Introduction
1La loi du 26 juillet 2005 relative au développement des services à la personne visait à créer des emplois en grand nombre dans un secteur dans lequel des « gisements » d’activité avaient été identifiés. L’objectif de ce plan était également d’affermir la structure de l’offre de services (Debonneuil, 2008). Bien qu’ils aient été dessinés à une échelle nationale, les dispositifs territoriaux témoignent d’interprétations locales variées (Petrella et Richez-Battesti, 2009). Cela tient en partie au fait que la loi de 2005 n’a pas seulement prévu l’élaboration de dispositifs incitatifs à la création d’organismes, mais a également recomposé un secteur à partir de plusieurs éléments jusqu’alors dissociés : des activités relevant essentiellement de l’action sociale, caractérisées par les métiers de l’aide à domicile auprès de personnes vulnérables, d’une part, des activités relevant des services de confort qu’incarne la catégorie professionnelle d’« employé de maison », d’autre part (Devetter et al., 2009) [1]. C’est surtout sur le volet de l’aide à domicile auprès des personnes dépendantes que les départements peuvent exercer un effet de levier, notamment par le biais de la tarification, qui influe sur les logiques d’offre, de demande et, in fine, sur l’emploi. Leur impact sur les services de confort est moins direct, mais les conseils généraux jouent néanmoins un rôle non négligeable sur les délimitations du secteur des services à la personne : ils peuvent accentuer ou au contraire atténuer la frontière entre les services de confort et les services d’action sociale. Or l’articulation entre ces deux segments n’est pas sans conséquence sur l’organisation et le fonctionnement de l’aide à domicile elle-même. En effet, lorsqu’ils sont considérés comme étroitement liés, ces deux types de services peuvent entrer en concurrence tant en termes de financements publics qu’en termes de recrutement ou de processus de qualification. La politique du « titre service » menée en Belgique illustre cette problématique : l’importance des subventions accordées aux services de confort a rendu ces services moins coûteux que le recours aux services d’action sociale pour les personnes âgées. Une partie des usagers dépendants a eu tendance à délaisser les services les plus structurés, et assurés par un personnel qualifié, pour se tourner vers des sociétés d’intérim par exemple (Henry et al., 2009). En ce sens, l’utilisation des services à la personne au bénéfice d’une politique de l’emploi peut souffrir d’effets pervers.
Politique(s) publique(s) des services a la personne en france ( [*])
La loi de 1996, dont l’objectif est de promouvoir le développement des « services familiaux », assimile les services à la personne aux « services de proximité à domicile ». Y figurent des services tels que ménage, repassage, entretien du linge à domicile, assistance des personnes âgées de plus de 70 ans dépendantes, etc.
La loi de modernisation sociale du 2 janvier 2002 conditionne l’exercice de l’aide à domicile aux personnes âgées, handicapées ou aux familles en difficulté à l’obtention, cette fois, d’une « autorisation d’activité » auprès d’une autorité régionale (comité régional de l’organisation sociale et médico-sociale). L’autorisation est accordée pour quinze ans en fonction d’un cahier des charges bien défini.
La loi du 26 juillet 2005 relative au développement des services à la personne assouplit l’ensemble de cette réglementation. Désormais, les deux agréments, simple et qualité, peuvent être obtenus auprès de la même autorité (le préfet du département) ; un réseau d’associations peut faire une demande unique pour l’obtention de l’agrément qualité pour l’ensemble de ses membres ; l’agrément, qui avait jusqu’à présent une validité départementale, a désormais une validité nationale ; enfin, l’ordonnance de décembre 2005 accorde le droit d’opter pour la procédure d’autorisation ou celle de l’agrément. Ce plan avait pour objectif prioritaire la création de 500 000 emplois en trois ans.
Les trois programmes du plan I de développement des services à la personne
- « Le développement d’enseignes nationales pour un accès universel à des services de qualité. » L’idée est de mailler le territoire de ces services de proximité en s’appuyant sur des grands réseaux fédérateurs (associatifs, enseignes, voire « marques », etc.).
- La création d’une agence publique, l’Agence nationale des services à la personne (ANSP), dont les objectifs sont de « promouvoir le développement et la qualité des services à la personne ».
- Une adaptation des réglementations pour dynamiser le développement de l’offre en promouvant un accès universel à des services de qualité (notamment par la réduction du coût du travail et l’institution du chèque emploi service universel).
Deux agréments ont été institués depuis 1991 : agrément « simple » et agrément « qualité ». L’agrément simple est facultatif et se limite aujourd’hui à une simple déclaration, tandis que l’agrément qualité est obligatoire pour intervenir auprès des publics dits « fragiles » (enfants, personnes âgées dépendantes, personnes handicapées). L’obtention d’un des deux agréments ouvre le droit à des avantages fiscaux (TVA à taux réduit et réduction d’impôts au bénéfice des usagers).
Délivrée par le président du conseil général aux organismes exerçant leur activité en mode prestataire qui en font la demande, l’autorisation est accordée pour une durée de quinze ans et vaut agrément qualité. Rendue obligatoire par la loi n? 2002-2, elle peut être remplacée depuis 2005 par l’agrément qualité. Les critères de décision reposent à la fois sur la compatibilité du projet avec le schéma départemental d’organisation sociale et médico-sociale et sur l’analyse des coûts de fonctionnement (Debons, 2006).
2Pour une politique nationale donnée, les acteurs locaux disposent en général de marges de manœuvre non négligeables, y compris dans le choix d’un objectif prioritaire. La mise en avant de cet objectif implique des politiques locales spécifiques dont les répercussions sont fortes, tant sur la demande que sur l’offre (critère de qualité, place accordée à la formation, inégalités d’accès aux services, place de l’associatif, etc.). Notre article s’intéresse à ces interprétations, localement différenciées, de la politique nationale de développement des services à la personne. Dans une première partie, nous produisons des « connaissances situées », en fournissant une analyse statistique qui souligne l’hétérogénéité des situations départementales en matière de services à la personne. Plusieurs variables socio-économiques sont mobilisées pour expliquer les écarts constatés. Celles-là apparaissent cependant insuffisantes pour comprendre la diversité des réalités territoriales. C’est pourquoi une seconde partie s’attache à décrire et à analyser les régulations mises en place par les acteurs locaux.
Analyse statistique des spécificités territoriales de l’offre de services à la personne
3Nous examinons dans un premier temps la variété des situations départementales. Puis nous nous centrons sur deux départements d’une même région, lieu de notre recherche (voir encadré 2). Nous étudions enfin une série de facteurs explicatifs « structurels » et différenciés selon les services considérés : rôle des niveaux de vie, âge, ruralité, etc.
Une offre de services et des emplois de niveaux variables selon les départements français
Les organismes agréés de services à la personne : une importance et des statuts divers selon les départements
4En 2008 [2], la DARES dénombre 13 600 organismes agréés [3], dont près de la moitié est privée à but lucratif (47 %), les autres étant associatifs ou publics (CCAS). Cette part du privé lucratif est importante si l’on considère qu’en 2005, date pivot de mise en place du plan de développement de ces services [4], elle ne représentait que 15 % des organismes agréés.
5L’offre et sa structure sont très variables selon les départements. D’une part, le nombre de prestataires (tous agréments confondus) varie selon un rapport de 1 à 5 : de huit offreurs agréés pour 100 000 habitants (Lozère, Meuse et Haute-Corse) à quarante-deux (Haute-Loire, Marne). D’autre part, l’importance des organismes à but lucratif varie de 0 ou 1 % en Lozère ou en Ardèche à 72 % à Paris ou encore 78 % dans le Bas-Rhin.
6Limiter l’hétérogénéité de l’offre aux nombres d’organismes agréés est largement insuffisant pour rendre compte de l’activité. Dictée par quelques indicateurs de performance (parmi lesquels le nombre d’organismes agréés), la politique menée par l’Agence nationale des services à la personne (ANSP) a pu, en effet, conduire certains départements à multiplier les incitations à l’agrément. Les statistiques d’organismes agréés peuvent avoir été accrues sans pour autant qu’elles ne traduisent une réelle activité [5]. La variété de la taille des organismes (de trois équivalents temps plein [ETP] [6] en moyenne dans les organismes agréés de Vendée à plus de soixante ETP en Lozère) témoigne également de cette hétérogénéité de l’offre. En raisonnant en volume horaire, les écarts sont très importants : de 1,5 heure de services à la personne par habitant et par an par exemple dans l’Essonne à 11,5 heures par habitant dans la Creuse, la moyenne française se situant à 5 heures.
Une offre de services à la personne dominée par l’emploi direct
7Toutefois, on ne peut se limiter à examiner l’offre des organismes agréés. En effet, ce secteur demeure dominé, à 70 %, par l’emploi direct, c’est-à-dire un emploi sans médiation, absorbant le rapport salarial dans un rapport employeur-usager. Les contrastes sont ici aussi importants : moins de 4 heures annuelles travaillées par habitant en Seine-Saint-Denis et plus de 27 heures à Paris (pour une moyenne nationale de 9 heures, cf. graphique 1).
Le nombre d’heures travaillées en emploi direct par habitant et par an. Variété des départements et spécificité de Paris

8Au total, la forte hétérogénéité des services à la personne est d’abord déterminée par celle de l’emploi direct. Ainsi, tous types d’offre confondus (organismes agréés, privés ou publics, et emploi direct), c’est la Seine-Saint-Denis qui enregistre le moins d’heures de travail (HT) dans ce secteur (5,1 heures par habitant et par an) et Paris qui bénéficie des volumes annuels offerts les plus élevés : plus de 30 heures annuelles par habitant (cf. graphique 2).
9Souvent mise en avant, la situation moyenne française masque des situations locales très contrastées.
La situation de deux départements d’une même région
10Pour appréhender cette diversité, nous analysons ici deux départements (A et B) d’une même région (voir encadré 2).
11L’offre de services à la personne de cette région est caractérisée par deux éléments essentiels : un emploi associatif en retrait depuis plusieurs années et une lucrativité de l’offre en très nette hausse (Adjerad et Gautier, 2009).
- Une enquête par entretiens semi-directifs auprès de trente « régulateurs ». Ce terme a été envisagé dans le sens large de l’ensemble des acteurs qui participent à la construction de règles et de normes dans le secteur des services à la personne. Ils incluent donc des organismes de protection sociale tels que la Caisse régionale d’assurance maladie (CRAM, aujourd’hui CARSAT [7]), mais aussi des collectivités territoriales en charge d’une partie des
représentent onze des trente entretiens réalisés) car elles jouent souvent, au niveau territorial, un rôle déterminant dans l’élaboration de ces règles et normes sectorielles et territoriales, ainsi que dans les dynamiques de construction professionnelle. Dans cet article, pour préserver l’anonymat, les acteurs cités ne sont mentionnés qu’à travers leur institution d’appartenance.
- Une enquête quantitative administrée par questionnaire auprès des principaux offreurs agréés. Cent quatre-vingt-douze organismes ont répondu à notre enquête, ce qui représente un taux de réponse de 40 %.
- Une étude statistique à partir des données de la DARES et de l’IRCEM. En dépit de certaines limites (doubles comptes entre emploi direct et organismes, cumul possible avec d’autres secteurs, etc.), ces données sont en effet les seules permettant d’appréhender, de manière la plus exhaustive possible, ce champ d’activités hétérogènes (Jany-Catrice, 2010).
Une rupture de croissance de l’emploi associatif
12On enregistre une rupture, historique, dans la croissance de l’emploi associatif de cette région (cf. graphique 3) contrastant avec la situation globale française, plutôt caractérisée, quant à elle, par un emploi en croissance, puis stagnant. Ainsi, depuis 2005, on enregistre une perte de 19 % d’emplois dans le département B et de 15 % des heures travaillées. Dans le département A, cette baisse de l’emploi associatif est encore plus nette : perte de 40 % des emplois et de 23 % des heures travaillées. Très marquées, ces réductions d’activité ont été en partie compensées par une hausse de l’emploi direct dans les deux départements : dans le département B, celui-ci a progressé de 25 % et le volume d’heures travaillées à peu près autant, tandis que la croissance de l’emploi direct a été plus vive encore dans le département A : + 40 %. La hausse, plus faible, du volume travaillé (16 %) est symptomatique d’un emploi direct en émiettement.
Une offre de services à la personne structurée différemment
13Ces tendances, passées et récentes, conduisent à un niveau d’offre de services par habitant assez différent dans les deux départements, tout comme sont différents les modes de prestation de ces services : relevant davantage de l’emploi direct et de l’offre agréée lucrative dans le département A (offre « marchande ») et davantage de l’associatif et des CCAS dans le département B. Ainsi, on compte en moyenne, en 2008, 10,7 heures de travail par habitant et par an dans le département B, dont 58 % dans l’emploi direct. Parallèlement, le niveau d’activité moyen est d’environ 13 heures dans le département A, dont 69 % s’effectuent par l’emploi direct.
14Ces écarts interdépartementaux, et leur évolution, sont davantage perceptibles au niveau des volumes d’heures travaillées qu’à celui de l’emploi [8]. En 2008, le département B compte 61 % des heures de travail dans le lucratif et l’emploi direct, et en comptait moins de 50 % trois ans auparavant. Dans le département A, les données sont respectivement de 72 % en 2008 contre 61 % en 2005 (cf. tableau 1). Loin d’être anecdotiques, ces écarts ont des conséquences importantes sur la qualité des emplois (Doniol-Shaw et al., 2007 ; Lefebvre, 2009).
Part du « marchand » dans les heures travaillées. Évolution entre 2005 et 2008

Part du « marchand » dans les heures travaillées. Évolution entre 2005 et 2008
Les facteurs explicatifs structurels des écarts en emplois dans les services à la personne entre les deux départements
15Nous cherchons ici des explications à ces écarts, et de niveaux et de régime : les besoins des populations sont-ils les mêmes ? L’état du marché du travail est-il comparable ? Qu’en est-il de l’offre institutionnelle complémentaire ou substitutive sur certaines activités des services à la personne (offre d’hébergement collectif, foyers, etc.) ?
16Une analyse économétrique visant à mettre en exergue les facteurs explicatifs structurels de cette hétérogénéité a été réalisée (voir en annexe).
17Les résultats économétriques soulignent certains facteurs explicatifs que l’analyse socio-économique a permis de compléter et d’enrichir. Quatre facteurs explicatifs principaux se dégagent : le niveau de dépendance, la ruralité, l’offre de services substituables et, enfin, la situation globale du marché du travail.
- Le niveau de dépendance agit sur la demande de services (Marquier, 2010). Si la population des bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) est globalement proche dans les deux départements, la part des bénéficiaires très dépendants (GIR 1 et 2) est plus élevée dans le département B. Ce constat peut toutefois avoir deux explications différentes. Il peut s’agir du signe d’une dépendance objective plus forte dans le département B, ce que les statistiques sur l’âge ou l’espérance de vie, assez proches dans les deux départements, ne permettent cependant pas de valider. Cette différence peut également résulter d’une politique plus exigeante d’attribution d’un GIR plus élevé [9].
- La ruralité. Animés par les logiques de proximité et d’accès pour tous aux services, les grands acteurs d’aide à domicile ont historiquement développé une offre en zone rurale comme en zone urbaine. De grands réseaux, en particulier l’ADMR, ont construit progressivement une offre initialement rurale, maillant finement le territoire, la proximité des usagers incarnant une des dimensions de l’intérêt général. Or, à population comparable, ou degré de dépendance comparable, un territoire rural aura besoin d’heures plus nombreuses pour servir la population dans le besoin, en particulier du fait des temps de transport des salariés pour se rendre dans les domiciles. Ce facteur marque davantage le département B – dont le taux d’urbanisation est de 55 % – que le département A (taux d’urbanisation de 75 %).
- Une offre de services substituables différente : hébergement collectif et aidants familiaux. La structuration et l’importance des services à la personne sont également influencées par les services potentiellement substituables à l’aide à domicile, et notamment l’offre institutionnelle d’hébergement (maisons de retraite, foyer-logement, etc.). Or, les bénéficiaires de tels services sont nettement plus nombreux dans le département A que dans le département B, que ce soit en termes de nombre de bénéficiaires, de « lits » disponibles ou encore de subsides versés. Notre hypothèse à ce stade est que l’activité de l’aide à domicile pourrait être supérieure dans le département B parce qu’elle viendrait compenser le fait qu’il aurait moins fait le choix de l’hébergement collectif que le département A.
- La situation du marché du travail. Les analyses économétriques menées sur l’ensemble des départements ont par ailleurs souligné le rôle que peut avoir la situation du marché du travail local (et notamment le taux de chômage des femmes et la part des personnes peu qualifiées dans la population active) sur le nombre d’emplois dans les services à la personne (Jany-Catrice et al., 2010). Ce constat est particulièrement explicite pour les activités de confort, type ménage. En effet, la disponibilité d’une main-d’œuvre peu qualifiée peut induire une augmentation de l’offre de services. À ce titre, le département A semble davantage concerné que le département B : le taux de chômage de longue durée des femmes y est, par exemple, sensiblement plus élevé. Dans ce contexte, une offre associative relevant du régime de l’insertion par l’économique peut exercer un impact direct sur l’offre d’activité, et parfois aussi sur la demande. Certaines associations sont d’ailleurs spécialisées dans les services à la personne, à l’instar des organismes du réseau COORACE [10].
18Ainsi, si certains facteurs permettent d’expliquer partiellement les écarts entre les départements (offre substituable, degré de ruralité, démographie, mais aussi niveaux de revenus ou taux d’activité des femmes), ceux-là n’épuisent pas la question. Le développement des services à la personne est aussi, et sans doute d’abord, impulsé par une action publique plurielle dont la mise en œuvre n’est pas une application univoque des intentions qui ont présidé au choix des règles (Chatel et al., 2005). Elle s’incarne dans des déclinaisons locales non seulement des dispositifs de développement des services à la personne, mais aussi des objectifs visés. C’est ce que nous présentons dans la partie suivante, à partir d’une analyse des discours et des pratiques des acteurs des deux départements.
Des appropriations différentes de ces politiques par les acteurs
19La diversité de l’offre de services à la personne est l’expression de deux préoccupations principales qui s’enchevêtrent. Il s’agit, d’un côté, d’une exigence de politique de l’emploi [11] qu’incarne l’indicateur quantifié de création dans le secteur des services à la personne de 500 000 emplois en cinq ans (voir encadré 1 supra ) et, de l’autre, d’une exigence de services de qualité que le marché peine à développer « naturellement » : services d’aide à domicile pour les personnes âgées ou dépendantes, services de facilitation de la vie quotidienne, nouveaux services informatiques, etc. Ce second objectif ne place pas la priorité sur la création d’emplois. Tenir ces deux objectifs simultanément semble complexe et donne lieu à des contradictions. L’une d’entre elles, la plus importante, renvoie à la délimitation du périmètre des services à la personne considérés comme relevant de l’intervention publique. Dans le cadre de la logique « emploi », une vision très large du secteur – celle adoptée par l’État et l’ANSP – peut inclure des services dits de confort, tandis que la logique « action sociale » se concentre sur les activités d’aide à domicile auprès des personnes fragilisées (personnes âgées principalement). C’est donc bien sur ce segment spécifique que les conflits et les enjeux sont les plus importants, tant pour les organismes agréés que pour les régulateurs publics. Après avoir explicité ces deux logiques idéal-typiques, nous les illustrerons par l’analyse des pratiques observées dans les deux départements.
Des logiques différentes qui se heurtent à des difficultés spécifiques : gisement d’emploi versus enrichissement en services
20La logique du « gisement d’emploi » portée par le plan Borloo est confrontée à des critiques récurrentes, tant sur la qualité de l’emploi que sur celle des services offerts. Pour y répondre, deux orientations sont proposées : l’« industrialisation » du secteur, d’une part, et la mise en avant du libre choix, de l’autre. Si ces questions se posent pour l’ensemble des services à la personne, elles sont déterminantes pour les services les plus relationnels, comme l’aide à domicile. La première orientation se traduit par une volonté de standardiser des procédures (certifications, labels, etc.), un recours accru aux technologies de l’information et de la communication (TIC), et la promotion des opérateurs prestataires privés. La seconde repose sur la conception d’un marché efficient sélectionnant les « bons » emplois (Morel, 2007 ; Jany-Catrice, 2010 ; Devetter et Jany-Catrice, 2010) : la promotion du libre choix valorise un fonctionnement marchand qui confie aux consommateurs (et marginalement aux salariés) le soin de sélectionner les « bons prestataires » (Haddad, 2006). Cette logique suppose que la qualité du service soit observable et évaluable. Or cette hypothèse implicite n’est pas toujours vérifiée. Le risque, dès lors, est que la concurrence soit restreinte à une concurrence par les prix : l’emploi direct bénéficie alors d’un avantage comparatif important, car son coût demeure sensiblement plus faible que celui impliquant le recours à une structure prestataire (12 à 14 euros contre 16 à 18 euros l’heure [12]). L’intermédiation peine à apporter, ou à rendre visible, le supplément de qualité rendant le surcroît de prix acceptable. En d’autres termes, une organisation de la production dont les effets sont trop peu perceptibles, associée à une promotion du fonctionnement marchand, conduit à des choix en faveur des modes d’intervention les moins coûteux et donc moins favorables à un emploi et à un service de qualité. L’invisibilité de la qualité des services liée au caractère « singulier » de ceux-là (Karpik, 2007) et l’existence de nombreuses asymétries d’information peuvent déboucher sur une concurrence par les prix néfaste pour des services relationnels (Batifoulier, 2011). Les « mauvais services » pourraient alors être amenés à chasser les « bons ». Récemment, l’IGAS (2010) a ainsi proposé d’encourager le recours au système mandataire pour réduire les coûts de production des services adressés aux personnes les moins dépendantes. Parallèlement, l’accent mis sur l’emploi et sur l’impossibilité d’en améliorer la qualité impliquerait non seulement de subventionner la demande pour la rendre moins élastique au coût du travail (Flipo et al., 2007), mais aussi de compenser les trop faibles rémunérations par des aides sociales liées à l’emploi (par exemple l’activation du revenu de solidarité active [RSA], comme le suggère le plan II des services à la personne [13]).
21Une seconde logique correspond à une volonté d’enrichir les services proposés en favorisant les segments les plus relationnels et les plus qualifiés. Le déploiement de ce scénario se heurte cependant à plusieurs points d’achoppement, comme la faible attractivité de l’aide à domicile pour les salariés qualifiés ou le coût élevé de production de services de qualité orientés vers des publics vulnérables, et souvent peu solvables. Lorsqu’ils adoptent cette logique, les acteurs déploient des stratégies de rationalisation, de contrôle, voire de rationnement, des prestations (plans d’aide affectés selon des règles plus strictes, etc.). Parallèlement, ils favorisent le recours à des organismes plus structurés (associations autorisées par exemple) et le recrutement d’un personnel plus qualifié. Ils insistent notamment sur la reconnaissance des compétences relationnelles et sur la prise en charge des personnes vulnérables. Cette logique fait en partie écho à celle mise en avant par l’IGAS (2010) dans ses préconisations pour les services auprès des personnes les plus dépendantes, dont l’organisation serait ainsi très différente de celle des services au bénéfice des personnes plus autonomes. Cette rationalisation passe également par un travail sur l’offre de service proposé à l’usager (mise à disposition de documentation sur l’offre de services, les tarifs et les financements potentiels) puis par l’amélioration du processus de production de la prestation (meilleure gestion administrative et financière, bonne gestion des ressources humaines, certification de la qualité…). Les organismes mettent également en avant la mise en place d’un suivi et d’une évaluation des interventions : contrôles internes réguliers, enquête auprès des clients sur la qualité des interventions. La contrainte de coût est cependant omniprésente et rend l’articulation entre professionnalisation et structuration de l’offre très complexe et fragile.
22Ainsi, deux idéaux types se dégagent (cf. tableau 2) :
- d’un côté, une logique de marché visant à promouvoir un secteur de maind’œuvre peu qualifiée, orientée vers une « professionnalisation-industrialisation ». Dans ce scénario, l’aide à domicile relève d’un ensemble plus vaste de services à la personne ;
- de l’autre, un secteur bien spécifique de l’aide sociale soumis à une régulation publique forte et s’appuyant sur une forme de professionnalisation adossée à un développement des formations qualifiantes.
Les deux idéaux types des services à la personne

Les deux idéaux types des services à la personne
Des idéaux types aux pratiques départementales
23Les « régulateurs » s’inscrivent dans l’un de ces deux idéaux types. Certains sont largement guidés par le rôle qui leur est attribué (Pôle emploi, Caisse régionale d’assurance maladie, par exemple), mais d’autres disposent d’une marge d’action et d’interprétation. Par exemple, lors de sa création, l’ANSP entendait poursuivre simultanément les deux objectifs. Si le premier plan de 2005 affichait qu’il « se donne des objectifs précis en faveur de l’emploi », il précisait également qu’une des principales missions de l’ANSP était la qualité du service : « La qualité est au cœur du projet de développement des services à la personne […]. Les services à la personne ne satisferont la demande et ne s’inscriront durablement dans les habitudes des usagers et des clients que si la qualité des prestations de services est assurée [14]. » Dans le plan II, en revanche, la qualité des services ne figure plus explicitement dans les objectifs et les mesures affichés. Le plan invite juste à « professionnaliser le secteur et [à] améliorer la qualité des emplois [15] », ce qu’incarne bien l’utilisation des budgets : en 2007, sur les 21 millions qui ont été alloués à l’agence, 10 millions ont été consacrés à la communication, 6 millions à la structuration de l’offre et 1 million à la professionnalisation [16].
24Cette obligation de choisir une logique prioritaire s’impose également aux collectivités territoriales. On constate ainsi une différence assez nette entre le conseil général A, pour qui les retombées en termes d’emploi apparaissent comme l’objectif principal, et le conseil général B, où la politique de la dépendance semble prioritaire. À des certifications minimales, au soutien à toutes les modalités de prestation de services, à l’inscription dans une logique de financement de la demande avec mise en place de labels propres, à l’appui direct au RSA et à l’articulation forte avec Pôle emploi dans le département A, s’opposent une logique de l’autorisation, un soutien au prestataire autorisé, un financement passant par l’offre dans le département B. Ces exigences contrastées apparaissent nettement dans ces extraits d’entretiens :
25« Mon intérêt, en tout cas pour ce secteur, c’est en tant que pourvoyeur d’emplois et notamment d’emplois de faibles qualifications, comment envisager des passerelles pour le public qui bénéficie du RSA et que le département doit gérer ? ». (Conseil général A).
26« L’idée c’était vraiment de dire, à partir du moment où l’on finance l’intervention à domicile, il faut que l’on soit certain que cette intervention soit de bonne qualité. » (Conseil général B).
27Au final, ces politiques locales expliquent en partie des écarts significatifs sur trois points : le type d’opérateur privilégié, le mode de régulation et le type et la place de la formation.
Type d’opérateur privilégié et place du libre choix
28Cette opposition se retrouve d’abord sur le type d’opérateur privilégié et sur la place accordée à la notion de libre choix pour le bénéficiaire (la personne fragile). En effet, le département B privilégie explicitement les organisations prestataires à but non lucratif tandis que le département A s’attache à défendre la pluralité des modalités d’offre en reconnaissant des qualités également aux structures à but lucratif ou au système de l’emploi direct.
29Le soutien explicite au secteur de l’économie sociale et solidaire dans le département B s’accompagne, en revanche, de très fortes réticences vis-à-vis de l’emploi direct. Certains régulateurs reconnaissent explicitement dissuader le recours à l’emploi direct : « On propose principalement des interventions d’organismes, plutôt que l’emploi direct, pour des raisons de contrôle de la qualité des interventions. Dans l’emploi direct, la personne est un peu isolée et on ne sait pas trop. […] On n’a pas le droit d’interdire [l’emploi direct]. […] Ceci étant, si le choix de la personne est un refus catégorique, on préfère que la personne bénéficie de son APA par le biais d’un emploi direct, plutôt que de… de ne rien du tout ! » (Conseil général B).
30Cette politique est d’ailleurs perçue et critiquée par les entreprises qui estiment être désavantagées par rapport aux associations, en dépit des agréments qualité obtenus. Certains employeurs parlent de « blocages » au sein du département.
31À l’inverse, le conseil général A critique cette position : « Dans le département B […], c’est un vrai choix politique […]. Ils ont banni carrément le gré à gré. C’est limite […]. Oui, au niveau légal c’est limite. La personne âgée elle doit avoir le choix du service. »
32Il prône au contraire une forme de neutralité axiologique de l’action publique vis-à-vis du type d’opérateur en valorisant la légitimité d’un libre choix des bénéficiaires. La capacité des personnes fragiles à juger de la qualité des services dont ils bénéficient est présumée, et leur responsabilité individuelle est mise en avant. L’importance des contrôles externes en est d’autant relativisée : « La personne âgée doit avoir le choix du service […], la liberté individuelle de pouvoir prendre des risques pour soi-même. Et on l’a cette liberté-là même quand on est vieux et dépendant, et il faut qu’on la conserve. Qui sommes-nous, nous au conseil général [pour déterminer] ce qui pourrait être bien pour la personne ? » (Conseil général A).
33Un nouveau statut comme celui d’auto-entrepreneur est, dans ce cadre, clairement considéré comme une opportunité. De même, l’émergence des opérateurs à but lucratif est accueillie de manière positive, notamment parce que ces entreprises sont perçues, dans les représentations que s’en font les régulateurs, comme susceptibles d’impulser un réel dynamisme au secteur. Les constats relatifs aux créations d’activités, les nouveaux projets étant le fait d’organismes commerciaux à but lucratif, soutiennent cette analyse. « En fait, maintenant, ce qui se crée, c’est surtout une boîte privée. Parce que là, maintenant, l’associatif c’est fini, les CCAS c’est fini aussi. Donc, en fait, ce qui bouge, maintenant, c’est le privé.» (Pôle emploi).
Le mode de régulation
34Parallèlement au choix du type d’opérateur, les régulateurs définissent leur rôle de manière sensiblement différente. Si le département A considère que la concurrence peut aider à professionnaliser le secteur, le département B adopte une position plus interventionniste. Ainsi, selon des acteurs du département A, la concurrence peut être bonne pour sélectionner les organisations qui apportent une « valeur économique » : « La politique autour du “marchand”, c’est qu’on considère que même si c’est de l’insertion, à partir du moment où on est dans le secteur marchand c’est plus intéressant, d’un point de vue économique. » (Conseil général A).
35Le but n’est pas de contrôler l’offre mais de permettre à l’offre et à la demande de se rencontrer, y compris dans le cadre de l’emploi direct. L’accent est clairement mis sur la notion de « mise en relation ».
36À l’inverse, dans le département B, celle-ci n’est pas considérée comme suffisante. Les régulateurs estiment devoir contrôler la qualité du service, ce qui est cohérent avec la logique d’une régulation tutélaire au sens où l’État exerce une quasi-tutelle sur ce secteur (Gardin, 2008). Les autorités de régulation s’appuient largement sur le dispositif de l’autorisation qui permet au conseil général de « garder la main », notamment en choisissant des opérateurs conventionnés et tarifés, et en favorisant la formation professionnelle.
37Ce choix se traduit dans les faits par une proportion d’organismes autorisés très importante dans le département B (vingt-sept autorisés en 2008 pour environ cent dix organismes agréés de services aux personnes [OASP] dont également vingt-sept en agrément qualité), alors que ce système demeure marginal dans le département A (cinq autorisations pour plus de deux cent cinquante OASP).
38Cette rationalisation est également encouragée par les régulateurs à travers les modes de financement, notamment dans le département B où le choix a été fait de signer des conventions et de financer directement les structures. Si la logique « services de qualité » implique un contrôle plus intense de l’offre et des financements de l’offre de service, la logique emploi conduit à privilégier le financement de la demande. Ce clivage se focalise sur le dispositif du chèque emploi service universel (CESU). Celui-ci constitue dans de nombreux cas un substitut au contrat de travail, le consommateur ou l’usager ignorant qu’il endosse ainsi le statut d’employeur. Il transforme ainsi le contrat de travail en contrat commercial (Laville, 2009). Le CESU est jugé contraire à une meilleure qualité du service dans le département B, et généreusement accueilli dans le département A.
39Ce choix en faveur des organismes autorisés dans le département B est vivement critiqué par les nouveaux entrants – les entreprises à but lucratif –, qui estiment que leur dynamisme (et donc, dans leur rhétorique, leur contribution à la création d’emplois) est freiné.
Type et place de la formation
40Si les contrastes en matière d’objectifs prioritaires se déclinent à la fois sur le type de prestataires privilégiés et sur les modalités de contrôle et de financement, ils se retrouvent également dans les politiques de soutien à la formation.
41En effet, celle-ci est considérée comme essentielle dans le modèle fondé sur la qualité de service. Principalement axés sur les activités auprès des personnes fragiles, les services rendus sont perçus comme réclamant de réelles compétences spécifiques. La formation est la condition de base permettant de professionnaliser le secteur. Le conseil général B, par exemple, a mis en place un programme ambitieux de formation en mobilisant, notamment, des fonds européens. L’accent est alors mis sur le nombre de salariés ayant bénéficié de ces dispositifs.
42À l’inverse, lorsque l’exigence de création d’emplois est prioritaire, la formation se limite à développer l’employabilité des demandeurs d’emploi. Dans ce but, l’ensemble des services à la personne, notamment les moins relationnels et les moins qualifiés, sont envisagés (ménage, repassage) comme débouchés. Certains dispositifs de formation sont même perçus comme superflus. Ils entraîneraient une hausse des coûts sans apporter de qualité de service supplémentaire. Les enveloppes formation prévues à cet effet peuvent alors demeurer, dans certains cas, inutilisées. « Dans le cadre de l’ancien contrat de plan État-région, il y avait des enveloppes importantes destinées à la formation des aides à domicile. Nous, on n’était pas forcément informés. Je sais que le conseil général du département B s’en est beaucoup servi, mais nous pas du tout. » (Conseil général A).
43Le contraste entre les deux départements est ici assez important et se retrouve de manière emblématique sur les approches que chacun a adoptées vis-à-vis des dispositifs de valorisation des acquis de l’expérience (VAE) : « La VAE sur l’aide à domicile n’est pas abordée du tout de la même manière dans les deux départements. […] Dans le département B, c’est vrai que le conseil général a été très intéressé. Et, dans le département A, il a été mis en place des plates-formes de professionnalisation mais qui visent en fait essentiellement à la professionnalisation de demandeurs d’emploi. » (Direction régionale du travail et de la formation professionnelle).
44Cette différence est confirmée par la réaction nettement différente des deux départements en réponse au contrat de plan État-région sur la question de la professionnalisation. Seul le conseil général B semble s’être saisi de ce dispositif, les représentants du conseil général A ne le mentionnant pas.
Conclusion
45Le plan de développement des services à la personne de 2005 a bousculé les mesures précédemment mises en place par la loi de modernisation sociale de 2002. Cette loi constituait un terreau favorable à la reconnaissance de la spécificité des associations et atténuait les effets possibles de la mise en concurrence et de la marchandisation des services sociaux. Elle instaurait l’obligation pour un service prestataire d’aide à domicile d’être « autorisé » pour exercer son activité, intégrait ces services dans le champ social et médico-social, renforçait le contrôle et le suivi de proximité des prestataires en établissant un subventionnement direct entre l’acteur public territorial et l’opérateur (associatif) (Jany-Catrice, 2010). L’irruption de la notion de « services à la personne » s’est appuyée sur l’enjeu de l’emploi, devenu central, pour accroître la légitimité de son existence en tant que secteur. L’utilisation de ce « secteur » comme base d’un gisement d’emploi a nécessité que cohabitent deux logiques de développement : à la logique d’action sociale s’adjoint la logique « emploi ». Or, loin d’être complémentaires, ces deux approches apparaissent contradictoires. L’analyse des politiques locales montre en tout cas qu’il est difficile de tenir simultanément ces deux objectifs, et que les différentes collectivités ont tendance à privilégier l’un au détriment de l’autre. Cette opposition est particulièrement vive en matière d’arbitrage qualité-prix dans le segment de l’aide à domicile. En effet, pour ces activités d’abord relationnelles, les processus de qualification qui permettent d’améliorer sensiblement la qualité des emplois sont coûteux. Cette opposition se répercute également sur la qualité des services pour les bénéficiaires : le choix de privilégier l’emploi peut favoriser des modes d’organisation peu propices à la qualification, en promouvant l’emploi direct par exemple. Parallèlement, cette démarche peut impliquer une dévalorisation du service rendu perçue par les usagers, les services d’aide à domicile ne se différenciant pas suffisamment des services de confort. Les bénéficiaires peuvent alors être amenés à autolimiter leurs exigences qualitatives en survalorisant au contraire la dimension du prix, ce qui peut entraîner, par exemple, une sous-utilisation des plans d’aides accordés dans le cadre de l’APA (Mantovani et al., 2011).
46Cette analyse territorialisée du plan de développement des services à la personne a permis de mettre l’accent sur des composantes essentielles de l’action publique, à savoir les représentations qui guident les autorités politiques dans leur choix d’action, les processus à travers lesquels elles les conduisent, et les conséquences auxquelles celles-ci aboutissent, qu’elles soient ou non désirées (Duran, 2010). Elle a aussi permis de souligner la capacité interprétative des régulateurs locaux dans la mise en œuvre de politiques sociales pour partie dessinées nationalement, à l’instar de l’APA dont les modalités sont élaborées au niveau national, et mises en œuvre localement. Les acteurs de l’interface entre ces deux niveaux de l’action publique ne se limitent pas à un acte de transposition, mais agissent bien comme de véritables opérateurs de la traduction politique de ces politiques sur leur territoire. Cela pose inévitablement la question de l’unité territoriale et de l’égalité d’accès aux services d’action sociale.
Une analyse économétrique des écarts en emplois entre départements dans les services à la personne [17]
47Deux modèles ont été élaborés : un modèle de demande d’heures de travail d’emploi direct de services à la personne et un modèle de demande d’heures de travail dans l’aide à domicile. Ce choix se justifie par les logiques très distinctes qui caractérisent le recours aux services de confort – ici approchés par l’emploi direct – et le recours aux services relevant de l’action sociale (aide à domicile) (Devetter et al., 2009). Les modèles ont ensuite été testés à partir des données disponibles à un niveau départemental de l’IRCEM et de la DARES [18]. La variable à expliquer est l’agrégat du nombre d’heures travaillées par habitant dans les services à la personne ; dans le premier cas, en se limitant à l’emploi direct, et dans le second, à l’emploi prestataire. Du fait du format des variables (taux), c’est un modèle exponentiel qui a été retenu [19].
Le modèle domestique
48Des travaux antérieurs (Marbot et al., 2008) montrent que la modalité de recours aux services en emploi direct concerne surtout des ménages aisés qui visent à externaliser une partie de leurs tâches domestiques. Cinq variables susceptibles d’agir sur la demande d’emploi ont été isolées : i) proportion des foyers dont le revenu annuel est supérieur à 23 000 euros ; ii) part des personnes de 60 ans et plus dans la population ; iii) taux d’activité des femmes ; iv) part des familles avec trois enfants et plus ; v) taux d’urbanisation [20].
49Une procédure stepwise [21] a permis de ne retenir que les variables les plus significatives [22]. Celles-ci sont présentées ci-dessous et expliquent 35 % des variations.

Le modèle d’action sociale
50La variable à expliquer retenue est ici le nombre d’heures d’emplois prestataires rapportées à la population totale. Les services à la personne en régime prestataire s’adressent plutôt à une population fragile : garde d’enfants de moins de 3 ans, assistance aux personnes âgées ou aux autres personnes qui ont besoin d’une aide personnelle à leur domicile, comme l’assistance aux personnes handicapées. Une base contenant onze variables, susceptibles d’agir sur la demande au service prestataire, a été construite : i) part de personnes handicapées dans chaque département ; ii) part des 0 à 4 ans dans chaque département ; iii) part des 60 ans et plus dans la population ; iv) part des bénéficiaires de l’APA par GIR [23] 1, 2, 3 à domicile ; v) part des GIR 4 dans la population des bénéficiaires de l’APA à domicile ; vi) agrégat des dépenses d’aide sociale par tête ; vii) proportion des foyers dont le revenu est inférieur à 13 500 euros ; viii) proportion des foyers dont le revenu est supérieur à 23 000 euros ; ix) taux d’activité des femmes ; x) part des familles avec un enfant ; xi) part des familles avec trois enfants et plus.
51La régression du logarithme du nombre d’heures total travaillées en régime prestataire par rapport aux onze variables explicatives fournit des résultats qui, réduits par stepwise, expliquent 75 % des variations.
Les variables les plus significatives du modèle d’« action sociale »

Les variables les plus significatives du modèle d’« action sociale »
Notes
-
[*]
François-Xavier Devetter, économiste, maître de conférences à l’université Lille 1, membre du CLERSÉ, UMR 8019.
François Horn, économiste, maître de conférence à l’université Lille 3, membre du CLERSÉ, UMR 8019. Florence Jany-Catrice, économiste, professeur à l’université Lille 1, membre du CLERSÉ, UMR 8019, et de l’Institut universitaire de France. -
[*]
SOURCES Messaoudi et al. (2006) et loi du 26 juillet 2005 relative au développement des services à la personne.
-
[1]
Les « services à la personne » regroupent des activités très variées fixées par le décret n° 2005-1698 du 29 décembre 2005. Selon la DARES (Ould Younes, 2010), l’assistance aux personnes âgées et le ménage représentent respectivement plus de la moitié et un tiers des heures rémunérées des organismes agréés de services à la personne (OASP). Pour le reste, il s’agit d’activités de garde à domicile, de petit bricolage, de soutien scolaire, d’assistance informatique et de travaux divers.
-
[2]
Un nouveau système d’observation « nOva », issu des données administratives des DIRECCTE, a été mis en place pour élaborer un système d’observations plus homogène. Sous le contrôle de l’ANSP, les données de 2009 ne sont toujours pas disponibles à la date de l’écriture de cet article.
-
[3]
Agréés simple ou qualité et autorisés. Voir encadré 1.
-
[4]
Parfois appelé « plan Borloo ».
-
[5]
Le renouvellement (ou non-renouvellement) prochain d’une partie des agréments pourrait en témoigner.
-
[6]
Équivalent temps plein sur la base conventionnelle de 1 645 heures annuelles.
-
[7]
Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail.
-
[8]
Cela se justifie d’autant plus que l’« emploi » est un concept dont le périmètre est de plus en plus difficile à cerner dans ces sources majoritairement administratives (données IRCEM de l’emploi direct), et pour lesquelles les volumes travaillés par emploi sont particulièrement faibles.
-
[9]
Mais cela nécessiterait des investigations comparatives plus approfondies et plus systématiques, en particulier quant aux pratiques comparées des équipes médico-sociales des conseils généraux.
-
[10]
Fédération d’organismes d’insertion par l’activité économique.
-
[11]
La plupart des dispositifs fiscaux dans le cadre des services à la personne sont évalués dans le cadre de la LOLF sous l’intitulé « Politique de l’emploi ».
-
[12]
Selon l’IGAS (2010).
-
[13]
Mis en place par l’ANSP en 2009.
-
[14]
Consultable sur le site http://www.servicesalapersonne.gouv.fr/le-plan-1-de-2006-%289008%29.cml?
-
[15]
Consultable sur le site http://www.servicesalapersonne.gouv.fr/le-plan-2-de-2009-%289010%29.cml?
-
[16]
Le reste concernant principalement les frais de personnel, consultable sur le site http://www.performancepublique.gouv.fr/farandole/2007/rap/html/DRGPGMJPEPGM133.htm
-
[17]
Cette annexe a été élaborée en partie à partir de travaux réalisés dans le cadre d’un mémoire de master d’économétrie (Lille 1) par Mahjouba El Alem.
-
[18]
Et concernent les données de 2006.
-
[19]
À l’exception des aides sociales dont on a retenu le logarithme.
-
[20]
Celui-ci peut jouer dans deux sens : on peut faire l’hypothèse d’un recours plus élevé aux services de confort en zone urbaine. Mais la ruralité peut aussi favoriser le recours à certains services, par exemple de type jardinage.
-
[21]
Au seuil de 15 %.
-
[22]
Les tests opérés de significativité globale (F = 15,9), de significativité partielle (stepwise, voir supra ) et le test de Gleisjer indiquent tous une significativité du modèle.
-
[23]
Groupe Iso-Ressources.