CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce livre [1] regroupe vingt-deux chapitres et une introduction, traitant de vingt-deux aspects différents de la sociologie de la profession de médecin généraliste, c’est-à-dire du groupe constitué des diplômés de médecine générale prodiguant des soins de premier recours (en France). Tous les diplômés ne prodiguent pas des soins, ni des soins de premier recours (d’après le chapitre 2 du livre, 31 % des diplômés de médecine générale travaillent en hôpital ou comme salariés de la bureaucratie médicale), tous ceux prodiguant ces soins ne sont pas diplômés de médecine générale.

2Avant d’entrer dans la présentation des chapitres du livre, je livre ici mon interprétation personnelle, fondée sur les arguments développés dans l’introduction, de la question suivante : pourquoi les sociologues s’intéressent-ils aux médecins généralistes ? Ces derniers occupent une position ambiguë au sein de la profession médicale : être le premier recours peut signifier à la fois une mission de mentor du patient, être celui qui, parce qu’il connaît les patients sur le long terme et dispose du savoir technique pour identifier leurs besoins, peut les orienter dans le système de soins ; c’est une position aussi importante que celle du spécialiste (et qui peut même conférer plus de pouvoir). Mais être premier recours peut aussi signifier que l’on exerce une simple fonction de standardiste qui se contente de mettre en relation par l’action d’un truchement technique simple ; il s’agit alors d’une position peu valorisée, voire perçue comme un obstacle entre demande et offre de vrais soins. Il est donc important de comprendre la signification de cette position de premier recours dans le système de soins, une entreprise pour laquelle la sociologie est particulièrement bien outillée.

3L’introduction commence fort justement par préciser ce que font les sociologues quand ils analysent une profession : une profession est une institution sociale visant à garantir l’autonomie d’un groupe d’individus par rapport à l’État et à des organisations économiques (comme des entreprises) [2]. La sociologie des professions peut être fonctionnaliste (Parsons) [3] : la profession joue un rôle positif dans le bien-être des individus et se voit récompensée, et protégée [4], pour cela, par une forte autonomie ; elle peut aussi être critique (Freidson [5] : la profession est utilisée par ses membres pour se constituer des rentes de monopole et constitue de ce fait un terrain d’affrontements et de recomposition permanents). Enfin, une profession ne se définit et construit que par son contenu technique (scientifique dans le cas de la médecine), et subit de ce fait une évolution permanente.

4Les travaux de ce volume ont donc pour objet une institution sociale participant à l’ordre social (à la fois au bien-être et à la préservation du statu quo). En outre, il s’agit de sociologie empirique, et les travaux s’appuient donc sur un « terrain » qui est une démarche pour observer/capturer les « pratiques » et les « représentations » des individus composant l’institution, traités donc comme sujets intelligents (capables d’autoréflexion sur leur pratique et leur groupe). Au total, ma lecture de cette introduction est que le postulat d’intelligence du sujet me semble être aux sociologues de ce volume ce que celui de rationalité serait à des économistes.

5Le premier chapitre (G. Bloy) précise tout d’abord qu’il n’est pas certain que les médecins généralistes constituent bien un groupe professionnel au sens que les sociologues donnent à ce terme, mais plutôt une province de la profession médicale. En effet, parmi les médecins, les généralistes sont à la fois les plus attachés à l’autonomie professionnelle (sous sa forme dite « libérale » en France, c’est-à-dire en fait individuelle) et les plus éloignés des leviers de contrôle et des justifications sociales de cette autonomie (respectivement l’université et l’hôpital au sein duquel se pratique la médecine scientifique). Il me semble que la médecine générale doit s’analyser selon la grille élaborée par Freidson plutôt que celle de Parsons : le groupe est aux marges du monde médical, il en défend ardemment les frontières (par exemple, bien que potentiellement bénéficiaires de formes alternatives au paiement à l’acte, les généralistes ne parviennent pas vraiment à l’abandonner), mais vit loin des centres de décision et n’a pas d’influence sur les dynamiques de la profession médicale en général. G. Bloy est toutefois optimiste quant à l’avenir des généralistes au sein de la profession médicale : selon elle, l’approche holistique leur fournira une compétence spécifique (celle du médecin traitant), un rôle, voire un pouvoir institutionnel, et la spécialité académique reconnue leur fournira une entrée à l’université. Les travaux relatés dans le livre incitent cependant à moins d’optimisme.

6Trois thèmes majeurs peuvent être retenus à travers les chapitres : le rôle ambigu et segmenté des généralistes (tous ne font pas la même chose), la dévalorisation par rapport aux spécialistes et le sentiment de s’éloigner du statut « libéral ».

Rôle ambigu et segmentation

7De nombreux chapitres montrent le caractère segmenté de la profession, ou comment les généralistes abordent leur métier de façons très différentes. Selon F.-X. Schweyer (chapitre 3), on peut distinguer quatre grands types de médecins généralistes, selon leur volonté de prendre en compte le patient dans son ensemble. On distingue ainsi le médecin de famille, puis le médecin guide, qui prend en compte le psychologique, puis le médecin total, qui prend en compte le vécu social, et enfin le médecin de la cité, qui prend aussi en compte l’environnement.

Première segmentation : courtier ou coordinateur ?

8La segmentation résulte de la transition épidémiologique. Les deux changements principaux sont : d’une part, la part croissante du chronique et de la dépendance parmi les patients (ce qui exige de faire moins de strictement médical et plus de « social »), d’autre part, l’émergence plus ou moins formalisée d’une fonction de prise en charge globale du soin plutôt qu’une série de prestations de services cliniques indépendants. Ces deux évolutions ont pour conséquence principale la disparition du colloque singulier comme lieu privilégié de l’exercice de la médecine de famille.

9Les chapitres 11 (S. Pennec) et 12 (G. Fernandez et G. Levasseur) proposent une synthèse de plusieurs recherches sur les médecins confrontés à des patients dépendants, qui suggèrent deux stratégies extrêmes possibles pour les médecins généralistes : soit accepter l’évolution et faire de la médecine générale une médecine de service, ou bien tenter de résister et se transformer en spécialiste de la pathologie liée à la dépendance. Dans le premier cas, le généraliste considère que son apport spécifique est sa connaissance du patient sur le long terme et se voit comme un « courtier » (le terme n’est pas employé par S. Pennec mais correspond parfaitement à sa description) en soins entre les différents acteurs gravitant autour de la prise en charge du patient ; ce premier cas se décline en une version « traditionnelle » (le généraliste s’appuie alors essentiellement sur les infirmières du secteur et la famille du patient) et une version « moderne » dans laquelle le généraliste élargit aux travailleurs sociaux le champ des intervenants qu’il fait travailler ensemble (cette modalité est le fait de généralistes plus jeunes et formés à la gérontologie). Dans le deuxième cas, le médecin généraliste pense que son rôle principal est plutôt de veiller à la cohérence clinique des soins prodigués par plusieurs spécialistes (l’illustration principale étant de veiller aux interactions médicamenteuses), et de prodiguer une sorte de gestion de projet aux spécialistes, en se coupant volontairement de la sphère « sociale ». Ce qui manque au chapitre est une interprétation des conséquences de ces stratégies et rôles professionnels : assiste-t-on à une scission de la profession en deux sous-professions bien distinctes (qui auront un jour leurs institutions propres, leurs corpus de pratiques, voire leurs modes propres de recrutement) ou bien seulement à l’aménagement de niches de clientèles au sein d’un groupe professionnel restant pour l’essentiel inchangé ? Le rôle potentiel de la gérontologie comme spécialité de médecine générale axée sur le service est évoqué mais pas pleinement développé.

10Ces deux chapitres sont très intéressants car ils suggèrent que ces deux rôles (courtier et coordinateur), souvent présentés dans la littérature comme complémentaires et se développant en parallèle (par opposition à l’exercice de la médecine classique centrée sur le colloque singulier et la consultation), ne pourraient être tenus par la même personne dans le système de soins français. Ce qui soulève une intéressante question, non traitée dans l’ouvrage : quelle spécificité institutionnelle explique que le médecin de Kaiser [6] en Californie se voit comme courtier et coordinateur mais que le médecin français se voit comme courtier ou coordinateur ? Ce qui vient à l’esprit est l’absence de véritable pratique de groupe en France, ainsi que le maintien du paiement à l’acte comme mode unique de rémunération des médecins.

Segmentation = spécialisation ?

11Le chapitre 8 (A. Giami) aborde la question de la segmentation sous un angle différent et affronte la question des spécialisations sauvages. Comment les généralistes traitent-ils de la sexualité de leurs patients ? Certains généralistes évitent systématiquement de parler de sexualité avec leurs patients, d’autres acceptent mais la traitent de façon strictement « médicale » (physiologique), enfin un troisième groupe inclut les problèmes de sexualité dans le tableau clinique au nom d’une approche holistique de la médecine générale. A. Giami interprète ces différences de style comme des spécialisations informelles, mais cela n’est pas confirmé par son matériel d’enquête : les médecins du groupe 3 ne se voient pas comme des spécialistes de la sexualité (qui se concentreraient sur des symptômes de dysfonctionnements sexuels pour en comprendre l’étiologie), mais comme des généralistes qui conçoivent l’exercice de leur métier comme devant inclure les problèmes liés à la sexualité.

12Cette interprétation par la spécialisation soulève une question intéressante. Il semble que le concept de spécialisation soit confondu dans ce chapitre (et ailleurs dans l’ouvrage) avec celui d’outillage ou de protocole, ce qui est lié à l’ambiguïté du terme « spécialisation » – un ouvrier spécialisé est celui qui fait toujours la même tâche, suivant un protocole strict, mais qui peut la faire dans n’importe quel domaine ; un médecin spécialiste est celui qui connaît tous les protocoles et même au-delà dans un domaine restreint. Ce que A. Giami nomme « spécialisation informelle » est en fait une « protocolisation » (spécialisé et non pas spécialiste). Tout ce qu’on peut dire, c’est que si la médecine générale doit devenir un jour une spécialité (au sens de corpus scientifique appréhendant un ensemble de symptômes unifiés par une étiologie) elle le devra sans doute aux médecins du groupe 3, les holistiques, et au concept de troubles psychosociaux. Le médecin de famille est, de fait, le seul qui peut observer, dans son cabinet en médecine de ville, ces troubles psychosociaux sur un assez grand nombre de cas pour fonder une étiologie statistique. L’autre avenir de la médecine générale, tout aussi noble, est de devenir la science de l’évaluation du risque en situation ouverte (à la Braun, cf. Rosowsky [7]), ce qui n’est pas une spécialité académique, suppose certainement une protocolisation, mais ne se réduit pas à devenir « spécialisé » au sens de protocolisé, car il faut construire une aptitude au jugement sur la base du protocole d’examen.

Dévalorisation

13Un généraliste travaille trente et un ans s’il a une carrière complète – mais 10 % arrêtent avant huit ans et 20 % avant dix-huit ans (chapitre 2, F.-X. Schweyer). Il y a donc un problème de rétention, ce qui renvoie évidemment au caractère paradoxal de la profession : on peut penser qu’une profession prestigieuse et sûre de son fait n’a pas de problème de rétention puisqu’elle confère une rente de monopole et un prestige certain, voire du pouvoir. Ce problème de rétention peut être lié aux conditions de travail : les généralistes se plaignent de la pression de la demande et des contraintes économiques pesant sur leur activité. Un médecin généraliste déclare travailler 57 heures par semaine, réalise environ 6 000 actes (consultations et visites) par an (donc environ 128 actes par semaine, soit 2,25 actes de l’heure), et 78 % des actes se terminent par une prescription médicamenteuse, ce qui génère de la frustration chez certains.

Dévalorisation = paupérisation ?

14La « dévalorisation » d’une profession passe souvent par des marqueurs matériels, notamment le revenu. Il est dommage que le chapitre 4 (G. Bloy) sur les revenus des généralistes, par ailleurs très utile (et discuté ci-dessous dans la section sur la fonctionnarisation), ne propose pas d’analyse sociologique sur les perceptions par les médecins ou l’opinion du caractère juste, mérité, non soutenable, etc., des revenus et du tarif de rémunération des médecins, ni sur le lien entre rémunération et statut ou prestige (ressenti ou mesuré objectivement à travers des enquêtes sur les positions de pouvoir, électif ou autre, détenues par les médecins). On ne trouve rien non plus, à part une brève mention liminale, sur l’évolution (ou la permanence) dans le temps de la perception par les médecins d’un déclin de leur rémunération (la paupérisation) : celle-ci est-elle réellement une constante, un simple effet de discours sans importance, ou bien varie-t-elle avec certaines conditions objectives de la pratique du métier de médecin, voire avec certaines caractéristiques objectives du médecin (sexe, âge, génération, etc.) ?

Dévalorisation = féminisation ?

15Un aspect souvent cité à l’appui de la thèse de la dévalorisation du statut de généraliste est la féminisation de la profession. Le chapitre 19 (G. Bloy) analyse tout d’abord, à travers une observation qualitative de stages chez les praticiens, les raisons qui poussent les étudiantes à privilégier la médecine générale (à rang donné, leurs préférences pour la médecine générale sont nettement plus fortes que celles des étudiants) : intériorisation du statut dominé de la médecine générale par rapport aux spécialités médicales ou chirurgicales, plus grande latitude à refuser la réussite professionnelle et les hiérarchies traditionnelles comme unique critère de réussite (un homme doit gagner plus d’argent et faire ses choix en conséquence), difficulté à articuler travail et vie familiale en milieu hospitalier, et attrait positif pour la médecine relationnelle par opposition à la médecine scientifique et centrée sur l’organe. L’analyse part du constat que « le stage se passe mieux avec les étudiantes » (moins de discours négatifs des stagiaires et des maîtres de stage), ce qui semblerait indiquer à la fois que les étudiantes font effectivement plus la médecine générale par choix (les garçons ont plus de chances de le faire à la suite d’un échec ressenti ou objectif) et qu’elles sont considérées comme plus aptes (du fait d’un stéréotype intégré par les généralistes masculins selon lequel les compétences requises sont de nature relationnelle, donc « féminines »). Au total, ces entretiens et observations révèlent la persistance des normes et préjugés selon lesquels l’homme est tenu de « réussir » et d’occuper un métier prenant et rémunérateur, alors que la femme est supposée seule responsable de l’organisation de la vie familiale et « peut » (ou doit) donc se contenter d’un métier moins prestigieux et moins rémunérateur.

16Cela n’explique cependant pas vraiment pourquoi les étudiantes préfèrent elles aussi la médecine générale au statut de spécialistes salariées, qui correspondent mieux à cet « idéal ». Il est dommage que ce point n’ait pas du tout été abordé lors des entretiens.

Statut libéral et fonctionnarisation

17La moitié des généralistes exerçant en ville le font en cabinet de groupe, ce qui contredit l’image de praticien indépendant du modèle dit « libéral » (individualiste). Cependant, ces groupes sont le plus souvent des mises en commun de moyens, les honoraires restant perçus individuellement, et ils ne remettent donc pas en cause le caractère individualiste de l’exercice quotidien.

18De même, il est montré dans le chapitre 4 (G. Bloy) que la symbolique de la profession libérale l’emporte sur les intérêts immédiats : pour maintenir la fiction d’une profession libérale, les syndicats de généralistes s’interdisent toute négociation avec les pouvoirs publics qui reposerait sur le principe de la politique des revenus. En effet, cela pourrait impliquer l’idée que les médecins travaillent pour une mission de service public sous le contrôle des caisses ou de l’État et pourrait entraîner concrètement un contrôle de la qualité du service rendu par des institutions extérieures à la profession. La fiction entretenue est celle d’un marché dans lequel le tarif de l’acte jouerait le rôle de prix d’équilibre. G. Bloy montre alors comment la profession et ses représentants défendent les revenus sans jamais en parler : les négociations tarifaires portent sur l’art de concéder des « bonnes pratiques » qui devraient de toute façon être pratiquées par les médecins en échange de revalorisation des tarifs, les troupes sont appelées à jouer un rôle important en tarifant « en marge de la loi » au tarif de spécialiste pour tester la réponse juridique.

19Cette fiction libérale a des conséquences négatives sur les médecins et l’exercice de la médecine en France, comme le montre le stimulant chapitre 6 (S. Rosman), qui examine les comportements de prescription sur la base d’une comparaison entre la France et les Pays-Bas. Son analyse des discours et pratiques dévoile une différence de logique liée à l’existence de l’avance de frais en France (alors que les patients néerlandais ne payent rien au moment de la visite) : comme le médecin français doit attendre un paiement de la part de son patient, il se sent prisonnier d’une relation commerciale et trouve plus simple ou honnête de délivrer quelque chose de tangible pour que le patient « en ait pour son argent ». Le médecin néerlandais peut aussi prescrire de manière non totalement justifiée mais il vivra cela comme un échec ou une facilité qu’il s’accorde quand il est fatigué ou qu’il y a trop de patients [8].

20S’il reste fort symboliquement, le statut libéral est pourtant menacé par les évolutions de la profession. Le chapitre 16 (F.-X. Schweyer) dresse un bilan de l’effet de l’émergence de réseaux médicaux sur la profession de médecin généraliste – les premiers réseaux (sida) étaient « militants » et voulaient à la fois « intégrer » et « modifier » les rapports entre professionnels de soins ; les réseaux des années 2000 sont plus institutionnels et reposent sur un concept de contrat remettant potentiellement en cause l’autonomie professionnelle des producteurs de soins en général et du généraliste en particulier. L’auteur insiste, avec raison, sur le fait que toute organisation en réseau remet en question la primauté du colloque singulier (il s’agit même d’une raison d’être du réseau), attaquant de ce fait l’autonomie professionnelle du généraliste plus que celle d’autres professions de santé ; de même, le réseau fait émerger une sorte d’obligation de résultat (la « maintenance » de la santé pour reprendre le langage en vigueur aux USA) se substituant à la traditionnelle logique de moyens (des consultations, des visites, des diagnostics) de la médecine générale. F.-X. Schweyer note que les réseaux se sont principalement développés autour de maladies particulières, renforçant une spécialisation de la médecine et pouvant être vécus comme une mise à l’écart des généralistes (il y a quand même des réseaux généralistes autour de la dépendance et des soins palliatifs, mais peu de réseaux de soins primaires en zones rurales par exemple, alors que l’organisation en réseau pourrait apporter du soutien logistique dans de telles zones en relativement faible densité). Au total, les généralistes n’ont pas montré d’enthousiasme pour les réseaux, ce qui révèle en creux que la profession de généraliste en France n’est pas celle de « spécialiste de soins primaires » ou « de première ligne » mais se voit encore comme celle de médecin de famille, éventuellement coordinateur, mais pas membre de l’équipe. Le paradoxe noté par l’auteur est que la plupart des éléments prônés par les réseaux (rémunérations forfaitaires, évaluation, émergence d’une obligation de résultat sur un produit « santé ») diffusent dans l’exercice individuel de la profession ; malgré leur opposition au réseau et leur position hors réseau, les généralistes vont devoir s’adapter à des relations contractuelles menaçant leur autonomie professionnelle. L’auteur ne le dit pas, mais on se dit que les généralistes qui ont intégré des réseaux les premiers seront ceux qui tireront le mieux leur autonomie du jeu (d’autant que, dans les années 2000-2005, ils ont bénéficié d’encouragements qualitatifs et financiers de la part de pouvoirs publics soucieux de faire émerger de nouvelles formes d’exercice et ont donc pu engranger un certain nombre d’avantages sur la ligne de départ – il y a peut-être là l’émergence d’une catégorie de généralistes qui se vivent plus comme des entrepreneurs que la moyenne).

21Le chapitre 20 (N. Lapeyre et M. Robelet) montre aussi que la féminisation, si elle ne signifie pas nécessairement une dévalorisation, témoigne d’une « fonctionnarisation [9] » du métier de généraliste. Les auteurs disent aborder l’argument de la dévalorisation causée par la féminisation, mais le chapitre n’apporte pas vraiment de réponse à cette question (qui, à vrai dire, est difficile à examiner : il faudrait prouver un lien causal entre l’augmentation de la proportion de femmes dans une catégorie d’exercice et l’augmentation moindre de la rémunération unitaire, par exemple la valeur de l’acte négociée lors des conventions, par rapport aux autres catégories d’exercice). En revanche, il montre clairement que la féminisation forte de la médecine libérale s’accompagne d’un éloignement du modèle libéral pur. Le monopole d’exercice, la socialisation de la demande et la faible variabilité laissée aux prix (fermeture du secteur 2), plus la standardisation académique des carrières liées au concours unique, ont fait que les carrières de généralistes ressemblent de plus en plus à celles de cadres salariées, voire de cadres de la fonction publique (ce qui permet aux femmes généralistes de concilier travail et famille plus facilement que dans le modèle traditionnel du médecin de famille aux horaires élastiques). En effet, dans la carrière libérale typique, l’informel old boys et l’investissement individuel comptent énormément, alors que la carrière salariée (et plus encore publique) suit des règles « objectives » et standardisées, propices aux étalements et gestions de carrière (donc aux conciliations travail et famille). En gros, la « féminisation » se traduit par l’effacement des carrières totalisantes (tout pour le travail) et l’émergence de carrières plus souples. Ce qui est intéressant, c’est que les hommes optant pour la médecine générale semblent eux aussi opter pour ces carrières souples. Ce qui peut s’expliquer de deux façons contradictoires mais pas exclusives (cela n’est pas dans le chapitre, je l’ajoute) : soit le taux horaire est faible (ou croît faiblement), à cause de la féminisation, ce qui suscite en retour une adaptation comportementale visant à compenser un moindre niveau de vie par une meilleure qualité de vie ; soit la féminisation a ouvert la voie et aidé des hommes autrefois contraints à des choix de carrières à donner plus d’importance à leur vie privée en choisissant la niche professionnelle modifiée par les femmes.

22Ce changement de statut apparaît clairement dans les transformations des modalités d’installation, étudiées par F.-X. Schweyer (chapitre 21). L’installation n’a plus le même sens (artisanal ou de compagnonnage) qu’auparavant : les jeunes généralistes ne veulent plus du modèle traditionnel du généraliste notable (modèle rural ou de petite ville) dévoué à sa clientèle et à son métier et confondant sa vie privée avec sa vie professionnelle. Le médecin de nouvelle génération cherche maintenant une occupation qui ressemble à celle d’un salarié, avec des horaires « normaux » et prévisibles et des capacités de mobilité, formation et variété dans le métier pour le rendre intéressant. La question des horaires est intéressante et traitée de manière parfois confuse dans le chapitre : les jeunes médecins affirment tous vouloir travailler de manière normale, ce qui signifie travailler moins que le généraliste standard des générations passées. Pourtant, les analyses statistiques (Dormont et Samson, 2009 [10]) indiquent que les cohortes les plus jeunes travaillent en moyenne plus que celles qui les précèdent immédiatement (en gros, le minimum est atteint pour les cohortes installées entre 1978 et 1985) – une manière simple de réconcilier les deux faits (volonté de travailler moins et moyenne de temps de travail en hausse) est que les cohortes nombreuses (avant l’effet du numerus clausus) sont composées de généralistes travaillant encore beaucoup, selon le modèle traditionnel, et d’autres travaillant peu, pas assez en tout cas par rapport à ce qu’ils voudraient gagner. Les généralistes des cohortes les plus récentes se situent finalement entre deux extrêmes : dans les cohortes précédentes, marquées par le modèle traditionnel, certains médecins travaillaient beaucoup, et d’autres très peu car « il y avait trop de médecins ». L’évolution est donc vers une standardisation de la durée du travail de généraliste.

23Autre élément saillant de cette transformation, le rachat de clientèle semble avoir disparu (faute de demande, certainement, et au détriment de l’offre) – F.-X. Schweyer interprète cela comme le résultat de la baisse de la densité depuis 1985 et le numerus clausus. Une autre explication possible est que les médecins veulent maintenant s’installer dans des zones (principalement les zones périurbaines) où le sortant a peu d’influence sur les choix des patients et ne peut donc efficacement menacer de ne pas transférer la clientèle. Ce modèle du rachat de clientèle semble plus fort en zone rurale ou en petite ville et sa disparition vient peut-être simplement d’un effet de structure (on s’installe moins dans les zones qui fonctionnent sur cette base) – comme le numerus clausus augmente à nouveau, on verra dans quelques années si le rachat de clientèle renaît de ses cendres ou bien s’il a définitivement disparu, signant ainsi une transformation sociologique forte et non une simple réponse aux contraintes économiques.

24On peut penser que le modèle sociologique a changé en profondeur du fait de la féminisation, non pas tellement de la profession médicale, mais surtout de la main-d’œuvre en général – le métier de généraliste « artisan-notable » supposait une épouse à la maison et ce modèle est devenu obsolète. Il manque dans ce livre une étude du degré de l’homogamie (importante) chez les médecins (et au sein des couples de médecins, de la situation respective dans la hiérarchie médicale des conjoints), ainsi que de la probabilité d’être marié avec un conjoint actif (médecin ou non). Enfin, la section politique discute abondamment de la liberté d’installation, tenue pour un élément de la pratique libérale. Cela me paraît discutable : la plupart des salariés peuvent travailler où bon leur semble (du moment qu’il existe une demande pour leur activité à l’endroit en question) et il ne viendrait à l’idée d’aucun gouvernement d’imposer à un jeune diplômé de travailler en zone rurale. La contrainte d’installation concerne uniquement les jeunes fonctionnaires, mais on peut être salarié sans être fonctionnaire.

25Enfin, un point non vraiment abordé dans le chapitre est celui de la position des syndicats ou instances représentatives par rapport au numerus clausus lui-même – les collèges médicaux demandent plus d’étudiants formés dans leurs disciplines, ce qui semble irrationnel au vu des résultats de Dormont et Samson (les cohortes nombreuses sont pénalisées). Le caractère rationnel d’une telle revendication ne peut se comprendre que dans une logique salariale sur fonds public : les syndicats de la fonction publique réclament plus souvent des effectifs en hausse qu’une augmentation des salaires, la raison en étant évidemment que leur influence politique prend de l’ampleur avec les effectifs mobilisables, mais pas avec la seconde. La fonctionnarisation de la médecine apparaîtrait ainsi dans ce changement d’attitude des syndicats de généralistes réclamant plus d’effectifs plutôt que plus de rémunérations.

Formation

26Parmi les vingt-deux chapitres, les trois traitant de la formation médicale (les 10 et 17, G. Bloy, et le 18, Y. Faure) reprennent et croisent les trois thèmes (segmentation, dévalorisation, fonctionnarisation) et permettent de dresser un tableau clair des enjeux et transformations en cours au sein du groupe professionnel, tout simplement parce que la question de la formation pose évidemment celle du contenu et de la position du métier et de la façon dont il est transmis aux nouvelles générations.

27Le chapitre 10 (G. Bloy) présente une étude des consultations simulées utilisées en faculté de médecine pour enseigner la médecine générale (ou évaluer les étudiants). Le chapitre montre deux choses intéressantes :

  • la médecine générale est quelque chose qu’on fait et non quelque chose qu’on peut entièrement décrire analytiquement, ce qui en montre le caractère holistique et complexe, mais aussi, par conséquent, partiellement subjectif (un art autant qu’une science) ;
  • la médecine générale souffre d’un complexe d’infériorité analytique et de manque d’objectivité fondée sur les preuves par rapport aux spécialités médicales enseignées à l’université – bien que la consultation simulée soit un moyen de faire comprendre aux étudiants le caractère holistique et hautement personnel de la médecine générale (et des aptitudes des médecins), les professeurs insistent sur le fait qu’il y a de l’objectif dans tout ça, du médical pur, et ne peuvent même pas nommer le relationnel (ils l’appellent « le reste »).
Le chapitre 17 (G. Bloy) sur les études de médecine générale part à mon sens trop vite sur ce qui distingue (voire oppose) enseignement de spécialité et enseignement de médecine générale, sans poser le problème plus général de l’enseignement de la médecine. Mais l’auteur reconnaît elle-même que la sociologie médicale française n’est pas très bien équipée scientifiquement pour comprendre la dynamique de reconnaissance d’une spécialité de généraliste : d’un côté, l’analyse interactionniste s’intéresse plus aux capacités d’adaptation des acteurs à l’environnement qu’aux changements de cet environnement et aux dynamiques collectives pouvant expliquer ces changements ; de l’autre, l’analyse structuraliste à la Bourdieu insiste sur la permanence des rapports de domination sous-jacents aux changements qualifiés de superficiels et néglige donc ces derniers.

28Il y a deux questions rarement abordées dans la littérature sur l’éducation médicale : qu’apprend-on exactement ? Et en quoi est-ce différent de ce qu’on apprend dans d’autres filières ?

29On a coutume de distinguer deux périodes dans l’enseignement universitaire : undergraduate studies (les premier et deuxième cycles en France) et graduate studies (étudiants à la maîtrise et au doctorat, le troisième cycle français). Dans la première période, l’enseignement universitaire traditionnel est « libéral » (décidément !) : il n’est pas censé offrir quoi que ce soit de pratique aux étudiants, quelque savoir qui pourrait être appliqué tel quel dans le monde du travail, mais plutôt un ensemble d’aptitudes et de méta-savoirs qui permettront ensuite à ces étudiants de s’adapter aux demandes du marché du travail. Dans la deuxième période, l’enseignement se transforme en apprentissage : l’étudiant apprend à faire de la recherche en participant aux projets de recherche de son « maître » et en le regardant faire. Dans les deux périodes (libéral et apprentissage), l’enseignement est dispensé par des professionnels liés à un département (donc à une discipline universitaire, biologie ou économie) et non par des praticiens liés à un secteur d’activité – l’étudiant en économie assiste à des cours d’économie de la santé présentant des théories élaborées par des chercheurs, les présentations par des économistes travaillant à des évaluations économiques pour le compte de compagnies pharmaceutiques n’étant proposées que comme illustrations annexes.

30Les études de médecine (ou de droit ou de commerce) ont vocation à être « appliquées » dès le début et utilisent les techniques de l’apprentissage plus que des arts libéraux – mais, en fait, le chapitre ne dit pas exactement ce qui est enseigné dans les facultés de médecine, ni quelle est la part des arts libéraux ou des connaissances académiques (mathématiques, philosophie) dans le contenu des enseignements et la sélection des étudiants. En première période, l’étudiant apprend à devenir un médecin (généraliste ?), en seconde période il devrait apprendre à devenir un chercheur en médecine (un spécialiste universitaire). Ce qui est bizarre en médecine, c’est que les « spécialistes appliqués » vont aussi passer par cette étape d’apprentissage de la recherche scientifique. Cela pouvait se comprendre quand les spécialistes étaient une infime minorité faisant effectivement de la recherche, ou bien encore pour les chirurgiens, dont on peut espérer une contribution à l’innovation pratique sinon à la recherche fondamentale dans leur vie professionnelle. Mais cela a certainement moins de sens aujourd’hui pour la formation des spécialistes de ville dont la plupart n’ont pas vocation à faire de la recherche. Le problème des études graduées en médecine ne se pose pas que dans le cas de la médecine générale, mais concerne aussi les spécialités non chirurgicales.

31L’allongement des durées d’étude, justifié par l’augmentation de la somme de connaissances génériques (biologie, physiologie, chimie) à ingurgiter dans la première période, pourrait se faire de manière très différente : au lieu d’études graduées en milieu hospitalo-universitaire, on pourrait imaginer un apprentissage des formes du métier à exercer (stages auprès de spécialistes), en alternance si nécessaire avec des enseignements fondamentaux de spécialisation, mais sans présence à l’hôpital (cela est surtout vrai dans les systèmes de santé faisant travailler des spécialistes en ambulatoire). Le modèle de l’internat généralisé aux futurs non chercheurs semble en fait contribuer à une autre facette de l’apprentissage, à savoir la fourniture de travail à bas prix (à l’hôpital, et non en stage auprès d’un confrère) en début de carrière fondé sur la promesse de profits substantiels plus tard, ce qui ne peut se comprendre que comme une manière de garantir des carrières longues et régler le problème de la rétention dans la carrière. Dans cette perspective, la volonté des généralistes d’accéder aux études graduées et de faire valider un internat en médecine générale se comprendrait comme un désir d’accéder aux rémunérations et profits des spécialistes en contrepartie d’une garantie de carrières longues et de taux de rétention élevés.

32Du reste, G. Bloy montre bien que la discipline « médecine générale » n’existe pas vraiment : elle se réduit à une pédagogie et ne perce pas véritablement en recherche (la recherche en médecine générale relève de véritables disciplines universitaires – médecine interne [11], épidémiologie et biostatistiques, ou sciences humaines, ou du regroupement disciplinaire des trois citées, connu sous le nom de health services research, et englobant parfois une sous-spécialité « soins primaires ». Cela n’a rien de rédhibitoire et on pourrait quand même imaginer une « spécialisation non universitaire » en médecine générale, comme il existe des spécialistes non universitaires en comptabilité publique ou internationale (en ce sens qu’il n’existe pas de doctorat en comptabilité).

33Le chapitre 18 (Y. Faure) tente d’utiliser les choix de spécialités après les épreuves classantes pour mesurer la valeur relative de la médecine générale par rapport aux autres occupations possibles. Les auteurs ont raison de dire que les critères souvent utilisés dans la littérature, comme le nombre de postes de généralistes non pourvus ou encore le fait que les derniers postes choisis sont majoritairement des postes de généralistes, ne signifient pas grand-chose. Une répartition équiprobable absolue avec surplus de postes de généralistes produirait exactement ce résultat (postes non pourvus en médecine générale seulement et derniers du classement exclusivement en médecine générale) : par exemple, avec 1 000 étudiants, trois spécialités et 1 100 postes, 250 en A, 250 en B et 600 en C, l’équiprobabilité conduit à saturer les 250 postes de A et B au 750e rang. Les 250 derniers prennent donc C (il ne reste que ça) et il reste mécaniquement 100 postes de C non pourvus.

34Ce qui manque dans ce chapitre, c’est une mesure alternative : comment utiliser les choix exprimés pour mesurer la valeur relative ? Tout d’abord, le protocole selon lequel les choix sont effectués n’est pas vraiment explicité, il est donc difficile de se faire une idée de ce qu’ils révèlent. Une méthode intéressante, fondée sur la comparaison par paires dans les cas dans lesquels l’étudiant a encore un choix, et appliquée par M. Vanderschelden (2007) [12] aux choix de 2006, est présentée en fin de chapitre et pas vraiment discutée alors qu’elle repose évidemment sur certaines conventions (ce qui n’est pas contestable, mais les conséquences sur le classement pourraient être évaluées et discutées) ; par exemple, doit-on considérer que, si j’ai le choix entre A dans la même université et B ailleurs et que je choisis A, j’ai vraiment exprimé une préférence pour A ou bien seulement pour l’université ? En outre, cette méthode repose sur l’idée que l’équiprobabilité est la situation de référence, ce qui est discutable puisque, par ailleurs, la demande en généralistes est bien supérieure à celle des autres spécialités. Si le prix payé par les demandeurs (les pouvoirs publics) était en relation avec cette demande supérieure, la médecine générale devrait être choisie avec une probabilité égale à la proportion de postes offerts en médecine générale dans le total offert. Le classement serait alors certainement plus sévère avec la médecine générale – pour dire les choses plus économiquement : la méthode de la DREES consiste à prendre en compte l’utilité pure des spécialités, indépendamment de leur prix, ce qui ne se justifie que si les demandes sont comparables.

35Quoi qu’il en soit, même cette méthode montre sans ambiguïté aucune que la médecine générale arrive derrière les spécialités médicales, les spécialités chirurgicales, l’anesthésie-réanimation et la pédiatrie et ne surpasse que les choix sans clinique, comme médecine du travail, santé publique et biologie médicale, et les spécialités de gynécologie et psychiatrie. L’interprétation des auteurs du chapitre selon laquelle la médecine générale est en milieu de classement semble difficilement acceptable. Cela est du reste confirmé par les justifications ex post données par les étudiants sur leurs choix, qui montrent que la médecine générale souffre d’être générale, c’est-à-dire centrée sur le patient et non sur l’organe. Les étudiants ont du mal à se passionner pour la médecine générale, alors qu’il leur semble légitime de s’intéresser académiquement au cœur, au cerveau ou aux cancers.

Conclusion

36Au total, il s’agit d’un livre très utile, composé de chapitres certes inégaux, un ouvrage qu’on peut lire dans son ensemble pour comprendre ce que font les sociologues quand ils étudient une profession (et pour avoir cette vue d’ensemble sur le groupe professionnel éventuellement formé par les médecins de premier recours en France), ou bien par chapitres, pour se faire une idée de tel ou tel aspect de la médecine générale aujourd’hui en France. Le lecteur trouvera des revues de littérature bien conduites, des études portant sur des terrains particuliers et originaux, et des interprétations visant à généraliser ces résultats en termes de politiques publiques. Il s’agit donc d’une mine de renseignements, d’un ouvrage qui contribuera certainement à l’enseignement de la sociologie médicale (ainsi qu’aux économistes ou autres spécialistes de la santé voulant connaître les résultats de la sociologie), ainsi qu’aux discussions en cours sur l’avenir de la médecine générale.

37Il subsiste trois points avec lesquels je suis en désaccord ou des sujets que j’aurais souhaité voir aborder, ce que je vais évoquer maintenant.

38– Le chapitre 3 (F.-X. Schweyer) dit qu’il n’y a pas d’effet de substitution entre temps de la consultation et probabilité de la prescription, mais cette conclusion est techniquement fausse : l’étude citée dans le chapitre fait état d’une corrélation positive entre durée de la consultation et probabilité de la prescription, mais cela est lié au fait que ces consultations longues sont pour des cas plus complexes. Donc, la corrélation n’est pas mesurée toutes choses (notamment la complexité) égales par ailleurs, et la substitution est en fait toujours possible (à complexité égale, les consultations plus longues peuvent donner lieu à moins de prescriptions), mais simplement pas observable étant donné le dispositif empirique.

39– Le sujet des rémunérations non officielles n’est abordé qu’au détour d’une note, pour dire qu’il est hautement risqué, mais le thème, pourtant plus anodin, des cadeaux et rémunérations symboliques de tout ordre n’est pas du tout abordé. Il est fort possible que le livre soit discret sur ces points parce qu’ils ne sont pas vraiment abordés dans la littérature sociologique (mais cela mériterait au moins un paragraphe : comment explique-t-on que les sociologues ne s’emparent pas de ces sujets ?), mais on a parfois l’impression en lisant le livre qu’il est écrit sous le regard des syndicats médicaux, comme si la fameuse proximité du sociologue/ ethnologue avec son sujet avait empêché d’aborder les questions qui fâchent et même, parfois, conduit à véhiculer le discours dominant chez les médecins sur la paupérisation.

40– L’absence de recours aux enquêtes d’opinion est surprenante dans un ouvrage sociologique (on passe des données objectives froides des économistes aux considérations chaudes des politistes sur les jeux d’acteurs, mais on ne connaît rien des perceptions, croyances et aspirations de ces acteurs ni de leurs déterminants). On dirait qu’une sorte d’oukase sur les sondages d’opinion pèse sur la sociologie française – certes l’opinion publique ou professionnelle est un objet social difficile à cerner et à manier, mais faire l’impasse sur les croyances, perceptions et attitudes des médecins dans un ouvrage de sociologie reste un pari un peu étrange.

41– Un point seulement mentionné passim dans le chapitre 19 de l’ouvrage est celui des « conférences d’internat » : alors que le principe de gratuité des études supérieures est difficile à remettre en cause brutalement en France, ces conférences, qui sont en fait des cours privés payants (et chers), représentent évidemment un moyen de « faire payer les études » et d’introduire des différences liées aux capacités à payer dans les études médicales. Ce système est d’autant plus néfaste qu’il n’est pas vraiment régulé (peut-être l’est-il plus que je ne le crois, mais une étude sociologique aurait pu nous l’apprendre) et, surtout, que les mêmes fournisseurs délivrent la qualité publique (accessible à tous gratuitement) et la qualité privée (payante). Il leur est donc loisible de manipuler la première pour rendre la seconde indispensable (faire des cours obligatoires incomplets ou mauvais pour empêcher ceux qui ne payent pas les conférences privées de réussir aux examens à moins d’être exceptionnellement doués), ce qui revient de fait à rendre les études de médecine payante à partir du troisième cycle. Au moins, les études commerciales suivent-elles une méthode plus claire et permettent-elles aux étudiants qui en ont besoin d’emprunter pour payer des frais connus de tous (il doit être plus difficile d’emprunter pour payer des cours privés).

Notes

  • [1]
    Cette note de lecture a été intégrée au dossier thématique compte tenu de son lien avec ce celui-ci.
  • [2]
    L’étymologie, non donnée dans le livre, est la suivante : le mot vient du latin « déclaration publique » et évoque donc le fait qu’un professionnel est quelqu’un qui se donne publiquement à une mission d’intérêt public. Du coup, il ne reçoit pas de paiement ou de salaire, mais un honoraire – en anglais, l’équivalent d’honoraire, fee, est encore plus explicite, car il se rattache à ce que payait le tenant pour occuper et travailler la terre du noble ; il ne s’agissait pas d’une location avec un bail car cela aurait supposé une transaction sur des choses, mais d’une reconnaissance personnelle adressée au propriétaire, donc un droit personnel. C’est pour cela que la profession est libérale, car elle ne peut être exercée que par un homme libre, donc non salarié, mais honoré par une reconnaissance pour l’usufruit de son talent – la note 1, page 60, fait référence au sens du mot honoraire mais pas véritablement à son étymologie.
  • [3]
    Cf. Parsons T. (1955), Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon.
  • [4]
    La protection vise à permettre aux médecins de faire le contraire de ce que voudraient les patients, pour leur bien. Les coiffeurs, qui fournissent aussi des services personnalisés à leurs clients, ne bénéficient pas d’une telle protection car ils n’œuvrent pour le bien-être de leurs clients qu’en satisfaisant leurs désirs.
  • [5]
    Cf. Freidson E. (1984), La profession médicale, Paris, Payot.
  • [6]
    Kaiser Permanente est un groupe médical couvrant plusieurs millions de personnes aux EUA et connu pour son efficience et une gestion du risque souvent citée en exemple.
  • [7]
    Cf. Rosowsky O., « L’observation de la pathologie en médecine générale, la casugraphie selon R.N. Braun. Le concept de “cas” dans la gestion du risque en situation diagnostique ouverte », contrat de recherche CRIINSERM, groupe IMAGE-ENSP.
  • [8]
    On apprend par exemple dans le chapitre 7 que certains médecins prescrivent des médicaments qu’ils savent inutiles, mais non dangereux, afin de mettre à l’épreuve la souffrance réelle du patient dans les cas de symptômes non confirmés par des marqueurs objectifs. Si le patient est « guéri » par le placebo, c’est que sa plainte n’était pas fondée.
  • [9]
    Le terme n’est pas dans le livre – je l’emploie ici comme un raccourci pour ce qui est décrit dans le chapitre, à savoir la volonté d’un travail aux horaires raisonnables et à la rémunération garantie par une convention publique.
  • [10]
    Dormont B., Samson A.-L. (2009), « Démographie médicale et carrières des médecins généralistes : les inégalités entre générations », Économie et Statistiques, n° 414, p. 3-30.
  • [11]
    La médecine interne, conçue à l’origine en creux, comme l’étude des cas sans diagnostic simple ou univoque, est devenue petit à petit la science des maladies systémiques, retrouvant ainsi l’ambition historique de la médecine générale au sens de « fondamentale » ou transdisciplinaire (une discipline étant égale à un organe ou un dysfonctionnement) et l’ambitieux projet bernardien (avec ses risques d’hégémonie biologique).
  • [12]
    Vanderschelden M. (2007), « Les affectations des étudiants en médecine à l’issue des épreuves classantes nationales en 2006 », Études et Résultats, n° 571, DREES.
Michel Grignon
Économiste de la santé, après avoir travaillé à l’IRDES (Paris) de 1997 à 2004, il est actuellement professeur associé à l’université McMaster (Ontario, Canada) et directeur du Centre for Health Economics and Policy Analysis (CHEPA). Ses recherches portent principalement sur l’assurance et l’accès aux soins, l’équité des systèmes de santé et le lien entre vieillissement de la population et système de santé
McMaster University (Canada)
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2011
https://doi.org/10.3917/rfas.112.0049
Pour citer cet article
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