Des travailleurs à protéger. L’action collective au sein de la sous-traitance, de Michèle Descolonges, préface de Robert Salais, Paris, coédition Hermann-Adapt, 2011
1Tous ceux qui s’intéressent aux mutations actuelles de la division du travail à l’échelle mondiale et, en particulier, au développement de la sous-traitance et à ses implications pour les salariés concernés, notamment leur accès à une protection sociale minimale, devraient se plonger dans la lecture de cet ouvrage.
2Certes, une abondante littérature a déjà montré que ces salariés sont moins bien protégés que ne le sont les salariés de l’entreprise donneuse d’ordre. Mais cet ouvrage ouvre de nouvelles perspectives en la matière. Michèle Descolonges met, en effet, l’accent sur le rôle des ONG, des associations, des organisations syndicales et des collectivités territoriales pour promouvoir et défendre les droits de ces travailleurs. Les formes d’action originales qu’ils mettent en œuvre sont mises en exergue. Mais à quelles conditions se concrétisent-elles ? Telle est la question centrale posée par l’auteure qui, pour y répondre, s’appuie sur de nombreux entretiens et enquêtes sur le terrain ainsi que sur le recours à de multiples données statistiques.
3Le livre se compose de cinq chapitres. Dans le premier, l’auteure scrute quelques-unes des règles internationales et régionales conclues depuis un siècle – les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), par exemple – ou, plus récemment, des accords-cadres internationaux, des clauses sociales incluses dans des accords commerciaux (OCDE, ALENA). Elle montre comment et par qui ces règles sont mobilisées et fait état de plusieurs conflits témoignant de l’insuffisant respect ou des lacunes liées à la mise en application des règles négociées : par exemple, en Europe (à propos de la directive « travailleurs détachés », lorsque les arrêts Laval, Viking, Rüffert prononcés par la Cour de justice des Communautés européennes ont restreint le droit du recours à l’action collective dans des limites strictes), au Pakistan dans des filiales d’Unilever, au Bangladesh où des petites entreprises emploient des enfants. L’auteure décortique aussi le cas d’une usine sous-traitante de Puma, au Mexique, où les ouvrières étaient particulièrement maltraitées, usine qui ferma finalement ses portes en dépit d’une mobilisation internationale et du soutien actif d’une association locale.
4Approfondissant son propos avec deux exemples puisés dans les activités internationales d’Orange France Telecom et de Lafarge, Michèle Descolonges procède ensuite à des investigations sur les difficiles et complexes modalités de mise en application des règles internationales.
5Dans le deuxième chapitre, elle examine comment et pourquoi des entreprises multinationales, engagées dans des démarches de dialogue social et dont le siège est situé sur le territoire français, adoptent de nouvelles formes de réglementation au niveau international. En s’appuyant sur l’analyse des conventions, l’auteure s’intéresse au rôle spécifique des cadres dirigeants et met en évidence trois modes de coordination entre les différents acteurs (cadres dirigeants, syndicalistes, ONG et experts). Certains dirigeants souhaitent toutefois faire l’économie de négociations avec les organisations syndicales nationales et privilégient d’autres interlocuteurs, tels que les ONG. Cependant, en ce qui concerne la protection des salariés des sous-traitants, les modes de coordination n’ont pas de déclinaison stricte. Dans les multinationales, les relations sociales et les achats relèvent chacun de directions différentes. Aussi les décisions et les normes concernant les entreprises sous-traitantes émergent-elles du pouvoir détenu par les directions des achats.
6Les deux chapitres suivants sont consacrés au cas de Renault-Dacia en Roumanie. Les logiques à l’œuvre et les processus liés à « l’exportation du travail dans un pays low cost » y sont décrits et analysés. Sur le plan social, la « déclaration des droits sociaux fondamentaux du groupe Renault » (un accord international) est censée promouvoir « un système de valeurs » auprès des filiales du groupe et de certains fournisseurs et les inciter à mettre ces droits en pratique. Elle est assortie de la réalisation d’audits. Soumis aux représentants du personnel, réunis au sein d’un « comité mondial », les résultats de ces audits permettent à ceux-ci d’évaluer les changements éventuels et d’émettre des avis, mais ne leur donnent pas prise sur les processus industriels et financiers engagés dans le cadre de ces changements.
7L’auteure évoque également l’héritage du passé communiste de la Roumanie et ses effets sur les modalités d’organisation et de représentation des travailleurs. La grève du printemps 2008 a témoigné de l’influence persistante de ce passé : décidée après l’échec des négociations salariales annuelles, cette grève a duré dix-huit jours, à l’issue desquels les grévistes ont obtenu satisfaction sur de nombreux points. Conduite « sous le regard de l’Europe », la grève a fait la démonstration de la puissance des actions syndicales dans ce pays. Cependant, une tension s’est manifestée entre l’engagement de l’organisation syndicale dans des processus de modernisation de l’entreprise et la permanence de convictions issues des idéaux du communisme.
8Toutefois, bien que faisant partie d’une organisation syndicale réunissant salariés de Dacia et salariés des principaux fournisseurs, les effets de la grève n’ont pas bénéficié à tous. En particulier, majoritaires chez l’un des fournisseurs, les femmes salariées n’ont pas connu de changement significatif du point de vue professionnel. Une modeste augmentation de salaire leur a été accordée, mais leurs revendications en matière d’organisation du travail n’ont été prises en compte ni par la direction de la filiale de la multinationale employeur ni par leur organisation syndicale.
9Le cinquième chapitre examine deux secteurs d’activité économique où des salariés sont soumis à une mobilité géographique contrainte sur le territoire français : la production d’électricité et l’hôtellerie de chaîne. Ils sont encadrés par un ensemble de mesures réglementaires (définition des limites à la sous-traitance ; possibilités de participation des salariés d’entreprises sous-traitantes aux processus d’élection et d’éligibilité aux institutions représentatives du personnel), variables selon le secteur.
10Dans les centrales de production d’électricité nucléaire, par exemple, les agents EDF représentent un peu moins de la moitié des effectifs. Plusieurs statuts et plusieurs formes de sous-traitance coexistent. Des salariés relèvent d’une agence d’intérim local (ménage, sécurité, notamment), d’autres relèvent d’entreprises locales ou régionales, voire de multinationales, et sont majoritairement affectés à la maintenance. Certains travaillent en permanence sur le même site, d’autres interviennent sur plusieurs sites français, voire à l’étranger. Pour les salariés concernés, le tissu « entreprises-employeurs » est instable. L’histoire syndicale s’est construite sur le principe de l’intégration et de la défense de toutes les catégories de salariés au sein de l’entreprise EDF. Mais, d’une part, le développement du recours à la sous-traitance et, d’autre part, les alertes formulées par des chercheurs à propos des lacunes en matière de protection de la santé des salariés des sous-traitants ont conduit à faire évoluer cette conception unitaire. Sur le plan de l’action collective, l’ouverture des organisations syndicales à la diversité des statuts est un enjeu essentiel.
11Le deuxième cas illustre la faible protection à laquelle ont droit les femmes de chambre employées dans l’hôtellerie de chaîne. Dans la presque totalité des hôtels, tout ou partie de la propreté des chambres est assurée par des entreprises sous-traitantes, car « le recours à celles-ci favorise une adaptation au remplissage des hôtels, mais aussi parce que, les entreprises sous-traitantes disposant de conventions collectives généralement moins favorables que celle de l’hôtellerie de chaîne, les coûts salariaux sont inférieurs ». Par ailleurs, majoritairement issues de l’immigration – du moins en ce qui concerne l’Île-de-France et l’agglomération lyonnaise –, les femmes de chambre bénéficient peu de la protection du droit du travail français, notamment en raison de leur méconnaissance de leurs droits et de la nature de leurs contrats de travail.
12En fait, et en dépit des nouvelles formes de lutte sur le terrain et des initiatives de nombreuses associations soucieuses de défendre l’accès à des droits fondamentaux, l’action collective – pas toujours bien coordonnée – reste fragile et incertaine : les organisations syndicales, par exemple, restent dispersées et peinent à représenter ces salariées précarisées ou peu aptes à se défendre.
13En conclusion, l’auteure souligne que, à tous les échelons territoriaux, la sous-traitance s’accompagne encore souvent de la vulnérabilité sociale et économique des catégories les plus exposées à la précarité, enfants, femmes ou immigrés non qualifiés. Mais Michèle Descolonges évite de tomber dans le piège du misérabilisme et sait décrire sobrement la dynamique des rapports de forces entre les différents acteurs impliqués. Il arrive ainsi que les accords conclus deviennent obsolètes au moment où ils devraient être mis en œuvre. En dépit d’avancées incontestables et de l’engagement d’un nombre croissant d’entreprises dans des démarches de « responsabilité sociale », le chemin à parcourir est, en effet, parsemé d’embûches pour améliorer significativement le statut et les conditions de travail des salariés concernés.
14Pour mieux comprendre l’impact du développement à l’échelle mondiale de la sous-traitance sur l’accès aux droits sociaux des salariés et prendre la mesure de la diversité des accords conclus entre les différents partenaires, on recommande la lecture de cet ouvrage, qui se distingue par la richesse des informations et de ses analyses, fruits d’un intense travail sur le terrain.