Introduction
1Le principe d’égalité de traitement européen a été découvert par la CJUE [1] et renforcé par les directives, règlements et traités successifs. L’histoire de ce principe suit le cours de l’intégration toujours plus croissante au sein de l’Union européenne. Ce principe a d’abord connu des applications limitées dans le domaine social. Les droits sociaux relèvent de domaines dans lesquels les États membres souhaitent conserver leur pleine compétence. En conséquence, le principe de subsidiarité, qui préserve la souveraineté des États face à l’action des institutions de l’Union européenne, a toujours constitué une limite sérieuse au déploiement d’un droit social européen. Dans ces conditions, les institutions européennes n’ont pu recourir qu’à des politiques de coordination ou d’harmonisation, dans lesquelles le droit communautaire définit des prescriptions minimales, applicables progressivement. Face à la compétence limitée de l’Union européenne, le principe d’égalité de traitement a été un instrument puissant de la construction d’un droit social européen. Plus particulièrement, la CJUE a su, d’une part, instrumentaliser l’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité pour abattre tous les obstacles érigés par les droits nationaux dans l’accès des travailleurs migrants aux droits sociaux ouverts dans l’État d’accueil. Ainsi la Cour a-t-elle permis une égalisation effective de l’accès à ces droits. Elle a, d’autre part, su élaborer une jurisprudence constructive en matière d’égalité homme-femme, qui a eu un impact considérable sur les droits nationaux de lutte contre les discriminations. Ces deux dispositifs de lutte contre les discriminations ont constitué les expressions principales du principe d’égalité de traitement en droit social de l’Union européenne. Aujourd’hui, certains arrêts de la CJUE esquissent un nouveau principe d’égalité de traitement. Dès lors, au-delà de la non-discrimination en raison de la nationalité et de l’égalité des sexes, ce principe embrasserait l’ensemble des droits sociaux garantis par le droit de l’Union européenne pour leur donner une nouvelle cohérence d’ensemble. Le principe d’égalité deviendrait alors la matrice du droit social de l’Union européenne. Il convient d’analyser cette transformation en cours, afin de mesurer ses impacts potentiels sur les droits nationaux.
Le principe d’égalité de traitement, vecteur dynamique du droit social de l’Union européenne
2Le principe d’égalité de traitement a été un instrument dynamique de la construction européenne. Néanmoins, l’apparente unité sous l’expression de la forme principielle contraste avec la diversité de ses applications. En effet, les deux premières expressions du principe d’égalité dans le domaine social ont été la non-discrimination en raison de la nationalité, qui constitue le bras armé de la libre circulation des personnes, et l’égalité entre les hommes et les femmes.
Un principe fondamental du droit de l’Union européenne
3L’affirmation d’un principe général d’égalité en droit communautaire est avant tout l’œuvre de la CJCE. Cette reconnaissance lui permet d’imposer le respect du principe là où aucun texte ne le prévoyait (cf. CJCE, 19 octobre 1977, SA Moulins & Huileries de Pont-à-Mousson). Celui-là a vocation à embrasser l’ensemble du droit communautaire. Une telle consécration jurisprudentielle a deux avantages. Tout d’abord, le juge s’octroie une certaine liberté dans la détermination du contenu de ce principe qu’il a lui-même érigé. Ensuite, il l’utilise comme un élément structurant de l’ensemble du droit communautaire. Plus particulièrement, il constitue un des instruments essentiels d’incitation à l’intégration et à la construction du Marché commun. La lutte contre la discrimination à l’œuvre dans les premiers arrêts du droit communautaire vise, pour l’essentiel, à interdire aux États membres de maintenir ou de créer des normes qui favorisent leurs ressortissants par rapport aux ressortissants des autres États membres. Le principe d’égalité de traitement à l’œuvre en droit communautaire a avant tout servi à l’élimination de toutes mesures protectionnistes en faveur des nationaux.
4L’égalité de traitement fait figure de principe unitaire que sa consécration en principe général du droit communautaire par la CJCE conforte. Dès lors, ce principe constitue le fondement de toutes les règles de non-discrimination érigées au niveau de l’Union européenne. Ainsi le principe d’égalité de traitement permet-il de donner une assise à une diversité de règles et sert-il aussi à les élever au rang de droit fondamental européen. Le principe d’égalité se voit ainsi conférer la plus grande solennité et la plus grande force dans la hiérarchie des normes communautaires. Ce principe a permis à la Cour de censurer certaines dispositions de droit communautaire dérivé, c’est-à-dire des normes communautaires prises dans le cadre législatif européen. De la sorte, la Cour applique le principe d’égalité devant la « loi » européenne. Ce principe s’impose également à l’égard des États membres dans leur mission de mise en œuvre du droit de l’Union européenne. Ainsi, certains d’entre eux ont dû, pour se conformer au droit communautaire, dénoncer la convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur l’interdiction faite aux femmes de travailler la nuit. En effet, cette convention ne crée une protection qu’en faveur des femmes, à l’exclusion des hommes, et constitue à ce titre une discrimination sexuelle contraire au droit communautaire (cf. CJCE, 25 juillet 1991, procédure pénale contre Alfred Stoeckel, aff. C-345-89). L’interprétation par la Cour de l’égalité des sexes a amené nombre d’États membres à dénoncer l’application de la convention OIT sur leur territoire et à réformer leurs législations.
5Néanmoins, la force du principe d’égalité de traitement varie selon le degré d’intégration communautaire. Dans un domaine de compétence exclusive de l’Union européenne, le principe trouve son entière application. C’est par exemple le cas de la fonction publique européenne : les fonctionnaires des institutions européennes peuvent exiger l’octroi des mêmes avantages que leurs collègues au nom du principe d’égalité de traitement. En revanche, dans les domaines relevant de l’harmonisation ou de la coordination des droits, comme en matière sociale, le principe d’égalité de traitement ne trouve pas pleinement application, car les compétences sont partagées entre les institutions communautaires et nationales. Le principe ne s’imposera que pour autant que la question relève du droit de l’Union européenne. Il est donc contingent du degré d’intégration défini par le droit communautaire et du domaine de celui-ci. Ainsi, le caractère général du principe d’égalité de traitement en droit social doit être relativisé. Pendant longtemps, ce principe n’a pas connu d’application en dehors des cas où l’un des critères discriminatoires est mobilisé ou lorsqu’une directive affirme l’égalité entre deux catégories de salariés (comme celle entre salariés en CDI et CDD). Deux exemples permettent d’illustrer le caractère limité de son application en droit social.
- Tout d’abord, la Cour refuse de compléter la liste des critères discriminatoires définie au niveau européen. Ainsi, l’orientation sexuelle ne comptait pas parmi ces critères avant le traité d’Amsterdam, entré en vigueur le 1er mai 1999. Jusqu’à cette date, la CJCE a refusé de considérer l’orientation sexuelle comme un critère discriminatoire. Elle a également renoncé à tout contrôle de la différence de traitement ainsi opérée. En effet, il ne lui était pas nécessaire de reconnaître l’orientation sexuelle comme un critère discriminatoire, il suffisait de le traiter comme un critère de distinction, qui doit satisfaire aux exigences du principe d’égalité de traitement. Ce qu’elle n’a pas fait. Certes, si le juge communautaire avait agi de la sorte, il aurait considérablement étendu son domaine de compétence et toute différence de traitement aurait pu lui être soumise, bouleversant ainsi la répartition des compétences entre institutions communautaires et États membres. Cette considération a probablement dissuadé la Cour d’agir ainsi.
- Ensuite, le principe d’égalité de traitement connaît les mêmes limites que le droit communautaire. Une telle limite est particulièrement prégnante à propos de la « discrimination à rebours ». Celle-ci consiste en la mise en place par un État membre, en vertu d’une obligation communautaire, d’un dispositif juridique plus favorable aux ressortissants communautaires qu’à ses propres nationaux. Il se peut en effet que le droit de l’Union européenne reconnaisse aux travailleurs migrants des droits plus généreux que ceux prévus par le droit national pour ses nationaux. Or, ces derniers n’ayant pas exercé leur liberté de circulation ne sont pas dans le cadre d’application du droit de l’Union européenne et ne peuvent donc en réclamer le respect (dont la non-discrimination fondée sur la nationalité) à l’encontre de leur propre État. Le droit communautaire est impuissant face à une telle situation, car le droit national applicable aux nationaux n’est pas de son ressort. En effet, le national n’ayant pas exercé sa liberté de circulation ne peut invoquer, tant qu’il reste sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant, l’application du droit communautaire. Cette discrimination relève en réalité des droits nationaux eux-mêmes. Autrement dit, les conditions d’application du droit communautaire aboutissent à cette situation paradoxale : les ressortissants européens exerçant leur liberté de circulation peuvent, au nom du droit communautaire, exiger un traitement égal vis-à-vis des nationaux, en revanche les nationaux ne peuvent exiger une telle égalité de traitement qu’à l’encontre des autorités nationales et non des institutions de l’Union européenne. Face à une telle situation, le juge européen invite le juge national, sans pouvoir toutefois l’y obliger, à éliminer la discrimination à l’encontre des ressortissants nationaux sur le fondement de son propre droit interne (cf. CJCE, ord. 19 juin 2008, aff. C-104/08). Dans cette affaire, un moniteur de conduite souhaitait créer sa propre auto-école, mais les pouvoirs publics refusaient de lui octroyer une licence d’exploitation. Il se plaint que des moniteurs ressortissants d’autres États membres, dans la même situation, l’ont obtenue, au nom de leur liberté de circulation. Le droit national est plus favorable aux ressortissants européens non nationaux en raison de l’examen moins minutieux du dossier pour l’octroi de la licence. La Cour de justice de l’Union européenne affirme son incompétence en la matière, car c’est une situation purement interne, entre l’État membre et son ressortissant. La Cour prend néanmoins le soin de préciser qu’« il appartient à la juridiction nationale d’apprécier s’il existe une discrimination prohibée par le droit national et, le cas échéant, de déterminer comment celle-ci doit être éliminée ». Autrement dit, si l’élimination de la discrimination en cause ne relève pas du droit de l’Union, le juge national peut néanmoins mobiliser les règles du droit national pour le faire.
L’interdiction de la discrimination en raison de la nationalité : bras armé de la libre circulation des personnes
6L’affirmation des libertés de circulation des personnes, des marchandises, des prestations de services suppose l’élimination des obstacles frontaliers et des distinctions fondées sur la nationalité. La règle de non-discrimination en raison de la nationalité constitue donc un instrument indispensable de la réalisation de ces libertés fondamentales du droit de l’Union européenne.
7Une première difficulté surgit immédiatement : au nom de la non-discrimination, le juge européen doit déterminer le signifié du critère discriminatoire – la nationalité en l’occurrence – alors même que les conditions d’accès à la nationalité relèvent de la compétence exclusive des États membres. Le juge, dans l’application du droit communautaire, fait donc face à un paradoxe : il doit mettre en œuvre une règle de prohibition de recours à un critère dont il ne maîtrise pas la définition. Dès lors, il existe une tension entre le droit de l’Union européenne, compétent pour combattre de telles discriminations, et la « loi » d’habilitation qui réserve aux seuls États membres le soin de déterminer qui sont leurs nationaux. En aucun cas, la règle de non-discrimination n’habilite le juge européen à définir la nationalité, et notamment l’identité des ressortissants de l’Union européenne, en somme d’en définir la substance. La CJUE ne vise pas alors la substance du critère discriminatoire, c’est-à-dire ce qui fait la nationalité, mais sa forme substantivée. La démarche du juge est alors double. Tout d’abord, il construit une typologie formelle pour les besoins de la cause. C’est ainsi qu’il distingue les ressortissants européens, qui jouissent de la protection de la non-discrimination dès qu’ils exercent leur liberté de circulation, des nationaux et des ressortissants non européens. Ensuite, le juge européen ne cherche pas à savoir si la personne est de nationalité française, irlandaise ou ivoirienne, mais recherche plutôt ce qu’avoir une nationalité signifie et implique. Il ne se fonde pas alors sur les conditions d’acquisition de telle ou telle nationalité, mais plutôt sur les caractères attachés à la nationalité en tant que telle. C’est ainsi que, dans le cadre de la jurisprudence communautaire, un lien a été établi entre nationalité et résidence. Il est présumé que les nationaux habitent sur le territoire de l’État duquel ils sont ressortissants. Dès lors, poser la condition de la résidence sur le territoire national pour l’accès à un droit ou à un avantage social est un moyen pour l’État membre de favoriser ses propres ressortissants au détriment des non-nationaux européens.
8La seconde difficulté a concerné l’élaboration d’instruments efficaces pour l’élimination de tous les obstacles susceptible de dissuader les travailleurs d’exercer leur liberté de circulation. Dans un premier temps, le droit communautaire a appréhendé le travailleur migrant comme un agent économique. Dans ce cadre, la lutte contre la discrimination fondée sur la nationalité suppose que soient éliminées toutes distinctions entre nationaux et migrants communautaires dans le droit national de chaque État membre. Néanmoins, le juge communautaire a conféré une dimension téléologique à cette règle de non-discrimination : non seulement aucun dispositif national ne peut être fondé sur la nationalité pour exclure les ressortissants européens [2], mais le législateur national doit également éliminer toute mesure susceptible de dissuader l’exercice de la liberté de circulation. Dès lors, la CJUE contrôle dans un même mouvement le caractère non discriminatoire de l’énoncé des textes juridiques et leur mise en œuvre. Il ne s’agit donc pas uniquement d’éliminer toutes dispositions qui reposeraient sur une distinction fondée sur la nationalité, l’État d’accueil doit également veiller aux effets éventuels de ses dispositions sur la volonté des ressortissants communautaires migrants d’exercer leur liberté de circulation. Ainsi, dans l’arrêt Schöning (cf. CJCE, 15 janvier 1998, Kalliope Schöning-Kougebetopoulou contre Freie und Hansestadt Hamburg, aff. C-15/96), un médecin, employé en Allemagne, s’est vu refuser la prise en considération de ses années de travail effectuées en Grèce pour être classé à un niveau supérieur. La Cour condamne un tel refus. Cet arrêt institue en quelque sorte une carrière « européenne ». Dorénavant, il n’est plus possible, face à un travailleur migrant, de ne tenir compte que de sa vie passée sur le territoire de l’État d’accueil. En somme, la jurisprudence a tendance, au-delà des distinctions expressément fondées sur la nationalité, à considérer toute mesure qui ressort d’une logique nationale comme suspecte.
9Cependant, cette approche téléologique s’est avérée insuffisante pour éliminer toutes les règles qui peuvent dissuader la libre circulation des ressortissants européens. La Cour a alors élaboré un autre instrument pour repérer et condamner des phénomènes discriminatoires qui ne disent pas leur nom : c’est la discrimination indirecte. Celle-ci vise à repérer dans l’application de critères de distinction apparemment neutres, c’est-à-dire étrangers à la considération de la nationalité, un phénomène discriminatoire à l’encontre des non-nationaux. La reconnaissance de la discrimination indirecte se décompose en deux temps :
- tout d’abord, celui qui s’estime victime d’une discrimination doit démontrer une apparence de discrimination ;
- et, ensuite seulement, l’auteur de la mesure doit démontrer la légitimité de l’objectif poursuivi et la proportionnalité des moyens employés pour atteindre ce dernier.
10La première étape de cette reconnaissance peut être franchie à l’aide d’une comparaison entre l’impact du régime sur les nationaux et celui sur les ressortissants communautaires. La Cour évalue si les ressortissants communautaires migrants n’ont pas moins de chance que les nationaux de bénéficier de l’avantage ou du droit. Le juge s’intéresse au résultat de l’opération : est-ce que l’application du critère apparemment neutre aboutit à éliminer plus de ressortissants européens que de nationaux dans l’accès à l’avantage ? Certains critères, comme la résidence ou le lieu d’origine, sont intrinsèquement proches de la nationalité. La Cour en déduit alors que la simple énonciation du critère de la résidence dans l’accès à un avantage social suffit pour franchir la première étape du raisonnement (cf. CJCE, 7 mai 1998, Clean Car Autoservice GesmbH contre Landeshauptmann von Wien, aff. C-350/96). Dans ce dernier arrêt, la Cour s’appuie sur le « risque » discriminatoire. Elle n’établit pas matériellement, éventuellement au moyen de statistiques, que cette disposition défavorise les ressortissants communautaires migrants. Le phénomène discriminatoire n’a pas besoin d’être matériellement vérifié. Dans le domaine de la libre circulation des travailleurs, la présomption de discrimination indirecte repose sur une simple potentialité de la défaveur pour les travailleurs communautaires migrants.
11Une fois la présomption de discrimination établie, l’auteur de la mesure doit se justifier. Il doit démontrer que sa décision est fondée sur un objectif légitime et que les moyens utilisés afin d’atteindre le but poursuivi sont appropriés et nécessaires. La Cour affirme que les mesures doivent être « justifiées par des considérations objectives, indépendantes de la nationalité des travailleurs concernés, et (…) [doivent être] proportionnées à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national » (cf. CJCE, 23 mai 1996, John O’Flynn contre Adjudication Officer, aff. C-237/94).
12La notion de discrimination indirecte a été particulièrement mobilisée pour l’accès des ressortissants européens aux avantages sociaux distribués par l’État d’accueil. La lutte contre la discrimination a permis d’envisager le travailleur non plus seulement comme un opérateur économique, mais comme un être social situé, en référence à son environnement, à sa situation familiale… En effet, la jurisprudence ne réduit pas l’exercice de la liberté de circulation à la finalité économique poursuivie par le migrant : travailler dans l’État d’accueil et y percevoir une rémunération. Une telle approche a permis l’exportabilité de certains avantages sociaux. Ainsi subordonner l’octroi d’un avantage social à la résidence du travailleur dans l’État d’emploi constitue-t-il une discrimination fondée sur la nationalité contraire au droit communautaire. Cela s’applique même si l’avantage n’est pas directement lié au travail exécuté dans l’État d’activité, comme l’indemnisation, additionnelle des prestations chômage, des travailleurs agricoles en cas de mise en jachère des terres (cf. CJCE, 27 novembre 1997, Meints contre Minister van Landbouw, aff. C-57/96). Dorénavant, la Cour prend en considération toutes les implications que suppose la migration. En particulier, la jurisprudence est attentive à la famille du travailleur et à la possibilité pour celle-ci de le suivre et de vivre avec lui. La Cour a eu un rôle moteur pour assimiler non seulement le travailleur migrant aux travailleurs nationaux, mais également pour assimiler, autant que faire se peut, sa famille aux familles des nationaux. Ainsi, la fille d’un résident belge travaillant aux Pays-Bas est en droit d’obtenir une bourse d’études de ce dernier État, toute condition de résidence étant discriminatoire dès lors qu’elle n’est pas exigée pour les enfants des travailleurs nationaux (cf. CJCE, 8 juin 1999, C.P.M. Meeusen contre Hoofddirectie van de Informatie Beheer Groep, aff. C-337/97).
13La non-discrimination en raison de la nationalité a été l’instrument essentiel de la liberté de circulation des travailleurs. Elle a permis l’élimination des discriminations dans l’accès aux droits et avantages sociaux du travailleur et de sa famille. Plus encore, la Cour a su faire évoluer la conception du travailleur migrant d’un opérateur économique à un être social situé. Cette évolution a permis d’accompagner la construction de l’Union et l’intégration croissante en son sein et constitue la première étape vers la reconnaissance du citoyen européen. La nondiscrimination en raison du sexe diffère dans ses objectifs et dans son régime.
L’égalité des sexes
14Le dispositif de prohibition de la discrimination en raison du sexe a connu un destin singulier. Le traité de Rome instituant les Communautés européennes n’avait pas pour objet premier le droit social, mais la France avait le souci de se prémunir contre un éventuel « dumping social ». Elle craignait que certains de ses secteurs économiques ne subissent la concurrence d’entreprises ressortissantes des autres États membres, qui ne recrutaient qu’une main-d’œuvre exclusivement féminine, moins bien payée. La France a donc fait introduire dans le texte du traité une clause portant sur « l’égalité de rémunération entre hommes et femmes ». Si, au départ, cette clause s’inscrit dans une logique de régulation de la concurrence, l’interprétation de la CJCE lui a permis d’acquérir une dimension sociale. Cette clause a pris une telle importance, par le truchement du droit dérivé et de la jurisprudence, que la non-discrimination en raison du sexe constitue aujourd’hui l’un des piliers du droit social de l’Union européenne.
15L’interdiction de la discrimination entre les hommes et les femmes doit être inscrite en droit interne. L’application du droit de l’Union européenne n’est pas conditionnée ici à l’exercice d’une liberté de circulation, à l’image du dispositif antidiscriminatoire en raison de la nationalité. Le droit communautaire interdit ainsi de se fonder sur le critère du sexe des travailleurs en matière de rémunération, d’accès à l’emploi, de formation, de promotion professionnelle et de conditions de travail. La Cour a étendu l’application de la non-discrimination aux prestations sociales, dès lors qu’elles sont liées aux conditions de travail (cf. CJCE, 15 juin 1978, Gabrielle Defrenne contre Société anonyme belge de navigation aérienne Sabena, aff. 149/77). Précisément, en cette dernière matière, l’interdiction de discrimination directe fondée sur le sexe revient à éliminer les dispositifs animés d’une philosophie patriarcale, qui voient en l’homme le breadwinner et en la femme celle en charge des travaux domestiques. L’élimination des dispositifs qui reposent sur de tels stéréotypes pose de nombreux problèmes pour les pensions vieillesse [3]. En effet, nombre de femmes ont vu leurs carrières affectées par des interruptions de carrière longues ou des investissements moindres dans leur carrière au profit de celles de leurs maris ; leurs pensions sont alors réduites du fait de ces choix et elles risquent de voir cette situation amplifiée par l’élimination, au nom de la non-discrimination en raison du sexe, des dispositifs qui visaient à compenser leurs sacrifices passés. En outre, l’interdiction de la discrimination sexuelle pose également des problèmes de gestion aux organismes sociaux, car elle suppose l’élimination de toute considération fondée sur le sexe, notamment dans l’actuariat… Récemment, la CJUE a interdit l’utilisation de règles actuarielles fondées sur le sexe dans le calcul des assurances vie en Belgique (cf. CJUE, 1er mars 2011, Association belge des consommateurs Test-Achats ASBL et autres contre Conseil des ministres, aff. 236/09). Une telle orientation, appliquée en matière sociale, amplifie la défaveur consécutive aux carrières en dents de scie des femmes, d’autant plus que la CJUE a posé des conditions strictes pour mettre en place des actions positives. Ainsi, en matière de recrutement, la Cour n’admet la mise en place de quotas de recrutement de femmes qu’à condition que, à compétence égale, la priorité accordée aux femmes soit compensée par une clause dite d’« ouverture », qui permet de prendre en considération des motifs tenant à la personne d’un candidat masculin et qui puisse faire pencher la balance en sa faveur (cf. CJCE, 11 novembre 1997, H. Marshall c/Land Nordrhein-Westfallen, aff. C-409/95).
16Dès lors, la Cour a élaboré une approche spécifique de la discrimination indirecte, distincte de celle élaborée en matière de non-discrimination en raison de la nationalité. Dans son arrêt Jenkins (cf. CJCE, 31 mars 1981, J.P. Jenkins contre Kingsgate [Clothing Productions] Ltd, aff. 96/80), était contestée l’application aux travailleurs à temps partiel, groupe essentiellement composé de femmes, d’un taux de rémunération horaire plus faible que celui des travailleurs à temps complet. La discrimination est cachée derrière l’apparente neutralité de la distinction entre travail à temps partiel et à temps complet. Il appartient à la victime d’établir que le groupe défavorisé, en l’occurrence les travailleurs à temps partiel, est majoritairement composé de femmes. La discrimination indirecte repose alors avant tout sur un constat statistique selon lequel le groupe défavorisé est majoritairement composé soit de femmes, soit d’hommes.
17La première étape de la discrimination indirecte nécessite donc une recomposition des groupes, à l’aune de leur composition par sexe. Il est important de noter que le juge européen s’intéresse principalement à la composition sexuée du groupe qui subit le désavantage et non de celui qui en bénéficie. En somme, la composition des groupes n’a pas pour objet de démontrer que les deux groupes obtenus à la suite de l’opération de distinction aboutissent à ce que l’un soit exclusivement composé d’hommes et l’autre de femmes. La Cour recherche en vérité une correspondance entre la composition d’un des groupes et le sexe de ses membres, peu importe la diversité sexuelle qui peut exister dans l’autre groupe. La Cour exige alors des statistiques qui fassent apparaître des différences significatives. La Cour tire la présomption de discrimination du fait que le groupe subissant le désavantage est quasi exclusivement composé soit de femmes, soit d’hommes. Cette absence de mixité sexuelle conduit à penser que l’auteur de la mesure a opéré en réalité une distinction fondée sur le sexe. Néanmoins, la directive dite « refonte » (directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006), qui reprend et consolide l’ensemble des dispositifs du droit social de l’Union européenne de lutte contre les discriminations en raison du sexe, invite, par une définition large de la discrimination indirecte, les juges européens et nationaux à ne pas systématiquement faire reposer le constat d’une discrimination indirecte sur des statistiques. Autrement dit, les juges sont encouragés à traiter la discrimination indirecte telle qu’elle est appliquée au critère discriminatoire lié à la nationalité.
18Dans une seconde étape, dès lors que la présomption de discrimination est établie, il appartient à l’auteur de la mesure de se justifier. Le niveau d’exigence de justification imposé à l’employeur est variable selon les cas. Si le critère de distinction, apparemment neutre, est celui de l’ancienneté ou de l’expérience, il est présumé par la Cour comme étant objectif en lui-même. En revanche, il n’en est pas de même pour le critère de distinction entre temps partiel et temps complet qui, au fil de la jurisprudence de la CJUE, apparaît de plus en plus comme un critère suspect. La Cour a donc renforcé les exigences de justification dans ces affaires. Par exemple, à propos de la possibilité pour les salariés du secteur public de bénéficier, une fois atteint un certain âge, d’un régime de travail à temps partiel, la Cour affirme : « Il appartient à la juridiction nationale de déterminer [si le dispositif est étranger à toute discrimination] en tenant compte de la possibilité d’atteindre, par d’autres moyens, les objectifs poursuivis par la disposition en cause […]. De simples affirmations générales concernant l’aptitude du régime en cause à promouvoir l’embauche ne sauraient suffire à démontrer que l’objectif de la disposition litigieuse est étranger à toute discrimination fondée sur le sexe ni à fournir des éléments permettant raisonnablement d’estimer que les moyens choisis sont ou pourraient être aptes à la réalisation de cet objectif » (cf. CJCE, 11 septembre 2003, Erika Steinicke contre Bundesanstalt für Arbeit, aff. C-77/02). Il résulte de cet arrêt qu’il ne suffit pas que les moyens employés puissent satisfaire à la réalisation de l’objectif affiché ; l’auteur de la mesure doit rechercher parmi tous les moyens dont il dispose celui qui impliquera le moins d’effets défavorables à l’égard d’un groupe d’hommes ou de femmes. La Cour incite ainsi l’auteur à se soucier de la réalisation de son objectif, en tenant compte des éventuels effets discriminatoires.
19Toutefois, le droit communautaire réserve certains cas où il est possible de fonder une décision sur le sexe du travailleur. Il en est ainsi des professions pour lesquelles le sexe est une exigence professionnelle véritable et déterminante (mannequin, acteur…). De même, le statut protecteur des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes (cf. directive 92/85/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, qui fait actuellement l’objet d’une proposition de directive qui porterait notamment le congé maternité à dix-huit semaines) ne constitue pas une discrimination à l’encontre des hommes. Cette directive confère un certain nombre de droits à la travailleuse dans le cadre de la relation de travail. Elle bénéficie du maintien de la rémunération et de l’interdiction de licenciement pendant sa grossesse et son congé maternité. En outre, la santé fait l’objet d’une prise en charge particulière au travers de mesures de sécurité et d’hygiène particulières, comme l’interdiction du travail de nuit, l’interdiction d’exposition à des agents ou conditions de travail dangereux.
20L’affirmation du caractère fondamental du principe d’égalité de traitement a surtout eu pour fonction en droit social de l’Union européenne d’asseoir une base solide aux deux dispositifs de lutte contre les discriminations en raison de la nationalité et du sexe. Ce fondement a permis au juge communautaire l’élaboration d’une jurisprudence constructive et le déploiement de ces deux dispositifs dans des logiques qui leur sont propres. Néanmoins, aujourd’hui apparaissent des exigences et des concepts nouveaux à même de faire éclore un principe d’égalité de traitement véritablement matriciel.
Vers un principe matriciel du droit social de l’Union européenne
21Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont le chapitre 3 est consacré à l’égalité, s’impose aux institutions de l’Union européenne et à ses États membres. L’article 9 du traité sur l’Union européenne consacre le principe d’égalité entre les citoyens européens. Ces nouveaux fondements peuvent constituer l’occasion pour la CJUE d’approfondir son œuvre de construction du principe d’égalité de traitement pour en faire un véritable principe matriciel. Dans une telle perspective, le principe d’égalité de traitement n’a pas vocation à créer d’avantage en soi, mais bien plutôt d’encadrer la production normative et la mise en œuvre des normes communautaires. Il est un cadre pour les autres droits, déterminant notamment les conditions d’accès aux avantages et droits sociaux. Cette mutation, esquissée par certains arrêts, du principe d’égalité de traitement s’insère dans un contexte de pluralisme juridique, dans lequel ce principe doit être articulé avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et les droits nationaux. Cette mutation, sans méconnaître les nécessités de l’articulation entre les différents ordres juridiques, s’inscrit dans deux mouvements de fond qui traversent le droit social de l’Union européenne. Tout d’abord, un nouveau fondement est apparu avec le concept de la citoyenneté sociale européenne. Par ailleurs, le principe d’égalité de traitement européen s’exprime au travers de nouvelles règles de non-discrimination, notamment en raison du handicap ou de l’âge, qui renouvellent le concept même de non-discrimination au niveau européen.
L’articulation des différents principes d’égalité
22Le principe d’égalité de traitement de l’Union européenne est en concurrence avec d’autres expressions de l’égalité. Au moins deux ordres juridiques doivent être articulés avec les dispositifs communautaires.
23D’une part, le traité de Lisbonne prévoit l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Une fois les accords d’adhésion conclus – les négociations sont en cours –, l’Union européenne sera soumise aux exigences de cette convention et au contrôle de la CEDH, qui siège à Strasbourg. Dès lors, la définition du principe d’égalité de traitement de l’Union européenne doit prendre en considération cette exigence à venir, afin d’être conforme au droit du Conseil de l’Europe. Toutefois, en matière d’égalité en droit social, cette adhésion risque de ne pas constituer une révolution : les deux Cours ont soigneusement évité tout conflit entre les deux ordres européens, la CJUE reconnaissant comme principes généraux des droits et libertés garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; la CEDH, de son côté, a reconnu la spécificité de l’ordre juridique de l’Union européenne et a jugé légitimes les différences engendrées par le droit communautaire entre ressortissants européens et ressortissants étrangers non européens.
24D’autre part, le principe d’égalité de traitement de l’Union européenne doit être articulé avec les expressions de l’égalité en droit national. La CJUE a réussi à diffuser les concepts forgés au sein des dispositifs antidiscriminatoires en raison de la nationalité et du sexe. La discrimination indirecte en est une illustration patente, car elle a été reprise aussi bien par la CEDH que par les juridictions nationales, comme la Cour de cassation et le Conseil d’État en France.
25Dans son articulation avec le droit national français, une divergence peut néanmoins se faire jour. En effet, la CJCE affirme depuis longtemps que le principe d’égalité de traitement « veut que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié » (cf. CJCE, 20 septembre 1988, royaume d’Espagne contre Conseil des Communautés européennes, aff. 203/86). La définition du principe d’égalité de traitement de l’Union européenne est, à l’instar de la jurisprudence de la CEDH, « bilatérale » : c’est-à-dire que le juge contrôle aussi bien les différences de traitement que les traitements identiques de situations pourtant différentes. Les juges français, en revanche, n’opèrent que le premier de ces contrôles. À l’instar du Conseil d’État, les juridictions nationales considèrent que « le principe d’égalité n’implique pas que des personnes se trouvant dans des situations différentes soient soumises à des régimes différents » (cf. CE, 8 mai 1981). Dans une décision récente, la CJUE a mis en œuvre ce contrôle que les juges français refusent d’effectuer. Des parents de jumeaux contestaient le fait de bénéficier du même nombre de jours de congé parental que des parents d’enfant né seul. Le juge européen affirme sur le fondement du principe d’égalité de traitement que le législateur national, dans la transposition de la directive européenne, doit mettre en place un régime de congé parental qui assure aux parents de jumeaux un traitement qui tienne dûment compte de leurs besoins particuliers (cf. CJUE, 16 septembre 2010, Zoi Chatzi contre Ypourgos Oikonomikon, aff. C-149/10). Autrement dit, à une situation différente (avoir des jumeaux) doit correspondre un traitement différent (régime de congé parental spécifique). Cette décision est d’importance à un double titre. Tout d’abord, c’est la première fois que le juge communautaire applique le principe d’égalité de traitement en dehors des règles de non-discrimination – tout du moins en droit social. Ensuite, le juge européen a bien mis en avant la situation spécifique des parents de jumeaux : « il ne saurait être nié que la tâche que représente l’éducation de jumeaux implique plus d’efforts et, donc, n’est pas comparable à la garde d’un seul enfant, il ne saurait, non plus, être méconnu que le fait que les jumeaux grandissent et se développent de manière parallèle implique des effets de synergie et que, par conséquent, la tâche que représente leur éducation n’est pas nécessairement comparable à celle que requiert l’éducation de deux enfants d’âges différents ». En définitive, la situation des parents de jumeaux ne connaît pas d’équivalent, à tel point qu’il est nécessaire d’élaborer un régime spécifique pour tenir compte de leur particularité. Toute la difficulté est alors de déterminer les situations qui présentent une spécificité telle qu’elles nécessitent un traitement propre, distinct des situations voisines.
26L’affirmation du principe d’égalité de traitement dans le droit social de l’Union européenne n’engendrera certainement pas de conflits avec la CEDH. En revanche, son caractère « bilatéral » est d’ores et déjà en contradiction avec le droit français. Une période de conflit risque alors de s’ouvrir entre les juges français et la CJUE. Face aux épreuves du pluralisme des ordres juridiques, la CJUE dispose avec la citoyenneté européenne d’un nouveau concept qui légitime une conception matricielle du principe d’égalité de traitement.
Égalité et citoyenneté sociale européenne
27Selon l’article 9 du traité sur l’Union européenne : « Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre. La citoyenneté de l’Union s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas. » La citoyenneté, aujourd’hui, n’est plus seulement le socle des droits civils et politiques, mais également le fondement d’un statut au sein duquel est garanti le respect des droits fondamentaux du citoyen. Ainsi, l’accès du ressortissant migrant à des prestations sociales servies par un autre État membre que celui dont il a la nationalité peut désormais être justifié par le statut de citoyen européen.
28Le droit social de l’Union européenne s’inscrit parfaitement dans cette perspective. Il a permis, par le dispositif de lutte contre les discriminations en raison de la nationalité, de lever les barrières à l’accès aux droits sociaux auprès de l’État d’accueil. Plus précisément, le concept juridique de citoyenneté européenne a été un puissant levier d’égalisation entre ressortissants communautaires et nationaux, au-delà des seuls travailleurs. L’affirmation et la diffusion de la citoyenneté sociale se concrétisent essentiellement par l’élimination de distinctions fondées sur la nationalité, ce qui permet d’étendre les droits sociaux aux ressortissants communautaires migrants. Le principe d’égalité de traitement est aujourd’hui un instrument au service de la citoyenneté sociale européenne. Lorsqu’un État membre met en place ou crée un droit social, la citoyenneté européenne permet au ressortissant européen migrant présent sur le territoire de cet État d’avoir, en principe, un accès à ce droit ou cet avantage social égal à celui des nationaux. Ce faisant, la citoyenneté européenne crée une solidarité par-delà les appartenances nationales.
29La référence à la citoyenneté européenne parachève le mouvement du droit social communautaire qui s’émancipe de la vision du travailleur migrant comme un agent économique, pour le considérer comme un être humain à part entière. Ainsi, dans l’arrêt Martinez Sala (cf. CJCE, 12 mai 1998, aff. C-85/96), la requérante, de nationalité espagnole vivant en Allemagne, avait sollicité une allocation d’éducation en faveur de son enfant. Au moment de la demande, elle n’était pas en possession d’un titre de séjour, mais seulement de documents attestant que la prorogation de son titre de séjour était sollicitée. Sa demande fut rejetée au motif que l’intéressée ne possédait ni la nationalité allemande, ni une autorisation de séjour, ni un titre de séjour. La CJCE établit alors un dispositif de rattrapage : si la requérante ne peut revendiquer le droit social en application de la législation communautaire, elle peut subsidiairement en réclamer le bénéfice au titre de sa citoyenneté européenne. À compter de cet arrêt, le droit à la non-discrimination fondée sur la nationalité devient un droit propre du citoyen européen et non plus seulement le prolongement de la liberté de circulation. Dans cette perspective, l’affirmation de la citoyenneté européenne est en passe de devenir le socle d’un véritable principe matriciel d’égalité de traitement de l’Union européenne. Ainsi la mise en œuvre de la non-discrimination en raison de la nationalité ne sera-t-elle plus seulement lue au travers de la liberté de circulation des personnes et de la levée de tous les obstacles susceptibles d’entraver celle-ci. Dorénavant, la citoyenneté européenne garantit le respect d’un certain nombre de droits fondamentaux, notamment sociaux.
30Dans deux arrêts récents, la CJUE a esquissé le rôle de la citoyenneté européenne dans la jouissance des droits fondamentaux. Dans l’arrêt Zambrano (cf. CJUE, 8 mars 2011, aff. C-34/09) était en cause le droit au séjour de ressortissants colombiens, donc non européens, parents d’un enfant né sur le territoire d’un État membre, dans lequel la nationalité s’acquiert par le « droit du sol ». La Cour européenne a alors considéré que la naissance de l’enfant sur le territoire national suffisait pour que l’enfant ait la citoyenneté nationale et donc la citoyenneté européenne. Celle-ci garantit à l’enfant le respect de ses droits européens fondamentaux, dont le respect à la vie privée et le droit au séjour sur le territoire de l’État dans lequel il est né. Or, la Cour considère que le refus de séjour opposé non aux enfants eux-mêmes, mais à leurs parents, emportera que les enfants « se verront obligés de quitter le territoire de l’Union pour accompagner leurs parents ». En conséquence, le refus de séjour des parents entraîne purement et simplement l’impossibilité pour l’enfant de jouir de son droit au séjour sur le territoire de l’Union européenne. La Cour applique le même raisonnement à propos du refus d’autorisation de travail accordée aux parents : la personne en charge des enfants est dès lors privée « des ressources nécessaires pour subvenir à ses propres besoins et à ceux de sa famille », ce qui aboutirait à obliger les enfants à quitter le territoire avec leurs parents. Cet arrêt illustre le rayonnement de la citoyenneté européenne : les droits des enfants citoyens européens nécessitent l’octroi d’un droit au séjour et d’une autorisation de travail à leurs parents, ressortissants non européens. Dans cette espèce, les droits des parents sont des droits dérivés des droits des enfants. Il est possible d’imaginer qu’un tel mécanisme de droit dérivé puisse être appliqué non pas seulement au droit au séjour, mais également à des droits sociaux. Néanmoins, un second arrêt relativise la portée de l’arrêt Zambrano. Il s’agissait d’une ressortissante irlandaise, dont l’époux, ressortissant jamaïcain, n’a pas vu son séjour régularisé dans l’État d’accueil où ils habitaient ensemble (en l’occurrence au Royaume-Uni, cf. CJUE, 5 mai 2011, McCarthy, aff. C-434/09). La Cour a considéré qu’aucun élément dans la situation de la requérante « ne fait apparaître que la mesure nationale en cause au principal aurait pour effet de la priver de la jouissance effective de l’essentiel des droits attachés à son statut de citoyenne européenne ou d’entraver l’exercice de son droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres ». La combinaison des deux arrêts illustre que le statut de citoyen européen garantit seulement l’effectivité des droits fondamentaux européens. L’exercice des droits au séjour et de subvenir aux besoins des enfants est étroitement dépendant de ceux de leurs parents, il n’en est pas de même de l’épouse vis-à-vis de son époux…
31Enfin, le principe d’égalité de traitement connaît un renouvellement dans le domaine de la lutte contre la discrimination.
Un renouvellement du droit antidiscriminatoire ?
32Le dispositif communautaire de lutte contre les discriminations n’est plus, aujourd’hui, restreint aux critères du sexe et de la nationalité. À la suite du traité d’Amsterdam, la liste des critères discriminatoires a été enrichie des critères de la race ou de l’origine ethnique, de la religion ou des convictions, du handicap, de l’âge et de l’orientation sexuelle. C’est une règle d’habilitation, qui donne compétence à l’Union européenne pour définir une politique antidiscriminatoire, dont l’adoption est enfermée dans des règles procédurales strictes. La Commission européenne a su saisir l’occasion d’événements dans la vie politique autrichienne (l’arrivée au pouvoir d’un parti populiste en 2000) pour faire adopter deux directives rela tives aux nouveaux critères discriminatoires. La première (directive 2000/43 du 19 juillet 2000) est relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique. Elle s’étend à de nombreux domaines : travail, emploi, éducation, avantages sociaux, soins, logement, etc. La seconde directive, du 27 novembre 2000 (2000/78), porte création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. À l’exception du « sexe », de la nationalité et de la « race ou de l’origine ethnique », qui font l’objet de dispositifs spécifiques, tous les autres critères de discrimination sont visés par cette directive, mais uniquement dans un secteur précis : l’activité professionnelle. C’est un texte dit « horizontal », car le texte n’est pas seulement opposable aux réglementations nationales, mais également à toutes « pratiques », englobant ainsi les rapports entre personnes privées. La Commission européenne souhaite aujourd’hui pousser plus avant la construction du dispositif européen de lutte contre les discriminations et porte une proposition de directive qui étendrait ces directives de 2000 à d’autres domaines que l’emploi : les avantages sociaux, l’éducation et l’accès aux biens et services (proposition du 2 juillet 2008, COM (2008) 426).
33L’application des deux directives de 2000 a été l’occasion pour la CJUE de renouveler le droit antidiscriminatoire, sans renier les acquis des législations et jurisprudences relatives à la nationalité et au sexe. Il est à noter de surcroît que la Cour a reconnu récemment la possibilité d’agir à l’encontre d’une personne qui discrimine, alors même qu’il n’y a pas de victime identifiée. Il s’agissait d’un employeur qui affirmait dans une interview qu’il ne recrutait pas de salariés « allochtones », car ses clients leur refusaient l’accès à leur domicile. La Cour a admis qu’il était possible de poursuivre l’employeur sur le fondement de ses seules paroles, sans avoir à identifier des candidats qui auraient été écartés de manière discriminatoire à l’occasion du processus d’embauche (cf. CJCE, 10 juillet 2008, Centrum voor gelijkheid van kansen en voor racismebestrijding c. Firma Feryn NV, aff. C-54/07).
34En revanche, les règles relatives à la non-discrimination en raison du handicap ou de l’âge renouvellent le concept même de discrimination. Elles ne sont en effet pas essentiellement fondées sur une logique de prohibition, c’est-à-dire sur l’interdiction faite aux États membres ou aux employeurs de fonder leurs décisions sur le critère discriminatoire. Au contraire, ces dispositifs antidiscriminatoires autorisent la prise en considération des critères qu’ils visent, mais l’invocation de ces critères demeure fermement encadrée. À titre d’illustration, un employeur, qui reçoit une personne handicapée candidate à l’embauche, ne peut faire comme si le handicap n’existait pas. Au contraire, dans une telle situation, l’employeur est dans l’obligation de tenir compte du handicap afin de rechercher si des « aménagements raisonnables » sont envisageables, compte tenu tant du handicap que du poste. Bien loin de se voir interdire toute prise en considération du handicap, l’employeur a l’obligation d’étudier le cas spécifique du candidat handicapé qui se présente à lui. Il apparaît donc que l’employeur ne peut ignorer le handicap de la personne candidate, mais au contraire qu’une telle ignorance serait constitutive de discrimination, car non justifiée. Contrairement aux critères de la « race » et du sexe, pour lesquels l’employeur est tenu à une obligation de « cécité », en matière de handicap il est astreint à une obligation de « conscience ».
35La non-discrimination en raison de l’âge est quant à elle soumise à un contrôle de la justification. L’article 6 de la directive du 27 novembre 2000 prévoit que « des différences de traitement fondées sur l’âge ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires ». La directive réduit donc les justifications possibles aux politiques sociales. La CJUE a affirmé que les États membres ne peuvent procéder par affirmation générale. Ils doivent être en mesure de démontrer, éventuellement sur la base de statistiques, en quoi la distinction opérée favorise l’emploi de telle ou telle catégorie (seniors ou jeunes ; cf. CJUE, 21 juillet 2011, Gerhard Fuchs et Peter Köhler contre Land Hessen, aff. C-159/10 et C-160/10).
36Face à la diversité des règles de non-discrimination, qui varient d’un critère discriminatoire à l’autre, la CJUE est face à un défi : va-t-elle définir une notion et un régime unifiés de la non-discrimination ?
37Le principe d’égalité de traitement constitue d’ores et déjà l’un des éléments essentiels de la citoyenneté européenne. Dans un même mouvement, il fonde chacune des règles de non-discrimination et esquisse une solidarité dans l’accès aux droits sociaux fondamentaux par-delà les frontières. À n’en pas douter, le principe d’égalité de traitement sera un élément dynamique de la définition du statut social du citoyen européen.
Notes
-
[*]
Ingénieur d’étude rattaché au laboratoire IRERP/université Paris-Ouest Nanterre-La Défense.
-
[1]
Par convention de langage, nous viserons par « CJUE » la Cour de justice de l’Union européenne, nouvelle dénomination de la Cour depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, et par « CJCE » la Cour de justice des Communautés européennes, sa dénomination précédente. Par ailleurs, nous utiliserons indistinctement, par commodité de langage, droit communautaire et droit de l’Union européenne.
-
[2]
Ce n’est que dans certains domaines spécifiques comme l’accès à l’aide et à l’assistance sociale, l’accès à certains emplois de l’administration publique ou en matière de droit au séjour (en cas d’atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou à la santé publique) que le législateur national peut maintenir une différence de traitement entre ressortissants nationaux et européens.
-
[3]
Actuellement est pendante devant la CJUE une contestation d’un ancien fonctionnaire français qui s’est vu refuser la bonification pour enfant, car la loi du 22 décembre 2003 impose une interruption d’activité d’au moins deux mois. Il invoque une discrimination indirecte, car les femmes bénéficient automatiquement de cette bonification en raison de l’interruption d’activité au cours de leur congé maternité (cf. Amédée, aff. 572/10).