Introduction
1En France [1], la mucoviscidose, maladie génétique rare et incurable, fait l’objet, depuis 2002, d’un dépistage néonatal systématique (Vailly, 2006) mis en place par les pouvoirs publics (cf. annexe). L’objectif de ce dépistage est que chaque enfant, pour lequel le diagnostic est confirmé, bénéficie d’une prise en charge immédiate selon un protocole de soins national orchestré par des centres de soins spécifiques interdisciplinaires : les centres de ressources et de compétences de la mucoviscidose (CRCM). Néanmoins, l’instauration de ce dépistage de masse suscite encore de nombreuses controverses, notamment parce que ce dernier ne répond pas à l’ensemble des critères homologués par l’Organisation mondiale de la santé pour la mise en place d’un dépistage néonatal (Wilson et Jungner, 1968). En effet, il ne conduit pas à un « traitement efficace démontré » de la maladie. Ici se lit un bouleversement important dans l’expérience professionnelle du médecin dont « l’objectif n’est plus de traiter au sens de guérir mais de gérer la maladie » (Baszanger, 1986, p. 17).
2Notre propos vise à rendre compte des répercussions engendrées par la mise en place du dépistage néonatal systématique de la mucoviscidose (DNSM) par les politiques publiques sur l’expérience professionnelle des médecins hospitaliers, et plus précisément d’une communauté spécialisée – celle des pédiatres des CRCM [2] – en prêtant attention aux trois dimensions qui la traversent : les dimensions organisationnelle, relationnelle et technico-scientifique (Dubet, 1994). Autrement dit, quels rôles professionnels émergent dès lors que ces derniers n’interviennent plus auprès d’individus malades mais sont amenés à faire de la prévention auprès de populations présymptomatiques ? Pour y répondre, le processus d’annonce constitue une entrée analytique privilégiée en ce qu’il est désormais régulé par des recommandations visant une harmonisation des pratiques dans le cadre d’un dépistage de masse. Ce processus a cela d’exceptionnel qu’il revient, pour le médecin, à annoncer l’existence de signes présageant une anomalie génétique, à faire entrer un nourrisson asymptomatique dans le statut de malade, à cogérer avec les patients « leur vie avec la maladie », le traitement curatif étant inexistant. Il met en jeu une pluralité de phases clés, de structures, de professionnels, de microannonces, d’instants critiques (cf. figure 1), qu’il s’agit d’expliciter pour une vision élargie des bouleversements de l’expérience professionnelle des pédiatres, tant du point de vue des pratiques cliniques que de la relation aux malades.
3La mise en place du DNSM agit directement sur la dimension organisationnelle de l’expérience professionnelle des pédiatres en mucoviscidose. D’abord parce qu’elle a engendré la création des CRCM, chargés de l’annonce de l’affection et de la coordination des soins des patients au sein du système hospitalier, comme cela fut le cas autour de la prise en charge du cancer (Pinell, 1992) et, plus récemment, de l’autisme. Ensuite, parce qu’elle a imposé l’élaboration d’une batterie de dispositifs de guidelines, de protocoles ou encore de recommandations (notamment concernant l’annonce au patient), propres au dépistage de masse (Allen et Farrell, 1996 ; Sermet-Gaudelus et al., 2010 ; Mayell et al., 2009). Cette dimension organisationnelle peut être caractérisée comme étant sous tension entre les forces qui poussent à la rationalisation et à la standardisation de l’offre de soins (Timmermans et Berg, 2003 ; Moisdon et Tonneau, 1999 ; Ogien, 2000 ; Engel, Kletz et al., 2000 ; Timmermans et Epstein, 2010), d’un côté ; à la singularisation et à la différenciation accrue imposée par la reconnaissance croissante de maladies rares et une demande de soins exigeante, de l’autre (Orfali, 2002 ; Akrich, Méadel, Rabeharisoa, 2009).
4La dimension relationnelle est ambivalente car l’introduction du DNSM bouleverse la relation clinique dès lors qu’il s’agit d’un dépistage effectué sur des nouveau-nés, qui plus est asymptomatiques. La famille du patient devient alors le premier interlocuteur, comme dans le cas de pathologies mentales mais, surtout, le premier contact n’est pas situé mais « aveugle » : il n’a pas lieu au cours d’une consultation mais par téléphone. L’alerte ne se fait plus sur symptôme du patient mais sur les résultats issus d’un dépistage qui génère des « bien portants suspects », qui ne seront libérés ou assignés au statut de malade qu’à l’issue du diagnostic. De l’annonce d’une vie normale à celle d’une vie à vivre sous contrôle médical avant la mort, les médecins et la famille des patients doivent faire face à une multiplicité de questions ayant trait au diagnostic d’une maladie incurable, d’une part ; au pronostic quant à la durée, aux causes et aux expressions de cette maladie rare, d’autre part.
5La dimension technico-scientifique, quant à elle, se réfère à l’incertitude du diagnostic, paradoxalement induit par le DNSM. Ce dernier, en tant que technologie biomédicale innovante, porte en son sein les progrès scientifiques et techniques de la médecine et de la biologie tout en créant des conditions de l’incertitude (Fox, 1988, 1999). Les situations de diagnostic difficile témoignent d’un fond récurrent d’incertitudes sur le jugement, l’interaction médecin/patient/famille, la relation thérapeutique qui se constitue lors de l’annonce et la prise en charge. Les progrès de la génétique, de la physiologie, et leurs usages par le corps médical, occasionnent une expansion des catégories nosologiques (Miller et al., 2006), activent des débats définitionnels sur la maladie, ouvrent de nouvelles incertitudes (Hedgecoe, 2003), poussent à la reconnaissance des formes cliniques atténuées, à expression tardive ou incomplète de l’affection (Hedgecoe, 2003 ; Kerr, 2000, 2005), et contribuent à une inflexion de l’odyssée du diagnostic (Grob, 2008).
L’étude s’est ainsi déroulée en plusieurs temps :
- Elle a débuté par une enquête par questionnaire rempli par le médecin du CRCM le plus souvent en charge des annonces. Parmi l’ensemble des trente-sept CRCM pédiatriques et mixtes, trente-quatre ont répondu. Les thématiques abordées concernaient l’appel téléphonique du médecin à la famille, le rôle accordé au médecin traitant, le déroulement global de la consultation pour confirmation et dévoilement du diagnostic retenu et la fin de la consultation. Le rapport publié a pu dresser le tableau des pratiques d’annonce selon une typologie reposant sur un triplet de centres idéaux-typiques (centres historiques, centres à faible pratique et aux moyens réduits, centres à pratique élevée et aux moyens importants), laquelle a prouvé sa validité pour une analyse de la corrélation entre type de CRCM et relations au protocole de recommandations.
- Puis, des entretiens individuels semi-directifs et des focus groups [4] ont été menés afin d’examiner et de documenter les pratiques de travail des différents segments professionnels (médecins et infirmières coordinatrices, principalement) confrontés à l’étape cruciale de l’annonce auprès des parents. Les entretiens de groupe avaient pour fonction la confrontation des points de vue de ces professionnels afin de resituer leur discours dans un contexte organisationnel. Parmi les trente-quatre équipes de CRCM ayant répondu au questionnaire, quinze d’entre elles ont été approchées respectant une représentativité de la typologie des CRCM (cinq centres historiques sur dix, quatre centres à faible pratique et aux moyens réduits sur dix et six centres à pratique élevée et aux moyens importants sur quatorze). au final, vingt-quatre médecins, quatorze infirmières coordinatrices, quatre psychologues et deux kinésithérapeutes ont été interviewés [5]. Le guide d’entretien portait sur le parcours professionnel de l’individu, la description de son rôle et de ses fonctions au sein du CRCM et de l’ensemble des phases du processus, en regard des recommandations.
- Enfin, un travail bibliographique a été effectué intégrant des publications sociologiques, gestionnaires, médicales, biologiques, sur la mucoviscidose, les maladies rares et chroniques, le champ des recommandations et des bonnes pratiques.
La dimension organisationnelle : l’orchestration du processus d’annonce au sein d’un centre pluridisciplinaire
Les centres de ressources et de compétences de la mucoviscidose (CRCM) : une organisation réticulaire subordonnée au fonctionnement bureaucratique hospitalier
6La généralisation du dépistage néonatal a engendré la création de quaranteneuf CRCM (vingt mixtes, dix-sept pédiatriques et douze adultes) définis, pour les patients, comme le lieu de la confirmation et de l’annonce du diagnostic, le lieu de la surveillance (au moins trimestrielle) où les schémas thérapeutiques sont décidés et, pour tous les intervenants, comme le lieu de la coordination des soins [6]. La prise en charge de la mucoviscidose, « pathologie multidisciplinaire » ne correspondant à aucune des spécialités médicales ordinales, appelle la structuration d’une offre plurielle d’intervenants hospitaliers et libéraux, spécialisés dans le traitement de la maladie : infirmière coordinatrice, kinésithérapeute, diététicienne, psychologue, assistante sociale et, sur le plan médical, pneumologue, gastro-entérologue, ORL, diabétologue, gynécologue, radiologue, biologiste et chirurgien. La coordination ne peut donc pas se réaliser a posteriori, elle est un préalable à la décision d’annoncer.
7Le processus d’annonce du diagnostic de la mucoviscidose (cf. figure) comporte :
- sept phases : la réception des résultats du dépistage, l’appel, l’accueil, l’examen clinique (pour certains CRCM), le test de la sueur, l’annonce et la postconsultation. Chacune d’elles constitue autant de points de passage obligés bien que leur importance et le soin porté à chacune varient selon les CRCM en fonction de leur taille, leur ancienneté, leur organisation, leurs moyens humains et leur taux d’activité ;
- sept activités cruciales de coordination in situ (entre les protagonistes concernés, services hospitaliers et externes, professionnels soignants, familles, parents) correspondant à chaque phase. Une certaine fluidité est requise, sous peine de ralentir le cycle au détriment du patient ;
- des acteurs clés impliqués à chaque étape ;
- une liste de points critiques qu’il ne faut pas manquer sous peine de pénaliser la dynamique de la consultation et de la prise en charge.

8Les CRCM fonctionnent en mode réticulaire, à la fois sur le plan externe, par la gestion d’un réseau de soins autour du patient (Larcher et Poloméni, 2001 ; Grosjean et al., 2003) ; à la fois sur le plan interne, par l’interaction avec différents services cliniques (le service de pédiatrie, le service de pneumologie, le service de gastro-entérologie, le service de génétique, etc.), le laboratoire de biochimie et chimie (pour l’arrivée des résultats du dépistage et du test de la sueur), ou encore l’hôpital de jour (lors des consultations). Aussi, comme le rapporte cette infirmière coordinatrice : « C’est parfois un peu plus difficile avec les équipes d’hospitalisation traditionnelle, ou l’hôpital de jour, ou de consultations, parce que eux, ils voient graviter aussi d’autres enfants, pour d’autres pathologies, qui ont d’autres besoins et d’autres particularités, d’autres exigences. » En tant qu’organisation encastrée au sein du système hospitalier, le CRCM, bien que fonctionnant en réseaux, qui suppose une coordination hybride transversale et évolutive fondée sur la centralité du malade (Frattini et Mino, 2006), subit l’élan de restructuration à l’œuvre dans les hôpitaux. Celui-ci se caractérise à la fois par une coordination plus renforcée des structures (Minvielle, 2000), des contrôles gestionnaires resserrés, des réductions de ressources au regard de la maîtrise des dépenses de santé et l’instauration des références médicales opposables (Ogien, 2001) [7]. La recherche de standards de travail et de pratiques converge aussi avec les réorganisations incessantes qui rendent difficile sinon impossible la pérennité d’équipes constituées, soudées avec le temps et qui finissent parfois par remettre en question la stabilité des CRCM et, par la même occasion, la qualité des soins, comme l’exprime ce médecin : « L’organisation actuelle fait qu’on régresse. » Car le traitement d’une maladie rare et chronique s’accommode mal du turn-over du personnel qui rend difficile la constitution d’une mémoire et d’une expérience partagées, la capitalisation d’une culture commune, comme le souligne cette infirmière coordinatrice : « Les équipes tournent beaucoup. […] Mais le patient chronique, il reste chronique. Et donc, il faut le reconnaître, il faut prendre le temps de le regarder, de le connaître. » Si la standardisation devait permettre à des gens du métier travaillant de la même façon de constituer « instantanément », à moindre frais, des entités opérationnelles dans les unités de soins, cette tentation rationalisatrice apparaît chimérique (Acker, 2005), d’autant plus lorsqu’il s’agit de traiter des maladies au long cours. De fait, le temps de cette prise en charge est un temps défini par le patient et qu’il est difficile d’aligner avec celui que l’institution établit comme indispensable à une prise en charge de qualité, évaluée sur des critères médico-techniques.
Une coordination en amont pour garantir la continuité du processus
9Parallèlement, la technologie du dépistage engendre de nombreux bouleverse ments en termes de diagnostic (cf. annexe). En effet, suite à l’analyse biologique et génétique, réalisée à partir des prélèvements de sang sur le nourrisson, l’Association régionale pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant (ARDPHE), qui centralise les résultats, contacte le CRCM dans trois situations clairement identifiées :
- le nouveau-né a deux mutations du gène : l’individu est déclaré homozygote (les deux mutations sont identiques) ou hétérozygote composite (les deux mutations sont différentes). La nature des mutations rangées en classes permet de présager du développement précoce d’une forme grave de mucoviscidose ou d’une forme atténuée (cf. annexe) ;
- le nouveau-né a une mutation identifiée : l’individu est déclaré hétérozygote. Soit il est hétérozygote composite car porteur d’une autre mutation (hors kit de détection) retrouvée après recherche moléculaire complémentaire, soit il est hétérozygote simple ou porteur sain mais susceptible de transmettre la mutation à sa descendance. La classe des mutations identifiées informe comme précédemment sur la probabilité d’évolution ;
- le nouveau-né ne présente aucune mutation, mais la valeur de la TIR recontrôlée à vingt et un jours reste supérieure au seuil (40 µg/l) : la probabilité de mucoviscidose est très faible, un examen clinique est cependant recommandé car cette hypertrypsinémie persistante peut être associée à une autre pathologie.
10Mais l’organisation prévisionnelle du processus n’est pas sans poser question, dès lors que le CRCM connaît de fortes contraintes liées à son encastrement dans un système hospitalier, d’un côté ; est tributaire de l’intervention de plusieurs acteurs et services, de l’autre.
11Tout d’abord, il s’agit de faire face au manque de temps et de personnel, tout ce qui complique la coordination des phases en interne, surtout lorsqu’« il faut mobiliser deux personnes, c’est-à-dire qu’il faut que les plannings concordent ». Les médecins et les infirmières coordinatrices ne travaillent pas tous à plein-temps, et qui plus est, sur la mucoviscidose, alors même que la phase de révélation du diagnostic leur demande de bloquer une demi-journée au minimum, voire dans la plupart des cas une journée ou deux demi-journées : « Le stress avant l’appel, il est d’abord de trouver le temps sur notre semaine. Où va-t-on pouvoir les voir ? Parce que ce sont des consultations qui sont extrêmement longues […]. Il faut avoir du temps à leur consacrer. […] mais ce n’est pas toujours évident. »
12Davantage encore, la coordination se complique pour la plupart des équipes qui visent la continuité en essayant de caler le rendez-vous de postconsultation car « il faut que ce soit un moment où l’on puisse revoir le patient dans les jours qui suivent ». Notons que ce critère organisationnel du souci de faciliter le processus par l’aval est commun à l’ensemble des CRCM. Et la mission relève de l’exploit lorsque ces derniers – c’est le cas de la majorité d’entre eux – doivent prendre en compte le jour où le biochimiste est disponible pour analyser, voire effectuer le test de la sueur – lorsque ce n’est pas l’infirmière coordinatrice qui le prend en charge. L’organisation devient encore plus problématique si deux tests de la sueur sont à programmer sur une même journée. Enfin, pour certains CRCM, les locaux « fonctionnent en “surbookage” », voire ne dépendent pas de la même structure, rallongeant ainsi les délais administratifs.
13En définitive, la variabilité des conditions de l’environnement et d’organisation du travail engagée par l’équipe pèse sur la coordination en amont du processus d’annonce, comme le résume cet extrait d’un focus group : « On appelle quand on est sûr que l’on peut accueillir la famille le lendemain pour le test de la sueur avec la réponse dans la journée. […] Donc, on s’assure que l’on a une place à l’hôpital de jour, qu’on va pouvoir faire le test de la sueur dans de bonnes conditions […]. Après, c’est un hôpital de jour, avec des horaires, donc à partir de 18 heures, il faut que les chambres soient libérées pour qu’elles soient nettoyées. Donc ça, ça peut mettre une pression supplémentaire. »
La dimension relationnelle de l’expérience professionnelle : les ambivalences de la relation médecin-patient
Établir une relation à l’aveugle
14Avec la mise en place du DNSM, le premier contact du médecin avec la famille du patient ne se réalise plus dans le face-à-face, valorisé par l’ethos clinique (Freidson, 1984 ; Starr, 1982), mais par téléphone. Il ne résulte plus d’un examen clinique qui ferait apparaître les symptômes de la maladie. La démarche vise à précéder l’apparition des signes et, pour ce faire, elle active le fait d’aller « chercher » la famille et le patient. En cela, l’appel constitue donc le premier contact « aveugle » du médecin avec la famille. Les complications résident dans une vive appréhension pour le pédiatre et une indétermination informationnelle pour le patient : l’incertitude pèse profondément sur la relation. Or, en particulier lorsqu’il s’agit d’une maladie chronique, la confiance s’inscrit au cœur de la relation médicale en ce qu’elle facilite l’observance des traitements (Reich et al., 2001). Cet appel doit donc permettre au médecin de sentir, d’évaluer pour s’ajuster, voire de préparer à une révélation difficile. Mais le fait de mettre des mots sur un état encore imprécis, lors d’une phase assez obscure démunie du face-à-face, est source d’inconfort pour le médecin référent et d’angoisse pour le parent.
15On saisit dès lors toute la complexité qui entoure cette phase, laquelle demande au médecin d’établir une prise de contact et de se faire une première impression, tandis que l’appel en soi déclenche de l’anxiété chez la famille pour leur nourrisson, devenu en l’espace de quelques minutes un « bien portant suspect ». Ces médecins se vivent ainsi comme ayant « le pouvoir de briser une famille ». C’est pourquoi cet appel pour la convocation à un test de contrôle est difficilement vécu – parfois plus que la révélation elle-même : « On appelle, on ne connaît pas la famille […]. On ne sait pas trop comment les gens vont réagir. Alors, c’est tout de même mieux quand on est en face l’un de l’autre, parce que… bon, on peut réagir. Au téléphone, ce n’est pas évident. » Dans ce contexte, les pédiatres contactent les médecins traitant, lorsqu’ils disposent de leurs coordonnées, afin de conserver une marge de manœuvre dans le discours à tenir aux familles et limiter les situations contingentes. En effet, le malaise qu’ils ressentent face à l’événement et face aux parents les amène à rechercher tous les éléments susceptibles d’atténuer le caractère incertain de la relation. « Quand le médecin traitant appelle, ça nous facilite quand même énormément les choses parce que, là, on a des renseignements sociaux sur le vécu. » Cette enquête préliminaire a ainsi pour but d’éviter les « gaffes », d’« être désarçonné ».
Alerter sans inquiéter
16Cette phase de l’appel est dominée par une injonction paradoxale imposée par les recommandations, comme le confirment aussi les résultats du questionnaire : les médecins doivent ne pas bousculer les personnes au téléphone en ne prononçant pas le mot « mucoviscidose » tout en les enjoignant à venir extrêmement rapidement dans l’après-midi, sous-entendant le caractère urgent de la situation. « C’est un très mauvais moment. […] on essaye de ne pas dire les choses, pour ne pas trop les inquiéter mais, d’un autre côté, on les alerte suffisamment pour qu’ils viennent… […] Donc, il faut être assez convaincant, sans être inquiétant. »
17Par ailleurs, contrairement aux recommandations, rares sont les médecins qui n’évoquent pas au moment de l’appel la « mucoviscidose » (70 %) ou le « test de la sueur » (58 %), voire le « CRCM » (35 %), que ce soit spontanément ou en réponse aux questions des parents. La situation est là encore déterminante : « Tout dépend de la réaction déclenchée par l’appel. On essaie au maximum de donner des informations sans laisser suspecter qu’il s’agit de la mucoviscidose, mais ça n’est pas toujours possible. » Les recommandations sont aménagées au cas par cas en fonction de l’histoire familiale, des caractéristiques personnelles des patients, des situations de vie. De fait, le travail s’applique sur, autour et avec du « matériau humain » (Strauss, 1992, p. 144-145) dont il est impossible de prédire les réactions : « Quand les parents me disent : “C’est pour la mucoviscidose ?” Je dis “oui”, je ne vais pas leur dire “non”, le lendemain, je leur dis que c’est la “muco”, c’est déjà un mauvais contact, si jamais j’ai déjà menti, entre guillemets, au téléphone. » Dans ce contexte, garder le silence, esquiver les questions est synonyme pour certains pédiatres de mensonge par omission qui remet en cause leur crédibilité et la relation de confiance amorcée avec la famille. C’est en cela que les recommandations sont considérées comme « pas très réalistes », « très difficiles à suivre dans le sens où […] généralement les parents demandent quel test, pour quelle maladie ? C’est systématique ». Cette gêne est d’autant plus importante lorsque le DNSM déclare l’individu homozygote, présageant du développement précoce d’une forme grave de mucoviscidose. Les stratégies de protection ou de dénégation peuvent en ce sens être mal vécues par les médecins en ce qu’elles remettent en cause leur identité professionnelle. Ils qualifient en effet leur attitude d’« hypocrite » et éprouvent un sentiment de « trahison » vis-à-vis des parents, lesquels sentent que le médecin leur cache quelque chose. Ils parlent alors de « mise en scène terrifiante », de « pièce de théâtre », de « jeu de rôles », de « supercherie », de « tartufferie ». Mais l’omission ou la « manipulation du malentendu » (Fainzang, 2006) se réalise dans un dessein bien précis : inciter les parents à venir toutes affaires cessantes, les préparer cognitivement lors d’une forte suspicion de la maladie, leur induire une révélation tout en essayant d’en atténuer la portée déstabilisatrice. La rhétorique de la relation d’appel fonctionne ainsi selon trois registres : pondération de l’information, enrôlement des parents, agencement de la dissymétrie médecin-parents.
18Ces constats prennent d’autant plus de force que les médecins doivent de plus en plus composer avec l’ingérence des familles, qui souhaitent désormais être informées et écoutées, comme le soutient la loi du 4 mars 2002 à propos de l’accès des patients à plus d’autonomie et à une meilleure information. Celles-ci deviennent des sujets actifs : le grand partage traditionnel entre le soigné, profane ignorant et passif, et le soignant, professionnel expert (Starr, 1982), n’est plus tenable désormais (Orfali, 2002 ; Akrich, Méadel, Rabeharisoa, 2009). Ainsi, sollicité par les parents et dans un souci de transparence, le pédiatre ne peut éviter de prononcer les mots « mucoviscidose » et « test de la sueur », au risque de rompre la relation de confiance qu’il doit établir avec la famille du patient, surtout dans un contexte où les nouvelles technologies de l’information et de la communication rendent le secret de l’information médicale difficilement tenable.
19En effet, à la suite de l’appel, il arrive bien souvent que les parents se renseignent par eux-mêmes sur internet, soit concernant le statut du médecin appelant qui se présente durant l’appel, soit concernant le test de contrôle ou encore la maladie elle-même si les mots ont été « lâchés ». Cette investigation profane est d’autant plus courante que la maladie est de plus en plus médiatisée, via l’effet « Grégory Lemarchal [8] » ou encore les campagnes de sensibilisation de l’association Vaincre la mucoviscidose. « La situation est quand même plus compliquée pour les médecins depuis qu’ils [les patients] sont plus informés sur ce que c’est que cette maladie. » Or la massification de l’accès à internet et aux forums nuit profondément au contrôle complet de l’information par le corps médical. La recherche en ligne participe de la transformation des conditions de production et d’utilisation du savoir via la tactique de la « navigation personnalisée » (Kivits, 2009). C’est pourquoi la plupart des médecins laissent leurs coordonnées ou celles de l’infirmière coordinatrice en vue de réajuster l’information entre le temps de l’appel et la venue des familles et du nourrisson au CRCM.
20Durant cette phase, le médecin se doit d’adopter une « sollicitude distante » (Lief et Fox, 1963). L’obtention de cet équilibre dans l’interaction reste complexe puisque le médecin devient le porteur d’une information qu’il ne doit pas communiquer en l’état sous peine d’en perdre le contrôle/communiquer en l’état sous peine d’entacher la relation de confiance.
De la révélation de la mort prématurée à la révélation d’une vie sous contrôle médical
21Les pratiques d’annonce tendent elles-mêmes à évoluer avec les progrès thérapeutiques : « Avant, les patients, ils avaient des symptômes. Donc, on mettait un nom sur les symptômes qui étaient présents. Maintenant, on va chercher quelqu’un dans sa vie quotidienne, qui n’attend rien du tout, et on va le crucifier. C’est difficile à assumer. » Les efforts des équipes et leur souci de normalisation du dévoilement de la maladie butent sur un seuil : l’« impossibilité d’enlever le malheur », l’« impossible adoucissement » d’une terrible nouvelle pour les parents : celle « d’une mort programmée ». Ici, l’agir médical se trouve confronté à son impuissance. Le médecin annonceur est considéré comme l’« oiseau de mauvais augure » qui vient dévoiler une « catastrophe » pour reprendre l’expression de plusieurs d’entre eux.
22C’est pourquoi, souvent, les médecins délivrent une information qui se veut « optimiste », à l’inverse de ce que préconisent les recommandations, en donnant la valeur d’espérance de vie se situant au-delà de 40 ans et en insistant sur les progrès de la médecine au vu de ceux réalisés précédemment. L’annonce est duale : à la fois énoncé du diagnostic et mise sur la voie d’un cheminement accompagné vers la définition d’un nouveau projet de vie. « Avant il n’y avait pas d’annonce […] c’était un accompagnement vers le deuil. » Or, à l’heure actuelle, il faut « expliquer que l’enfant peut vivre une vie tout à fait normale. […] Donc, petit à petit faire re-comprendre qu’il va y avoir de la kiné tous les jours, mais que l’enfant va aller à l’école, il va falloir qu’il apprenne un métier, et puis il va devenir adulte, et puis si ça se trouve, il aura des enfants, etc. Donc, réapproprier le rôle de parents ». En conjuguant la projection du patient et le travail affectif parental pour l’enfant, le médecin produit un discours lui garantissant une autorité (Fainzang, 2006), soit l’acceptation d’une prise en charge à venir même lorsqu’il n’y a pas d’espoir de guérison. Il s’agit de dépasser la métaphore belliciste d’une pratique médicale « curative » pour accéder à une pratique médicale « de l’incurable » assumée, auprès de patients atteints d’une pathologie létale et qui doivent vivre avec (Mino et al., 2008). Un tel paradoxe relève d’une « dissonance éthique » (Fainzang, 2006) entre les exigences contradictoires du principe de non-malfaisance qui fonde le choix entre ce qu’il est nécessaire d’exprimer, ce qu’il importe d’omettre, ce qui est valorisé (la vie normale, de qualité, l’optimisme), et le principe d’autonomie du patient.
23Le travail relationnel des médecins est d’autant plus important qu’ils sont amenés à gérer des biographies. Il vise ainsi l’engagement des familles des patients dans le traitement, l’« observance » et le soutien moral bien que le traitement curatif soit inexistant. Le médecin, en tant que partenaire d’une vie, doit alors trouver le juste équilibre entre la logique relationnelle et la logique médicale, entre la considération du sujet de soin et du patient, entre le care et le cure (Laugier et Paperman, 2006), au risque de ne pas tenir son rôle et de commettre une erreur éthique grave : « On n’est pas neutre. Mais il faut se tenir la blouse blanche, c’est notre seule sauvegarde. » La dimension relationnelle de l’expérience revêt l’aspect d’une confrontation entre le rôle médical qui permet la mise à distance et l’interprétation de la réalité sous incertitude qui conduit à sortir du cadre du même rôle imposé [9]. Conduire l’appel en aveugle, alerter sans angoisser, prononcer une issue létale à un nouveau-né asymptomatique et à ses parents et proposer une offre de soins conciliable pour une maladie incurable et une vie bonne sont autant de pratiques cliniques qui placent chaque fois les acteurs « au-devant de leur rôle » (Dubet, 2002).
La dimension technico-scientifique de l’expérience professionnelle : les enjeux de l’anticipation et de la définition du pathologique
Face au dilemme diagnostique
24La révélation du diagnostic pose problème dès lors que ce dernier est incertain, soit que l’élément probatoire ne fonctionne pas (ici, le test de la sueur), soit que la forme clinique ne corresponde pas à ce qui est médicalement délimité [10]. Paradoxalement, l’accroissement des connaissances et des moyens de traitement dans la médecine moderne ne réduit pas l’incertitude du médecin en situation de décider (Gerrity et al., 1992). Cette incertitude touche tant aux connaissances scientifiques actuelles sur une pathologie donnée qu’à la maîtrise de ces connaissances par les médecins (Fox, 1999). Si la stratégie de DNSM a considérablement amélioré les performances du dépistage, il reste qu’elle révèle aussi de nouvelles difficultés diagnostiques, à l’image d’autres pathologies (Ménoret, 2007a).
25À la suite de la consultation, le médecin référent complète une fiche d’identification sur laquelle figurent trois issues possibles concernant le statut du nouveau-né : non malade, malade et conclusion en attente lorsque le diagnostic est impossible. Dans ce dernier cas, il est fait référence aux formes non classiques, ou frontières, de la mucoviscidose ne correspondant à aucune classification stabilisée et rendant de ce fait le diagnostic incertain [11]. Elles peuvent conduire à des errements diagnostiques et pronostiques provoquant l’installation d’une anxiété parentale, certaines rancœurs envers le corps médical, une assignation du sujet comme malade, un surcoût lié aux investigations ou aux hospitalisations répétées (Roussey et Munck, 2009). Ainsi il arrive, malgré le dépistage de deux mutations, que le test de la sueur ne soit pas définitivement informatif, son taux étant soit négatif (inférieur à 30 mmol/l), soit intermédiaire (compris entre 30 et 60 mmol/l) ou qu’une mutation inconnue soit identifiée sans que l’on puisse savoir si elle est délétère ou s’il s’agit d’un polymorphisme. Dans ces deux cas, l’interprétation est douteuse et il faut recommencer le test. Durant toute cette période où le suivi de l’enfant vise à en préciser les symptômes, faut-il déclarer l’enfant malade et « engager dans un suivi de mucoviscidose standard – qui est un suivi systématique, une prise en charge lourde – un individu qui peut-être ne sera pas malade, ou pratiquement pas malade ? Ce n’est pas dénué de conséquences ».
26L’impossibilité d’affirmer la réalité de la pathologie parce que les individus sont porteurs de mutations dont les conséquences cliniques sont mal définies soulève un dilemme diagnostique qui rend le pronostic de ces patients encore plus incertain et qui prolonge ce statut de « bien portant suspect ». En l’absence de confirmation, la mise en place d’une surveillance clinique est recommandée ainsi que la recherche de mutations plus rares. La famille reste donc dans l’incertitude durant toute cette période [12].
27Pour ces formes frontières, on ne sait pas ce que sera leur expression phénotypique, c’est-à-dire la nature, l’ampleur et le moment de la manifestation clinique de l’affection. Il n’est pas possible de prévoir s’il s’agit d’une forme classique et si les complications associées à la maladie se développeront ou non chez ces enfants – certaines formes frontières restent définitivement asymptomatiques. « Le dépistage a fait découvrir des cas énigmatiques mais comme toutes les nouvelles techniques. On a découvert des choses, dont on ne savait pas si c’était des vrais problèmes, s’il fallait le révéler ou pas. On découvrait des petites anomalies, qu’on pensait mineures, et qui s’avéraient être majeures. Et, dans d’autres cas, on découvrait des anomalies que l’on pensait être majeures et qui finalement n’avaient pas de conséquences. C’est dire que l’évolution technologique n’est pas que du progrès. » En particulier, il existe des mutations dites mild, associées à un bon pronostic et ne nécessitant qu’une prise en charge allégée (Roussey et al., 2007). Cela pose le problème du suivi et de la prise en charge à appliquer à ces enfants.
28Cette impossibilité de trancher en période néonatale peut avoir des conséquences néfastes sur l’identité du patient lorsque, après dix ans de suivi, le médecin annonce qu’« il ne s’agit pas d’une vraie mucoviscidose » au regard des « preuves biologiques » et que l’arrêt des « traitements » et l’« abandon du statut » s’imposent. La trajectoire de maladie se voit déstabilisée par la « réversibilité du statut de malade [13] ».
La nosologie de la maladie à l’épreuve des savoirs scientifiques et de la pratique clinique
29Les professionnels de la spécialité, praticiens et chercheurs, ne sont pas d’accord entre eux sur ce qu’il convient d’inclure ou non dans le mot mucoviscidose et ses dérivés, soit sur la terminologie en usage. En effet, dans les entretiens et dans la littérature professionnelle médicale, la rhétorique témoigne des hésitations langagières et de sa richesse pour traduire des formes frontières dites « modérées », « atténuées », « allégées », « frustes », « intermédiaires », « équivoques », « atypiques », « à révélation tardive » : « Il y a une chose que je n’aime pas du tout dans la terminologie, c’est de dire que le malade est à risque de mucoviscidose, car cette personne, on ne sait pas quelle expression phénotypique elle va avoir. Le génotype reste extrêmement modeste. […] J’aime bien appeler ça “une expression atypique de mucoviscidose” car on ne sait pas si elle va rester modérée… Être à risque de mucoviscidose, ça sous-entend que l’on peut le prévenir. On n’est pas à risque de mucoviscidose parce qu’on ne peut rien faire contre. » Ainsi en va-t-il aussi de ce médecin qui, pour qualifier ces formes frontières, propose le « terme de Cyfitrose » en s’opposant formellement à celle actuellement adoptée de CFTR Related Disorders, « ce terme anglais étant difficile à annoncer à des parents non anglophones et présupposant l’existence d’un “désordre” qui n’est pas prouvé […] car il est possible, voire probable qu’un fort pourcentage de tels individus – je ne dis pas “patients” – ne développe, même tardivement, aucun symptôme ou désordre ». De même, certains experts mobilisent l’opposition : « Mutations sévères versus mutations légères » reprenant severe mutation and light mutation propre à la génétique.
30Ces formes frontières révélées par le dépistage donnent lieu à un travail de nosologie qui consiste à préciser l’évolution du phénotype avec le temps et à définir les formes cliniques pour les classer en au moins deux catégories : « mucoviscidose » (reposant sur un régime de connaissances stabilisées) et CFTR Related Disorders (dont la plupart des cas rapportés révèlent, après plusieurs années de suivi, un état clinique normal ou de signes très modérés de mucoviscidose). L’enjeu consiste à stabiliser cette seconde catégorie, tant au niveau des savoirs scientifiques que de la pratique clinique, afin de proposer un consensus national de prise en charge incluant l’annonce médicale, le suivi, mais aussi le conseil génétique familial. Cette question nosologique pose problème car elle conduit à classer en catégories arbitraires une variable continue des situations cliniques qui vont, en fonction du taux de protéine CFTR fonctionnelle (et d’autres facteurs génétiques associés ou environnementaux), de la normalité à une pathologie sévère. Le dépistage de tels individus est en fait un effet secondaire indésirable du dépistage, en ce sens que son objectif est de repérer les enfants qui peuvent bénéficier le plus précocement d’un traitement sur le plan nutritionnel et/ou respiratoire. Ici, la maladie ne se révélant que plusieurs années plus tard, il n’est pas évident, d’un point de vue éthique, qu’il faille pour les professionnels en faire la révélation de diagnostic dès la naissance.
31Au-delà, en faisant obstacle à la délimitation nosologique de la mucoviscidose, ces formes frontières font question en termes de prise en charge sociale, de coûts psychologiques mais aussi économiques.
Conclusion
32Si la médecine contemporaine a construit sa légitimité sur son activité « curative » (Mino et al., 2008), cet article se propose, à partir d’une maladie échappant à cette logique, d’éclairer les bouleversements de l’expérience professionnelle des médecins sous le prisme de l’introduction d’une technologie biomédicale par les pouvoirs publics : le DNSM.
33Il nous invite, dans un premier temps, à dessiner la figure professionnelle d’un médecin orchestrateur pris dans le concert des fonctionnements d’équipes pluridisciplinaires appelant une organisation transversale et flexible, d’une part, et de services hospitaliers inscrits dans le modèle traditionnel de spécialisation et dans un cadre bureaucratique, d’autre part. Si le dépistage généralisé et le traitement de masse de la population engendrent un processus d’annonce qui se caractérise par une architecture immuable (stabilisée et pérennisée par sept phases qui sont reconduites), il reste que sa mise en œuvre est toujours unique compte tenu de la relative rareté et des situations parfois atypiques des cas de nouveau-nés. La production de règles locales, ajustées, dans chaque équipe déborde le modèle canonique de la médecine de preuve et des essais cliniques randomisés, l’« étalon or » à l’aune duquel les principes et les bonnes pratiques sont intégrés dans les recommandations pour la pratique clinique (Timmermans et Berg, 2003). Autrement dit, cette figure professionnelle d’orchestrateur s’inscrit dans une tension fondamentale l’emmenant à gérer des situations singulières dans le cadre d’un dépistage de masse qui en appelle davantage à une flexibilité des pratiques plutôt qu’à une normalisation des conduites : concilier les entités concernées et les ressources humaines pour le processus, transposer et transcrire des recommandations, harmoniser des pratiques entre les métiers, entre les CRCM, composer de nouvelles normes de « bonnes pratiques » ajustées.
34Cette tension fondamentale est ici exacerbée en ce qu’elle se répercute sur l’interaction clinique. En effet, dans un deuxième temps, cette recherche pointe les bouleversements que les progrès de la technique médicale via la mise en place du DNSM introduisent dans l’interaction clinique. Entre la figure du bien portant insouciant et du malade traditionnel émerge la figure du « bien portant suspect », le patient et sa famille partageant avec les soignants le principe d’incertitude qui imprègne la tonalité des résultats et leur interprétation. Cette réalité des embarras de contenu informatif et de procédé communicationnel liés à l’imprécision ou l’incertitude s’oppose aux valeurs de l’ethos clinique (Freidson, 1984) et fait partie des résultats les plus saillants et concordants pour comprendre l’énonciation du diagnostic. Ce changement de contenu informatif et interactionnel, qui est passé en deux décennies du « dire létal » au « dire l’incertain » (Ménoret, 2007b), est également performatif, car il remanie autant l’exercice communicationnel médical et de soin que le vécu de la maladie, son statut et son anticipation. De fait, gérer la probabilité d’une expérience de fragilité temporaire ou conduisant à une issue fatale, se soumettre aux prévisions qui peuvent être prédictions, impliquent que, désormais, médecins et patients, tout au long de la trajectoire biographique et jusqu’à la mort, sont confrontés au caractère aléatoire de chacune des expériences thérapeutiques. Cette médicalisation de la vie conduit le médecin à construire la légitimité d’une forme d’expérience clinique nouvelle en jouant désormais le rôle d’un cogestionnaire de biographie gouvernée par le principe d’incertitude, au cœur du pacte thérapeutique.
35Ce que nous dicte dans un dernier temps cette recherche, c’est que pour une large part, bien que le processus d’annonce se voie stabilisé, coulé dans le fonctionnement des équipes, la technologie de dépistage par les avancées de la biomédecine et des acquis de la réflexivité critique des équipes des CRCM a ouvert le champ des indéterminations et des inconnues renvoyant aux limites des connaissances médicales et des traitements spécialisés associés. Cette professionnalité de spécialité emprunte ainsi les chemins d’une médecine exploratoire (Rabeharisoa, 2006). La spécialité pédiatrique face à cette maladie rare ne se retrouve aucunement devant un tableau d’application réglée d’une suite de recommandations, mais bien au-devant d’un répertoire de cadres possibles de l’action, constitué de réponses ouvertes susceptibles de rendre compte d’une palette étagée de situations et de degrés de certitude au regard des résultats objectifs cumulés et validés à travers la pratique médicale du clinicien. C’est par une analyse rétrospective de la pertinence du diagnostic retenu et de la décision thérapeutique arrêtée, par la prise en compte des effets secondaires potentiels et des idiosyncrasies d’un patient, par l’évaluation des probabilités, liées à la maladie et à son évolution, qu’il est possible de déterminer un pronostic. Mais le pronostic en tant que tel n’épuise pas le discours médical de l’anticipation. La médecine scientifique ajoute, aux compétences accumulées dans la gestion du curatif, un pôle de compétences prédictives : elle élargit son paradigme théorique à l’anticipation du pathologique. Tout l’enjeu réside alors dans une représentation assurée de la maladie, du côté du médecin, et dans l’adoption du rôle de malade, du côté du patient, car l’incertitude partagée (Friedman, 1970 ; Ptacek et Eberhardt, 1996) contient en son sein des effets dévastateurs : l’empêchement de mettre un nom sur un état qui est en fait un processus évolutif et réversible bouleverse le « travail biographique » (Corbin et Strauss, 1987) du patient et de sa famille tout autant que les stratégies thérapeutiques des soignants.
36Ainsi, ce qui s’inaugure dans les CRCM, pour la communauté des pédiatres spécialisés en mucoviscidose, c’est une forme de professionnalité inédite – autour de la compétence managériale d’orchestration, de la compétence interactionnelle et linguistique lors de la consultation d’annonce et de la compétence prédictive dans la formulation du pronostic. De manière plus générale, notre propos entend interroger la reconfiguration contemporaine de l’expérience professionnelle des médecins – de plus en plus affectée par les technologies médicales – qui traitent d’autres multiples maladies chroniques, dégénératives, génétiques et souvent rares. Plus encore, concernant les patients atteints de maladies chroniques et complexes, si de nombreuses analyses se centrent sur les dimensions particulières de leur expérience, il reste que la « réversibilité du statut de malade » ouvre sans aucun doute de nouvelles perspectives de recherche dans le champ de la maladie.
Document technique sur la mucoviscidose
Épidémiologie
37La mucoviscidose est la plus fréquente des maladies génétiques létales dans les populations occidentales. Sa prévalence (France métropolitaine et île de La Réunion) est estimée à 6 000 patients pour 60 millions d’habitants, soit 1/10 000. Son incidence, connue précisément depuis la mise en place du dépistage néonatal systématique (DNS), est de 1 pour 4 600 naissances.
Gène responsable de la mucoviscidose
38La mucoviscidose est liée à des mutations du gène dénommé Cystic Fibrosis Transmembrane conductance Regulator (CFTR) entraînant une altération de la protéine CFTR. À ce jour, plus de 1 600 mutations du gène ont été identifiées et réparties en cinq classes principales informant sur la probabilité d’évolution de la maladie – en fonction du type d’anomalie de la protéine mutée et des conséquences fonctionnelles qu’elles occasionnent. Ainsi, même s’il n’existe pas de corrélation « génotype-phénotype » absolue (c’est-à-dire de rapport entre la mutation et les manifestations cliniques de la maladie), la présence de deux mutations de classe I ou II, situation la plus fréquente, est associée à une forte probabilité de forme « classique » de la maladie ; la présence d’une mutation de classe III et surtout IV ou V est par contre associée à une plus forte probabilité de forme atténuée.
Manifestations cliniques de la maladie
39Le dysfonctionnement de la protéine mutée s’exprime essentiellement dans les organes comportant des glandes qui sécrètent un mucus déshydraté, plus épais et visqueux, et dont les propriétés de lubrification et de protection sont altérées. La maladie touche de nombreux organes mais les atteintes respiratoires sont prédominantes et représentent l’essentiel de la morbidité. La forme clinique la plus fréquente associe troubles respiratoires, troubles digestifs et troubles de la croissance staturopondérale.
Diagnostic et dépistage de la maladie
40Avant l’ère du dépistage, le diagnostic était posé lorsque se trouvaient associés un élément ou symptôme évocateur de mucoviscidose et un test de contrôle appelé « test de la sueur » positif (chlore sudoral supérieur ou égal à 60 mmol/l). Dans le contexte du dépistage, le nourrisson et sa famille sont convoqués au CRCM, suite à deux analyses successives réalisées à partir des prélèvements de sang séché du carton Guthrie : le dosage de la trypsine immunoréactive (TIR) et une analyse génétique – si le consentement parental autorisant l’analyse de l’ADN a été signé à la maternité. La recherche des principales mutations génétiques de l’affection est effectuée auprès d’un laboratoire de biologie moléculaire qui dispose d’un kit de dépistage comprenant les trente mutations les plus fréquentes et permettant de reconnaître 87 % des mutations. La mise en place du DNSM a été accompagnée d’une modification de la définition de la mucoviscidose : la positivité du test de la sueur n’est plus nécessaire au diagnostic si le test de dépistage est positif et si le nouveau-né est porteur de deux mutations du gène CFTR.
Traitement de la maladie
41Il n’existe pas de traitement curatif de l’affection, les traitements sont symptomatiques ou préventifs et reposent essentiellement sur la prise en charge respiratoire, digestive et nutritionnelle : drainage bronchique quotidien, prise d’enzymes pancréatiques, supplémentation en eau, sel et vitamines liposolubles, fluidifiants bronchiques inhalés, antibiotiques par voie orale, veineuse et/ou inhalée en cas d’infection respiratoire, régime hypercalorique hyperlipidique, mesures d’assistance nutritionnelle et/ou respiratoire, voire transplantation pulmonaire.
Notes
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Chloé Langeard, maître de conférences en sociologie, université d’Angers.
Guy Minguet, professeur de sociologie, École des mines, Nantes.
Laetitia Guéganton, Centre de référence maladies rares mucoviscidose, CHU de Nantes.
Pierre Cam, maître de conférences en sociologie, université de Nantes.
Christine Faquet, Observatoire de la vie étudiante, université de Nantes.
Pierre Lombrail, professeur des universités, praticien hospitalier en santé publique, université et CHU de Nantes.
Gilles Rault, médecin, responsable du CRCM de Roscoff. -
[1]
Nous tenons à remercier Emmanuel Langlois et Béatrice Jacques pour leur relecture et leurs conseils sur une première version de ce texte.
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[2]
La communauté des pédiatres des CRCM est majoritairement composée de médecins ayant une expérience de gastro-entérologie et de pneumologie pédiatriques. Il ne fait aucun doute que l’institutionnalisation des centres de ressources et de compétences de la mucoviscidose, à une époque où la pédiatrie souffre de légitimité, a largement bénéficié à cette communauté de professionnels de par la création de postes de praticiens hospitaliers et l’affectation de moyens importants.
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[3]
« Recommandations pour l’annonce du diagnostic de mucoviscidose après dépistage néonatal », support diffusé en 2003 sous l’égide de Vaincre la mucoviscidose, disponible sur le site http://www.vaincrelamuco.org/ewb_pages/a/annonce-diagnostic.php.
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[4]
Focus groups ou groupe de discussion : forme de recherche qualitative fondée sur l’idée que les perceptions et opinions vont émerger d’une discussion et d’une confrontation d’arguments (par opposition à l’entretien en face en face dans lequel l’opinion se constitue dans un dialogue entre le chercheur et le sujet) (ndlr).
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[5]
Sauf mention contraire, seuls sont mobilisés dans ce texte des extraits d’entretiens avec les médecins.
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[6]
L’officialisation des CRCM date de la circulaire DHOS/O/DGS du 22 octobre 2001.
-
[7]
Les outils de politique publique (régulation/maîtrise des dépenses de santé) associés à ces principes, comme les RMO, et la procédure d’accréditation des établissements de santé ont été introduits par importation et adaptés au contexte français. Ils ont fait l’objet de débats, particulièrement entre représentants de la profession médicale, « experts » médicaux et administratifs, représentants des « gestionnaires » de l’assurance maladie. L’histoire de la mise en œuvre de ces équipements et de ces choix d’organisation ne témoigne pas d’une « industrialisation » ni d’une rationalisation. Elle traduit plutôt une domestication de telle dimension par les usages (Robelet, 2001) et une mobilisation stratégique dans la relation clinique et dans la légitimation professionnelle (Castel et Merle, 2002 ; Castel, 2009).
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[8]
Jeune chanteur révélé au grand public en 2004 grâce à l’émission de télé-réalité Star Academy, Grégory Lemarchal est décédé le 30 avril 2007 à l’âge de 23 ans des suites de la mucoviscidose. Peu de temps après, l’Association Grégory-Lemarchal voit le jour dans le but de lutter contre la mucoviscidose.
-
[9]
C’est aussi ce que démontrent les études sur cette pathologie soulignant la variété des réponses possibles pour la conduite des entretiens consécutifs à l’énoncé d’un diagnostic confirmé (Dillard et Carson, 2005) et les embarras de contenu informatif et de procédé communicationnel (l’équilibre subtil à maintenir entre l’explication, l’information, d’un côté, et l’empathie, l’écoute, de l’autre) pour le conseil génétique (Brookes-Howell, 2006).
-
[10]
Selon le rapport de la Haute Autorité de santé, vingt-quatre centres notent des difficultés quant à la démarche diagnostique de la mucoviscidose et six centres considèrent que ces difficultés sont importantes voire très importantes, dès lors qu’il s’agit de gérer des formes « frontières » de mucoviscidose, la découverte des hétérozygotes et des enfants porteurs de la mutation R117H ou encore de l’interprétation des tests de la sueur douteux ou intermédiaires (Haute Autorité de santé, rapport, 2009).
-
[11]
Les formes frontières révélées par le dépistage ne sont pas rares : elles recouvrent 15 % des DNM positifs (Roussey et Munck, 2009).
-
[12]
C’est pourquoi la révélation de la mucoviscidose, à partir du dépistage néonatal, s’avère plus complexe que pour d’autres maladies rares qui y sont soumises, comme l’hypothyroïdie ou la phénylcétonurie (Ardaillou et Le Gall, 2007).
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[13]
Cette réversibilité statutaire signe le passage du statut de malade chronique au statut de bien portant, qui fait suite non pas à une période de traitement (comme le suggèrent les termes de comeback ou recovery utilisés par les sociologues anglo-saxons) mais à l’invalidation d’un diagnostic incertain qui impose dorénavant au supposé malade (et à sa famille) de retrouver une existence où disparaissent les limites de tout ordre imposées par la maladie. Le statut de malade en tant qu’état social prend ici le pas sur le statut de malade en tant qu’état biologique.