Introduction
1La loi de santé publique du 9 août 2004 a réaffirmé le rôle de l’État dans la politique de santé publique : « La nation définit sa politique de santé selon des objectifs pluriannuels. La détermination de ces objectifs, la conception des plans, des actions et des programmes de santé mis en œuvre pour les atteindre ainsi que l’évaluation de cette politique relèvent de la responsabilité de l’État » (article 2). Les politiques de santé sont conçues à l’échelle nationale et mises en œuvre à l’échelle régionale [2]. A priori, l’État ne permet pas aux communes de prendre des initiatives en matière de santé. Les communes ont des compétences obligatoires très limitées dans le domaine de la santé. Dans le cadre de leur pouvoir de police, les communes sont tenues d’assurer la salubrité publique en s’appuyant sur un service communal d’hygiène et de santé, héritier des bureaux municipaux d’hygiène du début du xxe siècle. Certaines communes mettent cependant en place des politiques locales de santé innovantes depuis plus d’un siècle.
2L’approche historique, depuis les premiers bureaux municipaux d’hygiène jusqu’aux contrats locaux de santé, permet de comprendre les va-et-vient entre les initiatives locales, leur éventuelle généralisation à l’échelle nationale et la territorialisation [3] des politiques nationales. Certaines communes ont été des laboratoires d’expérimentation, dont les actions ont ensuite été reprises par le pouvoir central afin que ces expériences soient diffusées sur l’ensemble du territoire. Les communes sont également une échelle courante de la territorialisation des politiques nationales, comme la politique de la ville. Ces initiatives locales et la territorialisation des politiques nationales soulèvent un enjeu important : les différences d’investissement des communes et l’application différenciée des politiques nationales ne sont-elles pas une source de disparités territoriales ? L’État joue-t-il un rôle de régulateur entre les territoires ?
3Les politiques locales de santé peuvent être analysées selon deux grandes étapes à travers le prisme des relations entre l’échelon municipal et l’échelon national en tant qu’émanation des politiques nationales, mais également en tant qu’innovations strictement locales qui, pour certaines d’entre elles, ont été diffusées ou encadrées par l’État.
Méthodologie
- D’une part, nous avons analysé la littérature : textes juridiques évoquant les compétences des communes en matière de santé, de la première loi sur la lutte contre le logement insalubre (1850) à la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (HPST), études d’historiens sur la santé municipale depuis le xixe siècle, documents établis par les communes ou les services de l’État.
- D’autre part, nous avons réalisé une série de quinze entretiens semi-directifs avec des élus municipaux délégués aux questions de santé ainsi qu’avec des responsables de services municipaux en charge de la santé (sous leurs différentes dénominations : services communaux d’hygiène et de santé (SCHS), service santé-environnement, promotion de la santé…). Ces entretiens s’inscrivent dans le cadre de notre travail de thèse sur les Villes-Santé et complètent un questionnaire envoyé à l’ensemble des Villes-Santé françaises qui a permis de dresser un portrait des politiques locales menées dans ces villes.
4La première étape (1879 - Seconde Guerre mondiale) se caractérise par l’importance des municipalités et de l’échelle locale dans la création des politiques de santé, et par le faible investissement de l’État dans la santé publique. La lutte contre l’insalubrité est l’une des priorités des communes dès la fin du xixe siècle : les bureaux municipaux d’hygiène sont constitués afin d’assurer une meilleure hygiène. En 1983, dans le cadre des lois de décentralisation, les bureaux municipaux d’hygiène deviennent des services communaux d’hygiène et de santé. Dans la première moitié du xxe siècle, et surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les communes voient également se développer les dispensaires, qui apportent une offre de soins de proximité aux habitants de la commune, et en particulier aux plus nécessiteux. L’État soutient assez peu ces initiatives et ne les reconnaît officiellement qu’en 1999 dans la loi de financement de la sécurité sociale.
5La seconde étape est marquée par une place de plus en plus importante de l’État dans les politiques locales de santé à partir des années quatre-vingt-dix. La promotion de la santé émerge à partir de la seconde moitié des années quatre-vingt dans les municipalités, une dizaine d’années plus tard dans les politiques nationales, par le biais de la politique de la ville. Le mouvement des Villes-Santé, créé en 1986 par le bureau européen de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a été précurseur en incitant les municipalités à développer une approche transversale des politiques de santé. À partir des années 2000, l’État réintègre plus fortement la santé dans les politiques locales à travers les ateliers santé ville, « cinquième pilier » de la politique de la ville, et développe les politiques de prévention et de promotion de la santé. Les contrats locaux de santé, institués par la loi HPST en 2009, sont susceptibles de rassembler les initiatives locales et les priorités nationales de santé dans un cadre commun : ils sont le signe du renforcement de la présence de l’État dans les politiques de santé sur l’ensemble du territoire local, et plus seulement sur des territoires relevant de la politique de la ville.
Bureaux municipaux d’hygiène et dispensaires de santé : deux innovations locales de santé aux destins divergents
6Historiquement, la première mission des communes en matière de santé a été l’assainissement des villes. L’insalubrité des logements et des rues était un facteur aggravant de mortalité : au xixe siècle, on mourait beaucoup plus en ville qu’à la campagne (Barles, 1999). Une première loi contre le logement insalubre a été votée en 1850. À la fin du xixe siècle, un changement sociologique des édiles locaux a contribué à la mise en place des premiers bureaux municipaux d’hygiène, repris dans la première loi de santé publique en 1902. Les premiers dispensaires, créés au début du xxe siècle, n’ont pas fait l’objet de la même diffusion nationale.
L’hygiène des villes : des initiatives locales (1879-1902)…
7L’hygiénisme s’est développé au cours du xixe siècle, au « moment de la rencontre entre une technologie d’intervention sur les populations et une conscience de la montée du paupérisme » (Fassin, 2001). Les racines de l’hygiénisme sont plus anciennes, comme l’a montré Alain Corbin dans son ouvrage Le miasme et la jonquille en 1982. On cherche alors à rendre les rues et les habitations plus propres, en luttant contre les odeurs. Une réflexion sur la circulation de l’eau et de l’air en ville est menée au xviiie siècle et conduit, entre autres, au pavement des rues pour empêcher la stagnation d’eaux putrides.
8La mise en place de politiques locales hygiénistes au cours du xixe siècle s’explique en partie par l’arrivée, au début de la IIIe République, de médecins au sein des conseils municipaux (Bourdelais et Fijalkow, 2004). Ces médecins, dont une partie non négligeable est issue de la franc-maçonnerie, sont en majorité républicains et particulièrement attentifs aux questions d’hygiène. Ces nouvelles majorités municipales comptent parmi elles des protestants. En réaction à l’offre de soins proposée par les catholiques sur une base volontaire, ces élus ont municipalisé et professionnalisé l’offre de soins. La création de ces premiers bureaux municipaux d’hygiène n’est pas allée de soi puisque certaines municipalités ne souhaitaient pas engager de dépenses supplémentaires. Le talent de persuasion d’individus comme le docteur Gibert, au Havre, a permis de convaincre les maires de mettre en place un service de ce type. Les premiers services municipaux d’hygiène sont ainsi issus d’initiatives communales dans les années 1880 et 1890. Le premier ministère dédié à l’hygiène n’est créé qu’en 1920. Avant cette date, seule une Direction de l’assistance et de l’hygiène publiques, créée en 1889 et dépendante du ministère de l’Intérieur, est en charge de la santé. Cette direction ne dispose pas de relais locaux ; il n’existe alors pas de services déconcentrés de l’État en charge de la santé : « L’État, moteur, initiateur, conducteur ou exécuteur, ne possède pas même de services extérieurs, il revient aux préfectures de transmettre plutôt mal que bien les directives émanées de la Direction de l’hygiène publique » (Murard et Zylberman, 1996, p. 246). La santé ne devient une préoccupation majeure de l’État qu’après la Seconde Guerre mondiale (création de la sécurité sociale). Ainsi, les communes ont toute latitude pour mettre en place un service municipal chargé de l’hygiène. Entre 1879 et 1902, vingt-quatre bureaux municipaux d’hygiène ont été créés, avant que la loi de santé publique du 15 février 1902 n’impose à toutes les communes de plus de 20 000 habitants (et aux villes thermales de plus de 2 000 habitants) de mettre en place un bureau municipal d’hygiène. Depuis cette date et jusqu’à nos jours, la seule compétence obligatoire des communes en matière de santé est le maintien de l’hygiène et de la salubrité publiques, toute autre action communale relative à la santé relevant alors de la clause de compétence générale.
… reprises par l’État (loi du 15 février 1902 et loi de décentralisation du 23 juillet 1983)
9Les premières initiatives communales de la fin du xixe siècle ont influencé le texte de la loi relative à la protection de la santé publique du 15 février 1902, première loi de santé publique. L’article 1er de la loi précise les attributions des maires : « Le maire est tenu, afin de protéger la santé publique, de déterminer […] : 1° les précautions à prendre […] pour prévenir ou faire cesser les maladies transmissibles, spécialement les mesures de désinfection […] ; 2° les prescriptions destinées à assurer la salubrité des maisons et de leurs dépendances […]. » La lutte contre le logement insalubre n’est pas nouvelle puisqu’elle a déjà fait l’objet d’une loi en 1850. La désinfection est l’une des priorités de ces bureaux municipaux d’hygiène dans le but de réduire la mortalité. La vaccination est l’une des missions qui peut être confiée aux bureaux municipaux d’hygiène. Le succès de cette loi est relativement limité : le rapporteur de la commission d’hygiène à la chambre en 1930 a visité « un grand nombre de nos bureaux d’hygiène et, s’il y en a quelques-uns de parfaits, [il a] constaté en revanche la misère profonde ou la complète inexistence de beaucoup d’entre eux » (Murard et Zylberman, 1996, p. 260).
10La généralisation par l’État des bureaux municipaux d’hygiène a été fortement dépendante du contexte local. Les personnes impliquées à la fois dans la santé (médecins) et dans la vie politique locale (conseillers municipaux) ont joué un rôle décisif dans la mise en place d’un tel service, indépendamment de la législation nationale.
11La création de services communaux d’hygiène et de santé (SCHS), qui remplacent les bureaux municipaux d’hygiène, est arrêtée par les lois de décentralisation de 1983 (loi du 22 juillet 1983). Le nombre de SCHS est définitivement fixé en 1985 et limité à 208, c’est-à-dire au nombre de bureaux municipaux d’hygiène déjà existants : quatre-vingts ans après la première loi de santé publique, à la veille des lois de décentralisation, seule une commune de plus de 20 000 habitants sur deux a créé un bureau municipal d’hygiène, dont seule une centaine fonctionne effectivement (Laurand et al., 2004). Les SCHS bénéficient de la dotation générale de décentralisation (plus de 90 millions d’euros pour l’année 2010), selon des montants très variables, d’environ 2 000 euros pour les villes thermales comme Évian ou Thonon-les-Bains à 2,8 millions d’euros pour Marseille ou Lyon [4]. La répartition spatiale des SCHS ainsi que leur dotation générale de décentralisation révèlent ces disparités territoriales, soulignées par un rapport de l’IGAS en 2009 (Massin et al., 2009). Les SCHS couvrent environ 23 % de la population française. À l’échelle nationale, les départements les plus urbains ont une meilleure couverture (le département des Hauts-de-Seine est le département le mieux couvert par les SCHS : 82,5 % de la population est couverte par un SHCS). Les départements franciliens concentrent plus d’un tiers des SCHS, principalement dans la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne), alors qu’ils sont quasi inexistants dans les autres départements de la région. La région Provence-Alpes-Côte d’Azur est la région qui a le plus fort taux de couverture par les SCHS : 43 % de la population est couverte par un SCHS, devant la Corse (33 %) et l’Île-de-France (30 %). Le taux de population urbaine est ainsi un facteur explicatif de cette répartition ; les départements les plus ruraux (Lozère, Aveyron, Creuse…) ne bénéficient pas de la présence de SCHS. L’inégalité territoriale n’est pas à considérer sous le prisme de la seule différence entre espace rural et espace urbain. En effet, il faut considérer la répartition des SCHS en creux. Si toutes les grandes villes disposent d’un SCHS, il n’en est pas de même pour les villes moyennes, qui n’ont pas toutes créé de SCHS. Les lois de décentralisation ont gravé dans le marbre les disparités territoriales, sans aucune possibilité pour les communes de plus de 20 000 habitants qui n’ont pas de SCHS d’en créer un. Dans ces villes (et dans le reste du territoire national non couvert par un SCHS), les services déconcentrés de l’État chargés du contrôle de l’hygiène prennent le relais.
12Un rapport établi en 2004 par l’IGAS sur les SCHS (Laurand et al., 2004) souligne le fait que ces services sont « à géométrie variable selon les villes », non seulement sur leur place dans l’organigramme des services de la ville mais aussi de par les compétences qui leur sont allouées. La vaccination, sauf dérogation, devient une compétence départementale en 1983 et la loi du 13 août 2004 redonne à l’État davantage de contrôle dans la politique vaccinale, mais la dérogation de 1983 est maintenue. Les SCHS peuvent être limités au contrôle de l’hygiène, comme la lutte contre les nuisibles (rats, goélands…), ou avoir des compétences élargies (vaccination, voire protection maternelle et infantile), s’ils les exerçaient avant 1984.
13Survivants de la période hygiéniste, les services communaux d’hygiène et de santé n’ont pas d’identité forte parmi l’ensemble des services municipaux, comme le souligne un récent rapport de l’IGAS (Massin et al., 2009) : seuls vingt-quatre des cent cinquante et un SCHS ayant répondu au questionnaire de l’IGAS ont conservé la dénomination de SCHS. Leur place dans l’organigramme des services de la ville est secondaire, voire inexistante. La place des dispensaires est également réduite [5] et n’a été que tardivement reconnue par l’État, contrairement aux bureaux municipaux d’hygiène.
La distribution de la dotation générale de décentralisation par service communal d’hygiène et de santé (2010)

La distribution de la dotation générale de décentralisation par service communal d’hygiène et de santé (2010)
Des dispensaires aux centres de santé : une reconnaissance tardive par l’État d’un service public de proximité
14Dans la période de l’entre-deux-guerres et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les communes ont vu se développer de nouvelles infrastructures de soins ouvertes à tous : les dispensaires. Ces initiatives, contrairement aux bureaux municipaux d’hygiène de la fin du xixe siècle, n’ont pas été reprises par l’État en vue d’une généralisation sur l’ensemble du territoire. Ils ont été tardivement reconnus par l’État, sans que cette reconnaissance n’ait eu pour conséquence le développement des dispensaires, renommés centres de santé. Un rapport de la sécurité sociale comptait, en 1996, 1 454 centres de santé, dont 357 centres de santé polyvalents (cf. cartes 2 et 3).
Les centres de santé polyvalents en France

Les centres de santé polyvalents en France
15Les dispensaires, à l’image des bureaux municipaux d’hygiène, sont issus d’initiatives d’associations (27 % des centres), de mutuelles (22 %), d’organismes d’assurance maladie (20 %), de congrégations (19 %) ou de municipalités (12 %) (Acker, 2007). La plupart des dispensaires ont été créés en Île-de-France. La carte des centres municipaux de santé en Île-de-France, héritiers des dispensaires, permet de comprendre les raisons de leur création. L’état de santé de la population défavorisée et majoritairement ouvrière des communes de la petite couronne (« banlieue rouge »), en particulier dans l’Est parisien, a suscité la création de ces dispensaires, qui existent encore actuellement. La dynamique de développement des dispensaires est identique à celle des bureaux municipaux d’hygiène : le constat d’une situation défavorable (la population en mauvaise santé) et l’investissement d’élus municipaux (majoritairement communistes) ou de médecins. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’offre de soins hospitaliers n’est pas suffisante, et la sécurité sociale encourage l’ouverture de dispensaires pour pallier cette insuffisance. Dans ce contexte, le dispensaire Pierre-Rouquès du Blanc-Mesnil a été créé en 1948 afin de soigner les enfants de la commune. Les dispensaires se développent jusqu’en 1960.
Les centres de santé polyvalents en Île-de-France

Les centres de santé polyvalents en Île-de-France
16Le décret du 12 mai 1960 fixe une convention entre les médecins libéraux et les caisses d’assurance maladie : les assurés peuvent alors être remboursés des frais avancés pour une consultation chez un médecin libéral. Les dispensaires perdent peu à peu de leur intérêt au profit des médecins libéraux, excepté pour les personnes précaires, du fait du tiers payant. L’État reconnaît tardivement les centres de santé et ne cherche pas à les généraliser sur l’ensemble du territoire. Les dispensaires prennent le nom de centres de santé dans la loi du 8 janvier 1991 ; ils ne sont intégrés dans le Code de la santé publique qu’en 1999. Les missions qui leur sont alors attribuées dans la loi sont des « activités de soins sans hébergement, […] des actions de santé publique ainsi que des actions de prévention, d’éducation pour la santé, d’éducation thérapeutique des patients et des actions sociales » (article L. 6323-1 du Code de la santé publique). La loi HPST de 2009 reconnaît que les centres de santé « peuvent être chargés d’assurer, ou de contribuer à assurer, des missions de service public ». La trajectoire des centres de santé est très différente de celle des bureaux municipaux d’hygiène : ils continuent à être gérés par des organismes à but non lucratif ou des collectivités territoriales. Ils connaissent des situations financières délicates, pouvant aboutir à la fermeture de certains d’entre eux, comme le centre de santé Blumenthal à Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), créé en 1912 et géré par la Croix-Rouge.
17La charte internationale pour la promotion de la santé, rédigée à Ottawa en 1986, marque un tournant dans la mise en œuvre des politiques locales de santé, qui mettent l’accent sur la prévention, l’éducation à la santé et la promotion de la santé, et non l’hygiène ou le soin. Le mouvement est entamé par certaines villes dès cette période, l’État n’encourageant ces démarches qu’à partir de la fin des années quatre-vingt-dix.
La promotion de la santé à l’échelle communale : des Villes-Santé OMS aux contrats locaux de santé
18À partir du milieu des années quatre-vingt, la promotion de la santé est une nouvelle conception qui émerge, concrétisée par la Conférence internationale pour la promotion de la santé, qui a abouti à la rédaction de la charte d’Ottawa (1986). La promotion de la santé a « pour but de créer, grâce à un effort de sensibilisation, les conditions favorables indispensables à l’épanouissement de la santé » (charte d’Ottawa). Selon la philosophie de la promotion de la santé, la santé n’est plus seulement une affaire de médecins mais bien l’affaire de tous. Le bureau européen de l’OMS lance, dans la continuité de la charte d’Ottawa, le programme des Villes-Santé, qui s’est ensuite étendu au reste du monde. En 2010, plus de 1 300 villes européennes sont des Villes-Santé. À partir de 2000, l’État incite à la mise en place de dispositifs locaux de prévention et de promotion de la santé, les ateliers santé ville, volet santé de la politique de la ville, après des essais moins concluants dans les années quatre-vingt-dix. Les liens entre les collectivités locales et l’État vont théoriquement se resserrer dans le cadre des contrats locaux de santé, signés entre les collectivités et les agences régionales de santé (ARS), mises en place le 1er avril 2010.
Un mouvement pionnier, après la charte d’Ottawa : les Villes-Santé OMS
19Le bureau européen de l’OMS lance en 1986 le programme des Villes-Santé, dans l’esprit de la charte d’Ottawa et de la Santé pour Tous. Il incite les villes à s’engager dans des politiques de santé transversales. La ville est considérée comme l’échelle la plus pertinente. Le principe d’action est identique à celui du développement durable, apparu à la même période (rapport Brundtland, 1987) : « Penser globalement, agir localement ». L’Agenda 21 est d’ailleurs un référentiel sur lequel s’appuient les Villes-Santé. L’adhésion au réseau des Villes-Santé est un acte volontaire et repose sur l’engagement d’améliorer la santé des habitants : une Ville-Santé n’est pas une ville qui a atteint un certain niveau de santé. Le programme des Villes-Santé est composé de deux types de réseaux de villes : le réseau européen, directement géré par l’OMS, et les réseaux nationaux. Le réseau français, qui compte en 2011 soixante-quatorze membres, a le statut d’association loi 1901 [6].
Les critères des Villes-Santé( [*])
- Un environnement physique de haute qualité à la fois propre et sûr.
- Un écosystème stable dans le présent et durable à long terme.
- Une collectivité forte, solidaire et qui n’exploite pas les personnes.
- Un haut degré de participation et de contrôle par le public des décisions touchant à sa vie, à sa santé et à son bien-être.
- La satisfaction des besoins fondamentaux (nourriture, eau, logement, revenus suffisants, sécurité de l’emploi) pour tous les habitants de la ville.
- L’accès à un grand nombre d’expériences et de ressources.
- Une économie urbaine diversifiée, vivante et innovante.
- Une mise en valeur des liens avec le passé, de l’héritage culturel et biologique des habitants de la ville et d’autres groupes et personnes.
- Une configuration de la ville compatible avec les caractéristiques précédents et permettant de les améliorer.
- Un niveau optimum de services publics de santé et de soins, adaptés et accessibles à tous.
- Un niveau élevé de santé.
20On peut établir un parallèle entre la mise en place du réseau des Villes-Santé et les premières créations de bureaux municipaux d’hygiène à la fin du xixe siècle : les maires des Villes-Santé ou leurs adjoints à la santé sont, pour certains d’entre eux, issus du monde médical ou ont des liens avec celui-ci. L’expérience d’Edmond Hervé, en tant que secrétaire d’État à la santé entre 1983 et 1986 et maire de Rennes de 1977 à 2008, a été déterminante pour implanter le mouvement des Villes-Santé en France dès 1987 : Rennes a adhéré au réseau européen des Villes-Santé en 1987, Montpellier en 1988, Nancy en 1989, avant la constitution du réseau national en 1990. Lors de sa création en 1990, le réseau français comptait quatorze villes. Le réseau n’a connu une réelle croissance qu’à partir des années 2000 : pendant les années quatre-vingt-dix, le nombre annuel d’adhésion n’a pas dépassé deux. Les villes qui ont adhéré dans les années quatre-vingt-dix sont en grande majorité situées en région parisienne (Aulnay-sous-Bois, Le Blanc-Mesnil…), soit des villes dont les élus et les techniciens avaient déjà une culture importante de santé locale (présence de dispensaires notamment). Jusqu’en 2000, la trentaine de villes qui composent le réseau des Villes-Santé sont des pionnières en matière de promotion de la santé.
21Un questionnaire envoyé à l’ensemble des Villes-Santé, suivi d’entretiens semi-directifs avec des élus à la santé et certains responsables de services municipaux de santé, a permis d’analyser l’application concrète des principes des Villes-Santé. Si le réseau permet de diffuser une culture de la promotion de la santé dans les services municipaux en charge de la santé, celle-là dépasse rarement les murs de ces services, en grande partie divisés en deux sous-services (hygiène et promotion de la santé). L’absence de compétence de la commune en matière de santé (excepté les SCHS) explique en partie ce cloisonnement, y compris dans les Villes-Santé relativement anciennes. Une responsable de service de santé a indiqué, lors d’un entretien, que l’adhésion au réseau des Villes-Santé était davantage le fait du service, et non de la municipalité. Les services municipaux de santé collaborent régulièrement avec les services municipaux en charge de l’action sociale et des enfants. Très peu de services de santé ont indiqué avoir collaboré avec les services en charge de l’urbanisme. La méconnaissance des enjeux de santé que peuvent soulever les autres politiques locales (environnement, logement…) est à l’origine de ces faibles collaborations. Plusieurs responsables de service de santé ont indiqué s’inviter dans des réunions de services autour de projets sans avoir été conviés, la santé n’ayant pas été identifiée comme préalable de l’action. La santé est encore définie par les autres services selon son acception biomédicale (absence de maladie) alors que les services de santé en ont une définition plus large, transversale, élargie au bien-être. Une ancienne élue à la santé de Rennes a fait face à l’incompréhension d’autres élus municipaux, qui estimaient qu’elle dépassait sa délégation en ayant une vision transversale de la santé. Durant les années quatre-vingt-dix, le réseau fonctionne davantage comme une structure permettant les échanges entre les villes que comme un acteur de dimension nationale souhaitant donner une inflexion aux politiques nationales, sur le modèle du lobby. Le réseau signe une première convention de partenariat avec la Direction générale de la santé en 2002, douze ans après sa création. Cette convention est le signe d’une évolution de la politique de santé de l’État, qui commence à encourager la prévention et la promotion de la santé.
Le retour de la santé par la politique de la ville : les ateliers santé ville
22Au cours des années quatre-vingt-dix, l’État commence à intégrer la santé dans les contrats de ville (développement social urbain [DSU]), sans réel succès. Le volet santé du DSU a pour objectifs « la mise en place d’une couverture sociale pour l’ensemble des populations en difficulté, la mise en œuvre d’actions d’éducation à la santé, l’ouverture et l’adaptation du système de soins à ces populations, la facilitation de l’insertion dans le parc de logements sociaux des handicapés et la prise en compte des différents facteurs indirects concourant à la santé, tels que les qualités urbaines, esthétiques, environnementales ainsi que le désenclavement [7] ». La place des collectivités est précisée : « Au-delà des compétences réglementaires, c’est la notion de responsabilité qui doit fonder son engagement dans l’élaboration d’une politique locale de santé : c’est ce principe de développer le réseau OMS Villes-Santé [8] ». La promotion de la santé prend plus d’importance dans les politiques nationales dans les années 2000 (création de l’INPES en 2004, qui remplace le Comité français d’éducation à la santé). En 2000, les contrats de ville (circulaire interministérielle du 13 juin 2000), puis les contrats urbains de cohésion sociale à partir de 2006, comportent un volet consacré à la santé, sous la forme d’ateliers santé ville (ASV). L’association Élus, Santé Publique et Territoires a été créée en 2005 afin d’encourager l’État à maintenir une place importante de la santé dans les contrats urbains de cohésion sociale signés à partir de 2006. Ces ateliers santé ville sont localisés dans les quartiers de la politique de la ville. Ils sont animés par un coordonnateur et ont pour objectif de décloisonner les politiques sociales, les politiques de santé et la politique de la ville. La participation de la population est également un élément important dans l’organisation d’un ASV, qui est fondé sur le principe de la santé communautaire.
23Certaines communes s’emparent assez rapidement de ce dispositif, étant donné qu’il correspond aux actions qu’elles entreprenaient depuis plus de trente ans, en particulier dans le domaine de la santé communautaire (création de l’institut Théophraste-Renaudot en 1981). Les premiers ASV ont ainsi été rapidement mis en place dans le département de la Seine-Saint-Denis, dont les communes ont une longue tradition de santé locale depuis la création des dispensaires : le terreau local était particulièrement favorable pour l’implantation du dispositif. Ainsi, les ASV sont particulièrement nombreux en Île-de-France, qui regroupe également une proportion importante des quartiers relevant de la politique de la ville à l’échelle nationale. On compte actuellement près de deux cent cinquante ASV (cf. cartes 4 et 5). À la suite de la mise en place des ASV, certaines villes ont souhaité adhérer au réseau des Villes-Santé (Reims, Quimper…), l’adhésion au réseau constituant parfois l’un des objectifs de l’ASV. Ce dernier peut être le point de départ d’une politique de santé locale plus étendue, les élus étant alors sensibilisés aux enjeux de santé à l’échelle locale. L’ASV n’est donc pas seulement un dispositif qui s’inscrit dans des expérimentations locales déjà en place : il est aussi à l’origine d’initiatives locales plus développées, à l’échelle de la ville. Les ateliers santé ville sont en effet circonscrits au périmètre des quartiers sensibles, posant ainsi la question d’une politique locale de santé couvrant l’ensemble du territoire communal, voire intercommunal (la santé n’est que très rarement une compétence des intercommunalités, comme à Dunkerque, Nancy, Saint-Quentin-en-Yvelines ou Strasbourg). Les contrats locaux de santé, créés dans la loi HPST en 2009, peuvent peut-être pallier cette territorialisation restreinte des ASV.

Les ateliers santé ville en Île-de-France (décembre 2008)

Les ateliers santé ville en Île-de-France (décembre 2008)
Le contrat local de santé, une reconnaissance de l’action des communes en matière de santé ?
24Le contrat local de santé fait l’objet d’une seule phrase dans la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (loi HPST) : « La mise en œuvre du projet régional de santé peut faire l’objet de contrats locaux de santé conclus par l’agence, notamment avec les collectivités territoriales et leurs groupements, portant sur la promotion de la santé, la prévention, les politiques de soins et l’accompagnement médico-social. » Le contrat local a pour objectif de rassembler l’ensemble des initiatives en matière de santé, notamment les ateliers santé ville et les actions financées par le groupement régional de santé (disparu avec la mise en place des ARS le 1er avril 2010). Le contrat local sert de support à la mise en œuvre du projet régional de santé : il n’est pas une reconnaissance des initiatives des communes, même si des représentants des communes sont présents au cours de l’élaboration du projet, par l’intermédiaire des instances de l’ARS [9]. Fin janvier 2011, seuls deux contrats locaux de santé ont été signés, l’un à Marseille (juin 2010) [10], l’autre en Thiérache (janvier 2011). Ces deux contrats sont signés par deux acteurs différents.
25Le premier contrat local de santé a été signé en juin 2010 à Marseille par l’ARS de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et la ville de Marseille. Son préambule indique que « le territoire local, lieu privilégié de synergie opérationnelle entre les acteurs, favorisant la proximité et l’écoute du citoyen, est approprié au développement d’une politique de santé participative en direction de l’ensemble de la population. […] Les initiatives prises localement prennent évidemment bien en compte les spécificités du territoire mais se réfèrent aussi aux priorités définies au niveau national et déclinées régionalement [11] ». Le second contrat a, quant à lui, été signé sous l’impulsion de plusieurs établissements hospitaliers de la Grande Thiérache en janvier 2011. Il comporte quatre axes : la réorganisation hospitalière, l’organisation des soins de santé de premiers recours, la mise en cohérence des projets de prévention et le dossier médical personnalisé. Le soin et la dimension hospitalière sont plus importants dans ce second contrat, signe que les contrats locaux de santé sont susceptibles d’avoir des contenus variables. Le périmètre d’un contrat local de santé est également variable : le second contrat local de santé porte sur un territoire relativement étendu (la Grande Thiérache est à cheval sur l’Aisne, le Nord et la Belgique), alors que le premier a pour périmètre les limites communales de Marseille. L’échelle « locale » du contrat n’est pas définie dans la loi HPST, permettant une relative souplesse. Le périmètre du contrat peut ainsi être communal, intercommunal… La loi n’indique pas si l’ensemble du territoire national a vocation à être entièrement couvert par des contrats locaux de santé : la question des disparités territoriales n’est pas réglée par les contrats locaux de santé. Ces derniers sont d’abord signés par des groupes d’acteurs déjà mobilisés depuis plusieurs années, comme cela a été le cas pour les bureaux municipaux d’hygiène ou les ateliers santé ville, perpétuant ainsi les disparités territoriales.
Conclusion
26L’histoire des politiques locales de santé depuis plus de cent ans montre que ces dernières ne peuvent pas simplement être analysées selon la dialectique classique top down/bottom up (politiques descendantes et ascendantes). Les relations entre les communes et l’État sont plus complexes. Un certain nombre de communes ont été à l’origine de politiques locales de santé innovantes ; certaines communes, en particulier en Île-de-France, ont été pionnières à plusieurs moments, que ce soit dans la mise en place de bureaux municipaux d’hygiène, de dispensaires, d’adhésion au réseau des Villes-Santé, des ASV (c’est le cas de Saint-Denis). La culture locale en santé des élus et des techniciens et sa transmission d’une génération à l’autre sont des facteurs déterminants de ces innovations. L’État a pu s’emparer de ces innovations et les diffuser à l’échelle nationale, avec un succès relatif dans le cas des bureaux municipaux d’hygiène, ou au contraire il les a peu encouragées (dispensaires). Depuis 2000 s’opère une certaine convergence entre les innovations locales et les politiques nationales territorialisées, à travers la mise en place des ateliers santé ville. Il ne faut cependant pas voir les récents contrats locaux de santé comme une politique de santé publique élaborée avant tout à l’échelle locale : l’agence régionale de santé joue un rôle de régulateur en fixant les thématiques régionales de santé qui seront appliquées à l’échelle locale, dans une approche de la santé plus intégrée que les politiques nationales territorialisées sectorielles. Ces dynamiques ne sont pas propres à la santé : les politiques de la petite enfance connaissent les mêmes évolutions (David, 2007). Tout l’enjeu est de faire coïncider sur le territoire local (commune, intercommunalité, pays), territoire de la proximité, les dispositifs issus d’initiatives locales et de la territorialisation des politiques nationales, afin de mieux répondre aux besoins de tous les habitants, dans un souci d’équité sociale et spatiale à l’échelle nationale.
27Les politiques de santé innovantes de certaines communes et la territorialisation des politiques nationales posent la question des disparités de traitement entre territoires, à plusieurs échelles, de l’échelle du quartier à l’échelle nationale. Les ateliers santé ville, qui mettent l’accent sur les quartiers prioritaires de la politique de la ville, n’ont pas vocation à être étendus à l’ensemble de la ville. La ville-centre est généralement plus innovante que son espace périurbain (le réseau des Villes-Santé est principalement constitué de villes-centres) ; la compétence santé est rarement étendue à l’échelle de l’agglomération. Les grandes villes sont également plus innovantes que les villes moyennes et les petites villes grâce à des moyens humains et financiers plus importants. Enfin, les espaces ruraux sont relativement délaissés par les politiques locales de prévention et de promotion de la santé, malgré quelques initiatives locales à l’échelle des pays, à l’image de l’animation territoriale de santé mise en place dans certains pays bretons (Loncle, 2009) : la promotion de la santé a tendance à passer au second plan des politiques locales de santé lorsque la démographie médicale est critique. L’élaboration des politiques locales de santé depuis plus d’un siècle renvoie plus largement à un dilemme récurrent en aménagement du territoire, entre le renforcement des territoires les plus innovants (bureaux municipaux d’hygiène) ou les plus défavorisés grâce à des politiques spécifiques (ateliers santé ville par exemple) et à l’établissement d’une seule politique nationale déclinée à différentes échelles sur l’ensemble du territoire (projets régionaux de santé, programmes territoriaux de santé, contrats locaux de santé définis par la loi HPST).
Notes
-
[*]
Doctorant en géographie, UMR 6590, CNRS, Espaces et Sociétés, université Rennes 2.
-
[2]
La création des agences régionales de santé le 1er avril 2010 renforce l’échelon régional comme territoire d’application des politiques nationales de santé. Elles sont issues du regroupement des services déconcentrés de l’État (agence régionale d’hospitalisation, direction régionale des affaires sanitaires et sociales…) et non d’un processus de décentralisation des politiques de santé.
-
[3]
La territorialisation des politiques publiques correspond à une application différenciée des politiques en fonction des spécificités des territoires (les zones d’éducation prioritaire, les zones franches urbaines…, constituent des politiques territorialisées).
-
[4]
Sources : Direction générale des collectivités locales (DGCL).
-
[5]
Les centres de santé médicaux représentent seulement 1 % de l’offre de soins médicaux globale (IGAS, 2009).
-
[6]
Site internet du réseau français des Villes-Santé : www.villes-sante.com
-
[7]
Contrats de ville, xie Plan.
-
[8]
Idem.
-
[9]
Les collectivités territoriales (communes, départements, régions) composent l’un des huit collèges de la conférence régionale de santé et d’autonomie de l’ARS.
-
[10]
ARS PACA, préfecture de PACA et ville de Marseille (2010), Contrat local de santé, disponible à l’adresse http://www.institut-renaudot.fr/resources/CLS+Marseille.pdf (consulté le 2 février 2011).
-
[11]
ARS PACA, préfecture de PACA et ville de Marseille (2010), précité.