CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 2004, la RFAS consacrait son numéro 4 au thème : « Acteurs locaux et décentralisation ». Y étaient analysés en particulier les attributions et le degré d’autonomie des acteurs locaux dans le cadre soit des politiques sociales décentralisées, soit des politiques sociales nationales infléchies par le contexte local, soit encore des politiques sociales facultatives mises en œuvre par les acteurs locaux. Sept ans plus tard, après la mise en place de ce qui est communément appelé l’« acte II de la décentralisation » de 2003-2004, qui a inscrit le principe de décentralisation dans la Constitution et instauré d’importants transferts de compétences, après une nouvelle séquence de réformes des collectivités territoriales débutée en 2010, incarnée notamment par la loi du 16 décembre 2010, et visant à simplifier et à clarifier le paysage institutionnel [1], la RFAS a souhaité revenir sur ce thème sous l’angle des « Politiques sociales locales ». Par politiques sociales locales, on entend les politiques sociales menées sous la responsabilité des acteurs locaux. Elles portent sur un vaste champ qui met en jeu plusieurs niveaux d’intervention (régions, départements, communes, groupements de communes), renvoient à l’intervention de multiples acteurs (conseils régionaux, conseils généraux, villes, caisses d’allocations familiales, Pôle emploi, associations) et couvrent de nombreux domaines (minima sociaux et insertion, personnes âgées dépendantes, personnes handicapées, enfance, santé, ville). L’objectif de ce numéro n’est pas de couvrir tous les aspects. Plus modestement, il vise à alimenter les débats sur les politiques sociales mises en œuvre par les acteurs locaux à partir de trois angles d’analyse : la démarche et les outils développés par les acteurs locaux pour répondre au mieux aux besoins sociaux, la pertinence du niveau de l’intervention sociale, enfin les marges de manœuvre dont disposent les acteurs dans la mise en œuvre de leurs politiques sociales.

Quels outils sont mis en œuvre par les acteurs locaux pour estimer les besoins sociaux ?

2L’un des enjeux de la décentralisation est l’amélioration de l’efficacité des politiques sociales en ajustant au mieux l’offre sociale à la demande sociale. En raison de leur proximité avec la population, les acteurs locaux sont censés être les mieux à même d’apprécier la demande sociale qui s’exprime sur leur territoire et de formuler une offre sociale adaptée à la diversité des situations locales. Toutefois, cela n’est possible qu’à la condition que les acteurs locaux disposent d’un système d’information leur permettant d’identifier la nature et l’ampleur des besoins des populations, d’évaluer l’offre sociale qui est mise en face et de déduire les éventuels désajustements à résorber entre l’offre et la demande. Deux articles analysent la démarche développée par des acteurs locaux pour tenter d’évaluer les besoins sociaux et de mettre en face une politique adéquate. Le premier article, proposé par Audrey Daniel, concerne l’accueil des jeunes enfants, le deuxième, de Michèle Mansuy, l’aide sociale apportée aux personnes âgées dépendantes.

3Trois enseignements peuvent être tirés de ces articles.

4L’article de Michèle Mansuy met en lumière le résultat suivant : dans le cas des personnes âgées dépendantes, la diversité des besoins paraît aussi forte sinon plus forte au sein d’un même département qu’entre départements. Celui d’Audrey Daniel montre que, même si l’offre et la demande de modes d’accueil des enfants paraissent équilibrées sur l’année sur l’ensemble de la ville de Nantes, des tensions peuvent se concentrer, d’une part, sur certains territoires infracommunaux, d’autre part, sur certaines périodes de l’année. Les acteurs locaux sont donc confrontés à un vrai défi : décliner dans le temps et dans l’espace leur politique sociale pour réussir à mettre en face de la demande sociale une offre qui puisse y répondre. La difficulté est accrue par le fait que l’hétérogénéité identifiée, géographique dans le cas des personnes âgées dépendantes, géographique et temporelle pour les modes de garde, a toutes les chances d’être différente selon les divers domaines d’intervention sociale : personnes handicapées, insertion professionnelle et minima sociaux, etc. Les deux démarches de structuration de l’information à un niveau fin illustrent de manière convaincante les bénéfices que l’on peut en attendre.

5Deuxième enseignement, l’intérêt de la démarche est à la mesure des difficultés auxquelles sont confrontés les acteurs locaux pour évaluer l’offre et la demande sociales. L’offre émane souvent de structures éclatées, tandis que l’identification des besoins qui s’expriment, et ils ne s’expriment pas toujours, nécessite la mise en place d’outils spécifiques. Dès lors, des partenariats entre les différents acteurs impliqués (la commune, le conseil général, la caisse d’allocations familiales, les producteurs de statistiques, etc.) semblent indispensables pour qu’un système d’information cohérent et partagé puisse voir le jour.

6Troisième leçon, ces deux initiatives montrent l’intérêt d’échanges de bonnes pratiques au niveau local : la démarche expérimentée et éprouvée par les uns peut utilement contribuer à la réflexion des autres dès lors que les différences de contextes locaux sont bien identifiées. La contrainte budgétaire avec laquelle doivent composer actuellement les acteurs locaux accroît l’intérêt d’échanges qui peuvent être source d’efficacité.

La pertinence du niveau de l’intervention sociale

7Les politiques locales posent consubstantiellement la question de la pertinence du niveau d’intervention dans le domaine social. Les politiques sociales locales ont souvent trouvé leur origine dans l’initiative communale, l’entre-deux-guerres marquant l’apogée du municipalisme. Après la Seconde Guerre mondiale, la mise en place et le développement de l’État-providence ont fait remonter au niveau central une grande partie des fonctions de solidarité sociale. Depuis le début des années quatre-vingt, la décentralisation a inversé ce mouvement. Les départements ont ainsi vu croître leurs compétences au fil des vagues successives de décentralisation. La loi du 13 août 2004 leur a attribué le rôle de chef de file en matière d’action sociale. Pour autant, les communes et leurs groupements [2] prennent une part souvent importante des responsabilités en matière d’aide sociale dans le cadre des centres communaux et intercommunaux d’action sociale (CCAS et CIAS). Par ailleurs, les villes, notamment les grandes, maintiennent souvent des politiques sociales propres. La compétence des communes, héritée de leur histoire, est donc considérable en matière d’action sociale. Quant à la région, elle joue un rôle important dans les politiques de formation professionnelle dont elle est devenue pilote depuis la deuxième vague de décentralisation. Cet éclatement des compétences pose la question du « bon » niveau d’intervention, dans des domaines qui nécessitent souvent une action globale, multidimensionnelle.

8L’article d’Anne Eydoux et de Carole Tuchszirer explore cette question de la pertinence du niveau d’intervention à partir de l’analyse de l’évolution du dispositif d’insertion professionnelle des personnes en difficulté : RMI, RMA, RSA. Il met en lumière l’ambiguïté dont est porteur le processus de décentralisation : alors que l’objectif principal du RMI, et encore plus du RSA, est l’accès à l’emploi des bénéficiaires, c’est au département que le législateur a confié la gouvernance du dispositif, échelon territorial ayant des compétences en matière d’action sociale mais pas en matière d’emploi.

9L’analyse proposée par les auteurs suggère deux réflexions. L’une, optimiste, consiste à voir dans cette situation une incitation pour les départements à mettre en place ou à renforcer des partenariats avec les acteurs de l’insertion professionnelle (Pôle emploi, entreprises, agences privées de placement, etc.). Or ce partenariat est indispensable pour réussir une politique d’insertion capable de mener vers l’emploi ceux qui en sont écartés en raison d’obstacles multidimensionnels. La seconde réflexion, plus inquiète, pointe les risques de disparités entre départements selon leur capacité à mettre en place des partenariats et selon le choix fait par le conseil général de mettre l’accent plutôt sur le volet social ou plutôt sur l’insertion professionnelle.

10L’article de Thomas Frinault et Rémi Le Saout interroge lui aussi la pertinence du niveau d’intervention, non à partir d’un dispositif particulier, mais à partir d’un mouvement qui tend à se développer et que différents rapports publics souhaitent encore étendre [3] : l’intercommunalité. Les auteurs montrent que le niveau intercommunal peut être source d’opportunité pour certaines communes, mais source de complexité supplémentaire pour d’autres. La commune semble être le bon niveau d’intervention lorsqu’elle apporte une réponse quasiment sur mesure aux besoins sociaux grâce au caractère individuel des relations nouées avec les autres acteurs du champ social. Mais c’est plutôt l’intercommunalité, avec le partage qu’elle autorise des interventions dans le champ du social, qui paraît être le niveau pertinent pour les petites communes : le regroupement permet à la fois de dégager de nouvelles marges de manœuvre, notamment financières, et de pérenniser des services fragilisés par les nouvelles normes imposées par les conseils généraux. L’un des enseignements importants de l’article est que les nouvelles échelles des politiques sociales vont de pair avec de nouvelles coopérations qui impliquent une redistribution des compétences et des pouvoirs. Source d’éventuelles réticences, la mutualisation des moyens présente néanmoins probablement une voie d’avenir face à un probable resserrement des budgets des collectivités locales imposé par le contexte économique global.

Les marges de manœuvre des acteurs locaux

11Au-delà des compétences que les différentes vagues de décentralisation leur ont transférées, les acteurs locaux peuvent également, même dans un cadre fixé nationalement par la loi, adapter leur action à leurs spécificités locales. Deux articles explorent les marges de manœuvre dont disposent les acteurs locaux : marges de manœuvre dégagées de l’interprétation du cadre fixé sur le plan national, marges de manœuvre dégagées de l’utilisation des dispositifs mis en place par le niveau national.

12L’article de François-Xavier Devetter, François Horn et Florence Jany-Catrice met en lumière les marges d’interprétation importantes dont disposent les départements dans le domaine des services à domicile. Ces marges conduisent à des différences interdépartementales marquées non seulement dans le niveau de l’offre de services à domicile, mais également dans sa structuration : les objectifs définis comme prioritaires conduisent les départements à privilégier certains types d’opérateurs dispensant les services à domicile et à adopter certaines modalités de contrôle et de financement de ces opérateurs de terrain.

13L’article d’Erwan Le Goff montre à partir d’une approche historique comment depuis le xixe siècle, les communes ont construit et structuré leur action en matière de santé à partir d’interactions à double sens avec l’État. Des initiatives communales innovantes ont été relayées par l’État. Dans l’autre sens, l’État définit le cadre et met en place les dispositifs dont s’emparent diversement les communes pour déployer de nouvelles initiatives en matière de santé.

14Ces deux articles renvoient à deux questions qui ne sont pas de même nature. Celui de François-Xavier Devetter, François Horn et Florence Jany-Catrice interpelle le niveau national quant à la légitimité des interprétations différenciées des départements. Celui d’Erwan Le Goff pose la question des disparités de traitements des populations entre territoires, rejoignant ainsi l’interrogation née de politiques d’insertion mettant plus ou moins l’accent sur l’insertion professionnelle.

15Au total, deux manières de desserrer les contraintes budgétaires se dessinent pour les acteurs locaux : une plus grande efficacité assise sur un meilleur système d’information et une mutualisation des ressources pour les petits territoires. Un risque aussi apparaît clairement : celui de disparités de traitement non justifiées par la spécificité du contexte local.

16Ce numéro laisse en suspens des questions que nous aurions souhaité éclairer, mais pour lesquelles nous n’avons pas reçu d’articles en réponse à l’appel à contributions que nous avions lancé. Parmi les plus importantes figurent les suivantes : le niveau pertinent pour l’action sociale se superpose-t-il avec le niveau pertinent pour le financement ? Dans quelle mesure les politiques européennes modifient-elles la gouvernance des politiques locales et les interactions entre l’échelon local et l’échelon national ? Que sait-on sur les politiques sociales d’exception menées sur des territoires d’exception ? On le voit, le dossier n’est pas clos et il est vraisemblable que la RFAS le rouvrira.

Notes

  • [*]
    Chargée de mission auprès du sous-directeur de l’observation de la solidarité à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).
  • [1]
    Renforcement et simplification de l’intercommunalité, création des métropoles, suppression pour les régions et les départements de la clause de compétence générale.
  • [2]
    Communautés de communes, communautés d’agglomération et communautés urbaines, regroupées sous la dénomination d’établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).
  • [3]
    Les rapports Warsmann (2008), Balladur (2009) et Bélot (2009), par exemple, préconisent le développement de l’intercommunalité et l’achèvement de la carte intercommunale.

Références complémentaires

  • Rapport d’information n° 1153 présenté en octobre 2008 par MM. Quentin et Urvoas, Clarification des compétences des collectivités territoriales, dit « rapport Warsmann ». Rapport Il est temps de décider, du Comité pour la réforme des collectivités locales, au président de la République, dit « rapport Balladur » (2009).
  • Rapport d’information de M. Yves Krattinger et Mme Jacqueline Gourault, fait au nom de la mission Collectivités territoriales, n° 264, tome I (2008-2009), présenté en mars 2009, dit « rapport Bélot ».
Bénédicte Galtier [*]
Maître de conférences à l’université Paris-Est - Marne-la-Vallée, en détachement à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES). Ses travaux portent sur la pauvreté, l’emploi, la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, et le bien-être des enfants.
  • [*]
    Chargée de mission auprès du sous-directeur de l’observation de la solidarité à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/02/2012
https://doi.org/10.3917/rfas.114.0006
Pour citer cet article
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