratiques confirme l’importance du « contexte structurel » dans lequel prend place la négociation (Strauss, 1978), en l’occurrence, la fin de l’âge d’or d’un instrument spécifique : la directive.

13Les implications de la voie autonome sont considérables pour les partenaires sociaux. En effet, lorsqu’un accord est transformé en directive par le Conseil, la Commission et la Cour de justice veillent à la transposition au niveau national et à son application. Alors que, dans le cas des accords autonomes, ce sont les partenaires sociaux européens qui doivent s’en assurer, ce qui leur confère un surcroît de responsabilité.

[Encadré 2] Le dialogue social européen

Le dialogue social européen désigne les rencontres entre les représentants syndicaux de la ces et patronaux de Businesseurope (ex-uNice) et de la ceep. cette méthode, explicitement définie par le traité (articles 152, 154 et 155 du traité sur le fonctionnement de l’union européenne [tFue]), doit être distinguée à ce titre des procédures de consultation et de concertation sociales qui pouvaient avoir lieu à la discrétion du conseil et de la commission dans les années 1960-1970.
Le dialogue social exprime également deux phénomènes distincts :
  • l’obligation pour la Commission de consulter les partenaires sociaux avant toute initiative sociale ;
  • et la capacité de ces derniers à signer des accords-cadres contraignants (et qui éventuellement peuvent être transformés en directives).
Souhaitant contrer une acception « fourre-tout » du dialogue social européen, les partenaires sociaux européens ont adopté lors de la déclaration de laeken de 2001 une définition « indigène » plus restrictive, en limitant le dialogue social européen aux seuls échanges bilatéraux (position qu’ils défendent systématiquement au cours des entretiens menés pour cette enquête).
Trois périodes (faisant consensus tant chez les spécialistes des relations professionnelles européennes que parmi les acteurs) peuvent être distinguées.
  • D’abord, celle de l’expérimentation (1985-1991), avec les entretiens de Val Duchesse sous l’impulsion de la commission Delors, qui entendait alors associer directement les partenaires sociaux à la production législative. il s’agit cependant d’un dialogue tripartite, sous l’égide de la commission.
  • La deuxième période, celle de la consolidation (1992-2001), découle de la signature de l’accord conjoint du 31 octobre 1991 par les partenaires sociaux européens, repris dans le protocole de la politique sociale annexé au traité de maastricht (afin de dépasser le veto britannique), puis définitivement intégré au traité d’amsterdam en 1997. les articles 138 et 139 du traité instituant la communauté européenne (tce) confèrent aux partenaires sociaux, en plus de leur participation au travail de délibération sociale, la possibilité de signer des accords européens dotés d’effets juridiques contraignants.
  • Enfin, depuis la déclaration commune de Laeken de décembre 2001, bien que le statut juridique du dialogue social n’ait guère changé, la pratique des acteurs indique une troisième période, celle de l’autonomie.
Chaque période voit émerger de nouveaux instruments de régulation (avis commun, accordcadre transformé en directive, accord-cadre autonome) qui se cumulent.

14Ainsi, après une période d’institutionnalisation puis de consolidation du dialogue social européen, sous l’impulsion notamment de la Commission Delors (Didry et Mias, 2005), les partenaires sociaux européens entendent diversifier cette méthode afin de répondre aux exigences nées de la multiplication des scènes délibératives. Ne perdons pas de vue que la définition des lignes directrices de la SEE (et plus généralement des grandes orientations de politique économique) avait pour conséquence indéniable de replacer le Conseil au cœur de la politique européenne. La déclaration des partenaires sociaux européens au cours de ce Sommet illustre donc leur volonté de s’adapter à cette nouvelle donne institutionnelle en étant force de proposition et d’expertise. Enfin, les partenaires sociaux invoquent l’élargissement à vingt-cinq puis à vingt-sept États membres et la complexification de la voie législative qui en découle pour justifier l’expérimentation de nouvelles procédures afin de déterminer les formes de régulation adaptées à la « gouvernance multiniveaux » communautaire.

15Au final, l’exigence d’un marché du travail plus performant, en termes quantitatif et qualitatif, apparaît en même temps que celle d’un dialogue social européen autonome, comme si leurs destins étaient liés : l’approfondissement du dialogue social implique une inscription sans faille dans la stratégie de Lisbonne, et le renforcement des partenaires sociaux permet en retour de négocier les réformes nécessaires au respect des objectifs de Lisbonne.

16Si la voie autonome a été particulièrement investie, avec dix accords (dont quatre au niveau interprofessionnel : sur le télétravail en 2002, sur le stress au travail en 2004, sur la lutte contre le harcèlement et les violences au travail en 2007 et sur les marchés du travail inclusifs en 2010), il ne faut pas perdre de vue la permanence du travail législatif. En effet, outre la révision en 2009 de l’accord sur le congé parental (le premier transformé en directive en 1996), quatre accords sectoriels ont été transformés en directive (sur le travail maritime, sur le temps de travail du personnel dans l’aviation civile, sur les conditions de travail des convoyeurs de fonds transfrontaliers ou encore concernant la prévention des blessures par objets tranchants dans le secteur hospitalier). Actuellement, les partenaires sociaux européens s’attellent au chantier de la révision de la directive temps de travail de 1993. L’essentiel de l’activité du dialogue social durant cette période a néanmoins consisté à adopter une série de textes non contraignants, dits « outils de nouvelle génération », comme des « codes de conduites », des « discussions conjointes » (comme en 2009 sur les implications des décisions de la Cour de justice sur les affaires Viking, Laval, Rüffert et Luxembourg), les « analyses conjointes » (par exemple celle de 2008 sur les « défis du marché du travail européen ») qui, contrairement aux discussions, livrent des recommandations, des « monitorings » et suivis d’accords-cadres autonomes, ou encore des « séminaires conjoints » (comme ceux de 2010 et 2011 sur l’analyse des instruments du dialogue social) [8].

Les chimères de la flexicurité

17De 2005 à 2008, l’épisode flexicurité a constitué le véritable centre de gravité de la SEE. À ce titre, il fait l’objet de nombreuses synthèses, sur lesquelles nous ne nous attardons pas. Celles-ci font notamment apparaître une instrumentalisation de cette notion, tant pour promouvoir au niveau communautaire les modèles nationaux respectifs (Barbier, 2010) que pour justifier au plan national des réformes sans grande cohérence européenne (Conter, 2011).

18La volonté de réformer en profondeur les règles de protection de l’emploi aurait pu conduire les pouvoirs publics communautaires à engager un travail de concertation privilégiée avec les partenaires sociaux sur ce thème. Telle fut en tout cas l’option choisie par le Danemark, les Pays-Bas et l’Autriche, autant d’États membres cités comme exemples de « stratégie gagnante » en termes d’approche de flexicurité. La méthode de consultation adoptée par la Commission fut en réalité tout autre.

La flexicurité comme concept mobilisateur

19La SEE stimule la diffusion d’un langage et de cadres cognitifs communs au sein des forums communautaires mêlant universitaires, partenaires sociaux, fonctionnaires européens et nationaux. Cela explique pourquoi un oxymore – la « flexicurité » –, promis au départ à une confidentialité académique, fut utilisé par la Commission européenne à partir de 2005 afin de donner une nouvelle impulsion à une stratégie de Lisbonne alors en difficulté. Le rêve d’un modèle social européen à même de réconcilier la compétitivité économique avec la cohésion sociale et de transcender les oppositions concernant les politiques économique et sociale de l’Union prend momentanément les traits d’un travailleur mobile et flexible s’insérant dans un environnement performant et protecteur qui serait l’incarnation de la flexicurité. Cette ambition doit inciter les États membres à rechercher un nouvel équilibre entre une plus grande flexibilité des relations contractuelles (afin de tenir compte tant de la réactivité des marchés que des nouveaux modes de vie) et une sécurité pour l’ensemble des salariés dans un contexte où la stabilité de l’emploi serait de plus en plus limitée [9].

20Même si la Commission se défend de soutenir un « modèle de flexicurité », les exemples du Danemark, des Pays-Bas et de l’Autriche sont régulièrement mis en avant [10]. Le succès de ces politiques de réformes du marché du travail est en outre opportun : aux premières heures de la SEE, la réussite d’États membres considérés comme appartenant au camp « social-démocrate » permet de justifier la volonté et la possibilité d’un « visage social » à la stratégie de Lisbonne. L’objectif du marché du travail « flexible et inclusif » pourrait trouver une réalisation crédible et opérationnelle. C’est à cette fin que la Commission entend proposer des pistes de réformes des droits sociaux nationaux (CE, 2006).

21Cette ambition a suscité un débat d’une grande ampleur qui a mobilisé l’ensemble des institutions communautaires. Le Livre vert de 2006 sur la « modernisation du droit du travail » (CE, 2006), qui ne correspond pourtant qu’à un instant du débat, a par exemple recueilli près de 500 contributions, provenant des gouvernements nationaux, des parlementaires nationaux et européens, des partenaires sociaux européens et nationaux, ainsi que des membres de la « société civile ».

22À cet égard, le contraste avec la lecture des « principes communs de flexicurité » (CE, 2007) n’est que plus saisissant. Ces derniers se fondent effectivement dans les nouvelles lignes directrices pour l’emploi, sans inflexion majeure concernant les conclusions de la révision de la stratégie de Lisbonne effectuée en 2005. Au contraire, l’introduction de la notion de flexicurité est justifiée comme étant un moyen de respecter les objectifs établis par les rapports Kok. Par ailleurs, à nos yeux, l’absence totale de cette référence lors des premières mesures contracycliques, dont le partage du travail via les dispositifs d’activité réduite constitue même la norme européenne (Freyssinet, 2011), clôt le débat sur l’éventuelle influence de ces « principes communs » dans la conduite des politiques macroéconomiques.

Polycentricité et inertie

23L’échec du débat a rangé la flexicurité dans la catégorie des instruments de communication politique. Pourtant, les caractéristiques de la flexicurité reflètent une tendance récurrente de la gouvernance européenne : promouvoir des « concepts mous [11] », davantage destinés à susciter des espaces de dialogue qu’à offrir des réponses déterminées. Nul doute que le débat autour de la flexicurité réapparaîtra sous une autre forme. Un détour sur la conduite de cette controverse est à ce titre éclairant.

24Le discours de la Commission en faveur de la « sécurité dans l’emploi », plutôt que de la législation protectrice de l’emploi (entendu comme sauvegarde du poste de travail), est régulièrement considéré comme responsable de l’explosion du fragile consensus originel autour de la flexicurité. Le mode de consultation, en privilégiant les « groupes d’experts », favorise un traitement technique du débat, centré sur le bien-fondé de la finalité recherchée : le retour au plein-emploi et la réduction de la segmentation du marché du travail. L’analyse des conditions ayant permis les compromis nationaux cités comme modèles indique au contraire leur caractère fortuit et instable.

25Le Livre vert de 2006 constitue donc un moment charnière. D’abord, il indique la préférence de la Commission pour un élargissement des débats à d’autres interlocuteurs que les seuls partenaires sociaux européens concernant les questions d’emploi [12]. Certes, ces derniers sont continuellement associés au débat, mais ils sont concurrencés par d’autres « experts » du marché du travail. Cette situation est d’autant plus paradoxale que les réformes de flexicurité citées comme modèles (Danemark et Pays-Bas notamment) furent le fruit de négociations entre partenaires sociaux (Auer et Gazier, 2006). Les partenaires sociaux européens ont donc été contournés par des experts qui s’appuyaient sur des travaux de comparaison mettant en avant des pays dont le succès reposait justement sur la forte implication des organisations syndicales et patronales (Koster, 2008). Cette option est en fait cohérente avec l’actuel mode de gouvernance de l’Union européenne qui, après avoir privilégié l’outil législatif au début des années 1970 puis la négociation collective lors des années 1990, entend promouvoir une régulation plus souple : la MOC.

26Ensuite, le Livre vert annonce l’abandon d’une perspective législative européenne en matière de régulation de la relation d’emploi. En effet, à l’origine, l’unité Droit du travail de la DG V de la Commission en charge de cette consultation, souhaitant bénéficier de l’ouverture de la fenêtre médiatique autour de la flexicurité, en a profité pour ouvrir la boîte de Pandore de la régulation des « zones grises de l’emploi [13] ». Devant l’hostilité manifeste de BusinessEurope et de plusieurs États membres à ce projet de “floor of rights” (« socle de droits »), une seconde version, s’inspirant davantage du cadre cognitif des rapports Kok, a été rédigée, ce qui réoriente considérablement les débats. Or, en tranchant en faveur du « droit à l’employabilité », la Commission cristallise une opposition hétéroclite, regroupant – ironie de l’histoire – les deux principales coalitions « libérale » et « régulatrice » (Mailand, 2010), qui invoquent à tour de rôle le principe de subsidiarité pour vider de sa substance un projet de réforme guère soutenu par les autres institutions communautaires (Parlement, CESE, Conseil). Par ailleurs, la CES, traditionnel soutien des initiatives en matière de législation sociale, regrette ainsi un contenu déséquilibré en faveur des mesures de flexibilité (Keune et Jepsen, 2007), ce qui l’amène à refuser progressivement l’emploi du terme flexicurité. Des États membres comme l’Allemagne (qui assurait par ailleurs la présidence au plus fort du débat au printemps 2007) et la France entendent quant à eux défendre la logique de la protection de l’emploi, mise à mal par la Commission, qu’ils estiment être la compensation à la diversité des formes flexibles contractuelles. Au final, ce trop-plein d’acteurs concurrents, cette « polycentricité » (Commaille et Jobert, 1998), se traduit par une inertie qui suscite des interrogations sur le devenir de l’Europe sociale.

27Loin de contribuer à une mobilisation en faveur de la stratégie de Lisbonne, la flexicurité épuise donc les acteurs sociaux et les États membres dans des débats byzantins, ce qui incite la Commission à abandonner cette notion. Le caractère régulièrement défini comme « flou » de la flexicurité s’explique ainsi par ces reconfigurations et dilutions progressives au détriment de toute ambition régulatrice. Cependant, l’impossible accord sur les formes de sécurité contribue à affaiblir les réflexions sur l’effectivité des droits sociaux en Europe (Supiot, 1999) au profit de la promotion du plein-emploi et des politiques d’« employabilité ». Or, plus qu’une simple modification sémantique, ce glissement augure d’une attention accrue aux institutions du marché du travail, sources de rigidités potentielles, plus qu’au statut des travailleurs. Il ne s’agit plus de garantir aux salariés des compensations sociales à l’approfondissement de l’intégration économique, mais de redéfinir le sens même des droits sociaux, de plus en plus liés aux exigences de performance économique.

Le rendez-vous manqué de l’accord-cadre « marchés du travail inclusifs » ?

28Le récent accord-cadre sur les marchés du travail inclusifs (MTI) est la manifestation la plus aboutie de l’ambition du dialogue social européen à contribuer directement au processus de réformes communautaires. Cet accord, qui décline un ensemble de mesures visant à améliorer les capacités des individus à intégrer, à se maintenir et à progresser sur le marché du travail, propose de s’intéresser au temps long des trajectoires professionnelles, ainsi qu’aux environnements cognitifs et institutionnels adéquats à l’ambition d’un marché du travail « flexible et inclusif ».

Un processus de délibération

29Le processus de délibération sur le marché du travail est en réalité constitutif du dialogue social européen (Mias, 2009). Des avis communs des années 1980 sur l’organisation du travail et l’introduction des nouvelles technologies aux accordscadres de la décennie 1990 sur l’encadrement de la relation d’emploi, l’horizon 2010 est marqué par un travail d’identification commune des obstacles à une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi en Europe. La volonté de dépasser le stade du constat en offrant un « éclairage [14] » aux pouvoirs publics communautaires et nationaux témoigne manifestement d’une ambition normative. C’est à ce titre que les déclarations conjointes ne sont pas considérées par leurs auteurs comme des « accords de seconde zone ». Comprendre le dialogue social européen suppose ainsi de s’interroger sur les conditions qui permettent la rédaction de tels textes conjoints, au moment où ces mêmes acteurs s’affrontent dans le cadre du débat sur la flexicurité.

30En octobre 2007, les partenaires sociaux européens s’accordent sur une analyse conjointe des « défis clés du marché du travail », qui pose les bases d’un « diagnostic partagé » afin d’adresser un ensemble de « recommandations » aux pouvoirs publics nationaux et communautaires. Après plusieurs mois de tâtonnement, ils s’entendent au cours de l’été 2008 sur le lancement d’un processus d’accord-cadre autonome sur les « marchés du travail inclusifs » (MTI). À l’origine, la CES voulait traiter de la « formation tout au long de la vie » et BusinessEurope des « groupes désavantagés ». Le choix en faveur du terme « inclusion » n’intervient que tardivement (quelques mois à peine avant le début des négociations officielles), mais il permet de donner l’impression que la négociation se déroule sur terrain neutre, tout en envoyant des signes à la Commission de la volonté des partenaires sociaux de contribuer au développement d’une thématique au cœur de la stratégie de Lisbonne [15].

31L’accord autonome sur les MTI, signé lors du Sommet social tripartite de Bruxelles du 25 mars 2010 après quatorze mois de négociation (d’octobre 2008 à décembre 2009), franchit un nouveau palier. Les partenaires sociaux européens ne se limitent pas à des recommandations auprès des pouvoirs publics, mais engagent directement leur responsabilité, y compris à l’égard de publics davantage représentés par les institutions d’intermédiation et d’insertion (notamment organisées au niveau européen par le réseau des ONG contre la pauvreté, European Anti-Poverty Network).

32Au-delà des mesures préconisées, comme l’adoption de « plans de développement des compétences individuelles », ou encore le renouvellement des méthodes de recrutement, dont l’effectivité ne peut être évaluée avant la fin du délai de trois ans de transposition au niveau national, deux éléments retiennent notre attention concernant le processus d’autonomisation du dialogue social européen. D’abord, la continuité avec l’analyse conjointe de 2007, mais également le cadre d’actions pour le « développement des compétences et des qualifications tout au long de la vie » signé en mars 2002. À ce titre, l’accord-cadre sur les MTI résulte bien d’un long processus de délibération qui a rythmé les différents programmes de travail des partenaires sociaux européens. Ensuite, la prise de distance avec certaines thématiques communautaires négativement connotées : alors que l’analyse conjointe comportait un chapitre sur la flexicurité, ce terme n’apparaît pas une seule fois dans l’accord-cadre.

33Par ailleurs, contrairement à la SEE, qui contribue régulièrement à affaiblir la convention d’emploi en privilégiant la performance quantitative – à travers l’impérieuse augmentation des taux d’emploi – par rapport aux critères de qualité de l’emploi (Salais, 2004), l’accord sur les marchés du travail inclusifs constitue un texte normatif [16] de référence portant sur une réforme globale du marché du travail. L’identification des obstacles au développement des MTI se détache par exemple des explications psychologisantes convoquées par la théorie du « chômage volontaire » et participe au contraire à la consolidation de certaines thématiques, contre les discriminations ou en faveur du principe de formation tout au long de la vie, mobilisables au niveau national. Alors que cet accord aurait pu être vecteur d’« arrangements contractuels », entendus comme la possibilité de proposer des contrats de travail pouvant déroger au régime de droit commun, afin de favoriser l’inclusion de groupes défavorisés dans le marché du travail, le CDI à temps plein demeure le contrat de référence pour les partenaires sociaux européens. En cela, cet accord s’inscrit dans le prolongement des directives encadrant l’usage des formes d’emploi atypique. Ainsi, la définition de tels cadres cognitifs par les représentants européens syndicaux et patronaux concernant le fonctionnement du marché du travail représente sur le papier des ressources non négligeables pour leurs homologues nationaux dans la perspective des futures réformes de politique d’emploi.

Une absence de réponse coordonnée face à la crise

34Conformément à l’article 155.2 du traité de Lisbonne, l’accord-cadre sur les MTI doit être mis en œuvre selon « les procédures et les pratiques propres aux partenaires sociaux dans les États membres » dans un délai de trois ans. L’articulation avec la dynamique de négociation nationale est à ce titre capitale. Or, les entretiens avec les membres du comité du dialogue social (CDS), instance bipartite de suivi des textes contractuels, révèlent une grande réticence des partenaires sociaux de plusieurs États membres à porter conjointement ces thématiques dans un contexte de sérieuse contraction de l’emploi et de plans d’austérité. Ainsi, le bilan d’activité du CDS adopté en juin 2011 mentionne la rédaction d’un rapport conjoint dans seulement treize des vingt-sept États membres. En outre, ces derniers révèlent une grande hétérogénéité dans le travail de transcription : trois rapports affirment ainsi d’emblée que l’accord-cadre n’a toujours pas été traduit dans la langue nationale. Enfin, pour la plupart, ces rapports s’apparentent davantage à un travail de valorisation de l’activité nationale, au sein de laquelle l’apport communautaire est difficilement mesurable. De l’aveu même des personnes en charge du suivi de l’accord, confrontées à la crise économique avant même que le processus de négociation s’achève, l’activité de transposition s’est trouvée absorbée par les négociations autour des plans de relance nationaux.

35S’il est trop tôt pour effectuer de manière sérieuse un bilan, même provisoire, les premiers retours témoignent d’une grande souplesse de la part des partenaires sociaux nationaux dans l’interprétation de cet accord. Plus que la forme même de l’accord (autonome et non transformé en directive), la cause proviendrait de son contenu, du fait qu’il décline une série de « mesures données à titre d’exemples ». Il s’agissait en réalité de la condition sine qua non posée par BusinessEurope pour s’engager dans un processus de négociation (la confédération patronale souhaitant avant toute chose mettre à disposition de ses affiliés des « instruments pratiques » afin qu’ils puissent sélectionner les « bonnes pratiques » qui leur paraissent les plus appropriées). Si, à l’instar de Simon Deakin (De Schutter et Deakin, 2005), il convient de considérer le rôle des accords collectifs européens moins par ce qu’ils prescrivent que par les opportunités qu’ils offrent (au plan national et sectoriel), force est de constater que pour l’instant, avant tout perçu comme une boîte à idées, l’accord sur les MTI n’apparaît pas comme un instrument de régulation cohérente permettant d’infléchir les dynamiques nationales que l’accord entendait pourtant modifier.

36Dans le même temps, la Commission européenne publiait une évaluation concernant la transposition du deuxième accord-cadre autonome sur le stress au travail (dans un domaine, celui de la santé-sécurité au travail, sur lequel l’UE a le plus légiféré). Au-delà des conclusions mesurées – caractéristiques de l’expertise communautaire – sur la capacité des accords autonomes à développer des « instruments effectifs de prévention », le rapport soulignait l’absence d’égalité de traitement sur le sujet (CE, 2011). D’une part, seuls dix-sept États membres l’avaient transposé dans un cadre légal ou conventionnel contraignant : six l’ont fait par accord non contraignant et quatre ne l’ont même pas encore adopté. D’autre part, douze États membres (dont la France) n’auraient pas exploité suffisamment le potentiel de l’accord. De façon officieuse, la Commission a d’ailleurs fait savoir aux partenaires sociaux européens qu’elle envisageait de produire une directive sur le sujet.

Conclusion

37L’implication des partenaires sociaux européens dans le processus de « modernisation » du marché du travail illustre une certaine créativité en termes de procédures. Au demeurant, elle démontre une capacité d’adaptation non négligeable face à l’émergence de nouvelles méthodes de gouvernance privilégiant l’incitatif au législatif. La permanence sur la longue durée d’un travail de délibération permet par ailleurs aux partenaires sociaux européens de s’accorder sur une vision commune des réformes à conduire dans les prochaines années, sur des questions aussi sensibles que les modalités de recrutement, de formation ou encore de progression de carrière. Cependant, l’examen de l’épisode flexicurité, et plus récemment de la négociation de l’agenda « UE 2020 », révèle une conception instrumentale du dialogue social européen par le Conseil et la Commission, confinant parfois les partenaires sociaux à un rôle de soutien et de mise en œuvre d’objectifs qu’ils peuvent au mieux amender. Le dialogue social européen est-il pour autant « en panne » ? L’analyse du contexte structurel apporte deux éléments permettant à cet égard de reconsidérer cette question.

38Tout d’abord, la montée en puissance des thèmes du « plein-emploi » et des politiques d’employabilité éclipse progressivement les exigences en termes de qualité d’emploi et plus généralement celles autour du « socle de droits », pourtant au cœur des négociations au cours des années 1990. Or, ce retournement se caractérise par une certaine dématérialisation des revendications sociales au nom de principes généraux, comme un « haut niveau d’emploi », ou la « cohésion sociale », à l’effectivité incertaine. D’autant plus que la SEE se traduit par un pilotage national de la politique de l’emploi dans lequel l’intervention et le suivi des partenaires sociaux européens sont limités. Enfin, les premières évaluations de l’accord-cadre sur les MTI montrent combien l’articulation entre le travail de délibération effectué au niveau européen et les dynamiques nationales est limitée. Si elle n’a pas disparu, la capacité des partenaires sociaux européens à s’inscrire dans un processus de production réglementaire (au niveau sectoriel comme interprofessionnel) est donc réduite, d’autant plus qu’il s’agit bien souvent d’un travail de réactualisation d’anciennes directives.

39Au vu du bilan des accords-cadres autonomes, un renforcement des structures du dialogue social s’impose. Cet effort ne devra pas seulement répondre au problème, sensible, de l’extrême faiblesse des relations contractuelles parmi plusieurs « nouveaux entrants », mais porter également sur l’articulation entre les partenaires sociaux européens, d’un côté, leurs affiliés et les pouvoirs publics nationaux, de l’autre.

40Au final, le rôle du dialogue social européen est à la hauteur de la volonté de réguler le marché du travail européen comme un espace proprement communautaire. Or, cette panne de régulation n’est pas sans conséquence dans un contexte où les récents arrêts de la Cour de justice de l’Union (Viking, Laval, Rüffert et Luxembourg) érodent les ordres publics nationaux. Alors que la faible traduction législative depuis une décennie est souvent considérée comme le signe d’un essoufflement du dialogue social européen, le problème de légitimité du dialogue social européen semble avant tout la conséquence de l’abandon d’une ambition politique en matière sociale de l’Union en général et de la Commission en particulier – institution qui, historiquement, jouait un rôle d’impulsion majeur (Didry et Mias, 2005).

Notes

  • [*]
    Agrégé de sciences économiques et sociales, ATER au CNAM, membre du laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE).
  • [1]
    La Confédération européenne des syndicats (CES), BusinessEurope (principale confédération patronale), le Centre européen des entreprises à participation publiques (CEEP) et l’Union européenne de l’artisanat et des petites et moyennes entreprises (UEAPME).
  • [2]
    Cf. encadré 2.
  • [3]
    Néologisme né de la contraction de deux notions : flexibilité et sécurité. On privilégie ce terme à ceux de « flexi-sécurité » ou de « flex-sécurité » par pure convention, les institutions communautaires employant celui de « flexicurity ».
  • [4]
    Néologisme d’inspiration anglo-saxonne, le terme inclusion se présente comme un antonyme « positif » de l’exclusion. Par ailleurs, tout comme l’exclusion est abordée comme un processus davantage que comme un état, l’inclusion approche la trajectoire professionnelle (rentrer-rester-progresser) dans son ensemble.
  • [5]
    Directives sur les contrats à temps partiel de 1997, à durée déterminée de 1999, d’intérim en 2008, et accord-cadre autonome sur le télétravail en 2002.
  • [6]
    Taux d’emploi global de 70 %, de 60 % pour les femmes et de 50 % pour les 55-64 ans.
  • [7]
    Dans le jargon communautaire, le terme « conjoint » correspond aux textes bipartites (syndicat-patronat).
  • [8]
    L’ensemble des textes négociés dans le cadre du dialogue social européen est consultable sur: http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=521&langId=fr
  • [9]
    Même si Christophe Ramaux (2006) souligne en réalité que l’ancienneté moyenne dans l’emploi augmente, du fait de la fragilisation de la mobilité volontaire dans un contexte de crise économique.
  • [10]
    Ce qui conduit par exemple les Danois à « découvrir » qu’ils faisaient de la flexicurité, plus de dix ans après l’engagement des réformes d’activation des politiques d’emploi à partir de 1992.
  • [11]
    En référence au concept d’« idéologie molle » développé par Bruno Jobert dans son étude sur Le Tournant néolibéral.
  • [12]
    Préférence durable sous la Commission Barroso : la tenue en novembre 2011 d’une « conférence de haut niveau » sur la flexicurité a ainsi failli se dérouler sans la présence des partenaires sociaux.
  • [13]
    Cas des faux travailleurs indépendants et des salariés en emplois atypiques, ne profitant pas des protections de droit commun ; ce qui remet explicitement en cause les politiques « non maîtrisées » de flexibilisation des relations contractuelles.
  • [14]
    Ce terme revient systématiquement lors des entretiens avec les responsables syndicaux et patronaux pour justifier cette pratique, régulièrement critiquée pour son absence de concrétisation juridique.
  • [15]
    Depuis le renouvellement de la Commission Barroso en 2009, l’expression « inclusion » est même accolée au titre de la DGV (Emploi, affaires sociales et inclusion).
  • [16]
    Bien que n’ayant pas juridiquement la force d’un accord-cadre transformé en directive, les engagements sont théoriquement plus forts que de simples recommandations.
Français

Alors que le dialogue social européen fête les vingt ans de sa reconnaissance institutionnelle, sa légitimité est actuellement confrontée au défi d’une authentique capacité de régulation. Le débat communautaire sur la « modernisation » du marché du travail, en posant la question des nouvelles formes de sécurité compatibles avec l’exigence de mobilité des travailleurs, a été l’occasion pour les partenaires sociaux de justifier l’extension de leur domaine d’intervention et d’expérimenter de nouvelles procédures. Cependant, l’examen du débat autour de la flexicurité, ainsi que de la transposition de l’accord collectif sur les « marchés du travail inclusifs », indique à la fois une concurrence des partenaires sociaux européens dans le travail d’expertise sociale et une difficulté à traduire au plan national les compromis élaborés au niveau communautaire. Autant d’indices du problème de légitimité du dialogue social européen, qui révèle celui, plus général, de la politique sociale de l’Union ; l’absence de coordination européenne des plans de relance nationaux en étant l’expression la plus prégnante.

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Jean-Vincent Koster [*]
Agrégé de sciences économiques et sociales, il est actuellement attaché temporaire de recherche et d’enseignement (ATER) au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et membre du laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE). Il prépare un doctorat en sociologie à l’université Paris-Ouest Nanterre portant sur le rôle du dialogue social européen dans la fabrique de normes communes en matière de relation d’emploi.
  • [*]
    Agrégé de sciences économiques et sociales, ATER au CNAM, membre du laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/07/2012
https://doi.org/10.3917/rfas.121.0062
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