Introduction
1Dans son processus d’intégration entre États membres, l’Union européenne s’est efforcée de dépasser sa dimension strictement économique par le biais des dispositions introduites dans le traité de Lisbonne [1]. Forte de cette nouvelle approche, l’Union tient non seulement à conserver un haut niveau de compétitivité, mais veille également à instaurer une économie sociale de marché [2].
2Le traité de Lisbonne pose un nouveau jalon dans la création d’une Europe solidaire, en formalisant la volonté d’ajouter une dimension sociale à un espace sans frontières basé uniquement sur la libre circulation des facteurs de production et sur une concurrence non faussée (Rodrigues, 2006). De plus, l’introduction d’une clause de solidarité [3] transversale à l’ensemble des politiques de l’Union européenne implique que la réalisation du processus d’approfondissement et de relance du marché unique doit désormais inclure des instruments d’accompagnement de nature solidaire. Le traité de Lisbonne a enfin octroyé un rôle essentiel à la fonction de service public et à sa mission d’intérêt général au sein du processus d’intégration entre États membres.
3Ainsi, les règles du marché doivent nécessairement être adaptées lorsqu’elles sont appliquées aux services d’intérêt économique général, notamment aux services sociaux, afin d’assurer l’efficacité et la réalisation de leur mission de service public.
4Cette contribution vise à examiner l’impact du balancement entre règles du marché et politique de solidarité sur les services sociaux au sein de l’Union européenne. L’analyse de ce secteur spécifique constitue le point de départ d’une réflexion plus large qui tend à envisager dans quelle mesure la libre prestation de services serait susceptible de contribuer à l’instauration d’une économie sociale de marché hautement compétitive.
5Le marché unique a eu incontestablement un impact positif sur le secteur des services au niveau de la compétitivité. L’établissement d’un marché intérieur, l’intégration des économies nationales, l’ouverture des frontières, la suppression de toute entrave à la circulation et la libéralisation des industries de réseau ont sûrement compté parmi les principaux moteurs de croissance en Europe, en termes d’emploi et de PIB, en améliorant à la fois le pouvoir d’achat et le bien-être des citoyens de l’Union européenne.
6La liberté de prestation de services a eu une influence moins évidente sur la mise en place d’une politique de solidarité. Pourtant, la conciliation entre les notions de « marché » et de « solidarité », inhérentes au concept d’économie sociale de marché, devrait garantir la qualité et l’accessibilité des services sociaux malgré l’application des libertés de circulation et du droit de la concurrence.
7La mise en place d’une économie sociale de marché soulève des questions, tant pour les pouvoirs publics que pour les opérateurs. En effet, si les services sociaux d’intérêt général (SSIG) continuent d’occuper un rôle secondaire au sein du marché européen aujourd’hui, ils constituent néanmoins une source importante de revenus et d’emplois. Ils représentent également un vecteur non négligeable des valeurs d’égalité, d’inclusion sociale et de solidarité, soit autant de principes généraux contenus dans les objectifs fixés par les traités [4].
8Pour comprendre comment la dynamique de libéralisation peut être appliquée aux prestations solidaires, il est nécessaire d’examiner l’évolution chronologique du contenu de la notion de service d’intérêt général, à but économique ou non. Cette notion communautaire, inspirée du concept national de service public, a été harmonisée par le droit primaire et dérivé puis interprétée par la jurisprudence communautaire. L’analyse de ces différents concepts doit être menée à la lumière des critères élaborés par l’ordre juridique communautaire. Dégager une notion partagée et unifiée s’avère un objectif particulièrement délicat à atteindre.
9Par ailleurs, la spécificité des services sociaux ressort particulièrement dans leur classification à la frontière entre secteur marchand et non marchand, entre cadre lucratif et caritatif, entre compétences nationales, locales et supranationales, entre intervention étatique et concurrence, entre secteurs public et privé, en résumant parfaitement la tension entre solidarité et compétitivité.
10Ainsi, il est nécessaire de déterminer dans quelle mesure les logiques du marché intérieur et de la concurrence peuvent coexister avec la mission d’intérêt général confiée à certains services, en examinant les outils prévus par le traité pour assurer cet équilibre. Pour déterminer le champ d’application du droit européen en matière de services sociaux, il faut définir au préalable les notions communautaires d’« entreprise » et surtout d’« activité économique ».
11Après une brève introduction sur la notion de service social et en particulier sur sa transposition au niveau communautaire dans le cadre des services sociaux d’intérêt général, on étudie dans un premier temps le rôle joué par cette catégorie particulière de prestations de services dans la construction d’une solidarité à l’échelle européenne. On montre dans un second temps comment la nouvelle approche communautaire en matière de solidarité et la valeur juridique contraignante attribuée à la Charte des droits fondamentaux peuvent contribuer à une européanisation progressive des services sociaux.
12On cherche ensuite à comprendre comment la logique de libéralisation et les règles régissant le marché et la concurrence trouvent à s’appliquer en pratique dans le secteur des services sociaux d’intérêt général. On analyse pour cela les conséquences du processus général de libéralisation des services en termes de qualité, de sécurité et de limitation des responsabilités nationales. Enfin, on s’interroge sur les modalités de soutien aux services sociaux dans un contexte qui conjugue austérité économique et évolution des règles en matière d’aides d’État applicables aux compensations octroyées pour la prestation de services publics.
Du service public aux services sociaux, en passant par les services d’intérêt économique général : définition des notions et enjeux
Les services d’intérêt économique général
13L’absence de définition dans le cadre des traités de la notion de service public, l’incertitude juridique et l’indétermination des qualifications communautaires des notions de « service d’intérêt général » (SIG) et de « service économique d’intérêt général » (SIEG) tendent à menacer la qualité et l’accessibilité de ces catégories de services, en laissant les collectivités territoriales, les opérateurs du secteur privé et les acteurs de l’économie sociale qui offrent ces prestations face à une insécurité normative qui ne stimule pas l’exercice de ces activités [5].
14Au niveau du droit national, la notion de service public n’est pas susceptible d’être réduite par le biais d’instruments comparatifs à une définition unitaire qui puisse rassembler les différences terminologiques et la variété des diverses traditions locales, issues des évolutions historiques, politiques, sociales et culturelles des vingt-sept États membres [6].
15La qualification communautaire de service d’intérêt général, d’une portée plus grande que la notion de services d’intérêt économique général, inclut soit les services de nature commerciale, soit les prestations étrangères aux logiques de marché « considérées d’intérêt général par les autorités publiques [7] ».
16Si la notion de services d’intérêt économique général constitue une catégorie juridique indépendante au sein des traités (articles 14, § 2, et 106, § 2, du TFUE) et de la Charte européenne des droits fondamentaux [8] (article 36 de la CEDF), l’absence de définition dans le droit primaire est notable. Dans l’ordre juridique communautaire, même en l’absence d’une notion de droit positif, on qualifie en pratique comme services d’intérêt économique général les activités marchandes de nature économique [9] qui, en vertu d’un critère d’intérêt général, sont soumises par les États membres ou par l’Union européenne, chacun dans leurs compétences respectives, à des obligations de service public. Le préambule de la directive 2006/123 prévoit que : « L’attribution de cette mission devrait se faire au moyen d’un ou de plusieurs actes, dont la forme est déterminée par l’État membre concerné, et devrait définir la nature exacte de la mission attribuée [10]. »
17Les traités originaux, au-delà de l’absence de définition satisfaisante de la notion de services d’intérêt économique général, ne prévoyaient aucun moyen d’action, ni l’attribution d’une base légale, ni l’octroi d’une compétence spécifique en faveur des institutions européennes, en se limitant simplement à citer cette catégorie de services parmi les objectifs du droit primaire. La responsabilité du fonctionnement des services publics repose par conséquent essentiellement sur les États membres, qui, en totale autonomie, établissent si la fourniture d’un service représente une nécessité ou non pour les usagers, et plus généralement pour la collectivité [11]. Le juge communautaire lui-même s’est exprimé en ce sens, en réaffirmant à plusieurs reprises que « les États membres ont un large pouvoir d’appréciation quant à la définition de ce qu’ils considèrent comme des SIEG [12] ». À cet égard, la prérogative accordée aux États membres pour la définition et l’organisation des SIEG serait confirmée, selon l’appréciation jurisprudentielle, « par l’absence tant de compétence spécialement attribuée à la Communauté que de définition précise et complète de la notion de SIEG en droit communautaire [13] ».
18La même approche se retrouve dans la directive « services », aux termes de laquelle ses dispositions n’affectent pas la faculté des États membres de préciser de manière indépendante, bien que conformément au droit communautaire, « ce qu’ils entendent par services d’intérêt économique général, la manière dont ces services devraient être organisés et financés ou les obligations spécifiques auxquelles ils doivent être soumis [14] ».
19Dans ce contexte, le traité de Lisbonne apporte des innovations importantes dans le domaine des services publics, en fournissant notamment une base juridique spécifique pour l’adoption d’instruments normatifs de droit dérivé dans le secteur des SIEG (article 14 du TFUE). De plus, le traité de Lisbonne définit certains des principes communs qui caractérisent ces services dans le cadre supranational [15] : la réservation de compétence en faveur des administrations publiques en tant qu’acteurs les plus proches des besoins des utilisateurs, la diversité de l’offre et de la demande de services publics en fonction du contexte géographique, social ou culturel de référence, les garanties en termes de qualité, sécurité, accessibilité, universalité des prestations et l’égalité de traitement. Les nouvelles dispositions illustrent donc l’expression d’un balancement partiel qui devrait rééquilibrer la position des services d’intérêt économique général par rapport à la logique du marché. La véritable portée de ces dispositions dépendra de l’application qu’en feront la Commission et la Cour de justice, mais il est déjà clair que l’approche adoptée peut se traduire dans un indéniable « positionnement » visant à garantir l’obligation de service public.
Les services sociaux
20La diversité existant entre la conception nationale de service public et la définition communautaire de service d’intérêt général se reflète aussi dans la différence d’approche entre les deux systèmes, domestique et supranational, sur la notion de services sociaux. Cette différence, évidente à l’origine, s’est toutefois progressivement atténuée, en vertu de la reconnaissance progressive par le système juridique de l’UE des spécificités qui caractérisent les services sociaux.
21Dans le cadre national [16], cette expression se réfère à certaines prestations qui, même si elles varient selon le type d’activité, sont caractérisées par la fonction de « fournir des réponses aux besoins que les individus rencontrent tout au long de leur vie » (Albanese, 2007). La notion communautaire a commencé à émerger dans le cadre de l’affirmation supranationale progressive des services d’intérêt général, parmi lesquels ont été identifiés certains types d’activités à finalité solidaire qui étaient initialement considérés comme non économiques et donc hors du champ d’application du droit communautaire. En ce sens, la catégorie autonome des services sociaux d’intérêt général, en tant que domaine entièrement réservé aux États membres, a été obtenue par soustraction, en considérant le droit à l’assistance et à la solidarité comme une entrave aux libertés de circulation et à la concurrence, plutôt que comme une sphère protégée par le système juridique de l’UE (Menichetti, 2003).
22Cette indifférence du droit européen par rapport au secteur de l’économie sociale découlait en grande partie, comme le confirment les premières communications de la Commission sur les services d’intérêt général [17], de la qualification de l’activité considérée comme non économique, de l’absence de but lucratif des opérateurs et du faible impact des services sociaux sur les échanges transfrontaliers.
23Ce n’est qu’à partir des années 2000 que les institutions de l’UE ont commencé à comprendre les potentialités du secteur des services sociaux en matière de développement économique, d’emploi et d’intégration européenne, en soulignant pour la première fois le rôle des organisations sans but lucratif et en appréciant les objectifs de caractère solidaire qui caractérisent cette catégorie de services.
24Dès sa première communication sur les services d’intérêt général en Europe, dédiée principalement aux services de réseau, la Commission européenne (1996) soulignait la relation de synergie qui aurait pu surgir entre les objectifs poursuivis par les missions considérées comme d’intérêt général et l’application des règles du marché et de la concurrence. À la suite de la publication du Livre blanc (Commission européenne, 2004), la Commission a commencé à reconnaître, quoique indirectement, la spécificité des services sociaux et des services de santé, en attribuant à cette catégorie de prestations une dimension autonome et particulière au sein des services d’intérêt économique général. La communication de la Commission européenne du 22 avril 2006 représente l’aboutissement du processus de changement de l’approche communautaire par rapport aux services sociaux, avec le passage de l’indifférence, basée sur les réserves nationales et sur le caractère non économique des activités, à l’affirmation explicite de leur rôle dans le cadre du modèle social européen, de la création d’une citoyenneté européenne et du renforcement de la cohésion sociale et territoriale.
25Ce document a eu en outre le mérite de souligner l’évolution des services sociaux, d’en présenter les traits caractéristiques et de reconnaître leur mission dans la société et dans l’économie européennes. Afin de clarifier le contenu de la notion de services sociaux, la Commission identifie deux groupes d’activités qui peuvent être couvertes par cette expression : d’une part, la sécurité sociale et la protection sociale [18], et, d’autre part, les services sociaux proprement dits qui se caractérisent par une assistance personnalisée dispensée directement aux individus [19].
26Du point de vue de l’organisation, les services sociaux, enracinés dans d’anciennes traditions culturelles locales [20], se caractérisent en termes financiers par la nature solidaire des prestations, fournies par des associations ou par des organismes sans but lucratif. Grâce à la distribution de ces services, il est donc possible de construire un lien de solidarité civile entre les citoyens et la sphère publique, qui, même en se développant dans le cadre d’une logique concurrentielle et économique, se situe dans un contexte non proprement marchand, mais répondant plutôt à des finalités d’ordre social.
Services sociaux et champ d’application du droit de l’Ue dans la jurisprudence communautaire
La nature « économique » de l’activité
27La Commission, en accord avec sa doctrine traditionnelle, considère les services sociaux d’intérêt général à travers le filtre du marché, en soulignant ainsi le caractère positif d’une externalisation graduelle au bénéfice des prestataires privés, du développement des partenariats publics-privés et d’une plus grande intégration du secteur de l’économie sociale dans un système de concurrence régulée.
28La communication sur la mise en œuvre du programme communautaire de Lisbonne en ce qui concerne les services sociaux d’intérêt général (Commission européenne, 2006) définit l’ampleur de l’exemption du champ d’application du droit communautaire accordée aux services sociaux à travers la distinction entre activités économiques et non économiques, critère décisif qui doit être évalué au cas par cas afin d’établir l’incidence du cadre réglementaire européen de la concurrence et du marché. En effet, cette communication ne précise pas si les services sociaux constituent des services d’intérêt économique général ou plutôt des services non économiques d’intérêt général, mais se borne à souligner que ces prestations de nature solidaire ne constituent pas, dans l’ordre communautaire, une catégorie juridique autonome au sein des services intérêt général.
29Selon l’appréciation de la Cour de justice [21], et comme confirmé à son tour par la Commission européenne dans ses dernières communications sur le sujet [22], en l’absence d’actes législatifs de droit dérivé régissant le secteur, la presque totalité des services fournis dans le domaine social peuvent être considérés comme des activités économiques au regard des règles relatives au marché intérieur. En effet, toute prestation fournie contre rémunération, selon une jurisprudence constante, indépendamment de la personne qui assume les frais de fourniture du service, entre pleinement dans la notion communautaire d’activité économique. Il n’est pas nécessaire pour cela que le coût de la prestation soit assumé par le destinataire du service, qui peut en bénéficier même gratuitement, comme cela arrive souvent dans le cas des services offerts aux personnes marginalisées : l’existence d’une prestation de services implique la présence d’une rétribution, qui peut être prise en charge par un tiers payant étranger au rapport entre fournisseur et usager [23]. On doit donc classer comme économique toute activité qui implique l’offre de services sur le marché, indépendamment du statut juridique (public ou privé) du sujet ou de l’organisme qui exerce l’activité, de la nature du service, de ses modalités de financement et de sa qualification dans l’ordre juridique national [24]. Aux termes des communications de la Commission, « Un service qualifié en droit interne de “non marchand” pourra s’analyser comme une “activité économique” au regard des règles précitées du traité. De même, le fait qu’une activité soit poursuivie dans un but d’intérêt général ne saurait nécessairement affecter la nature économique de cette activité [25]. »
30L’appréciation jurisprudentielle du rôle des organismes privés opérant sans but lucratif dans le domaine des services sociaux est également liée à la question du caractère économique de l’activité. Un système de fourniture de services sociaux fondé, au niveau national, sur l’interaction entre acteurs publics et privés et sur un financement majoritairement public, en assurant souvent un rôle privilégié aux opérateurs sans but lucratif, pourrait être considéré comme contraire aux dispositions du droit européen en matière d’égalité de traitement et d’interdiction de mesures discriminatoires. La Cour de justice, dans l’arrêt clé Sodemare [26], a apparemment accordé une exemption partielle de l’application du droit communautaire en faveur des organismes sans but lucratif travaillant dans le secteur des soins de santé, en se fondant sur sa jurisprudence en matière de sécurité et protection sociale, aux termes de laquelle l’organisation des services qui poursuivent un objectif social et obéissent au principe de solidarité est réservée aux autorités nationales.
31La compatibilité du statut préférentiel accordé aux organismes sans but lucratif avec le droit de la concurrence ne semble pas toutefois liée aux caractéristiques structurelles de ces acteurs, en reconnaissance de la fonction de solidarité qu’ils accomplissent, mais plutôt à l’existence d’une sphère de compétence exclusive de l’État dans la régulation de l’activité socio-sanitaire considérée dans l’arrêt. De plus, l’affirmation dans le cas Sodemare de la non-application du droit européen à la réglementation concernant les soins aux personnes âgées est issue d’une évaluation réalisée à propos d’un cas spécifique et ne concerne donc pas a priori tout le secteur de l’économie sociale.
Une qualification à apprécier au cas par cas
32La Cour, en revenant aux privilèges réservés aux organismes sans but lucratif, a constaté, dans le cas Ambulanz Glockner [27], que l’activité de transport des patients était une activité économique et ne constituait donc pas un domaine réservé aux autorités nationales. Le juge communautaire a par conséquent considéré comme des entreprises les organismes à but non lucratif autorisés de manière exclusive à fournir le service, en les soumettant aux règles communautaires en matière de concurrence et de marché intérieur. De cette décision de la Cour de justice, on peut déduire le principe selon lequel la nature non lucrative de l’opérateur n’est pas a priori incompatible avec sa classification comme entreprise et que l’activité exercée, malgré son caractère solidaire, peut être considérée comme étant de nature économique. La Cour, tout en reconnaissant que cette situation n’est pas exclue du champ d’application du droit communautaire et tout en relevant la contradiction avec les dispositions du traité relatives à la concurrence, a jugé que la mesure restrictive, en tant que nécessaire et proportionnée par rapport à la mission d’intérêt général poursuivie, pouvait être considérée comme justifiée en vertu de l’article 106.2 du TFUE.
33Bien que le résultat – la non-application des dispositions du traité – apparaisse équivalent à celui issu de l’arrêt Sodemare, la justification de la compatibilité avec le droit communautaire du privilège réservé aux opérateurs sans but lucratif diffère (Albanese, 2007, p. 1915). Dans le cas Ambulanz Glockner, en effet, la Cour de justice a considéré que le service concerné constituait une activité économique et a établi que l’absence de but lucratif et la fonction sociale exercée ne pouvaient suffire à écarter l’application du droit communautaire. Alors que, dans le cas Sodemare, les services étaient considérés comme exclus de l’application du traité en tant qu’activités n’ayant pas une nature économique, dans l’arrêt Ambulanz Glockner, les mêmes services relevaient pleinement du champ d’application du droit de l’Union, dont l’incidence, toutefois, souffrait une exception en vertu d’une disposition prévue expressément à cet effet par le traité, afin de protéger la mission d’intérêt public.
34Cette seconde solution semble en substance confirmée par la jurisprudence suivante [28] et par la Commission européenne elle-même, qui souligne la nécessité d’analyser au cas par cas tout type d’activité selon le critère de sa pertinence économique [29]. La particularité du service, son caractère social ou non lucratif, son impact sur le marché, ne pourront être examinés que dans un second temps pour l’évaluation de la proportionnalité de la mesure restrictive par rapport à l’objectif poursuivi avec l’attribution d’une mission d’intérêt général. La Cour applique ce critère de l’activité économique dans un sens fonctionnel, se concentrant davantage sur le type d’activité exercé concrètement, plutôt que sur les caractéristiques des opérateurs fournissant la prestation, sur la gratuité du service, ou même sur des objectifs sociaux et des finalités non lucratives poursuivis par le fournisseur, car il s’agit de critères qui sont insuffisants pour écarter la qualification de l’activité comme économique (Dony, 2009).
35L’identification par le juge de la singularité des services sociaux implique donc une approche au cas par cas, à travers une appréciation concrète, en excluant toute application mécanique des règles communautaires. Cette méthode devrait même conduire à fractionner les prestations qui composent les services sociaux, afin d’identifier au sein de cette catégorie quelles activités présentent une réelle exigence de nature solidaire.
Les effets de l’application du droit européen sur l’avenir des services sociaux
Une application croissante du droit de la concurrence aux services sociaux
36La tendance au désengagement de l’État, à la décentralisation et à l’externalisation des activités de services, ainsi qu’au développement de la contractualisation des prestations au niveau local sur base d’appels d’offres, l’émergence d’acteurs privés à but lucratif qui s’ajoutent aux opérateurs relevant de l’économie sociale ou mixte ou encore du secteur public, et enfin la qualification d’« activités économiques » de ces prestations ont pour conséquence de placer les services de solidarité dans le champ d’application des traités communautaires et de leur rendre applicables les règles du marché intérieur et de la concurrence, en requérant en même temps une adaptation de ce cadre réglementaire afin de sauvegarder la mission d’intérêt général poursuivie à travers la fourniture de ces prestations.
37Le développement de l’outsourcing dans le secteur des services sociaux a inévitablement comporté le recours aux instruments et aux mécanismes du marché intérieur et de la concurrence pour ce qui concerne les autorisations pour les prestataires, les appels d’offres et les procédures pour l’achat des biens ou la délégation des services dans le marché public. Dans ce contexte d’externalisation de la distribution et de la gestion des services sociaux, peuvent s’insérer des opérateurs économiques transfrontaliers du secteur commercial qui veulent accéder au marché national d’un État membre différent de celui où ils sont établis.
38En sens inverse, les citoyens peuvent à leur tour se déplacer au sein du marché intérieur pour profiter des offres des services sociaux fournies sur le territoire d’un État membre différent du leur. Dans ce cas, les règles en matière de libre prestation de services et de concurrence, plutôt que de constituer une entrave au développement des SIEG, peuvent contribuer à l’amélioration des services publics en termes d’efficacité, au bénéfice des usagers. L’ouverture du marché bénéficie ainsi non seulement aux prestataires, qui jouissent d’une concurrence non faussée dans un espace sans frontières intérieures, mais aussi aux destinataires, qui, en tant que consommateurs ou usagers, peuvent se déplacer dans le territoire de l’UE pour satisfaire leurs besoins essentiels.
39L’application des règles européennes en matière de services publics soulève ainsi de nombreuses questions d’ordre pratique pour les autorités publiques compétentes et certains acteurs du secteur, en particulier dans le domaine des services sociaux. L’UE et ses États membres doivent donc se porter garants de l’existence d’un cadre réglementaire permettant aux services publics d’accomplir leurs missions et de répondre effectivement aux besoins de tous les citoyens. Dans le cadre actuel de renforcement du marché intérieur, il apparaît nécessaire de bien mesurer l’application des règles européennes et leur incidence sur les services fournis en termes de qualité, d’efficience, de sécurité et d’universalité des services. En particulier, la dynamique de libéralisation et d’externalisation graduelle des activités, et une éventuelle application stricte et uniforme des règles du marché intérieur aux services sociaux d’intérêt économique général, pourrait comporter, en l’absence de coordination transnationale, la mise en cause des systèmes d’organisation et de régulation publique des services sociaux et de santé, qui reposent sur une programmation territoriale de l’offre et sur un encadrement national des prestataires qui contrastent avec le caractère transfrontalier de la libre prestation de services.
Les questions soulevées par cette évolution
40Malgré les perspectives de croissance et de développement transfrontalier des prestations qui pourraient résulter de l’application du droit communautaire au secteur des services sociaux, on ne peut nier l’existence de points critiques et d’aspects négatifs liés à cette évolution.
41L’applicabilité au secteur des services sociaux des logiques purement commerciales et concurrentielles, comme le critère de « l’entreprise moyenne bien gérée », et plus généralement l’application des règles du marché intérieur de façon standardisée sur la base de la simple qualification de l’activité (économique ou non économique), sans tenir compte de la spécificité des services sociaux et sans adaptation à la nature de ces prestations et à son impact effectif sur les échanges intracommunautaires, portent en germe certains risques. Le premier est le risque d’une dérégulation de l’encadrement législatif des mécanismes de solidarité réglementant l’activité sanitaire et sociale au nom de la suppression des entraves et barrières jugées discriminatoires pour les opérateurs issus d’autres États membres dans l’exercice de la libre prestation de services et de la liberté d’établissement. Le fait de placer tous les prestataires sur le même plan pourrait aussi conduire à la banalisation des opérateurs travaillant dans le domaine de l’inclusion et de la solidarité sociale en conséquence de l’irruption de l’offre lucrative, et pourrait même impliquer la modification des relations contractuelles entre organismes bénévoles et collectivité publique, en niant la spécificité de l’offre non lucrative, par effet de l’applicabilité au secteur de l’économie sociale de la réglementation européenne en matière d’appel d’offres et d’aides d’État qui comporte une limitation rigide des financements publics.
42Au contraire, le risque de dumping social provoqué par l’entrée des prestataires en provenance d’autres États membres semble être faible dans un secteur, comme celui des services sociaux, caractérisé par la proximité nécessaire entre opérateurs et usagers. Il paraît plus préoccupant que les cadres nationaux de régulation de l’activité de services, qui assurent la protection des consommateurs, la qualité des prestations et la répartition de l’offre sur tout le territoire, soient remis en cause au nom de la construction d’un marché intérieur européen.
43L’interdiction des entraves et les obligations en matière de non-discrimination et de proportionnalité des restrictions, telles que fixées par les normes visant à faciliter la libre circulation, peuvent certainement remettre en cause les missions assignées aux associations de solidarité, aux organismes mutualistes ou encore aux opérateurs non lucratifs travaillant dans le secteur des services sociaux. Cette réglementation communautaire en matière de libre prestation de services et de liberté d’établissement pourrait en particulier conduire à la remise en discussion des régimes nationaux d’encadrement du secteur de l’inclusion sociale, qui ont été constitués pour s’adapter aux exigences caractéristiques des bénéficiaires de ces services, à travers la prévision d’une série d’obligations concernant les autorisations préalables, les habilitations et les mécanismes de contrôle.
44L’origine de ce conflit entre solidarité et compétitivité dérive principalement de l’hétérogénéité des systèmes sociaux nationaux, des faibles compétences de l’UE en matière de politique sociale par rapport aux priorités du marché, de l’asymétrie d’information entre prestataire et bénéficiaire du service et aussi de la soumission du financement public des services sociaux d’intérêt général au cadre réglementaire de la concurrence en matière d’aides d’État. Cette situation est plus problématique encore dans une période de crise comme celle que subissent les économies européennes, dans laquelle les services sociaux peuvent fonctionner comme amortisseurs des effets sociaux de la stagnation, en contribuant à sauvegarder la cohésion territoriale et à renforcer l’emploi, la croissance et la compétitivité.
L’adoption du « paquet Almunia [30] » : la reconnaissance de la spécificité des services sociaux ?
45Dans l’actuel contexte de récession, pour pallier les effets de la crise sur l’économie réelle, on a donc vu réapparaître la nécessité d’adopter des instruments juridiques s’inspirant du principe de solidarité entre États membres, comme l’assouplissement des règles en matière d’aides d’État applicables au contrôle de la surcompensation des opérateurs de SSIG [31].
46C’est en ce sens que s’est exprimé le Parlement européen, en invoquant un programme adéquat de réforme, d’adaptation et de clarification « en vue d’appuyer et de reconnaître les caractéristiques spécifiques hors marché des SSIG et d’assurer leur conformité non seulement aux règles du marché unique mais également aux obligations prescrites par les traités dans le domaine social [32] ».
47À la suite d’un vaste débat et de nombreuses consultations publiques, la Commission a récemment approuvé un nouveau « paquet » de normes, qui clarifie les principes fondamentaux applicables à toutes les autorités publiques qui entendent octroyer une compensation de service public et introduit une approche proportionnée, simplifiée et diversifiée pour les SIEG de portée réduite ou locale, ou encore ayant une finalité sociale. La réforme se compose de quatre instruments de valeur juridique inégale : une communication [33], une décision [34], un cadre réglementaire [35] et une proposition de règlement [36].
48Dans sa communication relative aux compensations octroyées pour la prestation de services d’intérêt économique général, la Commission a précisé, conformément à une solide jurisprudence de la Cour de justice, les notions d’entreprise, d’activité économique, de ressources étatiques, d’incidence sur les échanges, essentielles aux fins de l’application de la réglementation communautaire en matière d’aides d’État. La Commission a également précisé le concept de SIEG, en réaffirmant la nécessité d’un mandat et l’obligation de définir les paramètres pour calculer la compensation, et en spécifiant, en outre, les principes permettant d’éviter la surcompensation et de sélectionner le fournisseur.
49La décision du 20 décembre 2011, seul instrument contraignant du groupe, exprime, inter alia, la volonté de la Commission de garantir un régime privilégié en faveur des hôpitaux et des opérateurs de l’économie sociale chargés d’une fonction d’intérêt général. Conformément à cette décision, bénéficient d’une exemption de l’obligation de notification, indépendamment du montant de la compensation reçue, les services hospitaliers qui fournissent des soins médicaux et une vaste gamme de services sociaux qui répondent à des exigences de solidarité précises « concernant les soins de santé et de longue durée, la garde d’enfants, l’accès et la réinsertion sur le marché du travail, le logement social et les soins et l’inclusion sociale des groupes vulnérables [37] ». En outre, alors que pour les services sociaux les compensations constituent des aides d’État compatibles avec le droit communautaire quel que soit leur montant, les SIEG de nature non sociale sont exemptés de l’obligation de notification, mais à la condition que la compensation soit inférieure à 15 millions d’euros par an, indépendamment du chiffre d’affaires.
50La communication (Commission européenne, 2012c) approuvant le contenu d’un projet de règlement relatif aux SIEG spécifie les conditions applicables aux compensations qui ne rentrent pas dans le régime privilégié, en introduisant une approche proportionnée et calibrée selon des critères d’efficacité et de qualité des prestations, de non-dispersion des ressources et de protection des intérêts des usagers.
51Enfin, dans le but de réduire les charges administratives pour les petits services locaux d’intérêt économique général, la proposition de règlement présentée par la Commission suggère de fixer un seuil minimal (500 000 euros sur trois ans) au-dessous duquel la mesure ne constitue pas une aide d’État.
52Cette récente évolution législative constitue certainement un premier pas dans la direction souhaitée par de nombreux défenseurs des SSIG, malgré le caractère non contraignant des communications sur lesquelles elle s’appuie principalement. C’est en ce sens que le régime de faveur accordé aux services sociaux à travers la décision (Commission européenne, 2011) s’avère important, comme acte d’une valeur préceptive immédiate. L’exemption de l’obligation de notification et la présomption de compatibilité des compensations de « solidarité » semblent toutefois dériver de la simple constatation que l’intensité de la distorsion à la concurrence n’est pas nécessairement proportionnelle au chiffre d’affaires de l’économie sociale, plus que d’une volonté de protection concrète. En outre, la portée réelle de ce block exemption devra inévitablement être vérifiée à travers une interprétation jurisprudentielle, notamment pour savoir s’il existe certaines catégories de SSIG exclues du régime préférentiel, ou s’il s’agit au contraire d’une exemption généralisée. On ne comprend pas encore pleinement l’utilité de prévoir une catégorie séparée et diversifiée, d’une part, pour les hôpitaux qui fournissent des soins médicaux et, d’autre part, pour les SIEG qui répondent à des finalités sociales, incluant également l’assistance sanitaire dans ce dernier type de prestations. Une première réponse à cette question pourrait venir de la volonté du législateur de rompre avec le règlement précédemment en vigueur, qui limitait l’exemption aux seuls services hospitaliers qui fournissent des soins médicaux, excluant au contraire l’assistance sanitaire fournie en dehors des hôpitaux.
53En raisonnant sur la portée de l’exemption, on pourrait également soutenir qu’une exclusion formelle des services sociaux du cadre d’application de la réglementation européenne concernant les aides d’État risque paradoxalement de compromettre la qualité des services, en altérant, voire, dans la pratique, en éliminant de facto la concurrence entre les opérateurs de l’économie sociale. Garantir une exemption généralisée à une catégorie de services qui, par définition, ont une nature économique et sont fournis par des acteurs ayant les caractéristiques d’une entreprise constitue en effet la négation d’une solide jurisprudence communautaire qui avait trouvé dans une évaluation concrète au cas par cas une approche efficace à la question de l’applicabilité du droit communautaire. Inversement, il faut de même remarquer la difficulté, au niveau pratique et en termes de soutenabilité financière, de contrôler et éventuellement de sanctionner toute activité d’attribution effectuée par des organismes locaux, ayant d’ailleurs un effet limité et minime sur l’échange transfrontalier de services.
54Pour garantir ce minimum de concurrence entre opérateurs de l’économie sociale, qui est nécessaire et vital pour éviter une course au rabais dans la qualité des services offerts, il est donc essentiel de garantir l’application complète et efficace des normes concernant le contrôle des systèmes nationaux d’attribution des missions d’intérêt général. Même si l’attribution d’une obligation de service public, sur la base du principe de subsidiarité, fait partie des prérogatives des États membres, les autorités publiques doivent se conformer, dans l’attribution du service, à une série de critères communautaires, comme le principe de non-discrimination, la clarté du mandat et la transparence dans la procédure d’adjudication.
55Il est utile de souligner que l’exemption prévue en matière de compensation ne dispense pas les opérateurs de l’économie sociale de s’adapter au reste de l’acquis communautaire. En effet, établir que les services sociaux relèvent du champ d’application du système juridique européen ne conduit pas seulement à leur soumission à la discipline de la concurrence et du marché, mais exige aussi l’adéquation de ces services à tout le droit matériel de l’UE. Ainsi, l’éventuelle exemption d’application de la réglementation en matière d’aides d’État n’exonère pas de l’application des autres dispositions des traités, en particulier celles relatives à la libre circulation (libre prestation de services [38], liberté d’établissement et réglementation européenne en matière d’appel d’offres).
Conclusion
56En résumé, cette approche sectorielle et adaptable en fonction des différentes dispositions du droit communautaire qui sont appliquées au cas par cas risque de provoquer une fragmentation excessive et contre-productive, ainsi qu’un manque de complémentarité de la réglementation des services sociaux, se traduisant par une politique européenne aux contours mal définis. En outre, une intervention supranationale limitée à des instruments de soft law ne semble pas garantir le degré de certitude juridique nécessaire aux opérateurs pour effectuer la prestation et aux usagers pour bénéficier du service avec une liberté de choix. La succession d’adoptions, de la part de la Commission, de communications, de rapports et d’autres actes non contraignants, consacrés d’ailleurs à la catégorie multiforme des services d’intérêt économique général, semble constituer une déclaration générique d’intentions, souvent fruit de pressions et de sollicitations provenant d’acteurs institutionnels et d’opérateurs de l’économie sociale. Il semble en revanche qu’il y ait un manque de volonté commune de définir un cadre juridique d’ordre pratique qui établisse de manière obligatoire un cadre législatif spécifique et autonome afin de garantir cette catégorie de prestations sociales. Encore une fois, la solution réside, selon nous, dans l’adoption d’un instrument spécifique et surtout horizontal qui puisse réglementer de manière transversale tout le secteur de l’économie sociale.
57Les traités et la Charte des droits fondamentaux intègrent désormais des valeurs communes de solidarité, d’intégration sociale et de dignité de la personne. Toutefois, la mise en œuvre des obligations de service public demeure une source de conflit potentielle avec les principes de libre concurrence et les règles du marché. La persistance d’une telle problématique nécessite la délimitation d’un cadre juridique clair permettant de promouvoir les missions assurées par les services sociaux au niveau national (logement, santé, éducation, emploi). Il s’agit en effet de véritables instruments de cohésion sociale et territoriale participant à la protection de l’intérêt général. Ils nécessitent de ce fait un encadrement législatif sectoriel au niveau européen qui garantirait une plus grande sécurité juridique pour les autorités publiques, les fournisseurs de ces services et leurs destinataires.
58Si l’approche communautaire en la matière s’est efforcée d’envelopper les différentes conceptions nationales de la notion de « service public », elle n’a pas réussi à en dégager une définition précise au niveau européen, faute de consensus parmi les États membres.
59Il faut dès lors envisager une approche alternative. Ainsi, l’adoption d’une directive sectorielle spécifique dédiée aux seuls services sociaux pourrait éventuellement permettre de couvrir un vaste éventail d’activités et une grande variété d’acteurs là où des instruments législatifs plus généraux ont échoué. En particulier, il serait utile d’adopter une approche systématique dans le domaine de l’économie solidaire qui permettrait d’identifier les caractéristiques spécifiques aux services sociaux d’intérêt général et de clarifier le cadre dans lequel ils opèrent. Ainsi, une directive sectorielle permettrait d’assurer un certain niveau d’harmonisation des règles nationales garantissant à la fois l’ouverture des espaces nationaux, le caractère universel et la fourniture du service. Un cadre de droit positif pourrait ainsi neutraliser les effets négatifs d’une application aveugle des règles du marché intérieur sur les services sociaux, tout en réduisant la pression concurrentielle.
60La correspondance des services sociaux aux objectifs et aux valeurs qui inspirent le processus d’intégration entre États membres [39] permet de reconnaître pleinement le rôle d’un encadrement communautaire en ce domaine dans la création d’une véritable Europe sociale qui puisse guérir la fracture entre institutions et citoyens.
Notes
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[*]
Doctorant en droit de l’Union européenne à l’université de Bologne (Italie), en cotutelle avec l’université de Strasbourg (France).
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[1]
Le traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007 et entré en vigueur le 1er décembre 2009, a modifié, sans les remplacer, les deux traités fondamentaux que sont le traité sur l’Union européenne (TUE) et le traité instituant la Communauté européenne, dénommé dorénavant « traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » (TFUE).
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[2]
Article 2 du TUE, troisième alinéa, où la recherche d’équilibre entre les deux « âmes » de l’Union est bien résumée dans la formule « économie sociale de marché hautement compétitive ».
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[3]
Article 9 du TFUE.
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[4]
L’Union « combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales […], la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres » (article 3 du TUE).
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[5]
À cet égard, le juge communautaire a eu l’occasion de souligner qu’« en droit communautaire il n’existe ni de définition réglementaire claire et précise de la notion de mission SIEG […] » (tribunal de première instance, 12 février 2008, T-289/03, Bupa, p. 165).
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[6]
Chaque pays a graduellement développé sa propre définition du concept de service public et une approche nationale spécifique, en considérant comme services publics parfois les services offerts à la collectivité, parfois les prestations fournies par des entreprises publiques, ou encore les services soumis à une obligation au nom de l’intérêt général. On ne peut dans cette contribution retracer la genèse des notions de SIG dans les pays membres, ni analyser les formes institutionnelles variées prévues dans les systèmes domestiques des États membres. Une discussion plus approfondie sur ces notions terminologiques, sur leur origine et leur évolution au sein des ordres juridiques nationaux peut être trouvée dans Neergaard (2009).
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[7]
Dans ce sens, voir Commission européenne (1996). La distinction entre services d’intérêt économique général et services d’intérêt général a été partiellement clarifiée dans le préambule de la directive « services » qui souligne que le champ d’application des ses dispositions « ne vise que les services fournis en échange d’une contrepartie économique » (considérant 17 de la directive).
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[8]
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CEDF), JO C 83 du 30 mars 2010, p. 389 à 403. Avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est devenue juridiquement contraignante.
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[9]
Selon une jurisprudence constante de la Cour de justice, constitue une activité économique toute activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché donné. Par conséquent, relève de la notion de service d’intérêt économique général toute activité économique soumise à une obligation de service public, indépendamment de son objet, de la finalité poursuivie, de son statut juridique et de ses modalités de financement.
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[10]
Considérant 70 de la directive 2006/123.
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[11]
« Conformément aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, l’UE intervient dans les limites des compétences qui lui sont conférées par le traité et dans la mesure nécessaire » (Commission européenne, 2007, p. 4).
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[12]
Tribunal de première instance, 12 février 2008, T-289/03, Bupa, p. 166.
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[13]
Ibidem, p. 167.
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[14]
Article 1er, troisième paragraphe, deuxième alinéa, de la directive.
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[15]
Article 1er du protocole 26 annexé au traité de Lisbonne portant sur les services d’intérêt général.
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[16]
Il a été souligné comment, derrière la protection rigoureuse accordée aux services publics sociaux dans le système juridique français, en les excluant de toute logique de marché, émerge une vision politique et idéologique précise de l’État, afin de légitimer l’intervention publique sur la vie des citoyens pour garantir la satisfaction de l’intérêt public (Dreyfus, 2009).
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[17]
Voir en particulier Commission européenne (2001).
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[18]
« Les régimes légaux et les régimes complémentaires de protection sociale, sous leurs diverses formes d’organisation (mutualistes ou professionnelles), couvrant les risques fondamentaux de la vie, tels que ceux liés à la santé, la vieillesse, les accidents du travail, le chômage, la retraite, le handicap » (Commission européenne, 2006, p. 4).
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[19]
On peut inclure dans cette deuxième catégorie les services aux personnes confrontées à des crises ou des défis personnels, les activités visant à faciliter l’intégration dans la société et sur le marché du travail, le soutien aux familles dans les soins apportés aux plus jeunes et aux plus âgés, les activités visant à assurer l’inclusion des personnes ayant des besoins à long terme liés à un handicap ou à un problème de santé et le logement social.
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[20]
Voir en ce sens Conseil de l’UE (2009), conclusions point 14, qui souligne comment « les services sociaux sont souvent ancrés dans des traditions culturelles locales, leur fourniture demeure principalement une compétence locale et/ou régionale, en fonction de la situation nationale ».
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[21]
CJUE, 16 novembre 1995, C-244/94, Fédération française des sociétés d’assurance, point 21, et CJUE, 12 septembre 2000, C-180/98-C-184/98, Pavlov, point 117, où l’on souligne que l’absence de finalité lucrative n’exclut pas que les associations charitables ou autres organismes sans but lucratif puissent exercer une activité économique et constituer des entreprises aux termes des dispositions du traité en matière de concurrence.
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[22]
« Dans la pratique, exception faite des activités liées à l’exercice de l’autorité publique, la grande majorité des services peuvent être considérés comme des “activités économique”, au sens des règles dudit traité relatives au marché intérieur (articles 43 et 49) » (Commission européenne, 2007, p. 6). Pour ce qui concerne en particulier les activités de nature solidaire, « la quasi totalité des services prestés dans le domaine social peuvent être considérés comme des “activités économiques” au sens des articles 43 et 49 du traité CE » (Commission européenne, 2006, p. 7).
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[23]
Pour ce qui concerne la notion de service, entendu comme prestation fournie en échange d’une rétribution, il faut remarquer que l’interprétation proposée par la Cour de justice de rémunération économique inclut non seulement le paiement direct par les usagers du service, mais aussi par un tiers (dans ce sens, CJUE, 12 juillet 2001, C-157/99, Smits et Peerbooms).
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[24]
« La Cour a aussi eu l’occasion de préciser que le caractère “économique” d’une activité ne dépend pas du statut juridique de l’opérateur ou de l’organisme (qui peut être à caractère public ou non lucratif), ni de la nature du service (par exemple, le fait qu’une prestation relève du domaine de la sécurité sociale ou de la santé n’a pas en soi comme conséquence d’exclure l’application des règles du traité) » (Commission européenne, 2010b, p. 83). Dans le même sens, voir les termes de la résolution du Parlement européen (2011), point 43.
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[25]
Ibidem.
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[26]
CJUE, 17 juin 1997, C-70/95, Sodemare. Dans cette décision, la Cour a considéré qu’« Un État membre peut […] considérer que la réalisation des objectifs poursuivis par un système d’assistance sociale, qui, fondé sur le principe de solidarité, est destiné prioritairement à l’assistance de personnes se trouvant dans un état de nécessité, implique nécessairement que l’admission d’opérateurs privés en tant que prestataires de services d’assistance sociale soit subordonnée à la condition qu’ils ne poursuivent aucun but lucratif » (p. 35 de l’arrêt). Au contraire, l’avocat général avait considéré qu’un tel régime préférentiel, ayant une nature discriminatoire envers les opérateurs transfrontaliers, ne pouvait pas être justifié, s’il n’était pas démontrable que les organismes charitables distribuassent de meilleurs services que les prestations fournies par des entreprises à finalité lucrative.
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[27]
CJUE, 25 octobre 2001, C-475/99, Ambulanz Glockner, concernant la conformité au droit communautaire d’une décision de l’autorité régionale allemande qui avait réservé la charge du service d’aide médicale d’urgence ainsi que le transport de malades à des organisations sanitaires sans finalité lucrative.
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[28]
Selon la même interprétation, et à nouveau à propos de la fourniture de services de transport sanitaire sans appel d’offres, voir CJUE, 29 novembre 2007, C-119-06, Commissione c. Italia, où il a été confirmé que, selon la jurisprudence de la Cour, malgré la finalité caritative, en exerçant une activité économique « des entités telles que des organisations sanitaires assurant la fourniture de services de transport d’urgence et de transport de malades doivent être qualifiées d’entreprises au sens des règles de concurrence prévues par le traité » (p. 38).
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[29]
« Pour déterminer si un service donné doit être qualifié d’ “activité économique” soumise aux règles du traité sur le marché intérieur, et le cas échéant à la directive “services”, il convient donc de procéder à un examen au cas par cas, au regard de toutes les caractéristiques de l’activité en question, notamment la manière dont elle est effectivement exercée, organisée et financée dans l’État membre concerné » (Commission européenne, 2010b, p. 83).
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[30]
Décembre 2011.
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[31]
« La réforme des règles en matière d’aides d’État applicables aux SIEG a pour ambition générale de renforcer la contribution que ces services peuvent apporter à une reprise économique plus vaste au sein de l’UE » (Commission européenne, 2012a, p. 6). Dans le même sens, voir Comité économique et social européen (2011) : « Il apparaît indispensable que la Commission prenne position sur les besoins de financement, non pas exclusivement dans une approche de court terme et uniquement concurrentielle (aides d’État), mais dans le souci d’assurer la viabilité financière des SIG et de l’accomplissement de leurs missions, tels que le demande le traité de Lisbonne. »
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[32]
Parlement européen (2011), p. 47.
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[33]
Communication de la Commission relative à l’application des règles de l’Union européenne en matière d’aides d’État aux compensations octroyées pour la prestation de services d’intérêt général, 2012/C/8/02.
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[34]
Décision de la Commission relative à l’application de l’article 106, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux aides d’État sous forme de compensations de service public octroyées à certaines entreprises chargées de la gestion de service d’intérêt économique général, C (2011) 9380.
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[35]
Communication de la Commission, Encadrement de l’Union européenne applicable aux aides d’État sous forme de compensation de service public, 2012/C/03.
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[36]
Communication de la Commission, Approbation du contenu d’un projet de règlement de la Commission relatif aux aides de minimis pour la fourniture de services d’intérêt général, 2012/C 8/04.
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[37]
Article 2.1 c de la décision.
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[38]
Il semble que se crée par conséquent une double approche dans l’application du cadre communautaire aux services sociaux en fonction de la qualification de l’activité adoptée par les autorités nationales, fournie par la juridiction de renvoi et interprétée par la Cour de justice. Voir en ce sens le double dispositif contenu dans l’arrêt CJUE, 5 mars 2009, C-350/07, Kattner. Dans cette affaire, la Cour, après avoir statué que la gestion des régimes de sécurité sociale obligatoire poursuivant un but exclusivement social ne constitue pas une activité économique pour l’application des règles de la concurrence, a considéré que d’autres dispositions du traité, notamment celles relatives à la libre prestation de services, pouvaient être applicables (point 27 : « l’affiliation obligatoire à une caisse professionnelle […] est susceptible de constituer une restriction à la libre prestation de services interdite par les articles 49 CE et 50 CE ou un abus interdit par l’article 82 CE, lu, le cas échéant, en combinaison avec l’article 86 CE »).
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[39]
Dans ce sens, l’article 16 du TFUE, où l’on reconnaît « la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi que le rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union […] ».