1Ce numéro de la RFAS traite du métier de médecin et de la profession médicale. Il rassemble des contributions de chercheurs en sciences sociales et en services de santé qui font le point des connaissances et des récentes recherches sur les conditions d’exercice de la médecine en France et dans les pays riches, ainsi que sur leurs conséquences sur les systèmes de soins et les politiques de santé.
2L’exercice de la médecine subit, depuis la fin des années quatre-vingt, de profondes mutations, et la profession médicale se perçoit et est souvent décrite comme « en crise », marquée par le découragement et une certaine perte de prestige. Cette perception, comme souvent, est sans doute exagérée : par exemple, il n’y a pas de réelle crise quantitative des vocations (les numerus clausus continuent à fonctionner, ce qui montre qu’il y a plus de candidats que d’élus), et il serait hasardeux d’affirmer que la situation objective des médecins s’est dégradée, en tout cas plus que celle d’autres corps professionnels. En outre, la médecine se caractérise, depuis 1945 tout au moins, par le progrès technique et des changements rapides et spectaculaires du contenu du métier. Cependant, alors que dans les années soixante et soixante-dix ces changements étaient encore vécus positivement, comme un progrès justement et non comme une « crise », la décennie quatre-vingt s’accompagne d’une rupture de ce point de vue : le « prestige » social et la perception subjective du bien-être et de la satisfaction d’exercer le métier de médecin déclinent [1], et l’innovation technologique n’est plus uniformément considérée comme un « progrès » par les médecins, mais aussi comme une menace. Géraldine Bloy, dans une des contributions de ce numéro, montre ainsi que le segment particulier de la profession en charge des soins de premiers recours est touché par le syndrome de la rétention problématique de ces membres, jusqu’ici typique de la profession infirmière : elle analyse, sur la base d’interviews approfondies avec des spécialistes de médecine générale quelques années après la fin de leurs études, les raisons poussant un nombre non négligeable d’entre eux à abandonner leur spécialité.
3Les articles dans ce numéro ne traitent pas principalement de cette rupture historique et de ses causes possibles et se concentrent plutôt sur le métier de médecin et son environnement aujourd’hui. Néanmoins, les recherches présentées s’articulent autour des deux principaux facteurs de la rupture du lien entre changement technologique et bien-être de la profession médicale : la nature de l’innovation elle-même (plus souvent incrémentale et organisationnelle) et l’action du régulateur (de plus en plus soucieux d’améliorer l’efficience d’un secteur représentant une part croissante de la richesse nationale).
4Trois articles traitent des relations entre innovation et métier de médecin et mettent en évidence les problèmes liés au fait que l’innovation technologique ne consiste plus seulement en la mise au point du remède miracle traitant une maladie autrefois mortelle ou gravement invalidante, mais relève de plus en plus souvent de changements organisationnels sans effet directement observable sur la santé du patient individuel. Par exemple, la téléconsultation améliore sans doute le diagnostic et, indirectement, la santé du patient moyen, ainsi que son confort (en limitant ses déplacements), mais elle suppose aussi une redéfinition des rôles des médecins hospitaliers, ce qui peut être vécu comme une menace et une remise en question professionnelle (Esterle et al.). De la même manière, les progrès importants en matière de diagnostic précoce de maladies au stade asymptomatique peuvent éventuellement améliorer la prise en charge de futurs malades, et donc leur santé, mais confrontent les médecins aux difficiles problèmes de l’annonce à des parents d’un diagnostic lourd pour leur enfant nouveau-né, concernant en outre une maladie sans traitement efficace connu ; un article traite de ce problème à travers le cas du diagnostic de la mucoviscidose (Langeard et al.). Enfin, dans le secteur chirurgical, l’innovation principale des dernières années relève des techniques d’anesthésie, ce qui, une fois encore, améliore potentiellement et indirectement la santé des patients, mais pose des problèmes de réorganisation et de renégociation des rôles au sein des professions médicales (Bercot et al.).
5Cinq articles traitent des relations entre médecins et régulateurs (le tiers payeur). De manière intéressante, alors que les études sur l’innovation s’appuient sur des recherches auprès des spécialistes à l’hôpital, celles concernant les relations au régulateur portent majoritairement (trois sur cinq) sur les généralistes.
6Deux articles font le point sur les rémunérations des généralistes :
- Le premier (Barlet et al.), à partir d’une exploitation d’une enquête originale représentative de la population des généralistes, permet de savoir ce que pensent les médecins des modes de paiement possibles de leur activité (à l’acte, à la performance, au temps passé) et, surtout, de dégager des typologies de médecins qui opteraient pour les différents types de paiement.
- Le second article (Dormont et Samson) propose un point des connaissances sur les relations entre densité médicale, numerus clausus et activité des médecins généralistes en France. Il permet de mieux comprendre les évolutions des revenus entre différentes cohortes de médecins généralistes et tord le cou à un certain nombre de mythes sur le sujet.
7Le régulateur ne fait pas que rémunérer les médecins, cependant, il peut aussi influencer le contenu du métier ou le temps de travail. Dans ces deux cas de figure, les relations sont moins conflictuelles et peuvent même donner lieu à des collaborations fructueuses : en participant activement aux campagnes de dépistage de masse des cancers, les radiologues ont ainsi contribué à changer la façon dont ils étaient perçus par la population et le régulateur (Jacques et Penchaud). Dans le cas de la réduction du temps de travail à l’hôpital (imposée par une directive européenne), les régulateurs nationaux ont su faire preuve de souplesse pour transcrire la directive dans leur droit national tout en tenant compte des spécificités de l’organisation des soins dans chaque système de santé (Clavier et al.).
8Enfin, malgré la rupture des années quatre-vingt, tout changement n’est pas vécu comme un traumatisme par les médecins, et la profession sait aussi s’adapter activement aux transformations de son environnement. Le numéro présente ainsi une revue de littérature (principalement fondée sur des sources britanniques et américaines) sur les attendus des pratiques de groupe en médecine générale et la fin du modèle du généraliste isolé (Mousquès), ainsi qu’une description qualitative d’un type de médecins promoteurs d’innovations organisationnelles radicales (Monneraud).
9Quatre contributions plus descriptives complètent ces articles scientifiques :
- Une description des évolutions sur la longue durée de la démographie médicale (composition et évolution de la population active des médecins) (Lévy).
- Une description de l’opinion des médecins ambulatoires [2] sur leur métier (Paraponaris et al.).
- Une note sur l’environnement juridique de la profession médicale en France, environnement comparé à celui des autres professions libérales (Aynaud et Picard).
- Une note de lecture sur l’ouvrage dirigé par Géraldine Bloy et François-Xavier Schweyer, Singuliers généralistes.
Notes
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[*]
McMaster University (Canada).
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[1]
Au Royaume-Uni, cette perception est mesurée sur longue période et James Le Fanu documente une détérioration marquée depuis la fin des années soixante (Le Fanu J. (2000), The Rise and Fall of Modern Medicine, New York, Carroll and Graf.
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[2]
Dans le jargon du système de santé, la médecine ambulatoire s’occupe de patients qui peuvent encore marcher, par opposition à la « clinique » qui traite, comme son étymologie l’indique, des patients au lit.
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[3]
Disponibles sur le site http://www.sante.gouv.fr/programmation-2011-2012-et-appels-a-contributions.html.