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La santé à cœur ouvert. Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin, sous la direction de Marcel Drulhe et François Sicot, Toulouse, presses universitaires du Mirail, 2011

1Les ouvrages présentant en langue française les apports de la sociologie de la santé sont peu nombreux. La publication de La santé à cœur ouvert. Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin est donc bienvenue. Cet ouvrage emprunte au manuel le style didactique et l’ambition de couvrir un champ de recherche, mais il peut être considéré comme une contribution originale par son approche et sa trame éditoriale. D’abord, la santé est abordée, au-delà des repères classiques de la sociologie médicale (institution/professions/maladie), en termes de « configurations sociétales de santé » qui traduisent des changements sociaux plus généraux. L’emprunt à Norbert Elias du concept de configuration n’est pas anecdotique, il exprime le souci des auteurs d’évoquer à la fois les équilibres relativement stables des systèmes et des comportements et l’interdépendance des acteurs dans le jeu complexe de leurs relations qui se nouent aussi bien dans l’offre de soins, le travail social et, plus généralement, dans le façonnement du cadre de vie. Dès lors, la sociologie de la santé « consiste à décrire finement les réalités observées, à établir de multiples constats quant aux façons dont les sociétés et leurs membres s’emparent des questions de santé, s’engagent dans des pratiques qui façonnent des dispositifs pouvant, ou non, s’institutionnaliser et s’inscrire dans la durée » (p. 14). Cette posture n’est pas sans rappeler l’analyse du façonnement sociétal de la santé conduite par Marcel Drulhe dans Santé et société[1]. Le dernier chapitre consacré à la fin de vie, plus précisément au cycle de la mort ordinaire, en donne une illustration achevée. Le souci pédagogique et l’analyse assez systématique de la littérature destinent-ils ce livre aux seuls étudiants de sciences sociales ? Non, car l’ambition est plus large : rendre accessible aux acteurs mêmes dont il est question une sociologie critique qui décrypte derrière les choix « techniques » les enjeux sociaux. Ce projet est servi par l’exposé détaillé de recherches empiriques qui rendent intelligible l’articulation entre observations empiriques et cadre théorique mobilisé pour l’analyse. Il y a là une réelle nécessité pour la période actuelle quand les réformes bousculent les organisations et les représentations et que certaines questions de santé deviennent des problèmes publics objets de débat. Plus généralement, la sociologie non « de la santé » mais « du bien-être, de la maladie et du soin » ne permet pas seulement de décrypter des phénomènes complexes, elle aide aussi à « déplacer le regard [2] » sur les questions de santé pour les considérer comme des faits sociaux et des objets de santé publique. La santé à cœur ouvert a été rédigé par une équipe toulousaine. Ce livre montre que la sociologie de la santé, assez récente en France [3] et qui a été développée avec la contribution majeure d’équipes parisiennes, a diversifié ses lieux de production scientifique comme ses objets.

2Cet ouvrage de 305 pages est organisé en onze chapitres. Dans une perspective macrosociale, il traite de l’expérience corporelle en société, des normes associées à la médicalisation, des risques auxquels la société doit faire face, des disparités et inégalités sociales de santé ou encore du travail et de ses transformations comme enjeu de santé majeur. Au plan de l’expérience, les auteurs analysent aussi bien les maladies mentales ou le vécu et la gestion des maladies chroniques que les relations de soins inscrites dans le colloque singulier ou les univers hospitaliers. Deux chapitres sont consacrés aux enjeux du vieillissement et de la fin de vie. Dès l’introduction, les auteurs s’attachent à montrer que la sociologie de la santé ne s’arrête pas à l’étude des maladies ou des pratiques de santé, mais qu’elle aborde l’évolution des sensibilités et des représentations face aux dangers et aux risques, qu’elle explore les profonds changements qui, au-delà du processus de médicalisation ou des inégalités de santé, ont trait aux droits des patients, à l’éthique, aux normes managériales, à la tension entre cure et care, etc. Sociologie complexe donc, et sociologie critique aussi, qui cherche à se distancier des points de vue dominants médicaux ou sociaux, à interroger les consensus établis et les catégories en usage. Le rôle social de la sociologie n’est pas seulement de contribuer à rendre intelligibles les pratiques et les politiques, il est aussi de contribuer au processus de démocratisation de la santé.

3Sans doute serait-il vain de vouloir synthétiser un ouvrage dont le projet est de rassembler en quelques chapitres la production d’un champ disciplinaire. Il paraît plus pertinent de pointer quelques thèmes qui illustrent le parti pris adopté, qui est de dépasser une sociologie spécialisée sur la santé pour aborder des questions de sociologie générale à propos de la santé. La relation entre la santé et les normes nous servira de fil conducteur. Le premier chapitre (A. Meidani et M. Drulhe), consacré à l’expérience corporelle en société, analyse non l’évidence du « corps naturel » mais le corps comme un vecteur de médiation entre humains au sein de la société, le rapport au corps étant socialement formé dès l’enfance par la découverte du corps et des façons d’interpréter les sensations éprouvées. Par un rapide rappel historique du mouvement d’individualisation qui a multiplié les régulations et les contrôles dans un premier temps, et dont la société moderne s’est peu à peu affranchie, les auteurs montrent que le corps humain devient potentiellement autonome comme support matériel de l’individu. L’expérience corporelle contemporaine s’articule à la fois par un travail émotionnel, qui vise à canaliser les pulsions et les émotions, et par un souci de soi qui se traduit par l’entretien du corps et par sa mise en scène. Si la mise en jeu sociale du corps relève d’une socialisation contraignante, elle ne se réduit pas à l’incorporation d’un déterminisme. En effet, des formes de réappropriation réflexives du corps sont observables au niveau individuel et collectif et se traduisent par des mises à distance du corps, par un travail volontaire, profond ou éphémère, ou par une possible reconfiguration du corps à la suite d’un handicap ou d’un accident. L’analyse du travail invisible de contrôle des corps et des émotions, que ce soit par humanité, altruisme ou civilité, pose la question de la production-reproduction d’un ordre social et moral.

4Plusieurs chapitres prolongent l’analyse des tensions normatives qui traversent le champ social de la santé sous la double poussée du développement des connaissances et de l’évolution des mœurs. Et d’abord par la présentation critique des théories de la normalisation du corps et de la santé, qui se fondent sur la perspective foucaldienne du biopouvoir et analysent la médicalisation et la biologisation de l’existence, ou, au contraire, des théories de libération et d’autonomisation où le gouvernement des conduites se fonde sur un principe d’autocontrôles, inspirées du desserrement des contraintes externes et du processus de civilisation des mœurs de N. Elias (chapitre 2). Pour ne pas s’en tenir à l’opposition apparente de ces perspectives théoriques, P. Ducourneau propose d’adopter une posture qui puisse, par exemple, concevoir la médicalisation à la fois comme une entreprise de normalisation et de contrôle social et comme un moyen d’autonomisation des usagers, dans le domaine sexuel par exemple. Sans nécessairement dépasser les tensions normatives, il s’agirait plutôt de penser la complexité des liens existant entre autonomie et domination (en suivant D. Martuccelli dans sa théorie de la responsabilisation de l’individu comme forme contemporaine de domination) ou la « coprésence de paradigmes contrastés et divergents », comme le suggèrent la fragilité voire la réversibilité des modèles fondés sur le consensus et le consentement. La discussion des normes relatives au corps et à la santé aurait pu s’enrichir de deux perspectives ici absentes : les évolutions législatives et réglementaires, d’une part, qui mettent en avant le souci de transparence et le consentement « éclairé », et, d’autre part, la « globalisation » à travers la multiplication des essais cliniques dans les pays du Sud par exemple (cette question est abordée dans le chapitre 4 de S. Mulot consacré au vécu des maladies chroniques). En prenant pour objet la santé mentale (chapitre 3), F. Sicot prolonge l’analyse des problèmes de santé, non comme réalités objectives seulement, mais comme perceptions et interprétations médiatisées par des expériences personnelles, des acteurs, des conditions de vie et les normes et les valeurs qui les régulent. Le parti pris de l’auteur est de privilégier les apports essentiels de l’histoire de la sociologie des maladies mentales plutôt que les recherches les plus récentes. Une manière de rappeler que la capitalisation des savoirs est indispensable à la compréhension de la frontière incertaine entre le normal et le pathologique ou de la construction sociale des maladies qui se définit par rapport à un système culturel. Les recherches sur la déviance sociale ou celles sur le contrôle social, récemment renouvelées, contribuent également à rendre intelligibles les relations entre maladie mentale et situation sociale. Ces apports théoriques aident à analyser les phénomènes émergents liés aux troubles mentaux ou, plus généralement, à l’expression d’un mal-être, non comme une psychologisation de la société mais plutôt comme des formes nouvelles de production de la subjectivité.

5La question des disparités et inégalités sociales de santé (chapitre 5, V. Hélardot, M. Drulhe) est abordée à la fois par la mesure des états de santé (dans leurs aspects positifs ou pathologiques), la réalité des écarts (qui persistent et même s’accroissent) et le caractère social de ces écarts. La santé n’est pas réductible à sa dimension biologique, elle est inséparable de l’organisation sociale, des modes de vie, de la culture. Les épidémiologistes ont établi des écarts de santé importants entre les hommes et les femmes, ils ont montré que les différentiels de mortalité selon les classes sociales sont plus importants chez les hommes que chez les femmes, qu’en dépit d’une meilleure espérance de vie la morbidité est plus forte chez les femmes ou encore que le risque vital suit exactement la pyramide sociale, tous sexes confondus. Pour éviter d’assimiler sans démonstration les disparités sociales de santé à des inégalités sociales de santé, les auteurs discutent plusieurs hypothèses et défendent la thèse d’un double façonnement sociétal de la santé : « façonnement par l’utilisation du capital santé à des fins de sélection sociale et façonnement par les effets que produisent les activités sociales sur ce dont les individus héritent à leur naissance sur le plan biologique » (p. 127). Les inégalités sociales de santé se développent donc en amont de l’accès différentiel aux soins, au sein de médiations socio-économiques qui conjuguent des facteurs de richesse, des conditions d’existence et des conduites individuelles, comme autant de « contextes de possibilités » d’amélioration ou de détérioration des états de santé. Les auteurs mettent en avant la nécessaire qualification des inégalités sociales de santé au moyen de grandes enquêtes épidémiologiques, qui permettent de dégager des facteurs de risque, et par des recherches qualitatives qui prolongent la mesure et la modélisation statistiques en associant les conditions matérielles d’existence aux significations que les personnes donnent à leurs activités et aux événements corporels qui les affectent (l’exemple de l’alimentation est développé).

6Le chapitre 6 (V. Hélardot), qui traite du travail et de ses transformations au cœur des enjeux de santé, prolonge ces réflexions. Une perspective historique de la construction de la santé au travail aide à comprendre pourquoi les accidents du travail et les maladies professionnelles en sont la plus visible. Les statistiques disponibles ont toutefois des limites qui conduisent à s’interroger sur les raisons du phénomène de sous-déclaration. Mais l’interaction santé-travail dépasse largement le seul « travail pathogène » et peut être analysée selon plusieurs dimensions : le travail est à la fois un support d’intégration sociale et un ensemble d’activités concrètes, la santé peut être façonnée par le travail et le travail peut être façonné par la santé (sélection/exclusion, intégration professionnelle, santé comme outil de travail, etc.). Ce cadre d’analyse, alimenté par de nombreuses recherches récentes, permet de mieux comprendre les transformations contemporaines du travail (pathologies de l’intensité, insatisfaction, souffrance au travail) et de l’emploi (intermittence, précarisation, externalisation, division sociale des risques et des atteintes). La santé au travail apparaît bien comme un enjeu de santé publique, aussi bien à l’échelle individuelle que dans ses formes politiques, organisationnelles et normatives. La question de la promotion d’un travail soutenable, préservant la santé et les compétences au long de la vie, émerge au niveau européen comme un champ de recherche pluridisciplinaire prometteur.

7Si le soin et le travail des professionnels de santé sont abordés au fil de l’ouvrage, deux chapitres leur sont plus spécifiquement réservés et portent sur les relations de soin et les univers hospitaliers. Les rôles et les places des patients et des médecins ont été étudiés par les travaux fondateurs de la sociologie de la santé. Ils sont réexaminés dans le chapitre 8 (V. Hélardot, S. Mulot) à la lumière de travaux récents qui éclairent leurs évolutions contemporaines. Deux enquêtes empiriques, une en médecine générale et une en milieu hospitalier, sont présentées pour illustrer, d’une part, le passage du colloque singulier au « colloque pluriel » où le médecin n’est plus le seul référent et, d’autre part, la diversité des modes de relation qui se nouent et se négocient dans la relation médecin-patient et qui expliquent les variations des traitements et de leur mise en œuvre. La diversification des acteurs et des pratiques s’accompagne d’un recours possible à plusieurs formes de médecine ou modes explicatifs, ce qui est appelé « pluralisme médical ». Par ailleurs, les recours thérapeutiques ne se cantonnent pas au système de santé mais peuvent emprunter différents réseaux sociaux pour accéder, par exemple, à des formes alternatives de soin. Il aurait été intéressant, de ce point de vue, d’évoquer les différentes formes de légitimités mobilisées dans les relations de soins. D’une certaine façon, le chapitre 9, consacré à l’hôpital (V. Hélardot, M. Membrado), aborde cette question à travers une synthèse des évolutions historiques et professionnelles du monde hospitalier. Pour souligner l’hétérogénéité de l’hôpital, souvent masquée par l’usage du singulier, les auteurs évoquent d’ailleurs les « univers hospitaliers » bien différents selon qu’il s’agit de CHU ou d’hôpitaux de proximité. L’affirmation progressive de différentes logiques d’action (gestionnaire, médicale, relationnelle) s’est accompagnée d’une multiplication d’activités et de métiers. La spécialisation et la diversification des professions ont renforcé les hiérarchies symboliques entre professions, types de malades, filières de prise en charge, tandis que les réformes qui n’ont cessé de se succéder ont profondément transformé l’hôpital. Pour comprendre le fonctionnement de l’hôpital, la notion d’ordre négocié développée par A. Strauss est souvent mobilisée. Les auteurs rappellent que les approches en termes de rapports de pouvoir et d’inégalités sociales sont également pertinentes. De ce point de vue, la reconnaissance du malade comme acteur s’inscrit dans un processus inachevé de démocratisation. La nature administrative de l’hôpital public, pourtant essentielle pour l’intelligibilité des régulations internes, n’est pas mentionnée, ni la forte différenciation entre secteur public et secteur privé, particulièrement importante en France.

8Cette dernière remarque ne pointe pas un manque d’exhaustivité mais plutôt une limite de l’ouvrage. L’originalité de la ligne éditoriale adoptée est d’aborder des questions de sociologie générale à propos de la santé. Des choix ont été opérés. Par exemple, les effets des rapports sociaux de genre sur la santé n’ont pas fait l’objet d’un chapitre particulier, et les auteurs s’en expliquent dans l’introduction. Mais pouvait-on faire l’impasse sur le rôle de l’État, du droit et des politiques publiques, tout particulièrement à propos de l’hôpital et des professionnels de santé, dès lors que l’accent était mis sur les cadres normatifs de régulation des questions de santé ? L’émergence des politiques européennes de santé, la création des agences sanitaires, l’essor du nouveau management public (et la transformation de l’État) et, plus fondamentalement, les contraintes des budgets publics qui se sont renforcées après le traité de Maastricht et la crise financière sont des éléments importants pour comprendre le traitement social des questions de santé. L’analyse de ces « formes sociales » aurait été précieuse pour étayer le façonnement sociétal de la santé. Elle aurait offert de surcroît l’occasion d’évoquer un ensemble de travaux récents qui ont renouvelé la compréhension sociologique des questions de santé.

Notes

  • [1]
    Drulhe M. (1996), Santé et société, Paris, PUF.
  • [2]
    J’emprunte l’expression à D. Fassin (2005), Faire de la santé publique, Rennes, Presses de l’EHESP.
  • [3]
    Herzlich C., Pierret J. (2010), « Au croisement de plusieurs mondes : la constitution de la sociologie de la santé en France (1950-1985) », Revue française de sociologie, 51-1, p. 121-148.
François-Xavier Schweyer
École des hautes études en santé publique et centre Maurice-Halbwachs
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/07/2012
https://doi.org/10.3917/rfas.121.0217
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