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L’idée de justice d’Amartya Sen, Éditions Flammarion, collection « Documents et essais », 2010

1Amartya Sen a publié en 2009 un ouvrage intitulé The Idea of Justice, qu’il a dédié « À la mémoire de John Rawls ». La traduction française [1] est parue l’année suivante chez Flammarion.

2Si l’œuvre de Sen, dans son ensemble, est importante pour l’analyse économique – l’auteur a reçu le prix [2] de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en 1998 –, cet ouvrage mérite un examen particulier. Comme on le sait, Sen inspire beaucoup les rapports de la Banque mondiale sur le développement humain et l’indice du même nom (IDH), approche qui a fait de nombreux émules, y compris en France. Dans le dernier de ces rapports (2010), dont l’introduction est de Sen, figure cette présentation de l’ouvrage : « Le livre d’Amartya Sen, The Idea of Justice, est peut-être le plus important de ses récents ouvrages. Il y développe une critique incisive de l’idée dominante de la philosophie politique contemporaine, illustrée par l’affirmation de Rawls selon laquelle il est possible de s’accorder sur la définition d’une société équitable et des règles et des institutions qui lui sont associées. Sen soutient qu’il est impossible de parvenir à un accord parfait en raison des différences de vues entre des individus pourtant rationnels – mais, de façon bien plus cruciale, il affirme qu’un tel accord ne constitue pas non plus une condition nécessaire. Nous pouvons nous entendre sur le fait que certaines situations sont meilleures que d’autres. Nous pouvons identifier les injustices flagrantes que les individus et les sociétés doivent éliminer. Par conséquent, nous n’avons pas besoin de nous entendre sur la forme que pourrait prendre une société parfaitement juste, dès lors que ces principes nous fournissent des informations suffisantes pour réduire l’injustice : “ce qui tend à ‘enflammer les esprits’ au sein d’une humanité en souffrance ne peut que revêtir un intérêt immédiat pour la conception des politiques publiques et l’identification des injustices”. »

3De fait, l’ensemble de l’ouvrage repose sur l’explicitation par Sen de la distinction entre deux courants de la pensée philosophique concernant la justice, aussi bien dans la tradition occidentale renouvelée au Siècle des lumières que dans la pensée orientale – c’est un des intérêts de ce livre que de puiser aussi dans cette dernière. Dans la première partie, intitulée « Les exigences de la justice », il oppose deux courants. Le premier, « l’institutionnalisme transcendantal », vise à définir, au travers d’un contrat social, les fondements d’une société parfaitement juste ; il y range Hobbes, Rousseau, Kant et, parmi nos contemporains, Rawls, Dworkin ou Nozick par exemple. Ce courant ne se préoccuperait pas des situations réelles (institutions, comportements, etc.) pour se concentrer sur des idéaux. À l’opposé, l’autre courant, qu’il qualifie de « comparaison des situations réelles », verrait dans ses rangs Smith, Condorcet, Bentham, Marx, Mill ; il y joint, dans la période contemporaine, les tenants du « choix social » à la suite d’Arrow et s’y place également. Il développe ensuite dans les trois parties suivantes (« Formes de raisonnement », « Matériaux de la Justice », « Raisonnement public et démocratie ») les conditions et les modalités de cette seconde démarche ainsi que les objets sur lesquels doit porter l’évaluation de la justice d’une situation.

4Le livre se présente ainsi à la fois comme une récapitulation de cinquante ans de réflexion de Sen (mention de quatrième de couverture) – intéressante pour qui veut s’introduire dans la pensée de cet auteur important et d’une lecture assez facile – et comme un match entre deux grands penseurs, Rawls et Sen, match raconté par le second qui souligne l’importance dans son cheminement intellectuel de la personne et de la pensée du premier.

5Pour ceux qui sont concernés par la définition de politiques publiques, par leur évaluation ou plus simplement par la mise en évidence des inégalités à combattre, la lecture de ce livre est intéressante car elle pose une question de fond : devonsnous suivre Sen lorsqu’il dit qu’il faut abandonner l’institutionnalisme transcendantal et recentrer les questions de justice – seulement – sur l’évaluation des réalisations sociales et sur les problèmes de la comparaison des progrès de la justice (p. 485) ? Ou bien doit-on reconnaître que les deux approches sont nécessairement complémentaires, à la fois au plan théorique et au plan pratique, et que, malgré son intérêt, il nous faut dépasser l’opposition que met en avant Sen ?

6La distinction entre les deux courants de la pensée sur la justice sociale est importante sur le plan théorique (Kandil [3], 2010) et est au centre du débat que développe Sen. Reprenons les principaux argumentaires pour en discuter la portée.

7Sen souligne l’apport essentiel de Rawls considérant la « justice comme équité ». Le terme d’équité étant pris au sens de jugement impartial [4]. L’équité est ainsi préalable à la justice. Comment appliquer cette équité, ce jugement impartial ? Rawls propose une procédure imaginaire : pour choisir les principes de justice, les citoyens sont placés sous « voile d’ignorance », c’est-à-dire ignorent leurs caractéristiques personnelles et leur place sociale et celles des autres et ils sont censés accepter dans leur comportement, une fois levé le voile d’ignorance, les principes choisis. À cette procédure, Sen préfère se référer au « spectateur impartial », proche ou lointain, introduit par Adam Smith (1759). Cela permet notamment d’élargir la réflexion sur la justice à des acteurs extérieurs à la communauté des citoyens cherchant à définir des institutions justes et donc d’éviter le « localisme » ainsi que de permettre d’engager une réflexion sur la justice au plan mondial ou en dehors des États-nations (ce que ne recherche pas Rawls).

8Rawls suppose que, sous voile d’ignorance, le consensus se ferait sur les deux principes de justice qu’il énonce. Le premier porte sur l’égalité des libertés de base et prime sur le second, dit principe de différence, qui se décompose lui-même en deux éléments portant sur l’égalité des chances et sur la répartition des biens premiers. Sen souligne que, même si chacun choisissait en équité, rien n’impose qu’un consensus puisse se former tant peuvent être différentes les conceptions générales sur la justice qui peuvent être défendues impartialement ; il donne un exemple opposant utilitaristes, égalitaristes et libertariens [5]. À qui attribuer la flûte que se disputent trois enfants : à celui qui l’a fabriquée (libertarien), à celui qui n’a aucun jouet (égalitariste), à celui qui est le seul à savoir en jouer (utilitariste). Développant ceci dans la lignée des penseurs du choix social (Arrow) ou de leurs précurseurs comme Condorcet, Sen souligne l’impossibilité de définir un consensus sur une société juste et la nécessité de se consacrer aux processus d’évaluation comparative des réalisations sociales et des problèmes de justice.

9Ce n’est pas si simple. Comme le souligne Kandil (2010) ou, avant elle, Fleurbaey [6] (1996), le choix de la base informationnelle retenue pour évaluer les inégalités et même le type de mesures de celles-ci nécessaires pour engager les débats comportent nécessairement des choix normatifs. Les deux approches, transcendantale et comparative, ne peuvent, selon Kandil, se passer l’une de l’autre. Avant de revenir en conclusion sur ce point, revenons à d’autres critiques de Sen relatives à la démarche de Rawls.

10Tout d’abord, Sen refuse la priorité lexicale donnée aux libertés de base objets du premier principe, en ne leur donnant qu’une forte pondération. Il considère que, dans certaines situations, les exigences de justice peuvent conduire à mettre en second le prima des libertés de base. C’est son droit, en revanche, il avance que le choix d’une priorité absolue (ordre lexicographique) fait par Rawls viendrait d’une sorte d’incapacité de cet auteur à manier certains outils mathématiques ! On peut en douter et mieux vaut souligner la différence des choix sur un point assez essentiel pour l’un et l’autre et ne pas la dissimuler sous un argumentaire faible.

11En second lieu, Rawls, dans la seconde partie du principe de différence, s’intéresse à un ensemble de « biens premiers » parmi lesquels il place les droits et libertés, le revenu et la richesse mais aussi les bases sociales du respect de soi. À cette approche qu’il qualifie de « ressourciste », Sen oppose la relation entre les personnes et les biens : en effet, les individus réels ont des besoins très différents. Il propose de se centrer sur les capabilités, c’est-à-dire les libertés « dont jouissent les individus pour diriger leur vie comme ils l’entendent, c’est-à-dire en accord avec les valeurs qu’ils respectent et qu’ils ont raison de respecter » ; la capabilité d’une personne est définie par les différentes combinaisons de fonctionnements qu’il lui est possible de mettre en œuvre, Sen définissant le concept de fonctionnement par les différentes choses qu’une personne peut aspirer à faire ou à être ; selon sa situation, telle ou telle personne privilégiera des fonctionnements divers.

12Sen note cependant que « passer des biens premiers aux capabilités ne constitue pas une divergence essentielle d’avec le programme rawlsien ». Selon Sen, ce qui intéresse Rawls est, comme pour lui, la liberté concrète des personnes à poursuivre leurs fins ; simplement, Rawls propose de ne pas viser la mesure directe de cette liberté concrète (notamment parce qu’il se place en dehors d’une démarche en termes d’utilité, au contraire de Sen).

13À l’issue de la lecture de ce livre, que pouvons-nous en retirer pour une réflexion sur la justice sociale en France ? Le livre n’en traite évidemment pas puisqu’il s’agit d’un discours de la méthode. Mais il fait l’hypothèse implicite que la démarche de comparaison des situations réelles, menée soigneusement, peut conduire à identifier les injustices flagrantes que les individus et les sociétés doivent éliminer. Cela est peut-être vrai pour ce qui concerne les injustices au plan mondial (mais Sen ne prend comme exemple que des situations extrêmes, famines, esclavage, apartheid), ceci est plus douteux pour l’examen d’une société comme la nôtre. Certes, les inégalités de revenus, de richesses, de conditions de vie, de destinées sociales, etc., sont importantes. Elles ne sont pas telles, cependant, que l’on puisse parvenir à un consensus sur le degré de réduction des inégalités qu’il faudrait poursuivre, ni même à réunir une majorité politique suffisante et suffisamment stable pour engager des réformes d’envergure. Pire, la justice sociale est invoquée aussi bien par ceux qui prônent tel dispositif (par exemple le bouclier fiscal) ou le récusent. Dépasser cette impasse nécessite que le débat démocratique porte sur les principes à suivre de manière privilégiée dans la société que nous voulons construire, même si nous savons bien qu’une société parfaitement juste ne peut être définie par consensus et est inatteignable dans le concret. Reprenons l’exemple que donne Sen. Certes, il y a impossibilité de trouver un consensus pour définir celui à qui va être attribué la flûte, et Sen ne choisit pas. Si l’on suit la démarche proposée par Sen dans son ouvrage, il y a sûrement deux réalisations qui seraient manifestement injustes : que naisse une dispute où la flûte est brisée (mieux vaut débattre entre les enfants que se disputer) ou bien que l’arbitre ne s’approprie le jouet pour prix de ses services (en suivant l’apologue des grenouilles qui demandent un roi !). Mais c’est un peu court.

14Le livre de Sen est sans aucun doute un encouragement au débat démocratique et à l’usage de la raison. Il constitue également une saine mise en garde contre les schémas trop idéaux lorsqu’ils se présentent comme la seule solution évidente. Mais affirmer, comme le défend l’auteur, que le débat démocratique visant à mettre en lumière les injustices ou les inégalités et à proposer des réformes puisse se passer d’« idéaux de sociétés justes » ou des principes qui les inspirent n’emporte pas la conviction. Ce débat doit à tout le moins être éclairé par ces principes. Cela est d’autant plus nécessaire qu’il convient, dans le concret, d’articuler progrès vers la justice sociale et fonctionnement efficace de la société [7], articulation que n’explicite pas le livre de Sen.

15Michel Dollé, inspecteur général de l’INSEE en retraite

Notes

  • [1]
    Traduit de l’anglais par Paul Chemla, avec la collaboration d’Éloi Laurent.
  • [2]
    Abusivement intitulé « prix Nobel d’économie ».
  • [3]
    F. Kandil développe ici une analyse critique d’un article de Sen, “What do we want from a theory of justice?” ; cette note de lecture ne reprend pas tous les arguments de l’auteure qui conclut au fait que les deux approches ne doivent pas être considérées comme antagonistes mais complémentaires, arguments et conclusion que nous reprenons à notre compte.
  • [4]
    Il est important de noter que l’équité, au sens de Rawls ou de Sen, n’a rien à voir avec l’usage qu’en fait le rapport Minc (1994) en évoquant Rawls. L’auteur du chapitre en cause (qui n’est pas nécessairement Minc) a ainsi, malheureusement, contribué à une suspicion mal fondée de la pensée de Rawls dans la gauche française.
  • [5]
    Pour reprendre une illustration différente de celle que présente Sen, il faut noter que, d’une certaine manière, les personnages de Rawls placés sous voile d’ignorance montrent une très forte adversité au risque, d’où la seconde partie du principe de différence, introduisant une maximisation de la disposition des biens premiers pour le plus défavorisé. Dans le cadre de l’approche utilitariste, Harsanyi (1975) avance que la maximisation de la somme des utilités – ou la maximisation de l’utilité moyenne (sans tenir compte de la répartition des utilités individuelles) – correspondrait à une société juste résultant d’une procédure de choix réalisé par un observateur impartial qui se mettrait à la place de chacun des membres de la société et accorderait un poids égal, dans sa décision, à la satisfaction des préférences de chacun des membres de la société.
  • [6]
    L’auteur rappelle « qu’il existe une relation presque biunivoque entre fonctions de bien-être social et indices d’inégalités ».
  • [7]
    De ce point de vue, il y a une interaction forte entre les théories concurrentes de la justice et les critères d’efficacité économique, comme rappelé en note 5 : l’efficacité au sens de Rawls conduisant à une maximisation des ressources des plus défavorisés et celle d’Harsany (1975) à la maximisation de la somme des utilités.

Références complémentaires

  • Fleurbaey M. (1996), Théories économiques de la justice, Paris, Economica.
  • En ligneHarsanyi J. (1975), “Can the maximin principal serve as a basis for morality? A critique of John Rawls’s theory”, American Political Science Review, n° 69, p. 594-606.
  • En ligneKandil F. (2010), « Idéale ou comparative : quelle approche sur la justice sociale ? », Revue économique, mars.
  • Minc A. (sous la présidence de) (1994), La France de l’an 2000, rapport d’une commission du Commissariat général du Plan au Premier ministre, Paris, Odile Jacob.
  • PNUD (2010), Rapport sur le développement humain.
  • Smith A. (2003), Théorie des sentiments moraux (1re édition 1759), Presses universitaires de France.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2011
https://doi.org/10.3917/rfas.112.0323
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