Introduction [1]
1Dans le présent article [2], nous examinons, dans une démarche constitutionnelle comparative, la protection du droit de grève en Europe et les tensions engendrées par les interactions entre la législation sur les droits sociaux des États membres et le droit de l’Union européenne. Bien que les règles relatives aux droits collectifs des travailleurs varient fortement d’un État membre à l’autre, la plupart des pays de l’Union européenne ont inscrit le droit de grève dans leur Constitution ou dans la loi. En outre, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a récemment reconnu que le droit de mener une action collective constituait un principe fondamental de l’ordre juridique de l’Union. Elle a toutefois défini, en la matière, une norme moins protectrice que celle appliquée dans bon nombre d’États membres. Ainsi, selon la CJUE, le droit de grève doit s’exercer de façon à ne pas entraver le fonctionnement du marché commun et la liberté des entreprises de transférer leurs activités d’un État membre à l’autre. Cette jurisprudence remet donc en cause l’application effective des règles plus protectrices en vigueur dans beaucoup de pays européens et révèle une tension entre les droits sociaux garantis par les États et les principes du libre marché appliqués par l’Union européenne.
2Comme nous tentons de le démontrer dans cet article, la dynamique actuellement observée en Europe, loin d’être singulière, présente des similitudes avec celle qui a été à l’œuvre aux États-Unis dans le passé [3]. Au début du xxe siècle, la protection du droit de grève aux États-Unis se caractérisait par l’existence de fortes tensions entre la législation des États fédérés et le droit fédéral. Alors que la protection des droits collectifs des travailleurs relevait de la compétence des États, la Cour suprême des États-Unis, tout en reconnaissant l’existence d’un droit de grève constitutionnel, en limitait fortement l’exercice au nom du principe du libre marché, fondé sur la doctrine du « laissez-faire ». Le New Deal a toutefois marqué un tournant radical. Dans les années 1930, le gouvernement fédéral, confronté à une crise économique sans précédent, s’est doté de nouveaux pouvoirs dans le domaine de la législation du travail. La loi Wagner (Wagner Act) [4], qui a réformé en profondeur la réglementation des relations du travail en instituant des règles fédérales pour protéger le droit de grève, a constitué une composante fondamentale du New Deal. Techniquement conçue comme un instrument visant à stimuler le commerce entre les États, cette loi a en réalité constitué une tentative réussie de résoudre les contradictions entre les droits garantis aux travailleurs par les États fédérés et les principes du libre marché appliqués à l’échelon fédéral.
3L’expérience des États-Unis montre que le défi d’assurer l’exercice effectif des droits sociaux est récurrent dans les systèmes de type fédéral dans lesquels les droits sociaux sont protégés par les États mais peuvent faire l’objet d’un contrôle par une autorité juridictionnelle supranationale à la lumière des règles du marché commun. Cependant, elle enseigne aussi qu’il est possible de relever ce défi en renforçant la protection des droits sociaux au niveau fédéral à travers l’adoption d’un instrument comme la loi Wagner. Dans le présent article, nous plaidons par conséquent en faveur de l’adoption d’une « loi Wagner européenne », en d’autres termes d’un règlement sur l’exercice du droit de grève en cas de conflits du travail impliquant plusieurs États, qui remplace la jurisprudence de la CJUE par un régime plus protecteur des droits collectifs des travailleurs. Bien que cette proposition puisse sans nul doute susciter des controverses, nous affirmons que la solution aux problèmes que pose le droit de l’Union ne peut plus venir des États. Pour que la notion de droits sociaux prenne un sens en Europe, il faut doter la protection de ces droits de nouveaux fondements au niveau de l’Union européenne en s’inspirant de ce qu’ont fait les États-Unis avec le New Deal. Dans cet article, nous commençons par décrire les difficultés qui apparaissent en matière de droit de grève en Europe, puis analysons l’expérience constitutionnelle des États-Unis. Enfin, nous examinons les enseignements que l’Europe pourrait tirer du New Deal et présentons une ébauche de proposition pour orienter l’action politique de l’Union européenne à l’avenir [5].
Les défis de la protection du droit de grève aujourd’hui en Europe
4Nous commençons par analyser le système à plusieurs niveaux sur lequel repose aujourd’hui la protection du droit de grève en Europe et les tensions engendrées par les interactions entre droit national et droit de l’Union. Il y a peu de temps encore, aucune norme supranationale ne régissait la protection de l’action revendicative et il existait de fortes disparités au sein des règles en vigueur dans les États membres, certains États offrant une protection avancée du droit de grève tandis que d’autres étaient plus en retard [6]. Toutefois, ces dix dernières années ont été marquées par une augmentation de l’influence du droit de l’Union européenne. Ainsi, tout en reconnaissant que le droit de grève constitue un droit fondamental de l’ordre juridique de l’Union, la CJUE a dégagé un critère de conciliation entre libre marché et droits sociaux, selon lequel le droit de grève n’est protégé que dans les cas où l’action collective est propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi par les travailleurs, est justifiée et strictement proportionnée à cet objectif. Cette jurisprudence met sous pression les règles relatives au droit de grève applicables dans bon nombre d’États membres de l’Union européenne. Pour le démontrer, nous décrivons d’abord les principaux régimes de protection de l’action collective en vigueur dans les États, puis examinons les conséquences de la jurisprudence de la CJUE.
Les régimes de protection du droit de grève dans les États membres de l’Union européenne
5Les régimes de protection du droit de grève varient fortement d’un État membre à l’autre (Warnek, 2007). Bien que tous les États de l’UE aient attendu l’aprèsguerre pour reconnaître légalement le droit à l’action revendicative, l’histoire et le contexte politique propres à chacun d’eux ont exercé une influence sur les modalités de protection de ce droit (Jacobs, 2009). Il est ainsi possible de distinguer quatre régimes de protection, du plus « favorable aux travailleurs » au plus restrictif. Nous retenons ici plusieurs critères pour caractériser ces régimes. Premièrement, le droit de grève est-il un droit constitutionnel, un droit prévu par la loi ou une simple immunité par rapport à l’application du droit des contrats ? Deuxièmement, est-il un droit individuel ou, au contraire, un droit collectif dont l’exercice est réservé aux syndicats ? Troisièmement, quelles sont les procédures à respecter pour exercer ce droit, quelles conditions de fond le justifient et quelles sont les limites qui l’encadrent ? Quatrièmement, quelles sont les conséquences de l’exercice du droit de grève ?
6Au regard de ces critères, la France et l’Italie font sans nul doute partie des pays qui appliquent le régime le plus « favorable aux travailleurs » (Moreau, 1998 ; Giugni, 2003). Le droit de grève y est en effet officiellement inscrit dans la Constitution et représente un droit individuel que chaque travailleur peut invoquer. Les tribunaux nationaux ont en outre retenu une interprétation large de ce droit, qui couvre toute forme de protestation des salariés, y compris les grèves politiques et socio-économiques [7]. Par ailleurs, en Italie comme en France, ils ont empêché que le droit de grève des salariés puisse être limité par des procédures spécifiques ou des dispositions contractuelles [8]. Par conséquent, les seules limites au droit de grève sont celles qui résultent de la nécessité de le concilier avec d’autres droits constitutionnels de valeur équivalente [9]. Parallèlement, dans ces systèmes, la perte de salaire est la seule conséquence d’une grève pour le salarié.
7Un deuxième régime de protection du droit de grève est issu de la tradition juridique des pays nordiques (Stokke, 2002). En Finlande et en Suède, par exemple, ce droit a un solide ancrage constitutionnel et il est possible de faire grève pour différentes raisons, selon diverses modalités. Toutefois, les partenaires sociaux occupant une place importante dans les relations entre employeurs et salariés, le droit de grève s’exerce de manière centralisée, au niveau des syndicats. En outre, des procédures spéciales de médiation ou de conciliation sont en place pour permettre un règlement amiable des conflits, et les conventions collectives prévoient en général une obligation de trêve sociale qui empêche les syndicats de recourir à une action revendicative pendant la durée de validité de la convention collective, sauf pour les questions qu’elle ne vise pas.
8Les règles relatives à l’action collective dans des pays comme l’Allemagne et la Pologne constituent un troisième régime de protection (Deinert, 2010 ; Unterschütz et Wo?niewski, 2011). Dans ces deux pays, le droit de grève est réservé aux syndicats. En outre, de nombreuses règles, notamment l’obligation de respecter une trêve et l’interdiction de faire grève pour des raisons non contractuelles, limitent le droit d’engager une action collective. De surcroît, en Allemagne comme en Pologne, le recours à l’action revendicative doit obéir au principe de l’ultima ratio, en vertu duquel « une grève n’est légale que si elle est nécessaire et constitue un ultime recours pour résoudre un conflit du travail » (Klaß et al., 2008, p. 56). Les tribunaux du travail sont donc habilités à apprécier la proportionnalité d’une action revendicative et, le cas échéant, à s’opposer aux grèves qui restreignent abusivement d’autres droits constitutionnels (comme le droit de propriété ou la liberté de commerce).
9Le régime le plus restrictif reste toutefois celui du Royaume-Uni. En réalité, le droit britannique a toujours considéré les grèves comme une forme de délit et de rupture de contrat [10], et il est permis d’avancer qu’aujourd’hui encore le droit de grève n’existe pas au Royaume-Uni (Dukes, 2010). L’action revendicative n’est qu’une action bénéficiant d’une immunité légale par rapport aux principes du common law (Barrett et al., 2008). Les travailleurs ne peuvent mener une action collective protégée par cette immunité qu’à condition de respecter la procédure décrite dans la loi de 1992 sur les syndicats et les relations du travail (Trade Union and Labour Relations [Consolidation] Act) [11], qui impose aux syndicats des obligations contraignantes en matière de vote de la grève et de préavis. En outre, la loi prévoit peu de mesures pour éviter le licenciement abusif des salariés qui participent à une action, ce qui fait sans doute du Royaume-Uni le pays qui applique le régime le plus dissuasif d’Europe en matière d’action collective.
10Ainsi, ce rapide survol des règles applicables au droit de grève dans les systèmes juridiques européens révèle « une forte disparité au niveau des règles en place dans les États membres de l’Union européenne » (Treu, 2002, p. 608). Beaucoup d’États membres, comme la France et l’Italie, assurent une protection étendue du droit de grève, en le consacrant dans leurs Constitutions. Dans les pays du Nord, la négociation collective constitue une composante fondamentale du cadre juridique dans lequel s’inscrit l’exercice du droit à l’action revendicative. En revanche, en Allemagne et en Pologne, le régime de protection du droit de grève permet aux tribunaux du travail d’effectuer une analyse de proportionnalité étendue pour s’assurer de la légalité d’une action collective. Enfin, au Royaume-Uni, la législation est extrêmement restrictive : la grève est considérée, non comme un droit, mais comme une liberté légale soumise à des règles de fond et de procédure strictes. Mais, au-delà de ces législations nationales diverses, c’est un droit supranational qui trouve à s’appliquer de manière de plus en plus importante.
Concilier droit de grève et principes du libre marché dans l’Union européenne
11La protection du droit de grève au niveau de l’Union européenne est une évolution très récente (Giubboni, 2006). Bien que les questions sociales n’aient jamais été totalement exclues du projet d’intégration européenne, il n’y a eu, pendant longtemps, aucune reconnaissance claire d’un droit à l’action collective à l’échelon supranational. Le droit de grève est certes inscrit dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs adoptée en 1989, mais ce texte n’a pas de valeur contraignante. En outre, lorsque le traité d’Amsterdam a, en 1997, établi la compétence de l’Union européenne dans le domaine de la politique sociale, l’article 137, paragraphe 5, du traité instituant la Communauté européenne (TCE) – devenu l’article 153, paragraphe 5, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) – a été adopté pour soustraire « le droit d’association, le droit de grève et le droit de lock-out » à ce nouveau champ de compétence. De son côté, la CJUE a apparemment fait preuve d’une grande « prudence jurisprudentielle » (Novitz, 2003, p. 246) en matière de protection du droit de grève et ne s’est jamais officiellement ralliée aux conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Albany International [12], selon lesquelles le « droit de recourir à l’action collective en vue de défendre des intérêts professionnels […] est également protégé en droit communautaire [13] ».
12Toutefois, pendant ces dix dernières années, le cadre juridique de l’Union européenne a connu deux évolutions importantes pour le droit de grève, l’une juridique et l’autre jurisprudentielle. D’une part, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a été solennellement proclamée par les institutions européennes en 2000, puis transformée en une source constitutionnelle d’application contraignante par le traité de Lisbonne en 2009. Elle se présente sous forme d’un catalogue novateur de droits et comporte (dans son chapitre IV, intitulé « Solidarité ») une disposition (article 28) protégeant spécifiquement le droit de grève (Ryan, 2003). D’autre part, dans deux décisions proches rendues en décembre 2007 – International Transport Workers’ Federation contre Viking [14] et Laval un Partneri Ltd. contre Svenska Byggnadsarbetareförbundets [15] –, la grande chambre de la CJUE a, pour la première fois, affirmé que le droit de grève était un droit fondamental de l’ordre constitutionnel de l’Union européenne. Dans ces arrêts, la CJUE a toutefois défini, pour la protection du droit de grève, une norme différente de celle appliquée dans certains États membres, mettant ainsi en cause l’application effective des régimes mis en place par ces États pour protéger l’action collective (Davies, 2008).
13Dans l’affaire Viking, la CJUE devait répondre à une question préjudicielle de la Court of Appeal of England and Wales, la Cour d’appel anglaise. La procédure principale concernait Viking Line, une société finlandaise exploitant des lignes de ferries. L’entreprise, qui exploitait ses lignes à perte, souhaitait changer de lieu d’établissement pour s’installer en Estonie et tirer ainsi parti du niveau plus faible des salaires versés dans ce pays. Ce projet de changement de pavillon des navires a suscité l’opposition de la Finnish Seamen’s Union (FSU), l’organisation syndicale finlandaise des marins, et de l’International Transport Workers’ Federation (ITWF), sa fédération internationale dont le siège se trouve à Londres. Les deux organisations ayant menacé d’engager une action collective, Viking a saisi un tribunal britannique pour les empêcher d’appeler à la grève. Dans sa requête, l’entreprise avançait que l’action engagée par la FSU avec l’aide de l’ITWF entravait la liberté de circulation prévue par le droit communautaire. La Cour d’appel a donc demandé à la CJUE si les actions collectives envisagées par les deux organisations étaient exclues du champ d’application du droit communautaire et, dans la négative, si elles étaient justifiées ou, au contraire, constituaient une restriction injustifiée aux règles sur la libre circulation au sens de l’article 43 du TCE (devenu l’article 49 du TFUE).
14La CJUE a clairement estimé que les actions collectives menées par les organisations syndicales « relèvent, en principe, du champ d’application de l’article 43 » du TCE [16] et n’a pas retenu l’argument selon lequel, aux termes de l’article 137, paragraphe 5, du TCE, l’Union européenne n’était pas compétente dans ce domaine. Elle a avancé que le fait que « l’article 137 du TCE ne s’applique ni au droit de grève ni au droit de lock-out n’est pas de nature à soustraire une action collective […] à l’application de l’article 43 du TCE [17] ». Mais elle a surtout rejeté l’argument selon lequel le statut de droit fondamental du droit de grève justifiait de soustraire l’action collective au champ d’application du droit communautaire. Dans une déclaration qui a fait date, elle a affirmé que « le droit de mener une action collective, y compris le droit de grève, est reconnu tant par différents instruments internationaux auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré, tels que la Charte sociale européenne […] et la convention no 87 [de] l’Organisation internationale du travail, que par des instruments élaborés par lesdits États membres […] dans le cadre de l’[UE], tels que la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs […] et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [18] », estimant ainsi que le « droit de grève doit […] être reconnu en tant que droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect [19] ».
15Néanmoins, elle a aussi souligné qu’il était possible de limiter l’exercice du droit de grève pour protéger d’autres principes communautaires fondamentaux et a cherché à déterminer si l’action collective envisagée par la FSU et l’ITWF constituait une restriction au droit à la libre circulation et, dans l’affirmative, si cette restriction pouvait être considérée comme justifiée. Elle a jugé qu’une « action collective telle que celle envisagée par [la] FSU [avait incontestablement] pour effet de rendre moins attrayant, voire […] inutile l’exercice par Viking de son droit de libre établissement [20] » et constituait une « restriction à la liberté d’établissement au sens de l’article 43 » du TCE [21]. Pour apprécier si cette restriction était ou non justifiée, la CJUE a évalué la proportionnalité de l’action envisagée par les deux organisations syndicales. Elle a reconnu que la protection des droits sociaux constituait un objectif important de l’Union européenne et que les droits « à la libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux doivent être mis en balance avec les objectifs poursuivis par la politique sociale, parmi lesquels figurent […] l’amélioration des conditions de vie et de travail […], une protection sociale adéquate et le dialogue social [22] ». Toutefois, effectuant cette mise en balance, elle a affirmé que l’action collective envisagée par la FSU et l’ITWF ne pouvait être justifiée qu’à condition d’avoir pour objectif la protection des travailleurs et de représenter l’ultime recours pour les syndicats.
16Elle a notamment ordonné à la juridiction nationale d’examiner [23] « si les emplois ou les conditions d’emploi des membres de [la] FSU susceptibles d’être affectés par le changement de pavillon du [navire étaient] véritablement compromis ou sérieusement menacés [et] si l’action collective engagée par ce syndicat [était] apte à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et [n’allait] pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ce dernier [24] ». En outre, elle a estimé qu’il appartenait à la juridiction nationale de se prononcer sur le point de savoir si la « FSU ne disposait pas d’autres moyens, moins restrictifs de la liberté d’établissement, pour faire aboutir la négociation collective engagée avec Viking et, d’autre part, si ce syndicat avait épuisé ces moyens avant d’engager une telle action [25] ». Elle a donc conclu que « des actions collectives telles que celle en cause au principal […] constituent des restrictions au sens [de l’article 43 du TCE] » et que « ces restrictions peuvent, en principe, être justifiées au titre de la protection d’une raison impérieuse d’intérêt général, telle que la protection des travailleurs, à condition qu’il soit établi qu’elles sont aptes à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif [26] ».
17L’affaire Laval posait, s’agissant du droit de grève, un problème analogue à celui soulevé dans l’affaire Viking [27]. En l’espèce, Laval, une entreprise lettone, avait engagé des poursuites contre trois organisations syndicales suédoises du secteur du bâtiment devant l’Arbetsdomstoled, le tribunal du travail suédois. Laval avait conclu un contrat pour la construction d’une école en Suède, où elle avait détaché un certain nombre de travailleurs lettons. Ces salariés étaient membres du syndicat letton du secteur du bâtiment et l’entreprise était liée par les conditions énoncées dans la convention collective lettonne applicable à ce secteur. Peu après le démarrage du chantier, les organisations syndicales suédoises ont demandé à Laval d’adhérer à la convention collective du bâtiment suédoise, qui obligeait l’entreprise à verser une rémunération plus élevée à ses salariés lettons. Laval ayant refusé, les syndicats ont déclenché une action revendicative. L’entreprise a alors saisi le tribunal du travail suédois, avançant que l’action collective entravait sa liberté de prestation de services protégée par l’article 49 du TCE (devenu l’article 56 du TFUE). L’Arbetsdomstoled a renvoyé l’affaire devant la CJUE.
18En l’espèce, la CJUE a adopté la même approche à l’égard du droit de grève que celle retenue dans l’affaire Viking. Elle a rejeté l’argument selon lequel l’action collective ne faisait pas partie du champ d’application de l’article 49 du TCE, rappelant au contraire le caractère fondamental du droit de grève dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Elle a toutefois rappelé que « l’exercice de ce droit pouvait néanmoins être soumis à certaines restrictions [28] » et a par conséquent cherché à déterminer si l’action en cause avait constitué une restriction à la liberté de prestation de services et, dans l’affirmative, si cette restriction était justifiée. Elle a estimé que le mouvement de grève lancé par les syndicats suédois était « susceptible de rendre moins attrayante, voire plus difficile, pour [Laval], l’exécution de travaux de construction sur le territoire suédois et [constituait], de ce fait, une restriction à la libre prestation de services [29] ». Cherchant ensuite à apprécier si la restriction était proportionnée à l’objectif poursuivi, elle a reconnu que, « en principe, une action [collective] engagée par une organisation syndicale de l’État membre d’accueil visant à garantir, aux travailleurs détachés dans le cadre d’une prestation de services transnationale, des conditions de travail et d’emploi fixées à un certain niveau relève de l’objectif de protection des travailleurs » poursuivi par l’Union européenne [30]. Elle a néanmoins conclu qu’en l’espèce la grève « ne [pouvait] être justifiée au regard d’un tel objectif [31] », affirmant ainsi qu’une action collective engagée par une organisation syndicale pour contraindre « un prestataire de services établi dans un autre État membre à entamer avec elle une négociation sur les taux de salaire devant être versés aux travailleurs détachés ainsi qu’à adhérer à une convention collective dont les clauses établissent […] des conditions plus favorables que celles découlant des dispositions législatives pertinentes [32] » était incompatible avec l’article 49 du TCE [33].
19Les décisions rendues par la CJUE dans les affaires Viking et Laval constituent une évolution importante de la protection du droit de grève au niveau de l’Union européenne et témoignent de l’impact croissant du droit de l’Union dans le domaine social (Reich, 2008). Pour la première fois, la CJUE a reconnu que le droit de grève constituait un droit fondamental et que le droit des travailleurs de mener des actions collectives devait être protégé en tant que principe constitutionnel du droit de l’Union (O’Donoghue et Carr, 2009). Toutefois, elle ne s’est pas prononcée en faveur de la reconnaissance du caractère absolu de ce droit, affirmant au contraire que son exercice pouvait faire l’objet de restrictions et devait respecter le principe de proportionnalité. Elle a estimé que les organisations syndicales ne pouvaient appeler à la grève que s’il était établi que cette action était appropriée et nécessaire et constituait un ultime recours. Elle a en outre habilité les tribunaux nationaux à « s’assurer, avant de considérer une telle action comme appropriée, que les organisations syndicales avaient épuisé toutes les autres solutions offertes par le droit national » (Barnard, 2008, p. 483). Ces décisions ont été critiquées par de nombreux juristes du travail, en raison des limites dont est assortie cette reconnaissance jurisprudentielle du droit de grève. Comme l’a souligné Tonia Novitz (2008, p. 542), « dans Viking comme dans Laval, la [CJUE] n’a pas formulé le droit à l’action collective de façon à ce que son exercice bénéficie d’une protection juridique effective. En réalité, il est permis d’affirmer que d’autres aspects des arrêts Viking et Laval privent la reconnaissance jurisprudentielle de ce droit de tout effet concret ou presque ».
20Les arrêts rendus par la CJUE dans ces deux affaires créent donc un défi majeur pour les systèmes nationaux de protection du droit de grève (Sciarra, 2008). La reconnaissance, à l’échelon supranational, d’un droit de grève assorti des conditions énoncées dans ces arrêts met sous pression les règles nationales applicables à l’action collective et engendre diverses tensions entre droit national et droit de l’Union. Compte tenu des différents régimes réglementaires décrits précédemment, ces tensions sont particulièrement évidentes pour les États membres qui garantissent une forte protection du droit de grève (Bruun et al., 2011), même si elles se manifestent aussi dans d’autres pays (Barnard, 2008). De fait, la CJE a, pour que le marché commun continue de fonctionner, établi en matière de protection du droit de grève une norme plus restrictive que celle en vigueur dans bon nombre d’États membres. Or, cette norme se comporte comme un maximum de protection à ne pas dépasser, les États membres ne pouvant garantir une protection plus forte du droit de grève en cas d’actions revendicatives transnationales (en d’autres termes lorsqu’un conflit entre organisations syndicales et employeurs implique plusieurs États membres et a une incidence sur les règles appliquées par l’Union européenne en matière de libre circulation). Par conséquent, la CJUE risque de « miner l’effectivité des normes du travail au niveau national, qu’elles soient établies par la loi ou par les conventions collectives » (Deakin, 2008, p. 605).
21Selon nous, les difficultés engendrées par l’interaction entre droit national et droit communautaire dans le domaine des relations du travail s’analysent comme un « défi d’effectivité » dans la protection des droits (Fabbrini, 2010). Ce défi apparaît dès lors que le droit communautaire fixe une norme à ne pas dépasser pour la protection d’un droit, mettant ainsi à mal les régimes plus protecteurs en place dans certains pays avancés en la matière. De fait, les arrêts Viking et Laval ont abouti à la reconnaissance d’un nouveau droit de grève au niveau de l’Union européenne, mais « la jurisprudence de la CJUE pourrait […], paradoxalement, conduire à de nouvelles restrictions au droit de grève dans les États membres dans lesquels ce droit bénéficie d’une forte protection. Cette jurisprudence remet ainsi en cause les systèmes nationaux de droit du travail et pourrait fort bien avoir pour effet de limiter l’autonomie collective plutôt que de la renforcer » (Robin-Olivier, 2009, p. 394). Toutefois, la situation européenne n’est apparemment pas singulière, dans la mesure où les conflits entre législation nationale et droit supranational résultent de la difficulté à concilier principes du libre marché et droits sociaux dans un système de gouvernance fondé sur le fédéralisme. Examiner, dans une approche comparative, l’expérience fédérale des États-Unis peut apporter un éclairage utile à la compréhension de la dynamique actuellement à l’œuvre en Europe et donner une idée de l’évolution que pourrait connaître le système juridique européen.
La protection du droit de grève dans l’histoire des États-Unis
22Nous allons maintenant analyser l’expérience des États-Unis dans le domaine des relations du travail et montrer qu’une dynamique analogue à celle actuellement observée en Europe a, par le passé, été à l’œuvre dans le système fédéral américain. Comme l’a expliqué de manière fort convaincante Catherine Barnard (2009, p. 577-578), « les États-Unis constituent une bonne base de comparaison pour l’Union européenne. Schématiquement, les États-Unis et l’Union européenne ont une économie de taille comparable, sont dotés d’une structure fédérale ou quasi fédérale et sont conscients que, dans certaines circonstances, il est nécessaire que le droit “fédéral” régisse l’activité des États lorsque cette dernière influe sur le commerce entre États et, par conséquent, sur l’unité de l’Union ou du marché unique ». Une comparaison avec le système fédéral américain peut apporter un éclairage utile à la compréhension des défis auxquels fait face la protection du droit de grève dans un système fédéral attaché au libre marché. Mais, au-delà de ce rôle de miroir, l’expérience américaine peut aussi constituer un modèle dont l’Europe pourrait s’inspirer à l’avenir pour protéger le droit de grève. Nous commencerons donc par examiner les tensions entre les garanties offertes par les États en matière de droits sociaux et les principes du libre marché appliqués à l’échelon fédéral, caractérisant l’ère dite Lochner. Nous nous intéresserons ensuite au New Deal et à ses conséquences sur la protection du droit de grève au sein d’un marché commun.
Le droit de grève pendant l’ère Lochner
23L’ère Lochner correspond aux quarante années de jurisprudence constitutionnelle américaine, soit la période comprise entre 1897 et 1937 environ, au cours de laquelle la Cour suprême des États-Unis a résolument adhéré à l’idéologie du « laissez-faire », constitutionnellement opposée à toute réglementation des relations du travail (Choudhry, 2004) [34]. Aux États-Unis, les revendications en faveur du droit des travailleurs à constituer des syndicats et à mener des actions revendicatives pour défendre leurs intérêts étaient apparues au cours des dernières décennies du xixe siècle (Tomlins, 1985). À l’époque, on considérait que le gouvernement fédéral ne disposait pas des compétences matérielles nécessaires pour intervenir dans ce domaine et la question des droits syndicaux relevait de la seule compétence des États. Dans le cadre du common law des États, les cours suprêmes de bon nombre d’États fédérés ont commencé à accorder aux travailleurs le droit de se syndiquer et à reconnaître la légalité des grèves pacifiques qu’ils menaient contre leur employeur pour obtenir une amélioration de leur salaire ou de leurs conditions de travail (Teller, 1940). À travers ces décisions, la plupart des États ont peu à peu considéré que les grèves étaient légales dès lors que leurs modalités et leurs objectifs n’étaient pas illégaux. Par conséquent, même si la définition de ce qui constituait une grève légale variait fortement selon les États, les travailleurs en grève étaient protégés de toutes représailles de la part des pouvoirs publics dans la plupart d’entre eux.
24Toutefois, la protection que les États ont commencé à accorder aux travailleurs tout au long de cette période dite « progressiste » a été remise en cause par le pouvoir juridictionnel fédéral (Graebner, 1977). D’une part, la Cour suprême des États-Unis a retenu une interprétation large de la loi fédérale sur la concurrence (connue sous le nom de loi Sherman) [35], considérant qu’elle interdisait les actions collectives organisées par les syndicats (Hoffmann, 1983). Dans l’arrêt Loewe contre Lawlor [36], elle a estimé que toute action concertée engagée par des travailleurs syndiqués pour défendre leurs intérêts constituait une entente illicite contraire aux règles relatives à la concurrence et une entrave à la « liberté d’entreprendre [37] ». D’autre part, dans une série de décisions dont la plus emblématique est l’affaire Lochner contre New York [38], la Cour suprême a estimé que le quatorzième amendement de la Constitution garantissait à chacun le droit de ne pas être privé de propriété ou de liberté, y compris de la liberté de contracter sans entrave de la part de la puissance publique, sans pouvoir bénéficier des protections prévues par le droit (« due process of law ») (Sunstein, 1987). Dans le cadre d’une interprétation substantielle de la clause de « due process » (« substantive due process »), les tribunaux fédéraux ont appliqué une théorie économique fondée sur le « laissez-faire », invalidant pour cause d’inconstitutionnalité une série de lois adoptées au niveau des États ou à l’échelon fédéral pour améliorer la situation sociale et les conditions de travail des salariés et les relations entre travailleurs et employeurs [39].
25Il y a donc une certaine ironie à ce que, à l’apogée de l’ère Lochner, la Cour suprême des États-Unis ait rendu, en 1923, un arrêt dans lequel elle déclarait que la clause de « due process » du quatorzième amendement de la Constitution protégeait le droit de grève en tant que droit constitutionnel (Pope, 2009). Dans cet arrêt (Charles Wolff Packing Co. contre Court of Industrial Relations) [40], elle a invalidé une loi de l’État du Kansas qui interdisait les grèves dans les secteurs essentiels, au motif que cette loi privait les travailleurs et les syndicats de « la propriété et de la liberté de contracter sans leur permettre de bénéficier du “due process of law” [41] ». Toutefois, dans l’arrêt rendu en 1926 dans l’affaire Dorchy contre Kansas [42], elle a affirmé que « ni le common law ni le quatorzième amendement [de la Constitution] ne confèrent un droit de grève absolu [43] » et a confirmé la condamnation prononcée par la Cour suprême du Kansas contre un responsable syndical à l’initiative d’une grève, estimant que « le droit d’entreprendre – qu’on l’appelle liberté ou propriété – avait de la valeur et qu’entraver ce droit sans raison légitime était illégal [44] ». De manière générale, de la fin des années 1890 au milieu des années 1930, la Cour suprême a donc « élaboré et appliqué des doctrines qui protégeaient le marché des entraves qu’aurait pu imposer le pouvoir législatif ou l’action collective » (Eliasoph, 2008, p. 471).
Le droit de grève pendant le New Deal
26Durant les années 1930, une profonde transformation constitutionnelle s’est opérée aux États-Unis (Ackerman, 1998). Même si le Congrès était déjà intervenu au cours des premières décennies du xxe siècle pour réguler les relations du travail dans les secteurs d’activité participant au commerce entre les États [45], la Grande Dépression a démontré qu’un renforcement important de l’intervention de l’État fédéral dans l’économie était nécessaire. Porté au pouvoir par une victoire électorale écrasante, le gouvernement Roosevelt a annoncé un New Deal pour les États-Unis et a adopté des lois d’importance majeure dans le domaine social (Sunstein, 2004). Il estimait que la résolution des conflits entre employeurs et salariés constituait un élément indispensable à la stabilisation économique et qu’il fallait par conséquent renforcer les droits légaux des syndicats pour donner naissance à un système de négociation collective efficace (McCammon, 1990). En 1933, le Congrès a adopté une loi pour le redressement industriel, la National Industrial Recovery Act (NIRA) [46], qui protégeait le droit des syndicats de conclure des conventions collectives [47]. Toutefois, dans l’arrêt Schechter Poultry Corp. contre États-Unis [48], la Cour suprême l’a invalidée au motif qu’elle résultait d’un exercice du pouvoir fédéral contraire à la Constitution, déclenchant ainsi l’une des crises constitutionnelles les plus graves de l’histoire des États-Unis (Shesol, 2010). Le président Roosevelt a alors menacé de modifier la composition de la Cour suprême à travers un projet de réforme du système judiciaire (le Court packing plan) et le Congrès a voté une nouvelle loi, la loi sur les relations du travail ou National Labour Relations Act (NLRA) [49], largement inspirée de la loi NIRA invalidée. Finalement, en 1937, la Cour suprême a opéré un « revirement à temps » (« switch in time »), confirmant la constitutionnalité de la loi NLRA [50] et reconnaissant ainsi définitivement la constitutionnalité de la législation du New Deal [51].
27La loi NLRA – également connue sous le nom de loi Wagner, du nom du sénateur Robert Wagner, qui en est à l’initiative – accorde aux salariés le droit, reconnu à l’échelon fédéral, de constituer des syndicats et d’organiser des actions revendicatives et interdit aux employeurs de prendre des mesures contre les syndicats. Comme précisé dans son préambule, elle est juridiquement fondée sur la “commerce clause”, c’est-à-dire sur le pouvoir général de « réglementer le commerce […] entre les divers États » conféré au pouvoir législatif fédéral par l’article 1, section 8, phrase 3, de la Constitution. Comme l’explique Jim Pope (2005, p. 524), « Robert Wagner, sénateur de l’État de New York et auteur du projet de loi, a fait là un choix délibéré. Les responsables syndicaux, entre autres, lui avaient demandé de fonder son projet de loi, non sur le pouvoir de réglementation du commerce du Congrès, mais sur ses pouvoirs en matière de droits de l’homme. […] Philosophiquement, le sénateur Wagner partageait cette analyse de son projet de loi […], mais a choisi la clause de commerce comme fondement constitutionnel. » Il s’agissait là de la stratégie la plus judicieuse sur le plan politique pour s’assurer que la loi bénéficierait d’un soutien suffisant tout au long du processus législatif, puis résisterait à l’examen de la Cour suprême, qui avait déjà invalidé la loi NIRA au motif d’un exercice inconstitutionnel du pouvoir législatif.
28La loi NLRA, dont l’objectif, énoncé en préambule, était de « promouvoir […] le commerce en éliminant certaines causes reconnues de conflits du travail, en encourageant des pratiques favorables à un règlement amiable des conflits du travail provoqués par des différends liés aux salaires, aux horaires et autres conditions de travail, et en rétablissant l’égalité du pouvoir de négociation entre les employeurs et les salariés », a introduit un régime avancé de protection des droits collectifs des travailleurs. La section 7 (a) de la loi disposait que « les salariés ont le droit de s’auto-organiser, de constituer des syndicats, d’y adhérer ou de les soutenir, d’engager des négociations collectives à travers des représentants qu’ils auront librement choisis et d’organiser d’autres actions concertées à des fins de négociation collective ou d’autres formes d’aide ou de protection mutuelle ». En outre, la section 13 disposait que « rien, dans le présent sous-chapitre, sauf disposition contraire expresse, ne doit être interprété de façon à influencer, entraver ou affaiblir le droit de grève de quelque manière que ce soit ». Enfin, la loi NLRA créait une instance compétente en matière de relations du travail, la National Labor Relations Board, chargée de jouer un rôle de médiation dans les conflits du travail, d’enquêter sur les pratiques déloyales dans le travail et d’accréditer les organisations syndicales représentatives habilitées à prendre part aux négociations collectives dans les secteurs d’activité participant au commerce entre les États.
29Émanant du pouvoir de réglementation du commerce entre les États conféré au Congrès, la loi NLRA ne visait que les entreprises privées exerçant leur activité au sein du marché commun, de sorte que de nombreux employeurs et salariés étaient exclus de son champ d’application, notamment les fonctionnaires, les ouvriers agricoles et les employés de maison. Par ailleurs, dans les premières années qui ont suivi son adoption, beaucoup d’États ont voté des lois sur les relations du travail qui en étaient souvent inspirées (Cox, 1954). Cette double réglementation, par la législation des États et par le droit fédéral, a toutefois pris fin en 1959. Dans l’arrêt Building Trade Council contre Garmon [52], la Cour suprême a en effet estimé que « le Congrès avait implicitement l’intention d’exercer une compétence exclusive dans le domaine des relations collectives du travail, ce qui empêch[ait] les États d’adopter des lois visant à réglementer des comportements “effectivement ou fort probablement protégés ou prohibés” par la loi NLRA » (Fick, 2004, p. 80-81). L’application du principe de préemption à raison du champ de compétence (field pre-emption) a privé les États du pouvoir de réglementer le droit de grève pour les travailleurs exerçant dans un secteur participant au commerce entre les États et a fait de la protection de l’action collective une question strictement fédérale.
30Les garanties fédérales en faveur de la protection du droit de grève ont cependant beaucoup évolué depuis le New Deal (Trudeau, 2004). Ainsi, comme l’ont avancé certains auteurs, « malgré l’importance fondamentale du droit de grève pour la structure de la loi NLRA, au cours des plus de soixante années écoulées depuis l’adoption de la loi, ce droit a constamment été affaibli par des amendements du Congrès et des décisions juridictionnelles » (Getman et Marshall, 2001, p. 704). En 1947, le Congrès a adopté la loi sur les relations entre travailleurs et employeurs (Labor-Management Relations Act), ou loi Taft-Harley [53], qui a limité les pouvoirs des organisations syndicales, interdisant les boycotts de solidarité, et considérant comme une pratique syndicale déloyale l’exercice d’une pression sur les salariés pour les empêcher d’exercer leur droit individuel à s’auto-organiser ou les y contraindre. Puis, en 1959, il a voté la loi sur la déclaration d’informations par les organisations syndicales et les employeurs (Labor-Management Reporting and Disclosure Act), ou loi Landrum-Griffin [54], qui a amendé la loi NLRA dans le sens d’une restriction supplémentaire du droit de grève. De son côté, la Cour suprême a aussi porté un coup sévère à la protection de ce droit à travers une série de décisions qui ont fait prévaloir le droit de propriété et le droit de contracter conférés par le common law des États sur les droits à l’auto-organisation et à l’action collective prévus par la législation fédérale, faisant resurgir les « notions de protection des libertés économiques (economic due process) et de commerce entre les États caractéristiques de l’ère Lochner ».
31En définitive, l’histoire de la protection du droit de grève aux États-Unis révèle le caractère changeant de cette protection. Alors que la réglementation de l’action revendicative relevait initialement du pouvoir de légiférer pour l’intérêt général exercé par les États, une jurisprudence fédérale favorable au libre marché a, pendant les trois premières décennies du xxe siècle, fait obstacle à une réelle protection des droits syndicaux. Paradoxalement, dans l’arrêt Wolff Packing, la Cour suprême a invalidé une loi interdisant la grève, la jugeant incompatible avec le quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis. Aujourd’hui encore, cette décision « continue d’offrir un fondement à l’appui de l’argument selon lequel il existe [aux États-Unis] un droit de grève constitutionnel » (Pope, 2009, p. 1544). La loi Wagner a ensuite reconnu le rôle fondamental du droit de grève dans le processus de négociation collective et – dans le but de garantir « la libre circulation des biens dans le cadre du commerce entre les États » – a introduit une protection fédérale renforcée de l’action revendicative. Toutefois, par la suite, des amendements législatifs et la jurisprudence sont venus affaiblir cette protection. Parallèlement, la Cour suprême a estimé qu’il y avait préemption du droit fédéral dans le domaine des relations du travail, limitant la compétence des États à la réglementation des grèves menées par des fonctionnaires ou d’autres travailleurs non visés par la loi Wagner. Ainsi, aujourd’hui, le droit de grève est protégé par une norme fédérale que les États ne peuvent ni affaiblir ni renforcer.
Conclusion : un New Deal pour l’Union européenne ?
32L’analyse de l’expérience fédérale américaine révèle certaines analogies intéressantes avec les évolutions actuellement observées en Europe. L’architecture constitutionnelle des États-Unis a été caractérisée pour des décennies par des conflits entre la législation des États fédérés et le droit fédéral dans le champ de la politique sociale, et, bien que la Cour suprême ait officiellement reconnu l’existence d’un droit de grève constitutionnel, sa jurisprudence était plutôt défavorable à une réelle protection de l’action revendicative. Cette situation présente des « parallèles frappants » (Nicol, 2011, p. 329) avec la dynamique actuellement à l’œuvre en Europe, où les arrêts Viking et Laval mettent en cause la protection effective du droit de grève au niveau des États membres. Dans le même temps, il existe encore, à l’évidence, d’importantes différences entre la situation qu’ont connue les États-Unis et celle que connaît actuellement l’Europe. Durant le New Deal, exerçant ses pouvoirs en matière de commerce, le Congrès a adopté une loi fédérale fondamentale – la loi Wagner – qui a créé un cadre de protection du droit de grève cohérent pour les salariés et les employeurs exerçant leur activité au sein du marché commun. Bien qu’elle ait été affaiblie au fil du temps par l’interprétation des juges et par des amendements législatifs, cette loi n’en a pas moins constitué, lors de son adoption, un moyen efficace de surmonter les tensions, issues de la jurisprudence de la Cour Suprême, entre droits sociaux et règles sur la libre circulation.
33De ce point de vue, l’Europe pourrait tirer des enseignements utiles du New Deal pour remédier aux difficultés auxquelles se heurte actuellement la protection des droits collectifs des travailleurs. En conclusion de cet article, nous avançons donc l’idée que l’adoption d’un règlement à l’échelon européen constituerait la solution la plus efficace pour protéger le droit de grève en Europe [55]. Il faudrait que ce règlement, à adopter selon la procédure législative ordinaire de l’Union européenne, précise clairement que toute action collective menée dans le cadre de conflits du travail impliquant plusieurs États est protégée par le droit de l’Union et, si possible, définisse les modes d’action autorisés et la procédure à respecter par les organisations syndicales pour appeler à la grève. Une telle proposition est évidemment de nature à susciter des controverses. De surcroît, le TFUE contient apparemment un obstacle explicite à l’adoption d’un instrument juridique de ce type. Par ailleurs, l’expérience des États-Unis après le New Deal invite aussi à ne pas fonder trop d’espoir dans la capacité d’une mesure législative comme la loi Wagner à résoudre les conflits entre droits sociaux et règles du marché dans un système fédéral. Pourtant, nous restons convaincus qu’il est utile d’examiner la possibilité que l’Union européenne adopte un règlement pour protéger le droit de grève en s’inspirant de l’expérience constitutionnelle des États-Unis.
34Les difficultés actuellement observées en Europe dans ce domaine sont dues à l’influence croissante qu’exercent les règles du marché appliquées au niveau de l’Union par rapport aux règles nationales visant les relations du travail. Comme l’a avancé Miguel Maduro (1999, p. 464), « l’intégration économique européenne […] a favorisé la déréglementation et remis en cause les normes sociales et la protection sociale ». Des décisions comme Viking et Laval ont été critiquées du point de vue du droit du travail en raison de leurs conséquences nationales et de leur incidence sur certaines caractéristiques fondamentales du droit du travail et de la réglementation des relations du travail en vigueur dans les États. Il serait cependant injustifié d’affirmer que l’Union européenne viole les « prérogatives des États membres » (Evju, 2010, p. 176). Les difficultés qui apparaissent actuellement au sein du système à plusieurs niveaux en place en Europe obligent à reconsidérer la stratégie à adopter pour assurer la protection de droits sociaux. L’exemple du droit de grève montre qu’il n’est plus concevable d’apporter des réponses nationales dans une architecture comportant plusieurs niveaux, dans laquelle une instance juridictionnelle transnationale peut arbitrer les conflits entre les règles fédérales relatives à la libre circulation et les garanties offertes par le droit du travail au niveau des États.
35C’est là qu’apparaît le génie du New Deal. Aux États-Unis, le défi que représentait la conciliation d’un marché continental au sein duquel le commerce est libre avec la nécessité de protéger les droits sociaux (rendue plus impérieuse par la Grande Dépression) a pu être relevé grâce à un transfert massif de compétences vers le gouvernement fédéral. C’est au New Deal que « remonte la naissance de l’État national interventionniste moderne, qui met en œuvre un ensemble complet de politiques dans le domaine de l’emploi et de la protection sociale et un ensemble de règles visant des secteurs économiques vitaux auparavant exclus du champ de compétence fédérale » (Scheiber, 1987, p. 433). Comme indiqué précédemment, la loi Wagner est une composante fondamentale du New Deal. Elle a instauré un cadre solide pour réglementer les relations entre employeurs et salariés, permettant la reconnaissance législative du droit de grève pour les travailleurs impliqués dans le commerce entre États et fondant la protection de l’action collective directement sur le droit fédéral. En créant, à l’échelon fédéral, une protection que les États fédérés ne pouvaient plus garantir, cette loi a constitué la réponse la plus efficace pour réussir à concilier libre marché et droits sociaux dans le système fédéral américain. Nous avons déjà souligné qu’elle était progressivement affaiblie par l’interprétation des juges et les amendements législatifs. Pour autant, il ne faut pas oublier que, lors de son adoption, « elle s’apparentait, à certains égards, à une “Déclaration des droits des travailleurs” » (Sunstein, 2004, p. 51).
36Bien qu’il puisse « paraître étrange de s’inspirer de l’exemple américain pour sauver le modèle social européen face à ses difficultés [actuelles] » (Barnard, 2009, p. 606), nous affirmons que l’Union européenne devrait se doter de sa loi Wagner. Elle pourrait le faire en adoptant un règlement qui reconnaisse clairement que les actions revendicatives engagées par les syndicats et les travailleurs pour protéger leurs intérêts économiques sont prima facie légales. Ce règlement s’appliquerait à toutes les situations impliquant plusieurs États (en d’autres termes aux actions collectives transnationales), laissant ainsi aux États membres la liberté de réglementer les actions collectives dans des situations strictement nationales (c’est-à-dire les actions collectives sans conséquences sur le fonctionnement du marché intérieur). Par souci de clarté et pour garantir un juste équilibre entre les règles sur la libre circulation et les droits sociaux, il pourrait préciser les raisons qui peuvent justifier ces actions et leurs modalités possibles, ainsi que la procédure à suivre par les organisations syndicales pour appeler à la grève. Bien que cette solution puisse constituer un recul pour les pays dans lesquels le droit de grève a le statut de droit constitutionnel et qui ont une attitude tolérante à l’égard des conflits du travail, elle constitue un compromis acceptable. De fait, un règlement sur les actions revendicatives autorisées éviterait que le droit de grève ne soit soumis à un contrôle juridictionnel à l’aune des critères de proportionnalité et d’ultima ratio, comme le veut actuellement la jurisprudence Viking et Laval.
37En théorie, divers fondements juridiques pourraient être envisagés pour l’adoption de ce texte au niveau de l’Union européenne. L’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui reconnaît un droit de négociation et d’actions collectives « conformément au droit communautaire », est une première solution envisageable. Toutefois, chacun sait que ce texte contient une disposition générale, en l’occurrence l’article 51, paragraphe 2, qui précise que la Charte « n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union, ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies par les traités ». L’article 151 du TFUE, qui précise les compétences de l’Union européenne dans le domaine social et rappelle son engagement à garantir « une protection sociale adéquate » et « le dialogue social », pourrait constituer un autre fondement envisageable. Toutefois, comme indiqué précédemment, le texte du traité comporte un obstacle majeur qui empêche les institutions européennes de s’appuyer sur les compétences générales de l’Union européenne dans le domaine de la politique sociale pour protéger le droit de grève. En effet, selon l’article 153, paragraphe 5, du TFUE, « les dispositions du présent article ne s’appliquent ni aux rémunérations, ni au droit d’association, ni au droit de grève, ni au droit de lock-out ». Paradoxalement, plusieurs États membres dotés de régimes avancés de protection de l’action revendicative ont aussi fait pression en faveur de l’adoption de cette mesure dans l’espoir qu’elle protégerait leur régime de l’influence du droit de l’Union. Les arrêts Viking et Laval ont balayé cet espoir, mais l’article 153, paragraphe 5, est désormais inscrit dans les textes, empêchant l’Union européenne d’adopter des règles sur le droit de grève plus favorables aux travailleurs dans le cadre de sa compétence dans le domaine de la politique sociale.
38Néanmoins, le fait que la loi NLRA ait été adoptée sur le fondement de la « clause de commerce » conduit à envisager un troisième fondement possible pour l’adoption d’une « loi Wagner européenne », en l’occurrence la compétence de l’Union européenne en matière de réglementation du marché intérieur [56]. La disposition générale de l’article 26 du TFUE et les dispositions spécifiques relatives à la libre circulation des marchandises, à la libre circulation des services et à la liberté d’établissement pourraient fournir une justification suffisante pour que l’Union européenne légifère dans ce domaine. L’exemple de la directive relative au détachement des travailleurs [57] prouve qu’il est possible de trouver, dans les dispositions du traité relatives au marché intérieur, un fondement juridique permettant de protéger également les droits des travailleurs (Kilpatrick, 2011). Parallèlement, nul n’ignore que la question du droit de grève a occupé une place importance dans les débats qui ont précédé l’adoption du règlement Monti [58] sur le fonctionnement du marché intérieur pour ce qui est de la libre circulation des marchandises entre les États membres. Sous la pression des syndicats, la question des actions collectives a été exclue du champ d’application de la dernière version du règlement (Clauwaert, 2002). Il faudrait que le règlement envisagé dans le présent article suive la voie inverse et crée un cadre européen pour la protection du droit de grève.
39La voie suggérée dans le présent article semble avoir été récemment empruntée par la Commission européenne, qui, le 21 mars 2012, a formulé une proposition de règlement relatif à « l’exercice du droit de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services [59] ». Cette proposition [60] vise à définir « les principes généraux et règles applicables au niveau de l’Union en ce qui concerne l’exercice du droit fondamental de mener des actions collectives dans le contexte de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services [61] ». Elle présente des différences par rapport à celle envisagée dans le présent article. Premièrement, le fondement juridique utilisé par la Commission est l’article 352 du TFUE, qui autorise le Conseil à adopter, en statuant à l’unanimité et après approbation du Parlement européen, une disposition appropriée si une action de l’Union paraît nécessaire pour atteindre l’un des objectifs visés par les traités et si ces derniers ne prévoient pas les pouvoirs nécessaires. En outre, du point de vue de son contenu, la proposition de la Commission s’apparente dans une large mesure à une codification de la jurisprudence de la CJUE. Bien qu’elle contienne quelques dispositions potentiellement intéressantes sur le rôle des partenaires sociaux dans la réglementation du droit de grève [62], son article le plus important dispose simplement que « l’exercice de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services énoncées par le traité [doit respecter] le droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit ou la liberté de faire grève, et, inversement, l’exercice du droit fondamental de mener des actions collectives, y compris le droit ou la liberté de faire grève, [doit respecter] ces libertés économiques [63] ». Même si ces caractéristiques soulèvent des interrogations [64], la proposition de la Commission semble aller dans le bon sens, dans la mesure où elle considère que l’adoption d’un règlement au niveau européen constitue la solution « la plus efficace et efficiente pour poursuivre l’objectif [consistant à] réduire les tensions entre les systèmes nationaux de relations du travail et la libre prestation de services [65] ».
40Les décisions de la CJUE dans les affaires Viking et Laval ont révélé qu’il n’est plus possible de mettre la réglementation nationale des relations du travail à l’abri de l’influence du droit de l’Union (Rönnmar, 2008). L’interaction entre législation nationale et droit supranational est désormais telle que toute tentative de contrebalancer les pressions dues aux règles du libre marché appliquées par l’Union européenne doit, pour avoir une chance d’aboutir, être effectuée au niveau européen. Adopter une loi Wagner européenne permettrait de reconnaître que seule une mesure législative de l’Union réglementant les actions collectives transnationales peut apporter une réponse satisfaisante à la remise en cause de l’exercice effectif du droit de grève résultant des arrêts Viking et Laval. À l’instar du gouvernement fédéral pendant le New Deal, « l’Union européenne deviendrait le niveau auquel les droits sociaux doivent être reconnus et protégés » (Maduro, 1999, p. 467). Parallèlement, l’adoption, par les instances politiques de l’Union européenne, d’un règlement visant le droit de grève dans les situations impliquant plusieurs États créerait également une forme de légitimité sociale dans un domaine désormais caractérisé par une préemption de fait de la part de l’Union [66]. Il semble « incontestable que les institutions politiques peuvent adopter des mesures relatives aux droits de l’homme dans les domaines qui relèvent du champ d’application matériel du droit de l’Union, qu’il y ait compétence exclusive ou partagée, et dans lesquels l’objet de la législation relative aux droits de l’homme relèverait des institutions européennes ou serait complémentaire à la législation et aux politiques de l’Union » (Weiler et Fries, 1999, p. 161).
41Nous sommes conscients que proposer une réglementation du droit de grève à l’échelon européen soulève de nombreuses difficultés (Scharpf, 2009). La question du droit de grève est très controversée et, aujourd’hui encore, les organisations syndicales éprouvent des difficultés à trouver un terrain d’entente [67]. À cela s’ajoutent la lourdeur de la procédure législative européenne et l’absence de consensus sur la nécessité d’une intervention entre les acteurs institutionnels concernés (Kilpatrick, 2011). Si le Parlement européen a toujours joué un rôle important de « défenseur des travailleurs » (Clauwaert, 2002) [68], de fortes oppositions risquent en revanche d’apparaître au sein du Conseil de l’Union européenne entre les pays qui souhaitent renforcer le droit de grève à l’échelon européen et ceux qui, à l’instar du Royaume-Uni, redoutent un tel renforcement (Barnard, 2010). Il resterait cependant possible de recourir à un vote à la majorité qualifiée, qui est la règle pour l’adoption de la législation relative au marché intérieur. Néanmoins, tant que l’article 153, paragraphe 5, du TFUE exclut expressément la législation sur le droit de grève du champ de compétence de l’Union européenne dans la sphère sociale, il est peu probable qu’une réglementation puisse être adoptée dans ce domaine en l’absence de consensus ou quasi-consensus entre les États membres, les États en minorité au sein du Conseil risquant d’engager des poursuites devant la CJUE au motif que les institutions européennes ont outrepassé leurs compétences.
42En outre, il faut également garder à l’esprit les limites que révèle l’expérience des États-Unis au sujet de l’adoption d’une réforme fédérale dans le domaine des relations du travail. La loi Wagner a certes institué un cadre cohérent et efficace pour réglementer le droit de grève dans les secteurs impliqués dans le commerce entre États, mais elle n’a pas empêché que des évolutions législatives et jurisprudentielles viennent, par la suite, affaiblir la protection du droit à l’action collective aux États-Unis. Une loi Wagner européenne ne serait pas à l’abri d’une telle évolution. Peut-être serait-il possible de prévenir en partie ce risque en veillant à rédiger cette réglementation de façon à ce qu’elle garantisse des protections spécifiques (par exemple en prévoyant expressément une interdiction, pour les employeurs, de licencier ou de remplacer définitivement les travailleurs en grève ou en définissant clairement les conditions dans lesquelles les grèves de solidarité sont autorisées). Toutefois, il est largement reconnu que toute loi est souvent le fruit de négociations politiques et d’accords incomplètement théorisés entre les acteurs institutionnels concernés, ce qui laisse une part importante à l’interprétation jurisprudentielle (Maduro, 1998). Dès lors, rien ne saurait empêcher que par la suite le législateur de l’Union n’amende, voire n’abroge, la législation adoptée. De ce point de vue, la loi Wagner européenne reposerait inévitablement sur des bases fragiles, son efficacité étant tributaire d’interprétations favorables des juges et de la continuité du soutien politique.
43Malgré ces réserves, le moment est venu pour l’Europe d’examiner sérieusement l’avenir de son système transnational de relations du travail et de la protection du droit de grève, et ce d’autant plus qu’elle traverse actuellement une crise financière sans précédent (souvent comparée à la Grande Dépression qui a frappé les États-Unis). La réponse aux difficultés auxquelles se heurte actuellement la réglementation de l’action collective pourrait être apportée par une loi Wagner européenne, en d’autres termes un règlement européen créant un cadre législatif complet pour la protection des actions collectives qui ont une dimension transnationale. Dans cet article, nous avons évoqué le fondement juridique et le contenu possibles de ce règlement, tout en mentionnant la solution alternative récemment proposée par la Commission dans son règlement sur l’exercice du droit de grève dans le contexte du marché intérieur. Nous n’avons pas cherché à proposer un projet de règlement abouti : forts de leurs compétences techniques, les juristes du travail peuvent le faire beaucoup mieux que nous. Notre but était plutôt de montrer, dans une perspective constitutionnelle comparée, que la dynamique à l’œuvre au sein de l’architecture à plusieurs niveaux de l’Union européenne est caractéristique des systèmes fédéraux et ne peut être modifiée que par une réponse européenne. L’adoption d’une mesure législative européenne sur le droit de grève constitue sans doute une entreprise difficile sur le plan juridique et politique. Il n’en reste pas moins que l’Europe aura peut-être besoin d’une loi Wagner si elle veut résoudre les conflits entre législation nationale et droit de l’Union dans le domaine de l’action collective. Pour mettre fin à la contradiction entre intégration économique et protection des droits sociaux, elle a besoin d’un New Deal.
Notes
-
[*]
Doctorant au département de droit de l’European University Institute (Florence, Italie).
-
[1]
Cet article a été écrit en anglais. Isabelle Croix l’a traduit en français.
-
[2]
Je tiens à remercier Michèle Finck et Nicolas Cariat pour leurs commentaires sur une précédente version de cet article.
-
[3]
Sur l’intérêt d’étudier l’Union européenne en la comparant aux États-Unis, voir Schütze (2009). Sur les enseignements que l’Europe pourrait tirer de l’expérience constitutionnelle des États-Unis, voir Young (2002).
-
[4]
49 Stat. 452 (1937), codifiée dans sa version amendée dans le titre 29 du Code des États-Unis (29 USC §§ 151-169).
-
[5]
Les idées avancées ici sont développées plus longuement dans un autre article (Fabbrini, 2012).
-
[6]
J’emprunte les concepts d’« État avancé » (vanguard state) et d’« État en retard » (laggard state) à Althouse (2004), qui les utilise pour désigner les régimes de protection des droits fondamentaux « plus protecteurs » et « moins protecteurs » mis en place par les États fédérés aux États-Unis.
-
[7]
Voir par exemple la décision C. Cost. sent. 290/1974, en Italie, dans laquelle la Cour constitutionnelle reconnaît la légitimité des grèves politiques sauf lorsqu’elles visent à renverser l’ordre constitutionnel.
-
[8]
Voir par exemple l’arrêt Cass. soc., 7 juin 1995 (RJS 8-9/95, no 933), dans lequel la chambre sociale de la Cour de cassation estime que les conventions collectives ne sauraient avoir pour effet de limiter le droit de grève.
-
[9]
Dans le système juridique italien, cet aspect fait l’objet d’une loi spécifique, la loi no 146 du 12 juin 1990 sur le droit de grève dans les services publics essentiels (Legge 12 giugno 1990, n. 146). Pour un commentaire, voir Orlandini (2003).
-
[10]
Voir par exemple la décision Taff Vale Railway Co. Ltd. v. Amalgamated Society of Railway Servants (1901) AC 426 (selon laquelle les syndicats sont responsables, par l’application du droit commun des contrats, des préjudices causés par une action revendicative).
-
[11]
Eliz. 2 c. 52.
-
[12]
Affaire C-67/96, Albany International, Recueil de jurisprudence 1999, p. I-575, dans laquelle la CJUE a estimé que les conventions collectives ne faisaient pas partie du champ d’application des règles de l’Union européennes relatives à la concurrence.
-
[13]
Id., conclusions jointes de l’avocat général Jacobs présentées le 28 janvier 1999, paragraphe 159.
-
[14]
Arrêt C-438/05, Recueil de jurisprudence 2007, p. I-10779.
-
[15]
Arrêt C-341/05 Laval, Recueil de jurisprudence 2007, p. I-11767.
-
[16]
Viking, paragraphe 37.
-
[17]
Id., paragraphe 41.
-
[18]
Id., paragraphe 43.
-
[19]
Id., paragraphe 44.
-
[20]
Id., paragraphe 72.
-
[21]
Id., paragraphe 74.
-
[22]
Id., paragraphe 79.
-
[23]
Il faut noter que la Cour d’appel de Londres, qui avait renvoyé la question préjudicielle à la CJUE, ne s’est jamais prononcée, les parties ayant décidé, à la suite de la décision de la CJUE, de s’orienter vers un règlement amiable du litige.
-
[24]
Viking, paragraphe 84.
-
[25]
Id., paragraphe 87.
-
[26]
Id., paragraphe 90.
-
[27]
L’affaire Laval soulevait également d’autres questions juridiques. À ce propos, voir Kilpatrick (2009).
-
[28]
Laval, paragraphe 91.
-
[29]
Id., paragraphe 99.
-
[30]
Id., paragraphe 107.
-
[31]
Id., paragraphe 108.
-
[32]
Id., paragraphe 111.
-
[33]
À la suite de la décision préjudicielle de la CJUE, l’Arbetsdomstoled a accordé à Laval 50 000 euros de dommages et intérêts et 200 000 euros de dédommagement au titre des frais. Voir Apps (2009).
-
[34]
Comme on le sait, la jurisprudence de la Cour suprême durant l’ère Lochner a inspiré l’un des ouvrages de droit constitutionnel français les plus influents du xxe siècle, en l’occurrence Lambert (1921).
-
[35]
26 Stat. 209, actuellement codifiée dans le titre 15 du Code des États-Unis (15 USC §§ 1-7).
-
[36]
208 US 274 (1908).
-
[37]
Id., paragraphe 275.
-
[38]
198 US 45 (1905) (arrêt invalidant une loi de l’État de New York qui limitait la durée du travail dans les boulangeries).
-
[39]
Voir, par exemple, Coppage v. Kansas, 236 US 1 (1915), qui invalide, au motif qu’elle constitue une violation de la liberté de contracter, une loi de l’État du Kansas interdisant aux employeurs d’exiger que leurs salariés ne se syndiquent pas ; Adair v. US, 208 US 161 (1908), qui invalide, au motif qu’elle constitue une violation de la clause de commerce, une loi fédérale interdisant aux sociétés de chemins de fer d’avoir un comportement discriminatoire à l’égard d’un salarié parce qu’il a adhéré à une organisation syndicale.
-
[40]
262 US 522 (1923).
-
[41]
Id., paragraphe 544.
-
[42]
272 US 306 (1926).
-
[43]
Id., paragraphe 311.
-
[44]
Id.
-
[45]
Voir, par exemple, la loi Clayton (Clayton Act), 38 Stat. 739 (1914), actuellement codifiée dans les titres 15 et 29 du Code des États-Unis (15 USC § 17 ; 29 USC § 52) ; la loi sur le travail dans les chemins de fer (Railway Labor Act), 44 Stat. 577 (1926), actuellement codifiée dans le titre 29 du Code des États-Unis (29 USC § 102, 104, 113).
-
[46]
48 Stat. 195, auparavant codifiée dans le titre 15 du Code des États-Unis (15 USC § 703).
-
[47]
Voir également la loi Norris-La Guardia (Norris-La Guardia Act), 47 Stat. 70 (1932), codifiée dans le titre 29 du Code des États-Unis (29 USC §§ 101-115), qui exclut du champ de compétence des tribunaux fédéraux les « yellow dog contracts », par lesquels les salariés doivent s’engager à ne pas se syndiquer.
-
[48]
295 US 495 (1935).
-
[49]
49 Stat. 452, codifiée dans sa version amendée dans le titre 29 du Code des États-Unis (29 USC §§ 151-169).
-
[50]
NLRB v. Jones & Laughlin Steel Corp., 301 US 1 (1937).
-
[51]
Voir également New Negro Alliance v. Sanitary Grocery Co., 303 US 552 (1938), qui reconnaît la constitutionnalité de la loi Norris-La Guardia.
-
[52]
359 US 236 (1959).
-
[53]
61 Stat. 136 (1947), actuellement codifiée dans divers paragraphes du titre 29 du Code des États-Unis (29 USC).
-
[54]
73 Stat. 519 (1959), actuellement codifiée dans divers paragraphes du titre 29 du Code des États-Unis (29 USC).
-
[55]
Nous ne tenons pas compte ici de l’incidence que la nouvelle jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en matière de droits collectifs des travailleurs pourrait avoir sur le droit de l’Union européenne. Dans deux décisions récentes, la CEDH a en effet interprété la Convention européenne des droits de l’homme de façon à protéger le droit de négociation collective et le droit de grève. Voir Demir et Baykara c. Turquie, CEDH (2008), et Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie, CEDH (2008). Certains ont avancé que, compte tenu de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, la nouvelle jurisprudence de la CEDH devrait inciter la CJUE à revoir les arrêts rendus dans les affaires Viking et Laval. Voir Hellsten (2011). Toutefois, les conséquences précises de la jurisprudence récente de la CEDH sur le droit de l’Union européenne demeurent incertaines. Voir Dorssemont (2011). Pour une analyse plus approfondie de cette question, voir Fabbrini (2012).
-
[56]
Pour une analyse défendant une interprétation large du pouvoir législatif de l’Union européenne en matière de marché intérieur, voir De Witte (2011).
-
[57]
Directive 96/71/CE.
-
[58]
Règlement no 2679/98/CE.
-
[59]
COM (2012) 130 final.
-
[60]
La proposition de la Commission s’appuie, entre autres, sur le rapport de l’ex-commissaire Mario Monti publié le 9 mai 2010 sous le titre Une nouvelle stratégie pour le marché unique.
-
[61]
Proposition de règlement, article 1er, paragraphe 1.
-
[62]
Proposition de règlement, article 3.
-
[63]
Proposition de règlement, article 2.
-
[64]
Pour une analyse plus détaillée de la proposition de la Commission et de ses avantages et inconvénients, voir Fabbrini (2012).
-
[65]
Exposé des motifs, 9.
-
[66]
Sur la question de la préemption dans le contexte de la jurisprudence Viking et Laval, voir également Deakin (2008, p. 608).
-
[67]
Ainsi, les partenaires sociaux expriment des opinions divergentes dans le Rapport sur le travail conjoint des partenaires sociaux sur les arrêts de la CJUE dans les affaires Viking, Laval, Rüffert et Luxembourg, 19 mars 2010.
-
[68]
En témoigne, par exemple, l’approbation par le Parlement en assemblée plénière de la résolution sur les droits syndicaux transnationaux dans l’Union européenne le 2 juillet 1998 : « Le Parlement estime qu’il faut rendre applicables, au niveau de l’Union européenne, les conventions n° 87 et n° 98 de l’Organisation internationale du travail ainsi que la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe et demande également que les droits syndicaux fondamentaux transnationaux soient inscrits dans le traité de l’Union. Insistant sur le fait que le consensus social est une condition essentielle à la garantie d’un développement social et économique durable, il préconise que les organisations syndicales soient associées à la définition des droits syndicaux au niveau de l’Union européenne et que les partenaires sociaux engagent un dialogue visant à la création d’instruments de prévention des conflits collectifs du travail. » Bull. UE 7/8-1998, p. 14-15. Voir également, plus récemment, la résolution sur les défis pour les conventions collectives dans l’Union européenne, approuvée le 22 octobre 2008, dont le paragraphe 35 dispose que : « les droits sociaux fondamentaux ne passent pas après les droits économiques dans une hiérarchie des libertés fondamentales ; [le Parlement européen] demande, dès lors, que l’équilibre entre les droits fondamentaux et les libertés économiques soit réaffirmé dans le droit primaire pour contribuer à prévenir un nivellement par le bas des normes sociales » 2008/2085 (INI).