Introduction
1Les décrets relatifs à la télémédecine et issus de la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) de juin 2009 ont été récemment publiés par le ministère de la Santé [1] et vont permettre la réalisation d’actes à distance utilisant les technologies de l’information et de la communication (TIC). Quatre sortes d’actes de télé médecine sont identifiés [2] : la téléconsultation, qui permet à un professionnel de santé de réaliser une consultation à distance avec un patient, la télé-expertise lors de laquelle un médecin sollicite à distance l’avis d’un ou de plusieurs autres professionnels de santé, la télésurveillance médicale, qui est basée sur l’interprétation à distance des données, biologiques ou physiques, nécessaires au suivi du malade, et, enfin, la téléassistance médicale permettant à un médecin d’assister à distance un autre professionnel de santé. L’usage des TIC dans le domaine sanitaire pose des questions quant au respect du secret médical et de la sécurité des échanges de données personnelles de santé, et quant à la responsabilité médicale. Ces questions sont maintenant encadrées par la loi de façon généralement bien acceptée [3]. Cependant, au-delà de ces aspects juridiques, la télémédecine n’est pas sans répercussion sur l’organisation des soins et la pratique médicale, aspects beaucoup moins étudiés, aussi bien en France qu’à l’étranger (Akrich et Méadel, 2004 ; Pappas et Seale, 2009), bien que susceptibles de faciliter ou, au contraire, de faire obstacle à l’adoption de ces nouveaux modes d’exercice de la médecine (Berg, 2001 ; Lehoux et al., 2002 ; David, Midy et Moisdon, 2003). Nous nous intéresserons, dans cet article, à l’impact de la téléconsultation sur les pratiques médicales et sur le métier de médecin en nous basant sur deux constats de départ :
- la téléconsultation, notamment quand elle est exercée dans un cadre pluridisciplinaire, modifie les pratiques médicales et requiert diverses formes d’adaptation de la part des professionnels ;
- un tel procédé nécessite une coordination et la mise en place de cadrages sur les plans technique, organisationnel, social et clinique. Pour garantir l’efficacité des téléconsultations, la reconnaissance d’un nouveau métier semble s’imposer : celui de médecin coordonnateur en télémédecine ou « télémédecin », capable d’assurer la gestion du projet et sa continuité.
2L’objectif de cette expérimentation était de tester l’intérêt de téléconsultations pour éviter que des personnes âgées, présentant fréquemment des déficits cognitifs, voire une démence sévère, se déplacent d’un hôpital à l’autre afin de consulter un spécialiste. Le transfert aller et retour de VGP à l’HEGP prend, en général, plusieurs heures en dépit de la distance relativement courte (quelques kilomètres) qui sépare les deux établissements, ce qui peut s’avérer très stressant et fatigant pour les patients âgés fragiles : préparation à la sortie, retards de l’ambulance, attente à l’HEGP avant la consultation, temps de la consultation, etc. Le but affiché est donc d’améliorer la prise en charge des personnes hospitalisées dans un hôpital gériatrique (VGP) en permettant un accès plus aisé aux spécialistes (de l’HEGP).
3L’objectif de notre analyse est d’appréhender sociologiquement les différents impacts des usages du dispositif de téléconsultation et de poser, d’un point de vue général, la question de la coordination à distance entre des acteurs hétérogènes. Notre cadre théorique est directement inspiré de la perspective de recherche sociocognitive qu’Aaron Cicourel a appliquée au diagnostic médical (1994, 2002), ainsi que de l’interactionnisme d’Erving Goffman (1991, 1992 et 1993) et d’Anselm Strauss (1996a, b) [5]. Dans cet article, notre propos n’est pas d’analyser l’efficacité clinique des téléconsultations, mais d’étudier comment et dans quelle mesure l’innovation qu’elles représentent entraîne des mutations sur le plan des pratiques professionnelles. Nous n’aborderons pas ici les conséquences de ces pratiques sur la relation patient/professionnel de santé qui sont étudiées par ailleurs [6]. Enfin, il convient de noter que les spécificités des spécialités ne sont pas analysées en tant que telles, même si elles peuvent être mentionnées à l’occasion.
4Dans un premier temps, nous allons montrer en quoi la téléconsultation modifie les pratiques médicales, en décrivant de façon approfondie la délégation de tâches qu’elle implique. Dans une deuxième partie, nous discuterons du rôle du médecin coordonnateur et de son implication, notamment dans les phases d’initiation du dispositif.
[Encadré] Méthodologie
Le dispositif de téléconsultation Télégéria HD s’apparente à celui de la visioconférence ou de la téléprésence : la plate-forme HealthPresence, développée par Cisco, transmet entre les deux établissements les images en temps réel sur des écrans de haute définition. Des équipements biomédicaux sont, de plus, connectés au dispositif, tels le dermatoscope, le stéthoscope, l’échographe, l’électrocardiographe, l’otoscope, etc. Concrètement, le spécialiste se situe dans un bureau spécialement aménagé de L’HEGP face à l’écran qui lui renvoie l’image de la salle de téléconsultation de VGP où siège le patient entouré de l’équipe médicale et paramédicale (le médecin gériatre référent, l’infirmière, le kinésithérapeute, l’aide-soignante) dont le périmètre varie. L’image correspondante à VGP montre le spécialiste assis derrière son bureau. au cours des 300 premières téléconsultations, le coordonnateur de l’expérimentation et un assistant de recherche clinique étaient présents de part et d’autre du dispositif pour veiller au bon déroulement des opérations.
Dès le début du projet, le coordinateur [7] a souhaité que des recherches y soient associées, d’une part pour étudier l’impact des téléconsultations sur les pratiques médicales, d’autre part pour en mesurer les impacts économiques. Les deux premiers auteurs de l’article [8] ont mené les recherches sur les pratiques médicales en observant une cinquantaine de téléconsultations à dater de la première session, et une quarantaine de sessions techniques au cours desquelles les acteurs en présence échangent à propos du dispositif, de son intérêt, de ses limites et de ses effets sur leurs pratiques [9]. Les téléconsultations observées concernent sept spécialités : dermatologie, chirurgie orthopédique, neurologie, gériatrie, médecine vasculaire, cardiologie, hématologie. L’orthopédie et la dermatologie constituent les spécialités qui apparaissent avec la plus grande fréquence dans le cadre de la phase expérimentale étudiée. Chaque téléconsultation a fait l’objet d’un compte rendu détaillé des observations rédigé par l’un ou l’autre des deux chercheurs. De plus, quelques entretiens ont été réalisés de façon informelle avec les professionnels de santé (spécialistes, gériatres, personnel paramédical) impliqués dans l’expérimentation. Les deux chercheurs ont également assisté à plusieurs réunions mettant en présence les professionnels de santé et le coordinateur du projet. Les procédures de consentement et de préservation de l’anonymat ont été respectées tout au long de la recherche.
Au cours d’une dizaine de réunions, les deux chercheurs se sont entretenus avec le coordinateur sur la conduite du projet, ses aspects techniques et, enfin, sur certains éléments d’observation. Compte tenu des nombreux éclairages apportés par le coordinateur, de son aide dans l’interprétation d’observations, notamment celles relevant de la pratique clinique, les deux chercheurs ont souhaité que le coordinateur apparaisse comme l’un des coauteurs de l’article. Cette participation ne remet en cause ni l’indépendance des observations réalisées par les deux chercheurs ni celle de leur interprétation sociologique.
La délégation de tâches professionnelles : une modification majeure des pratiques médicales
5La consultation à distance implique une délégation des tâches en vue de sa réalisation. Ainsi, le chirurgien orthopédique ne pourra pas lui-même apprécier la mobilité d’une articulation, le dermatologue ne pourra pas palper une lésion cutanée, l’échographiste ne pourra pas positionner la sonde de l’appareil sur le thorax du malade. Un grand nombre de gestes cliniques et techniques va être ainsi délégué à l’équipe soignante du patient présente sur place, à VGP. Cette délégation des tâches va concerner des activités complexes, mais aussi les plus ordinaires du point de vue médical, ou celles ne requérant pas de compétences particulières (par exemple, toucher l’épaule du patient pour le rassurer). Toutes les spécialités ne sont pas égales face à cette nécessité.
6Certaines demandes sont faciles à satisfaire pour celui qui n’est pas spécialiste : palper une surface cutanée pour en apprécier la chaleur ou la douleur, essuyer une plaie pour vérifier si elle est suintante. Un neurologue s’appuiera sur son confrère gériatre pour que la patiente lève la main qu’il désire. D’autres demandes sont plus difficiles à exécuter, car elles relèvent du savoir-faire et des compétences propres à la spécialité. Si, en orthopédie, les mouvements actifs réalisés par le patient ne posent généralement pas problème – les ordres étant directement donnés par le spécialiste au patient –, la réalisation de mouvements passifs [10] est d’une tout autre complexité : le gériatre ou le kinésithérapeute sont moins compétents pour répondre aux demandes du spécialiste et ce dernier se voit réduit au rôle d’observateur. Par exemple, le chirurgien ne peut pas ressentir manuellement le blocage éventuel d’une articulation.
7Ces limites peuvent engendrer de la frustration car la consultation à distance empêche la pleine expression des compétences cliniques habituelles du spécialiste. L’orthopédiste, qui se dit « manuel », est privé de sa main : « La palpation, pour nous, c’est majeur », dira un praticien qui va devenir pourtant un adepte du dispositif. Certains en viennent à proposer des solutions techniques substitutives, tel cet orthopédiste qui demande à disposer d’un robot pour manipuler à distance une caméra manuelle lui permettant d’examiner à sa guise une cicatrice chirurgicale. Lorsque des actes n’ont pas pu être réalisés, des examens complémentaires peuvent être également proposés. Ainsi, quand un orthopédiste n’arrive pas à diagnostiquer une pseudarthrose de la tête de l’humérus car la kinésithérapeute n’est pas en mesure de le renseigner, il prescrira un scanner. Un diagnostic de pemphygoïde bulleux sera difficile à réaliser pour la dermatologue qui ne peut pas toucher la lésion et vérifier si elle se décolle ; elle proposera alors une biopsie de confirmation.
8Ces nouvelles formes de délégation reposent avant tout sur la confiance dans le jugement et les compétences du professionnel délégataire, dans un contexte où la délégation peut se faire entre individus placés à des niveaux différents de la hiérarchie médicale ou paramédicale. La tâche de palpation peut, en effet, être réalisée par le médecin référent, mais aussi en orthopédie par la kinésithérapeute ou, en dermatologie, par l’infirmier responsable des pansements à VGP.
9Pour le délégateur, la téléconsultation implique un effort particulier qui consiste à mettre en discours des connaissances et des tâches qui ne sont pas toujours verbalisées dans le cadre des pratiques quotidiennes. Guider le soignant ou le médecin référent demande ainsi d’expliciter la technique utilisée ou les gestes à réaliser, parfois complexes et souvent très précis. En orthopédie, un chirurgien donnera, par exemple, des ordres d’extension et de flexion d’un membre sous un angle particulier, mouvements qu’il réalise lui-même de façon routinière dans le cadre de sa pratique clinique.
10Cette délégation pose en miroir la question de son acceptation par l’équipe de VGP, dans un contexte où la participation aux téléconsultations n’était pas imposée au personnel. Elle implique ainsi que le délégataire fasse acte d’humilité vis-à-vis du spécialiste, sa marge de manœuvre étant étroite. Par ailleurs, tous les spécialistes ne sont pas prêts à déléguer certains de leurs gestes cliniques et à imposer cette domination hiérarchique. Un neurologue dira : « Pour les examens d’oculomotricité, on a tous nos habitudes : par exemple, mettre une lumière ou un stylo, ou se déplacer parce que les yeux sont plus attirés par un visage qu’un stylo […]. Je me vois mal dire au collègue d’en face, faites comme cela. »
11La pratique de délégation peut accentuer la hiérarchie médicale qui a au moins deux points d’ancrage dans la situation décrite : d’une part, la spécialisation des médecins (la gériatrie est symboliquement moins prestigieuse que la chirurgie ou la cardiologie), d’autre part, l’importance ou la réputation de l’établissement auquel les professionnels appartiennent (ici, un hôpital universitaire, l’HEGP, qui se veut une façade de la médecine moderne au niveau européen, là, VGP, un hôpital de gériatrie). En revanche, à VGP, la délégation des tâches et, partant, la relation qui s’installe de part et d’autre du dispositif de visioconférence sont susceptibles de réduire la hiérarchie entre médecins et soignants, certains soignants ayant plus d’aptitudes à devenir l’interlocuteur ou le délégataire d’un spécialiste que le médecin gériatre référent ; ainsi en va-t-il du kinésithérapeute pour les actes d’orthopédie. Si ces aspects symboliques ne sont jamais perdus de vue par les professionnels en présence, il importe d’en apprécier empiriquement la portée et, surtout, de voir dans quelle mesure le pouvoir des différents acteurs prend forme dans le cadre des interactions (Fox, 1992) via le dispositif de téléconsultation.
12Tout d’abord, la délégation des compétences techniques se fait toujours sous le regard du spécialiste de l’HEGP qui peut à tout moment choisir de revoir le patient en face à face s’il le juge nécessaire. De plus, le spécialiste est en mesure d’apprécier pour une large part la qualité des connaissances médicales et cliniques du délégataire, ainsi que celle des prestations que ce dernier fournit. En cela, le dispositif de téléconsultation ouvre un nouvel espace de jugement entre pairs sur la qualité des pratiques (Dodier, 1993).
13En outre, il ne paraît pas possible de déléguer tous les gestes en fonction des limites imposées par la pratique clinique. Ainsi, en neurologie, la délégation des tâches s’avère très délicate et il semble difficile de mener certaines consultations à distance. Les praticiens de cette discipline ont en effet besoin non seulement de toucher les patients souffrant de certaines formes de pathologie ou de déficience pour les focaliser sur l’interaction ou pour tenter de les rassurer, mais aussi d’interagir dans un face-à-face direct pour réaliser des tests – par exemple des bilans cognitifs – et pouvoir observer l’intégralité de leurs mouvements corporels. En psychiatrie, les spécialistes éprouvent aussi la nécessité d’étudier les mouvements de mains de leurs patients, ce que la téléconsultation ne permet pas toujours de faire de façon aisée. Dans la plupart des spécialités, les praticiens considèrent que les téléconsultations sont destinées à assurer un suivi médical (par exemple un suivi postopératoire, à l’instar de certains chirurgiens orthopédiques) plutôt qu’à une première consultation pour établir un diagnostic. De la même façon, des dermatologues disent apporter un regard spécialisé sur des patients déjà pris en charge et jouer un rôle de conseil, par exemple pour faire un pansement sur une escarre.
14Si la délégation est théoriquement possible, le spécialiste doit toutefois accepter le principe de confier à autrui certains actes qui sont au cœur même de sa qualification professionnelle et qui lui permettent de formuler son jugement sur l’état du patient. Dans le cadre de cette recherche, les spécialistes étaient volontaires pour participer à l’expérimentation de la téléconsultation. Mais nous faisons l’hypothèse que, si la téléconsultation se généralisait, la culture professionnelle, dont les formes peuvent grandement varier selon les spécialités médicales, pourrait constituer un facteur de résistance à l’utilisation de la téléconsultation, car la ritualisation des pratiques, qui rassure le médecin sur son efficacité (Pouchelle, 2003), risque de se heurter directement aux nouvelles tâches de délégation. Cependant, cet obstacle peut être levé ou du moins diminué par un cadrage des interactions sur le plan clinique et technique, afin de configurer l’espace et le déroulement de la téléconsultation sous des formes proches de la consultation habituelle en face à face. Les tâches de cadrage nécessitent l’intervention d’un médecin coordonnateur dont les objectifs sont multiples et s’étendent au-delà de ces seules activités. Un des rôles du médecin coordonnateur, comme nous allons le voir, est d’accompagner la conduite du changement qu’impliquent les nouvelles formes de coopération interprofessionnelles rencontrées dans la mise en œuvre de la télémédecine.
Un nouveau métier : médecin coordonnateur en télémédecine
15L’introduction de la téléconsultation entre l’HEGP et l’hôpital VGP s’est faite à l’initiative d’un médecin de l’HEGP qui avait auparavant développé un système précurseur de consultations à distance, plus modeste sur le plan technique, le dispositif Télégéria 1 (Espinoza, 2010 ; Espinoza et Lebourgeois, 2010). L’implantation du nouveau dispositif dans les deux hôpitaux repose fondamentalement sur le rôle de chef de projet qu’a dû endosser le médecin coordinateur (David, Midy et Moisdon, 2003) et qui lui a été pleinement reconnu par les différents acteurs. Il a fallu qu’il se saisisse de l’ensemble du dispositif technique et organisationnel, des modalités de sa mise en œuvre en relation avec les industriels concernés et qu’il parvienne à convaincre les acteurs des deux établissements de participer à l’expérimentation. Si l’adhésion des médecins de VGP a été rapide compte tenu de leur forte demande en consultations spécialisées et des contraintes inhérentes au transport des personnes les plus fragiles, celle des spécialistes de l’HEGP a nécessité de solliciter les réseaux professionnels du coordinateur. Les premiers spécialistes mobilisés étaient ainsi des confrères « connus ». Il s’en est suivi un effet « boule de neige », en raison du succès de l’opération pour les différents spécialistes initiés à la téléconsultation. Le rôle du coordinateur a été majeur durant la première année d’expérimentation. Ce n’est qu’après la phase expérimentale que celui-ci a pu déléguer une large part de ses responsabilités aux différents acteurs de VGP, notamment au personnel paramédical dédié, à savoir une aide-soignante formée spécialement à la téléconsultation.
16On voit ainsi apparaître, dans cette situation, un nouveau métier de « télémédecin » ou de coordonnateur en télémédecine. Ce nouveau métier regroupe un faisceau de tâches inédit et consiste, en premier lieu, à assurer le « cadrage » des téléconsultations afin de garantir la fluidité des relations sociales (Goffman, 1991). Le cadrage consiste à établir un ensemble combiné de normes sociales et techniques, de valeurs et de représentations concernant ce qu’il est important de faire et de ne pas faire dans la situation de téléconsultation. Il contribue à l’intercompréhension des individus en présence tout en réglant leur engagement dans l’action et dans la relation à autrui (Flichy, 2008). Les cadrages nécessaires au bon déroulement des interactions lors des téléconsultations ont revêtu quatre formes typiques qui renvoient directement à « un travail interactionnel continu de mise en forme de l’interaction » (de Fornel, 1994).
17La première forme est celle du cadrage « technique » – ou cadrage centré sur l’usage des équipements –, qui peut se dérouler pendant, mais aussi avant ou après les téléconsultations. Il commence, de façon préalable, avec la mise en place d’un dispositif technique (la plate-forme HealthPresence de Cisco) qui sera complété par des équipements biomédicaux adaptés aux besoins des professionnels. Le montage demande de la part du coordonnateur des compétences techniques (par exemple, sur l’interopérabilité, la conservation des données, la sécurité des transmissions) et une bonne connaissance du marché – d’ailleurs en plein développement –, ce qui nécessite une veille systématique. L’installation du système technique et son évolution impliquent aussi d’être en relation avec les services informatiques des institutions et d’être en mesure d’émettre des demandes techniques. Le rôle du médecin coordonnateur est d’être capable de maîtriser un savoir-faire pour mettre en place un dispositif dont les caractéristiques technologiques garantissent, potentiellement, la qualité de la communication nécessaire à la réalisation des soins.
18Le cadrage technique se caractérise aussi par l’organisation des deux salles de téléconsultation respectivement situées à l’HEGP et à VGP, afin qu’elles puissent répondre aux normes d’un examen clinique, y compris aux règles d’hygiène en vigueur dans les hôpitaux. L’organisation des espaces de travail a été conçue en miroir. Les deux salles (l’une à l’HEGP, l’autre à VGP) où se situent les écrans de la plate-forme présentent des caractéristiques similaires : les espaces sont de même taille et leurs murs sont de couleur blanche. Cela procure le sentiment que les deux salles se situent dans le prolongement l’une de l’autre et, partant, ajoute à l’effet de réalité produit par la restitution offerte par le dispositif (Bonu, 2007). Finalement, la configuration des lieux reproduit celle d’une consultation classique : le spécialiste se tient derrière un bureau, le patient est situé en face de lui, généralement assis dans un fauteuil roulant. En réalité, spécialiste et patient sont, bien entendu, face à un écran.
19Le cadrage technique se poursuit lors de la téléconsultation proprement dite et consiste à expliquer les modes de fonctionnement du dispositif et des différents moyens technologiques qui lui sont associés, tels le dossier informatisé du patient, la transmission des radiographies ou encore le maniement de la caméra mobile afin d’obtenir des images de qualité satisfaisante. Selon la spécialité du médecin de l’HEGP, le médecin coordonnateur insiste sur la possibilité d’utiliser un appareil relevant directement de son domaine d’intervention (ainsi, pour le dermatologue, le dermatoscope ou la caméra mobile qui permet de réaliser des gros plans). Très rapidement, des fiches techniques ont été mises à disposition des professionnels pour expliquer le fonctionnement de la plate-forme et sa mise en route, ou encore les modalités d’utilisation des différents outils.
20Un autre facteur important pour garantir la fluidité des interactions consiste en un bon positionnement des acteurs face à l’écran, notamment à VGP (à l’HEGP, le spécialiste est assis immobile face à l’écran, c’est-à-dire au milieu du champ de la caméra du dispositif). Durant les phases initiales, le coordonnateur intervient fréquemment en cours de téléconsultation pour indiquer où se positionner et comment se déplacer pour être visible ou voir le patient sur la table d’examen. Ce cadrage technique émerge fréquemment de façon incidente au cours des téléconsultations, surtout lors du recours aux différents outils reliés au dispositif, telle la caméra manuelle, dont l’usage a nécessité de nombreux conseils pour optimiser son utilisation, ajuster correctement l’image et trouver l’angle de vue convenant aux interactants situés à l’HEGP. Le cadrage technique est particulièrement nécessaire au spécialiste pour faciliter la délégation de gestes cliniques aux praticiens situés de l’autre côté du dispositif.
21La deuxième forme de cadrage est celle du cadrage « social » qui contribue à définir, pour tous les participants, le but de la téléconsultation et, plus largement, à présenter les différents acteurs (nom, statut professionnel, lieu d’exercice, motif de la présence). Lors des premières téléconsultations, la mise en relation a nécessité l’intervention du médecin coordonnateur qui a demandé systématiquement aux différents protagonistes, y compris au personnel paramédical, de se présenter avant de débuter la consultation proprement dite – ce que tous les intervenants ne faisaient pas spontanément, loin s’en faut. Assez rapidement, les acteurs des deux institutions ont adopté les normes sociales proposées. Enfin, le cadrage social comprend aussi la « préparation » du patient à la téléconsultation, dont la compréhension peut s’avérer difficile pour des personnes âgées, présentant fréquemment des troubles sensoriels et/ou cognitifs. Celui-ci est préalablement informé par l’équipe médicale ou paramédicale de VGP de l’existence du dispositif et du déroulement de la consultation – i.e. de la présence, à l’écran, du spécialiste qui exerce à l’HEGP. Le patient va être accompagné au cours de la téléconsultation par les professionnels de VGP qui l’aideront à se positionner, à se déshabiller et à répondre aux demandes des spécialistes si cela s’avère nécessaire.
22Le cadrage clinique constitue la troisième forme de cadrage et consiste à tenter de reproduire les meilleures pratiques de l’examen clinique, mais dans un cadre désormais collectif. Il vise à articuler chronologiquement les diverses tâches nécessaires à la téléconsultation. Celle-ci débute par la présentation synthétique du dossier médical du patient par le médecin référent, qui est devenue très rapidement un acte formalisé. Elle se poursuit avec la mise en œuvre des techniques de diagnostic qui, comme on l’a vu plus haut, peuvent être pour partie déléguées par le spécialiste à l’équipe soignante de VGP. Elle se termine par l’énoncé synthétique du diagnostic et du traitement par le spécialiste, phase complétée par la rédaction d’un compte rendu. Les normes du cadrage clinique ont été progressivement établies, souvent à tâtons et à l’initiative de l’une ou de l’autre partie, davantage de la part du spécialiste.
23Le cadrage clinique comprend aussi le respect des règles éthiques et déontologiques qui dépendent directement des normes en vigueur pour la télémédecine. Une charte de télémédecine a été établie par le médecin coordonnateur pour inscrire le dispositif dans le cadre juridique prévu à l’article 32 de la loi du 13 août 2004 sur l’assurance maladie et par le Conseil national de l’Ordre des médecins – dans son rapport adopté en juillet 2009 relatif aux conditions d’exercice de la télémédecine au regard de la déontologie médicale. Une note d’information est remise systématiquement au patient afin de recueillir son consentement éclairé et une demande d’autorisation est signée par le patient ou son entourage s’il n’est pas en mesure de la donner. Toutes les mesures techniques ont été prises pour garantir un haut niveau de sécurité dans la circulation des données entre les deux établissements et les fichiers informatisés ont été déclarés à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
24Enfin, le cadrage organisationnel traite de la programmation des téléconsultations à venir, des personnes à contacter (par courrier électronique ou par téléphone), de la façon de renseigner sur le plan clinique la demande de téléconsultation. Ce cadrage vise à planifier cette forme de communication inédite entre les deux hôpitaux, avec les modifications qu’elle entraîne : pour le spécialiste de l’HEGP, gestion d’un agenda des téléconsultations distinct de celui de ses consultations traditionnelles ; à VGP, organisation interne de la préparation du patient, vérification de la disposition de la salle, de la bonne marche du dispositif et des différents outils. Au départ, le coordonnateur du projet a dû répéter sans relâche les mêmes indications et conseils afin que les différents protagonistes intègrent de nouvelles formes de routine qu’il souhaitait voir mises en œuvre.
25L’intrication entre ces formes de cadrage est illustrée par l’exemple suivant. Si un participant côté HEGP se situe dans un angle mort de la caméra principale, qu’il ne se présente pas et apparaît au milieu ou en fin de session, il se crée une rupture dans la relation de confiance établie avec le patient. Celui-ci découvre a posteriori la présence d’un tiers « non connu » qui aura accédé à des informations intimes et confidentielles. Faire respecter les cadrages pour maintenir le rapport de confiance avec les patients est un des rôles clés du coordonnateur.
26D’un point de vue général, les quatre formes de cadrage (technique, social, clinique et organisationnel) ont été menées de façon systématique par le coordonnateur au cours de la phase de mise en place et d’apprentissage du dispositif. Plus tard, quand les téléconsultations sont entrées dans une phase de routine, le relais a été pris par une aide-soignante spécialement formée en tant qu’assistante en télémédecine. Capable de maîtriser le dispositif technique et de traiter les incidents éventuels, l’assistante en télémédecine organise les rendez-vous et prépare les sessions, assure un contact direct avec le patient, mobilise les outils utiles aux spécialistes durant la téléconsultation. Autrement dit, son rôle principal est d’assurer les cadrages technique et organisationnel et de veiller à la qualité du lien relationnel avec le patient.
27Parallèlement, des procédures standardisées du déroulement des téléconsultations ont été préparées par le coordonnateur, puis validées par les professionnels de santé de l’HEGP et de VGP. Ces procédures concernent les volets technique et logistique de la téléconsultation, mais aussi clinique. Elles sont alors adaptées aux différentes spécialités – par exemple, dermatologie, orthopédie, échographie cardiaque et vasculaire – qui demandent l’utilisation d’équipements biomédicaux ou de matériels spécifiques.
28Durant toute la phase de mise en place, d’apprentissage et de développement, la présence du coordonnateur s’est ainsi révélée indispensable pour garantir l’adoption et l’utilisation à long terme du dispositif de téléconsultation et l’autonomie des utilisateurs. Au-delà de la phase expérimentale, le médecin coordonnateur se définit comme le garant de la continuité du bon fonctionnement technologique, éthique et organisationnel du dispositif.
Conclusion
29Sur la scène politique et médiatique, la télémédecine est très souvent présentée comme un remède aux problèmes liés aux « déserts médicaux », notamment en milieu rural, et comme un nouveau modèle d’organisation des soins au niveau des territoires de santé, dans un contexte de rationalisation des dépenses (Lasbordes, 2009 ; Suarez, 2002). Les dispositifs réglementaires récents et les incitations en provenance de l’Agence des systèmes d’information partagée de santé (ASIP Santé) visent à développer la télémédecine dans les prochaines années. Nous avons étudié les impacts de l’une de ses applications, la téléconsultation, sur les pratiques professionnelles, afin de savoir dans quelle mesure sa mise en place nécessite l’intervention d’un médecin spécialiste en télémédecine. Basée sur l’observation des téléconsultations menées entre les spécialistes de l’hôpital requis (l’HEGP) et les services d’un hôpital gériatrique (VGP), notre analyse indique que la délégation des tâches qui s’impose dans la grande majorité des téléconsultations bouleverse les rapports entre les professionnels du soin (qu’ils soient membres de l’équipe médicale ou paramédicale). Lorsqu’elle est possible, la délégation des tâches du spécialiste à un médecin ou à un soignant de l’hôpital requérant (VGP) pose la question de la confiance, du jugement et de l’acceptabilité, outre la question de la responsabilité. Une telle délégation demeure susceptible de modifier la hiérarchie professionnelle, en tant qu’elle fait intervenir des soignants auxquels les actes de diagnostic clinique ne sont habituellement pas confiés. Autrement dit, cette délégation modifie en profondeur les relations entre professionnels de santé. Ainsi, la télémédecine conduit à des démarches de coopération interprofessionnelle, telles qu’elles ont été récemment autorisées et encadrées par la loi HPST [11] et qui demandent l’élaboration de protocoles précis. La téléconsultation modifie également la relation patient/médecin, sujet que nous n’avons pas abordé dans cet article, mais qui mérite d’être approfondi, particulièrement en ce qui concerne les patients âgés, souvent déficitaires sur le plan cognitif.
30La situation étudiée révèle que l’intervention, à temps plein, d’un praticien ayant de l’expérience en matière de télémédecine a facilité, sinon permis, la mise en place du dispositif, l’adhésion des utilisateurs et, finalement, son utilisation de façon autonome. David, Midy et Moisdon (2003) ont montré comment l’absence de gestion de projet peut avoir des conséquences dommageables en matière de télémédecine dans la mesure où une telle innovation recouvre des enjeux transversaux. Dans cette expérimentation, un médecin dédié a assuré la coordination des acteurs tout en étant à l’écoute de leurs besoins et en adaptant en conséquence le dispositif dans son ensemble.
31Le rôle de médecin coordonnateur assurant le déploiement de la télémédecine a été observé dans d’autres situations [12]. Nous faisons l’hypothèse que la légitimité du coordonnateur ne peut être assurée que s’il se situe à des niveaux de hiérarchie et de compétences comparables à ceux des acteurs. La connaissance de la clinique et, particulièrement, la capacité à définir les limites de la délégation de tâches ainsi que son insertion dans les réseaux des professionnels de santé le positionnent en tant que médecin. Le coordonnateur doit également disposer de savoirs et de savoir-faire en matière de télémédecine, c’est-à-dire de compétences techniques lui permettant d’interagir avec les acteurs, industriels ou institutionnels, du monde de l’information et de la communication. Il doit être aussi capable d’énoncer et de faire appliquer les règles juridiques et éthiques relatives à la pratique de la télémédecine et de veiller au respect de la confidentialité et de la sécurité des données. Ce n’est que lorsque les normes ont été établies que le médecin coordonnateur a pu ultérieurement déléguer une partie de ses fonctions vers une assistante en télémédecine pour assurer les tâches quotidiennes d’ordre technique et organisationnel.
32Ces observations, qui portent à la fois sur la transformation des pratiques professionnelles et la nécessité d’un médecin coordonnateur pour les encadrer et faciliter leur apprentissage, posent la question de la formation en matière de télémédecine. La formation des professionnels de santé à la télémédecine est rendue obligatoire par le décret du 19 octobre 2010 relatif à la télémédecine qui indique que « les professionnels de santé et psychologues participant aux activités de télémédecine ont la formation aux compétences techniques requises pour l’utilisation des dispositifs correspondants ». À cet égard, nos observations plaident pour un cadre pluridisciplinaire de formation englobant non seulement les aspects techniques, mais aussi toutes les autres dimensions (cliniques et déontologiques, organisationnelles, sociales, juridiques et éthiques) de la télémédecine. Dès 2011, des formations initiées par l’équipe Télégéria seront mises en place avec l’objectif d’accompagner le déploiement de la télémédecine sur les territoires de santé et de transmettre des savoir-faire professionnels. Des organismes privés de formation postuniversitaire sont en train de s’emparer de la télémédecine. Encore conviendra-t-il de s’assurer que ses différents aspects sont bien pris en compte. L’apprentissage des nouvelles pratiques devra aussi être intégré aux cursus universitaires initiaux des professionnels de santé (Suarez, 2002), ainsi que deux récents rapports l’ont recommandé (Simon et Acker, 2008, Lasbordes, 2009). Cela suppose qu’auparavant le métier de « télémédecin » – et celui d’« assistant en télémédecine » – donne lieu à une qualification professionnelle afin d’assurer le développement de la télémédecine et son enseignement universitaire. Le cadre pluridisciplinaire de la formation à ce nouveau métier, qui demande des compétences de natures diverses, reste à construire.
Notes
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Laurence Esterle, directrice de recherche à l’INSERM et chercheur au CERMES3.
Pierre Espinoza, praticien hospitalier et responsable du dispositif de téléconsultations Télégéria.
Alexandre Mathieu-Fritz, maître de conférences à l’université Paris-Est - Marne-la-Vallée et chercheur au LATTS. -
[1]
Décret n° 2010-1229 du 19 octobre 2010 relatif à la télémédecine.
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[2]
Un cinquième usage concerne la régulation médicale, notamment pour la permanence des soins et les urgences.
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[3]
Selon la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dans son communiqué de presse du 27 octobre 2010 et le Conseil national de l’Ordre des médecins dans son communiqué de presse du 21 octobre 2010.
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[4]
Voir « Télémédecine : une étape décisive franchie à l’hôpital européen Georges-Pompidou », par P. Espinoza, Technologies @Innovations hospitalières, 2010, 8, p. 12. Voir aussi le site : www.telegeria.fr.
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[5]
De façon plus secondaire, nous nous sommes appuyés sur les travaux menés par Lorenza Mondada sur la téléchirurgie (2004) et les pratiques liées à l’utilisation de la visioconférence (2007).
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[6]
L. Esterle et A. Mathieu-Fritz, recherche en cours.
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[7]
Docteur P. Espinoza.
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[8]
L. Esterle et A. Mathieu-Fritz, recherche en cours.
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[9]
Cette étude a bénéficié de financements de l’Institut francilien recherche, innovation et société (IFRIS). Elle a été permise grâce au soutien et à la coopération des équipes médicales, notamment des docteurs Jean Laudet, Nicole Okra, Franck Lebourgeois (VGP) et du professeur Olivier Saint-Jean (HEGP).
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[10]
Il s’agit, au cours d’un examen clinique, de mouvements imposés au patient par une force extérieure, par exemple les mains du médecin.
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[11]
Article L. 4011-1 du Code de la santé publique.
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[12]
Ainsi au Groupement de coopération sanitaire (GCS) e-santé Picardie, où un directeur médical assure cette fonction (L. Esterle et A. Mathieu-Fritz, recherche en cours).