CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La construction européenne n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était il y a vingt ans, lorsque douze États membres venaient d’achever la négociation du traité sur l’Union européenne. Ils avaient notamment fait le choix d’adopter un protocole et un accord sur la politique sociale impliquant onze d’entre eux, à l’exception du Royaume-Uni, qui allait approfondir fortement les compétences de l’Union dans les domaines de l’information et la consultation des travailleurs et des conditions de travail.

2Elle n’a plus non plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était il y a dix ans, lorsque, à l’occasion du Conseil européen de Barcelone, les États membres définissaient les lignes directrices de la stratégie européenne pour l’emploi et dessinaient les contours de la notion de « modèle social européen ». Elle n’a plus grand-chose à voir, enfin, avec ce qu’elle était il y a cinq ou six ans lorsque, après l’échec de la ratification de la Constitution européenne, chacun s’interrogeait sur sa capacité à rebondir.

3Depuis 1992, l’Europe a plus que doublé le nombre de ses États membres. Ses institutions ont changé. Ses politiques ont profondément évolué. Comme l’article d’Alain Supiot dans le présent numéro le souligne avec raison, les questions sociales y sont aujourd’hui abordées dans une relative quiétude, qui contraste avec le débat qui a animé les États membres en 1992 et en 2002. Le concept de l’Europe sociale, tel qu’il avait été conçu au milieu des années 1980, est sans doute en « sommeil ». La convergence sociale des économies européennes progresse peu, comme l’ont illustré les réactions extrêmement disparates des marchés de l’emploi européen face à la crise. Certains États ont connu un accroissement de plus de six points de leur taux de chômage quand d’autres ont enregistré une légère résorption. Le raffermissement des protections sociales, à travers le jeu des stabilisateurs automatiques ou même des politiques pro-actives, a été une solution pour certains gouvernements. D’autres s’y sont vigoureusement refusés. Mais remettons les choses en perspective.

Un sommeil nostalgique du « moment Delors »

4L’Europe sociale n’est jamais allée de soi [2]. Au moment de la rédaction du traité de Rome, l’accord Marjolin-Carstens avait mis l’accent sur l’enjeu d’un « nivellement par le haut » que poserait la libre circulation des travailleurs, dont l’article 117 du traité posait les bases et le règlement de 1968 [3], issu de sept longues années de négociation et toujours en vigueur, donnerait le contenu. Mais, quelques années plus tard, de Gaulle disait à Étienne Hirsch [4], le président de la Commission Euratom, que l’Europe était « un traité de commerce et rien de plus, n’en déplaise à ceux qui prétendent autre chose ». La difficulté à négocier la directive de 1975 sur les licenciements collectifs montrera la prégnance de cette position et, lorsque Jacques Delors arrive à la tête de la Commission européenne en janvier 1985, le mouvement social européen s’est à peine structuré pour tenir compte du nouveau cadre communautaire. Les compétences définies par les traités portent essentiellement sur la libre circulation des travailleurs, et l’essentiel des réussites communautaires en matière sociale concernent cet aspect, à travers la mise en place des règles de coordination de sécurité sociale (règlement no 1408/71) et la reconnaissance de droits sociaux (accès à l’emploi, égalité de traitement dans l’application des règles de droit du travail et les avantages sociaux) en cas de mobilité (règlement no 1612/68).

5Le « moment Delors » a déterminé le code génétique de l’Europe sociale autour de trois blocs :

  • le premier est le rôle des partenaires sociaux européens dans la production des normes communautaires : des premières réunions de Val Duchesse en 1985 à l’accord du 31 octobre 1991 qui institutionnalise le dialogue social européen, puis au protocole sur la politique sociale du traité de Maastricht en 1992, ce dialogue social européen se concrétisera peu à peu ;
  • le second est l’image implicite d’un modèle social européen, dont la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux de 1989 a commencé à dresser les contours ; ce modèle social européen, qui ne sera définitivement dessiné que dix ans plus tard au Conseil européen de Barcelone [5], se compose de deux piliers [6] : l’exercice par l’État d’une fonction de régulation en matière d’hygiène et de sécurité du travail, de protection contre les risques professionnels, de réglementation des conditions de travail (durée du travail, protection des enfants, congés payés, etc.) ; la reconnaissance du dialogue social impliquant une représentation des salariés et l’association des partenaires sociaux à la définition des normes du droit du travail et du droit social (négociation collective, institutions représentatives des personnels) ;
  • le troisième est l’idée selon laquelle l’Europe sociale est le « complément nécessaire de l’achèvement du marché intérieur » (conclusions du Conseil européen de Lisbonne, 26-27 juin 1992) et doit, à cet égard, procéder selon la même logique, portée par une dynamique de conquête sur les compétences des États membres à travers l’accumulation des législations (vingt-sept directives à vocation sociale ont été adoptées dans la décennie Delors [1985-1995] contre onze seulement dans la décennie précédente) et, lorsqu’une opportunité se présente, le transfert de nouvelles. Cette mise en balance du social et des libertés économiques sera au cœur de l’Acte unique européen (juillet 1987), qui élargit les compétences de la Communauté dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail (nouvel article 118 A). Le traité négocié à Maastricht en 1992 consolidera cette évolution consacrant le vote à la majorité qualifiée sur quelques compétences cardinales : santé et sécurité au travail, conditions de travail, information et consultation des travailleurs, égalité entre les hommes et les femmes en matière de rémunération.
Ce code génétique a produit des résultats remarquables. C’est autour de lui que s’est composé l’essentiel de l’acquis communautaire dans le domaine social. Cet acquis est loin d’être négligeable : de la santé et de la sécurité au travail (directive cadre 89/391 et directive CDD et intérim 91/383), du temps de travail (directive 2003/88 issue d’une directive de 1993), de l’égalité homme-femme (directives 86/378 et 97/80/CE notamment consolidée dans la directive 2006/54), du congé maternité (directive 92/85 dont la révision est actuellement discutée), du congé parental (directive 96/34, amendée en 2010). De cette période datent également les textes sur le comité d’entreprise européen (directive 94/45 révisée en 2009), sur les licenciements collectifs (directive 98/59), sur l’obligation d’informer les travailleurs sur les conditions de travail (directive 91/533), sur le travail à temps partiel (directive 97/81), sur le travail à durée déterminée (directive 99/70), sur le maintien des droits en cas de transferts d’entreprise (directive 2001/23), sur la consultation des travailleurs en cas de licenciement (directive 98/59). Viendront plus tard les grandes législations sur la lutte contre les discriminations (directives 2000/43, 2000/78), mais ces législations s’inspirent déjà elles-mêmes du cadre défini au milieu des années 1990. Si l’on regarde attentivement les textes d’envergure adoptés dans le domaine de l’Europe sociale depuis cinq ans, on constate par ailleurs que la révision de la directive sur la protection des salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur (directive 2008/94 issue d’une première directive de 1980 modifiée en 1987) et celle sur le travail intérimaire (2008/104) sont issues de processus qui ont été lancés au milieu des années 1990.

6Le suivi de l’application de cet acquis suffit à rendre l’Europe sociale, telle que l’a conçue Jacques Delors, chaque jour vivante. Même en sommeil, l’Europe sociale a de l’activité.

Le tournant manqué des années 2000

7Le moment Delors s’est essoufflé après le départ de son promoteur. Alors que l’Union européenne produisait en moyenne deux ou trois textes par an pour le développement du modèle social européen, elle n’en produit aujourd’hui qu’un ou deux, le plus souvent pour réviser ou codifier les textes existants, ou pour les ajuster à la suite d’une jurisprudence de la Cour de justice (cf. ci-dessous). Au-delà des questions de personne, des évolutions profondes ont contribué à cet essoufflement au cours de la quinzaine 1995-2010. Les élargissements successifs ont rendu plus fragile l’idée d’un modèle social unique au point que ce concept même est aujourd’hui contesté par de nombreux États membres. Il n’est plus repris dans les textes de conclusion du Conseil européen. Un débat surprenant est d’ailleurs intervenu sur ce sujet en marge du Conseil européen de mars 2012. Il a opposé le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, et le président du Conseil européen [7]. Après que le premier a déclaré que « le modèle social européen est mort » dans un entretien au Wall Street Journal le 24 février 2011, quelques jours avant le Conseil européen, H. Van Rompuy a indiqué dans sa conférence de presse conclusive ne pas être « d’accord du tout » avec lui sur ce sujet. « Tout ce que l’on fait, c’est pour préserver le modèle social européen. » On notera toutefois que les conclusions du Conseil européen, qui abordent longuement les questions d’emploi, ne reprennent pas cette sémantique.

8La vision d’un modèle commun paraît d’ailleurs contredite par les réactions très contrastées des marchés du travail face à la grande dépression entamée au troisième trimestre de 2008. Force a été alors de constater une extraordinaire hétérogénéité des situations des États membres : certains États, comme l’Espagne et l’Irlande, ont connu des hausses du taux de chômage de six points depuis cette date ; d’autres, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Belgique, n’ont pratiquement pas enregistré de hausse du taux de chômage. Comme l’a montré l’OCDE, les réponses des gouvernements ont été d’amplitude et de nature très variables. Enfin, contrairement à ce que la théorie économique pouvait indiquer, l’euro n’a pas empêché le déploiement de stratégies salariales divergentes, occasionnant le maintien, voire le creusement, d’écarts de compétitivité au sein de la zone euro. À cet égard, la convergence vers un modèle commun ne semble avoir été ni une réalité ni même une volonté des gouvernements européens.

9À la faveur des élargissements, les équilibres politiques au Conseil ont évolué au détriment du social. Les États qui soutiennent traditionnellement le renforcement des normes sociales peinent à trouver une cohérence d’action, alors que les plus réticents (États nordiques et Royaume-Uni notamment) trouvent un ferment naturel dans la vision d’une Europe limitée à un traité de commerce. Ils fédèrent facilement les États qui ont adhéré après 2004 et pour lesquels la mise en œuvre de l’acquis communautaire est un effort conséquent et la convergence économique est naturellement porteuse de convergence sociale.

10Le centre de gravité politique de la Commission s’est lui aussi progressivement déplacé. La culture du dialogue social s’est peu à peu dissipée. Celle de la « législation intelligente » crée des contraintes qui ralentissent le processus législatif communautaire, notamment quand il est susceptible d’être défavorable à l’activité économique.

11Le traité de Lisbonne n’a pas bouleversé l’équilibre des compétences dans le domaine social : la seule évolution remarquable est le passage à la majorité qualifiée des décisions portant sur les questions de sécurité sociale des travailleurs migrants (article 48 TFUE [traité sur le fonctionnement de l’Union européenne]).

12L’Europe sociale a manqué son tournant à la fin des années 2000 lorsque les institutions communautaires ont cherché à renouveler son concept via la multiplication des méthodes ouvertes de coordination et la recherche d’un cadre non contraignant. Depuis 2000, l’emploi et le social ont continûment été situés au sommet de l’agenda communautaire tel qu’il était défini dans la stratégie de Lisbonne. Cet affichage a été renforcé lorsque la stratégie a été recentrée sur la croissance et l’emploi en 2005. En 2010, au moment de son renouvellement, il n’y a pas de doute que le social devait figurer dans la liste des toutes premières priorités de l’Union. La nouvelle stratégie UE 2020, telle qu’elle a été formulée dans la proposition de la Commission du 3 mars 2010 puis définie par les conclusions du Conseil européen du 25 mars, fait donc la part belle aux questions sociales au sens large, qu’il s’agisse des enjeux de sécurité sociale, de lutte contre la pauvreté ou d’emploi.

13Cependant, alors que le nouveau cadre stratégique place la convergence sociale au cœur des objectifs de l’Union, ses deux premières années d’application ne corroborent pas cette évolution. Dans le cadre du nouvel exercice du semestre européen, la priorité de la Commission a été d’affirmer son pilotage en réduisant significativement le nombre des lignes directrices et en assurant une surveillance plus étroite et plus coordonnée. Les lignes directrices pour l’emploi, qui ont été adoptées lors du Conseil EPSCO (Emploi, politique sociale, santé et consommateurs) de mars 2011, ont toutefois été marquées par une remarquable continuité à l’égard des précédents exercices. La définition d’une « stratégie coordonnée pour l’emploi » (article 145 TFUE) est un motif d’échanges réguliers entre États membres, dont le pouvoir performatif ne doit pas être négligé, et qui ne peut fonctionner que s’il est régulièrement alimenté. Dans la période récente, cette stratégie peine toutefois à trouver son autonomie et sa visibilité dans le cadre d’une gouvernance renforcée (cf. ci-dessous).

14Force est de constater que les objectifs que se sont fixés les États membres en application de la stratégie UE 2020 ne permettent pas d’atteindre les objectifs communautaires de réduction de la pauvreté ni les objectifs fixés en matière de taux d’emploi [8]. Non seulement ces objectifs ne sont pas encore assez ambitieux, mais les États membres ne semblent pas à ce stade prendre une trajectoire compatible avec cette ambition.

15Enfin, les États membres ont été particulièrement attentifs à ce que la nouvelle stratégie UE 2020 s’appuie sur un agenda communautaire propre. De ce point de vue, les initiatives attendues de la Commission dans la suite de la stratégie UE 2020 sont toutes sur les rails (communication sur « de nouvelles compétences pour de nouveaux emplois » et création d’une plate-forme européenne de lutte contre la pauvreté). Elles ont toutefois pour l’instant davantage défini des programmes de travail qu’engrangé des réalisations concrètes, et un élément décisif de leur réussite sera la négociation du nouveau cadre financier pluriannuel (2014-2020).

Le juge communautaire : un moteur mal compris

16Alors que l’acquis communautaire ne se développe plus, la Cour de justice est peu à peu devenue le principal producteur de normes. L’article d’Alain Supiot insiste fort justement sur son rôle, même s’il prête au juge communautaire des intentions « dogmatiques » dont on peut douter qu’elles soient les siennes. Dans un processus qui échappe largement au contrôle politique, la Cour est une cible facile des critiques. Mais faire l’hypothèse que la Cour a « adhéré avec éclat » à l’idéologie « ultralibérale » au risque de « s’affranchir des exigences de la démocratie » pourrait détourner le lecteur des chemins qui conduisent à une meilleure compréhension des développements récents de l’Europe sociale.

17Plusieurs exemples, parmi les sujets traités dans ce numéro, permettent d’y voir plus clair sur le rôle de la Cour de justice.

18Un premier exemple concerne les développements récents du principe de non-discrimination. Depuis l’arrêt Mangold en 2005 [9], qui a consacré l’existence d’un principe général du droit communautaire d’effet direct, l’imprévisibilité et l’insécurité juridique associées aux développements du principe de nondiscrimination, tel qu’il est établi dans les traités depuis le traité d’Amsterdam, font l’objet de critiques sévères. L’ancien président de la République fédérale d’Allemagne et président de la Cour constitutionnelle fédérale, Roman Herzog, a ouvert le feu en 2008 en appelant à « stopper la Cour de justice » et demandant la création d’une nouvelle Cour de justice compétente pour apprécier la répartition des compétences entre l’Union et les États membres [10]. Rares sont les pays de l’Union qui n’ont été traversés par l’écho de ce procès fait aux juges communautaires, selon une géographie qui semble davantage contingente des cas dont la Cour a été saisie que des traditions juridiques ou des sensibilités politiques. La critique de l’insécurité juridique induite par le principe de non-discrimination reste ainsi particulièrement vive en Allemagne, attisée par plusieurs nouveaux arrêts, et notamment l’affaire Maruko [11]. Cette critique est aussi vive au Royaume-Uni, pays qui a fait l’objet de plusieurs condamnations sur le fondement du principe de non-discrimination dans les années récentes [12] et devrait être l’un des pays les plus concernés par le récent arrêt de la Cour de justice Association belge des consommateurs Test-Achats. La France n’est pas épargnée [13], et le même arrêt Test-Achats a ravivé les critiques à travers des commentaires nourris dans la presse [14]. Un examen plus attentif de cet arrêt montre toutefois que la Cour a significativement fait évoluer sa jurisprudence Mangold. Elle ménage la possibilité pour le législateur communautaire [15] de réintervenir sur le sujet. Au fond, l’essentiel de cette jurisprudence Test-Achats consiste à demander au législateur communautaire d’être cohérent lorsqu’il affirme un principe et fixe, dans le même temps, de très nombreuses dérogations pour sa mise en œuvre. À un moment ou un autre, la Cour impose aux États membres de converger dans la mise en œuvre du droit communautaire qu’ils ont eux-mêmes contribué à façonner.

19Un second exemple est celui de la coordination des soins de santé, sujet traité de manière approfondie dans ce numéro. Sans y revenir de façon détaillée, on ne peut qu’être frappé par le processus qui, après des critiques sévères sur les risques associés à la jurisprudence Kohll et Dekker en 1998, a conduit le législateur communautaire à intervenir (directive 2011/24) non seulement pour clarifier les cas dans lesquels une autorisation préalable peut être exigée par les caisses de sécurité sociale, mais aussi pour mettre en place des règles permettant de mieux garantir la qualité des soins et de promouvoir la coopération communautaire. La directive adoptée en 2011 met clairement l’accent sur le droit à l’information du patient dans la recherche d’un prestataire de soins. D’un mal est venu un bien. Le législateur communautaire a eu d’importantes marges de manœuvre et le principal effet de la jurisprudence communautaire a été de demander aux États membres de converger sur des questions d’intérêt commun.

20Un troisième exemple concerne la réglementation du temps de travail. On sait que la révision de la directive 2003/88 a été engagée entre 2004 et 2009, sans succès. L’initiative avait notamment pour objet d’aménager les conséquences de la nouvelle définition du temps de garde afin de contrer les effets de la jurisprudence Simap et Jaeger. La Cour a prévu que la totalité des périodes inactives de garde doit être intégrée dans le calcul des durées maximales du travail, ce qui bouscule les règles établies dans les secteurs qui recourent abondamment aux astreintes. Plus récemment, en faisant prévaloir une conception très large du champ d’application de la directive, notamment dans les secteurs de la défense, de la police et de la protection civile (arrêt Personalrat der Feuerwher Hamburg [16]), ou en faisant prévaloir une conception extensive de la notion de travailleur (CJUE, 14 octobre 2010, Syndicat Sud Isère), la Cour de justice a ouvert une série de problématiques nouvelles dont les implications sont multiples. Si l’on en juge par les difficultés qu’elles peuvent créer [17], il y a sans doute dans ces jurisprudences les avancées les plus conséquentes des droits des travailleurs depuis dix ans. En procédant de la sorte, la Cour ne prive pas le législateur communautaire de ses marges de manœuvre. Au contraire, elle rend indispensable son intervention [18]. Mais, dans le même temps, elle crée les conditions d’une plus grande convergence entre États membres sur les sujets d’intérêt commun.

21Un dernier exemple concerne le détachement des travailleurs, sujet qui suscite de nombreux malentendus. Alain Supiot y revient longuement et lui donne une portée symbolique. Il se fait également l’écho des vives préoccupations exprimées par les organisations syndicales dans la suite des arrêts Laval, Viking Line et Commission contre Luxembourg [19]. Tout en reconnaissant en droit communautaire la protection du droit à action collective (dont le droit de grève), ces arrêts prévoient que l’exercice de ce droit ne peut porter une atteinte disproportionnée à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services. Ils limitent par ailleurs la portée des dispositions de l’article 3 de la directive 96/71, qui définissent le « noyau dur » que les États membres d’accueil peuvent appliquer aux salariés détachés. Ce noyau dur devient un maximum au-delà desquels les États membres ne peuvent aller sans porter une atteinte disproportionnée au marché intérieur. Le juge semble ainsi remettre en cause l’idée même d’un ordre public social.

22On aurait tort pourtant de considérer que les solutions établies par la Cour dans Viking et Laval relèvent d’une approche « dogmatique ». Elles sont essentiellement commandées par la diversité des pratiques nationales dans l’exercice du droit de grève, et notamment les difficultés spécifiques que pose au marché intérieur la pratique du blocus syndical, telle qu’elle est appliquée dans les pays nordiques. Si l’on se situe sur les questions de principe, il est indispensable d’aborder l’ensemble de la jurisprudence de la Cour et, notamment, d’évoquer des décisions plus récentes qui ont contrebalancé les effets de Laval et Viking. C’est notamment le cas de l’arrêt Koelzsch [20] à travers lequel la Cour réalise une interprétation constructive de la convention de Rome sur la détermination de la législation applicable au contrat de travail. La Cour fait une application du principe de faveur [21] dans cette affaire pour dégager une solution qui réduit la liberté des employeurs dans le choix de la législation applicable en cas d’activité transnationale (l’espèce portait sur l’activité de transport routier). Un autre arrêt important est l’arrêt AG2R par lequel la Cour de justice a consolidé sa jurisprudence selon laquelle les accords conclus dans le cadre de négociations collectives entre partenaires sociaux destinés à améliorer les conditions d’emploi et de travail doivent être considérés, en raison de leur nature et de leur objet, comme ne relevant pas des règles communautaires de la concurrence [22].

23Les arrêts Viking et Laval paraissent être des décisions dont la portée ne doit pas être extrapolée au-delà des circonstances de l’espèce. On remarquera qu’une fois encore le juge communautaire a conduit le législateur à intervenir à travers l’adoption, par le collège des commissaires du 21 mars 2012, de deux initiatives sur le détachement des travailleurs. Parmi ces deux textes, le projet de règlement « relatif à l’exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation des services » amènera les institutions communautaires à chercher à aménager les conséquences des arrêts Viking et Laval. Il sera un premier élément de convergence dans un domaine – le droit de grève – dont la compétence est clairement exclue par les traités (article 153 TFUE, al. 5).

24Exposé à la critique, le juge communautaire semble pourtant être devenu le principal moteur de l’Europe sociale. Les quelques exemples ci-dessus montrent que deux éléments sont constants dans sa jurisprudence : la volonté de ménager des marges de manœuvre au législateur communautaire et la recherche d’une plus grande convergence sociale. Ce sont les juges de Luxembourg qui, dans la période actuelle, ont créé l’essentiel des droits nouveaux en matière sociale reconnus aux salariés et citoyens européens. Ce sont eux également qui, par leurs décisions, ont été à l’origine des initiatives les plus importantes de la Commission européenne dans le domaine de l’Europe sociale depuis quelques années.

La gouvernance renforcée de la zone euro : un déclic ?

25L’Europe sociale est ainsi peu à peu entrée dans une situation que l’on est tenté de comparer au régime matrimonial de la communauté réduite aux acquêts. Elle a pour fonction première de gérer l’actualisation de l’acquis constitué pendant la décennie Delors. Pour le reste, les États membres apportent ce qu’ils veulent ou peuvent apporter dans un cadre suffisamment souple pour mettre en valeur ces efforts sans les contraindre. Cette nouvelle approche sédimente ainsi une couche tendre et une couche dure. La première est régulièrement labourée, ce qui permet de donner le sentiment d’un investissement réel des institutions communautaires sur des enjeux essentiels. La seconde est relativement figée, mais elle n’en constitue pas moins un socle solide.

26Les opinions publiques ne s’y trompent pas, comme l’illustre une récente enquête Eurobaromètre [23]. Cette enquête souligne la grande diversité des attentes des citoyens à travers le continent européen à l’égard de l’Europe sociale. En moyenne, sur l’ensemble de l’Union européenne, plus de la moitié des citoyens pensent que la construction communautaire a un effet positif sur l’emploi et les politiques sociales. Ce chiffre, globalement faible, est en baisse dans presque tous les pays. Il demeure globalement élevé (supérieur à 60 %) dans les États baltes, en Pologne, en Allemagne, en Autriche ou en Belgique. Il est en revanche très faible dans les pays nordiques (Suède, Danemark), méditerranéens (Portugal, Espagne), anglo-saxons (Royaume-Uni, Irlande). Enfin, la situation de la France se caractérise par un très fort pessimisme.

27Le niveau de confiance en l’Europe s’est particulièrement érodé depuis deux ans dans les pays du pourtour méditerranéen. À la question de savoir si l’Europe a un effet positif pour contribuer à la fixation de standards minimaux pour les conditions de travail, le taux de réponse positive a perdu plus de 20 points depuis 2009 en Espagne (– 26 points), au Portugal (– 21 points), en Grèce (– 20 points) et en Italie (– 20 points).

28À la faveur des décisions qui ont été prises ces derniers mois pour faire face aux défis posés par la crise financière, la dynamique de l’intégration européenne est repartie. La construction de la gouvernance économique au sein de la zone euro est un processus qui s’étalera sur plusieurs années. La place que les questions sociales y tiendront est une question qui reste largement ouverte. Mais il semble d’ores et déjà que, si une impulsion nouvelle est donnée à la convergence sociale, elle s’arrimera aux évolutions en cours dans le cadre de l’approfondissement de la gouvernance économique [24]. Les premières manifestations de cette évolution se trouvent dans les échanges intervenus sur l’emploi des jeunes lors du Sommet européen de janvier 2012, puis dans les conclusions du Conseil européen des 1er et 2 mars 2012.

29Dans les années à venir, la question se posera de l’échelon pertinent pour approfondir ces efforts de convergence sociale : zone euro élargie ou UE 27 ? Les solutions seront recherchées dans une imbrication de ces deux dimensions. Mais les équilibres politiques de la zone euro sont plus favorables à la convergence sociale, de même que les besoins s’y expriment plus fortement. Les citoyens de la zone euro sont légitimement en attente d’une Europe qui protège. Consolider l’Europe sociale sera, dans des circonstances variables selon les États membres, une condition de l’acceptation des efforts inévitables qu’impose l’assainissement des finances publiques.

30Le pacte Euro + adopté le 24 mars 2010 constitue à cet égard une évolution importante. Il demande aux États membres de prendre des engagements visant notamment à « réexaminer les dispositifs de fixation des salaires et, le cas échéant, le degré de centralisation du processus de négociation, ainsi que les mécanismes d’indexation, l’autonomie des partenaires sociaux dans le cadre du processus de négociation collective devant être préservée ».

31À court terme, les efforts que doit réaliser l’économie européenne, particulièrement au sein de la zone euro, pour retrouver le chemin d’une croissance soutenue et améliorer sa compétitivité placent immédiatement au premier plan la question des salaires. Mais d’autres sujets devront être abordés : comment prendre des décisions coordonnées pour réduire les dettes publiques sans évoquer les questions des retraites ? Comment relancer la croissance sans examiner les conditions pour travailler plus ? Plusieurs arguments plaident ainsi pour poursuivre cette approche d’une convergence plus forte dans le domaine social au sein de la zone euro.

32Les nouveaux règlements sur la correction des déséquilibres économiques, qui sont partie intégrante du nouveau cadre connu sous le nom de « six-pack », ont fait de l’évolution des coûts salariaux unitaires un paramètre clé dans le tableau de bord qui permettra d’évaluer la situation des États membres. Un chômage élevé, durablement supérieur à 10 %, est également considéré comme un déséquilibre. Si ces règlements du paquet « six-pack » prévoient des dispositions explicites [25] sur le respect des traditions nationales de négociation collective, on évalue mal à ce stade comment ces dispositions vont fonctionner.

33Le temps semble donc venu d’actualiser notre conception de l’Europe sociale. Le modèle qu’avait développé Jacques Delors au milieu des années 80, fondé sur une accumulation de droits, autour d’une vision commune d’un modèle social européen, reste pertinent. Il l’est particulièrement à un moment où le marché unique doit encore être approfondi. Mais il n’est sans doute plus suffisant. Il est aujourd’hui nécessaire de repenser des procédures qui favorisent la recherche d’un équilibre entre l’économique et le social dans la mise en œuvre de la gouvernance de la zone euro. Un point de départ serait de construire un dialogue avec les partenaires sociaux européens dans la définition des orientations prises chaque année au moment du lancement du Semestre européen pour la coordination des politiques.

Notes

  • [1]
    Au moment de la rédaction de cette contribution.
  • [2]
    Ce rappel historique se fonde pour une large part sur Claude Didry, Arnaud Mias (2007), Le moment Delors : les syndicats au cœur de l’Europe sociale, Peter Lang.
  • [3]
    Règlement no 68/1612 relatif à la libre circulation des travailleurs.
  • [4]
    Cité dans Gérard Bossuat (2005), Faire l’Europe sans la défaire, Peter Lang, p 409.
  • [5]
    « Le modèle social européen est fondé sur une économie performante, un niveau élevé de protection sociale, l’éducation et le dialogue social. Un État-providence actif doit encourager la population à travailler ; l’emploi constitue en effet la meilleure garantie contre l’exclusion sociale. »
  • [6]
    Voir notamment le rapport de Martine Aubry (1989), Pour une Europe sociale, rapport au Premier ministre.
  • [7]
    La dépêche suivante de l’Agence Europe relate cet échange : « Van Rompuy, le modèle social européen n’est pas mort » (Agence Europe, 1er mars 2012).
  • [8]
    Voir l’annexe I à la communication Examen annuel de la croissance du 23 novembre 2011.
  • [9]
    CJCE, 22 novembre 2005, aff. C-144/04, Mangold, jurisprudence récemment confirmée par l’arrêt CJUE, 19 janvier 2010, aff. C-555/07, Seda Kücükdeveci. Cet arrêt reconnaît l’existence d’un principe général du droit communautaire interdisant les discriminations en fonction de l’âge, d’effet direct dans les États membres.
  • [10]
    Frankfurter Allgemeine Zeitung, 8 septembre 2008.
  • [11]
    CJCE, 1er avril 2008, aff C-267/06, Tadao Maruko/Versorgungsanstalt der deutschen Bühnen. Plus récemment, l’Allemagne a été l’objet de plusieurs condamnations de la Cour de justice sur le fondement du principe de non-discrimination en matière sociale : CJUE, 19 janvier 2010, aff. C-555/07, Seda Kücükdeveci (précité), CJUE, 12 janvier 2010, aff. C-229/08, Wolf, CJUE, 12 octobre 2010, aff C-45/09, Rosenbladt. Le débat en Allemagne sur la reconnaissance d’un principe général du droit communautaire en matière de non-discrimination initié par l’arrêt Mangold a récemment conduit à une décision du Bundesverfassungsgericht sur la compatibilité avec la Constitution de cet arrêt. Dans une décision du 26 août 2010, 2 BvR 2661/06, la Cour constitutionnelle allemande a jugé que la jurisprudence Mangold ne « transgresse pas les compétences communautaires d’une façon telle que cet argument pourrait être présenté devant la Cour constitutionnelle ». Rappelons enfin que l’accord de gouvernement allemand (Koalitionsvertrag) adopté en octobre 2009 prévoit que le gouvernement « refuse l’initiative inappropriée de la Commission européenne concernant l’établissement d’une cinquième directive anti-discrimination » (Koalitionsvertrag, p. 18).
  • [12]
    Voir, notamment, CJCE, 5 mars 2009, aff. C-388/07, The Incorporated Trustees of the National Council on Ageing ; CJCE, 17 juillet 2008, aff. C-303/06, Coleman.
  • [13]
    Le processus d’acculturation en France du principe communautaire de non-discrimination est remarquablement décrit par C. Aubin et B. Joly (2007), « De l’égalité à la non-discrimination : le développement de la politique européenne et ses effets sur l’approche française », Droit social, no 12, p. 1295 et s., décembre. Les recommandations adoptées par le Sénat et l’Assemblée nationale à l’égard du projet de directive anti-discrimination sont notamment éclairantes (certains considérants de la résolution du Sénat, particulièrement sévères, méritent à cet égard d’être cités in extenso : « Considérant qu’en raison de la confusion que sa rédaction actuelle entretient entre inégalité de traitement et discrimination, la proposition de directive ne protège que certains citoyens contre l’inégalité de traitement dans les domaines auxquels elle s’applique ; qu’elle est en conséquence, en l’état présent, insuffisante et injuste […] ; considérant en conséquence qu’en ne respectant pas l’égalité de tous les citoyens devant la loi, elle est contraire aux principes fondamentaux de la République qui soutiennent une démarche universaliste préconisant la définition de principes communs et rassembleurs », résolution no 13 (2008-2009) adoptée par le Sénat le 17 novembre 2008.
  • [14]
    « Assurance auto : les femmes paieront plus », disait France Info ; « Les assurances vie ou les assurances auto seront bientôt plus chères pour les femmes en Europe », pour France Inter ; « L’égalité hommes-femmes imposée dans les contrats d’assurance », dans La Tribune ; « Bruxelles sonne la fin des tarifs distincts selon le sexe de l’assuré », dans Les Échos ; « L’Europe interdit la distinction de sexe dans les contrats d’assurance », selon La Croix. Le secteur de l’assurance a regretté cette « mauvaise nouvelle pour le consommateur ».
  • [15]
    Voir É. Grass (2011), « Discriminations en fonction du sexe dans les assurances : les contre-pieds de l’arrêt Test-Achats », Droit social, no 6, juin.
  • [16]
    CJCE, C52/04, 14 juillet 2005.
  • [17]
    Ces difficultés sont présentées dans un rapport de la Commission européenne faisant le bilan de l’application de la directive 2003/88 et adopté en même temps que sa communication lançant la révision de la directive (communication du 21 décembre 2010).
  • [18]
    Comme le prévoit l’article 154, §3, TFUE, la Commission européenne a invité les partenaires sociaux européens à négocier sur la révision de la directive « temps de travail ». Les partenaires sociaux ont ouvert cette négociation en octobre 2011.
  • [19]
    Arrêts Viking Line (C-438/05 du 11 décembre 2007), Laval (C-341/05 du 18 décembre 2007), Rüffert (C-346/06 du 3 avril 2008) et Commission v. Luxembourg (C-319/06 du 19 juin 2008).
  • [20]
    É. Grass (2011), « Routiers polonais et principe de faveur en droit communautaire : l’important arrêt Koelzsch », Droit social, no 7-8.
  • [21]
    Dans un obiter dictum (point 46) en effet, la Cour a pris le soin d’étendre la portée de sa solution à l’interprétation du nouveau règlement no 593/2008, lequel fait d’ailleurs expressément référence au principe de faveur (considérant 23). Elle adopte à cet égard une position plus favorable aux salariés que celle qu’avait adoptée la chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt récent (Cass. soc., 18 janvier 2011, Resource Consulting).
  • [22]
    CJUE, 3 mars 2011, aff. C-437/09, AG2R Prévoyance c/Beaudout père et fils SARL.
  • [23]
    Eurobaromètre Spécial 377, L’emploi et la politique sociale, janvier 2012.
  • [24]
    Cette notion a notamment été définie par les conclusions des Conseils européens du 17 juin et du 16 septembre 2010.
  • [25]
    Voir notamment l’article 1.3 du règlement no 1176/2011 sur la correction des déséquilibres excessifs.
Étienne Grass
Au moment de la rédaction de l’article, conseiller pour les affaires sociales, chef du service des affaires sociales à la représentation permanente de la France auprès de l’UE. Il est l’auteur de L’Europe sociale à paraître à la Documentation française.
Conseiller pour les affaires sociales [1], chef du service des affaires sociales à la représentation permanente de la France auprès de l’UE, membre du comité de lecture de la RFAS, Étienne Grass propose sa lecture de la construction de l’Europe sociale
  • [1]
    Au moment de la rédaction de cette contribution.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/07/2012
https://doi.org/10.3917/rfas.121.0199
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