CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les soins de ville sont délivrés en France par des médecins libéraux payés à l’acte, qui perçoivent des honoraires pour les consultations et les actes qu’ils réalisent. Les honoraires sont composés de paiements au tarif conventionnel et, lorsque le médecin y est autorisé, de dépassements dont l’ampleur varie selon le patient. Ces derniers ne sont pas pris en charge par la sécurité sociale et ne sont pas toujours couverts par les assurances complémentaires : 40 % des assurés sociaux n’ont pas de couverture pour les dépassements.

2Les médecins généralistes pratiquent surtout des consultations et sont à plus de 80 % dans le secteur 1, où les dépassements ne sont généralement pas autorisés. En revanche, les spécialistes appartiennent pour moitié au secteur 2, où ils pratiquent des dépassements dans des proportions toujours croissantes.

3Il existe un consensus international pour reconnaître l’importance de la qualité des services médicaux « primaires » pour les résultats en termes de santé d’une population. Avec le dispositif du « médecin traitant », les médecins généralistes sont aujourd’hui placés au cœur du système de soins. Pourtant, on s’interroge sur l’attractivité de la médecine générale : 14 % des postes offerts en médecine générale à l’issue des épreuves classantes nationales n’ont pas été pourvus en 2006 ; cette proportion atteignait 40 % en 2005 (Billaut, 2006 ; Vanderschelden, 2007). On observe aussi une diminution de la proportion d’étudiants en médecine désireux de s’installer en libéral (Bourgueil, 2007). De nombreuses discussions en cours portent encore sur d’autres systèmes de rémunération que le paiement à l’acte et l’organisation de la médecine de ville, avec notamment la question de la coordination des soins pour les patients atteints de maladies chroniques et celle de la coopération entre les professionnels de santé.

4Sans entrer dans les discussions portant sur l’organisation de la médecine de ville du futur, notre ambition est de contribuer au diagnostic sur la situation actuelle en synthétisant les conclusions de travaux que nous avons menés à partir de données microéconomiques. Il importe que les débats sur le sort de la médecine de ville en France soient informés par des résultats statistiques fondés sur l’analyse de bases de données représentatives. La Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) a depuis de nombreuses années constitué par tirage au 1/10 un échantillon représentatif de la population des généralistes sur la période 1980-2004. En analysant ces données sur longue période, et en les combinant avec des informations fiscales et une base de données sur les cadres supérieurs du privé, nous avons pu examiner différentes questions importantes concernant les propriétés du paiement à l’acte et son influence sur les comportements d’offre de soins des médecins.

5Quel est l’impact de la densité médicale sur les revenus des médecins généralistes ? Existe-t-il des comportements de demande induite ? Quel est l’impact du numerus clausus sur les honoraires des médecins ? Pourquoi existe-t-il une forte minorité de médecins à faibles revenus ? Les rémunérations des médecins généralistes du secteur 1 sont-elles suffisantes ? Ces questions seront abordées pour les médecins généralistes du secteur 1, après un bref état des lieux sur la régulation de la médecine ambulatoire en France. Au fil des études concernant ces différents sujets, on observera différentes propriétés du paiement à l’acte.

Régulation de la médecine ambulatoire : état des lieux

6En France, la régulation de l’offre en médecine ambulatoire porte sur deux volets : la définition du système de paiement et la régulation du nombre de médecins.

7En ce qui concerne le système de paiement, l’exercice libéral de la médecine avec un paiement à l’acte et des tarifs fixés dans le secteur 1 domine très largement le paysage national. Certains médecins libéraux peuvent percevoir des compléments salariaux, mais ils sont minoritaires, surtout chez les omnipraticiens [1] : parmi les omnipraticiens ayant une activité libérale, 80 % sont exclusivement libéraux (Attal-Toubert, Fréchou et Guillaumat-Tailliet, 2009). Deux secteurs sont définis pour la tarification des actes : dans le secteur 1, les tarifs sont fixés par des conventions nationales et servent de référence pour les remboursements effectués par la sécurité sociale et les contrats d’assurances complémentaires. Un secteur 2 a été ouvert en 1980 pour autoriser des dépassements. Ces derniers ne sont pas pris en charge par la sécurité sociale, mais par certaines complémentaires. L’accès au secteur 2 a été fermé en 1990, sauf pour les médecins qui s’installent pour la première fois après une expérience professionnelle de chef de clinique ou d’assistant des hôpitaux. En pratique, la question des dépassements se pose peu pour les omnipraticiens, dont seulement 13 % appartiennent au secteur 2 en 2009 (Éco-Santé, 2011). Elle est en revanche particulièrement aiguë pour les spécialistes, qui sont très nombreux en secteur 2 (près de la moitié) avec un taux de dépassement moyen qui atteint 51 % en 2009 (PLFSS, 2011) [2].

8Le nombre de médecins est régulé depuis 1971 par le numerus clausus. Ce dispositif a introduit une sélection sévère à la fin de la première année des études médicales : selon les années, entre 15 % et 20 % des étudiants sont autorisés à poursuivre leurs études. À l’origine, le numerus clausus vise à limiter la croissance du nombre de médecins pour contenir la progression des dépenses de santé (Sénat, 2007). Initialement fixé à 8 588 places, il est resté stable à ce niveau relativement élevé pendant plusieurs années. Ce n’est qu’à partir de la fin des années soixante-dix que les syndicats de médecins prennent massivement conscience qu’un nombre excessif de médecins peut constituer une menace pour leurs revenus (Déplaude, 2007). Leur mobilisation conduit à une réduction du numerus clausus qui est effective à partir de 1978. Le graphique 1 représente l’effet du numerus clausus sur l’évolution de la démographie médicale. L’augmentation très importante des effectifs des cohortes des années 1974-1978 s’explique par l’arrivée des générations nombreuses du babyboom. En l’absence de numerus clausus, celle-ci se traduit par un saut dans les effectifs des étudiants en médecine. Instauré à la rentrée 1971, le numerus clausus introduit une déconnexion entre la courbe plutôt croissante décrivant le nombre des naissances trente ans auparavant et le profil déclinant des effectifs des médecins nouvellement installés (partie droite du graphique 1). L’impact du numerus clausus apparaît clairement. Après avoir été constant pendant plusieurs années, il décroît à partir de la fin des années 1970. En raison de la durée des études médicales (de neuf ans à dix ans selon les années), les effectifs des nouveaux médecins décroissent fortement et continûment à partir de la fin des années quatre-vingt.

9En France, la densité médicale est élevée et en croissance jusqu’en 2003. Les décennies écoulées ont vu le nombre de médecins pour 100 000 habitants croître rapidement : de 119/100 000 en 1968, on est passé à un maximum de 335/100 000 en 2003. Depuis, la densité est stable à ce niveau, qui est élevé en comparaison d’autres pays comme le Canada (220/100 000), les États-Unis (240/100 000) ou le Royaume-Uni (250/100 000) (OCDE, 2009). Les dernières projections de la DREES (Attal-Toubert et Vanderschelden, 2009) prévoient toutefois une diminution régulière de cette densité jusqu’en 2020, année à laquelle elle rejoindrait son niveau de 1985 (276/100 000) ; elle repartirait à la hausse à partir de 2024.

10Le numerus clausus touche tous les étudiants en médecine, quels que soient le type d’exercice (libéral ou non) ou la spécialité (généraliste ou autre spécialité) qu’ils choisiront ultérieurement. C’est donc la régulation du numerus clausus depuis 1971 qui explique en partie les fluctuations observées des niveaux de densité médicale.

11La densité de médecins libéraux a connu une tendance similaire, ainsi que la densité des généralistes libéraux : de 45/100 000 en 1961, le maximum a été atteint en 1997 (104/100 000). Depuis, la densité de généralistes libéraux se stabilise, voire décroît légèrement : en 2009, ce ratio était de 98/100 000.

Graphique 1

Démographie médicale et numerus clausus

Graphique 1

Démographie médicale et numerus clausus

SOURCES • Panel de médecins généralistes (CNAMTS). Graphique repris de Dormont et Samson (2009). CHAMP • 7 216 médecins du secteur 1 observés sur la période 1983-2004, soit 91 634 observations.

Exposition à la concurrence et comportements de demande induite

12Le paiement à l’acte, joint à l’existence de tarifs fixes dans le secteur 1, a pour conséquence que les honoraires des médecins dépendent étroitement du nombre de consultations réalisées. Puisqu’elle définit le nombre de patients par médecin en exercice et donc le nombre de consultations potentielles, la densité médicale influence alors directement les revenus des médecins. En pratique, les médecins payés en capitation (et qui reçoivent un forfait par patient, quel que soit le nombre d’actes délivrés) ou payés à l’acte sont exposés à une pression concurrentielle liée au nombre de leurs confrères installés dans le même périmètre et à la nécessité de se partager les patients ; les seuls à échapper à cette pression sont les médecins salariés. Les médecins payés à l’acte peuvent réagir à cette pression en réalisant plus d’actes par patients (dans la limite de l’acceptation par les patients d’une telle stratégie), alors que les médecins payés à la capitation n’ont aucun moyen d’augmenter leur revenu à nombre de patients fixé.

13Des estimations économétriques ont été réalisées par Dormont et Samson (2009) pour analyser les déterminants des honoraires des médecins, et évaluer notamment l’influence de la densité médicale, de la localisation, de l’expérience (nombre d’années écoulées depuis l’installation) et de la cohorte (une cohorte étant définie par l’année d’installation en libéral). Les données utilisées pour mener ces estimations sont décrites dans l’annexe.

L’effet de la densité

14L’effet de la concurrence sur les honoraires des médecins apparaît clairement dans les résultats. Le coefficient linéaire estimé de l’effet de la densité d’omnipraticiens dans le département d’exercice sur les honoraires du médecin est significativement négatif : une augmentation de la densité de 10 (passage de 100 à 110 médecins pour 100 000 habitants par exemple) conduit à une diminution des honoraires de 2,5 %. Très élevé, cet impact s’ajoute aux effets fixes régionaux estimés, qui incorporent également un effet de la densité [3]. Le graphique 2 présente les différences interrégionales de revenus moyens prédites par le modèle : chaque point régional a pour ordonnée l’effet régional estimé (qui s’interprète comme un écart relatif moyen des honoraires de la région concernée par rapport aux honoraires de la région de référence, c’est-à-dire l’Île-de-France [4]) et pour abscisse la densité moyenne – pour les généralistes – de la région concernée. On observe une relation négative entre densité et honoraires, surtout pour les régions de densité inférieure à 97. De façon intéressante, le « malus » associé au fait d’être dans une région à densité très élevée (comme en PACA, où il s’élève à – 7,6 %) est nettement inférieur au « bonus » lié au fait d’être dans une région à faible densité (comme en Picardie ou dans le Nord, où il s’élève à + 21 %, ou encore en Champagne-Ardenne, où il est de 14,7 %).

15On peut s’étonner de voir de telles différences régionales perdurer alors que les médecins ont la liberté de s’installer où ils le souhaitent (et notamment dans les régions payant mieux). L’économie spatiale interprète de telles différences régionales au moyen du concept d’« aménités », c’est-à-dire l’agrément apporté par le climat, la qualité de vie et les équipements collectifs caractérisant un territoire. Dans ce cadre, les différences d’honoraires estimées par les effets régionaux entre, par exemple, le Nord et la région PACA peuvent s’interpréter à la fois du côté de l’offre et de la demande. Du côté de la demande, le nombre de patients potentiels est plus faible en PACA, où la densité est élevée, que dans le Nord, où elle est faible. Du côté de l’offre, les écarts d’honoraires reflètent les différences d’utilités attendues par les médecins lorsqu’ils choisissent de s’installer (Bolduc et al., 1996). Autrement dit, les médecins qui choisissent de s’installer en PACA acceptent de gagner 8 % de moins, car dans cette région ils travailleront moins (auront moins de patients) et profiteront du soleil ou d’autres éléments caractérisant la région. A contrario, il semble qu’un supplément d’honoraires d’au moins 20 % soit nécessaire pour compenser le surcroît de travail et le mauvais climat qui attendent le médecin qui s’installe dans la région Nord.

Graphique 2

Densité moyenne par région et coefficient associé (référence : Île-de-France)

Graphique 2

Densité moyenne par région et coefficient associé (référence : Île-de-France)

SOURCES • Panel de médecins généralistes (CNAMTS). Graphique repris de Dormont et Samson (2009). CHAMP • 6 018 médecins du secteur 1 installés entre 1970 et 2001 et observés sur la période 1983-2004, soit 81 691 observations. LECTURE • Par rapport aux médecins de la région de référence (Île-de-France), les médecins de la région Rhône-Alpes ont, toutes choses égales par ailleurs, des honoraires inférieurs de 11,2 %.

Des comportements de demande induite pour préserver ses honoraires

16Dans le chapitre du Handbook of Health Economics qu’il consacre au comportement du médecin, McGuire (2000) propose la définition suivante : « La demande induite existe quand le médecin influence la demande de soins de son patient dans un sens différent de l’intérêt maximal du patient, tel qu’il est identifié par le médecin. » À l’hôpital, on peut penser à des arbitrages en faveur d’actes plus invasifs, comme une césarienne par exemple, au lieu d’un accouchement par voie basse. En médecine générale, le médecin peut inciter son patient à revenir pour un suivi plus tôt que nécessaire d’un strict point de vue médical ou bien ajouter des actes à la consultation pour augmenter le revenu généré au cours de chaque rencontre. Un tel comportement est clairement favorisé par le paiement à l’acte, qui lie directement le revenu du médecin à la quantité de soins délivrés. D’autres caractéristiques du système de soins encouragent en France l’existence de demande induite : les tarifs fixes dans le secteur 1 ; la bonne couverture par le système d’assurance ; le libre choix du médecin par le patient ; le niveau élevé de la densité médicale. En pratique, à prix fixes, l’identification des comportements de demande induite est basée sur le raisonnement suivant : si la demande n’est pas rationnée au préalable, toutes choses égales par ailleurs, une augmentation de la densité ne devrait pas influencer le niveau de la consommation de soins d’un patient, sauf en cas de demande induite.

17Delattre et Dormont (2003) ont étudié l’impact de l’augmentation généralisée de la densité médicale que les généralistes ont connue dans les années 1988-1993. Les estimations montrent que cette augmentation de la densité a entraîné, pour les médecins, un rationnement de leur activité. Elles permettent aussi de mettre en évidence des comportements de demande induite probables [5] dans le secteur 1. Plus précisément, il apparaît que le nombre de rencontres des médecins avec leurs patients diminue lorsque la densité augmente et que les médecins compensent les rationnements ainsi subis sur le nombre de consultations par une augmentation du volume de soins fournis au cours de chaque rencontre. Au total, les honoraires du médecin augmentent car l’intensité des soins s’élève plus que le nombre de rencontres ne diminue. Le contraste entre les résultats obtenus sur les différents indicateurs (nombre de rencontres, intensité des soins) témoigne de l’existence de comportements de demande induite chez les médecins.

18Si l’on intègre des années plus récentes dans l’analyse (Delattre et Dormont, 2005), les situations de diminution de la densité médicale sont moins rares, permettant d’étudier le comportement du médecin en contrastant les cas où la densité augmente ou diminue. Sur la période 1988-2000, les estimations montrent alors que l’activité et les honoraires des médecins réagissent de manière asymétrique à l’évolution de la densité, selon que celle-ci augmente ou diminue. Lorsque la densité qui s’adresse aux médecins diminue, leur activité réagit fortement à l’augmentation de la demande qui en résulte : leur revenu peut être augmenté par une élévation du nombre de consultations. À l’inverse, lorsque la demande qui s’adresse à eux diminue du fait d’une augmentation du nombre de leurs confrères, on observe une forte rigidité à la baisse de leur activité. L’asymétrie des réactions selon l’évolution, croissante ou décroissante, de la densité constitue une autre preuve de l’existence de comportements de demande induite.

L’impact durable du numerus clausus : les inégalités entre les générations de généralistes

19Si le niveau de la densité influence les revenus des médecins une année donnée, l’analyse des déterminants des honoraires réalisée par Dormont et Samson (2009) a aussi montré que le niveau de la densité médicale et la situation de la démographie médicale au moment de l’installation du médecin influencent ses honoraires durablement, sur l’ensemble de sa carrière.

20Les fluctuations du numerus clausus depuis sa mise en place en 1971 (cf. graphique 1 supra) ont fortement influencé les revenus des médecins. En particulier, la forte diminution du numerus clausus a joué favorablement sur les revenus des médecins des cohortes concernées, induisant d’importantes inégalités entre générations de médecins. Ainsi, les médecins installés dans les années quatre-vingt ont subi l’impact conjoint du baby-boom et d’un numerus clausus encore très élevé : ils perçoivent en moyenne, sur l’ensemble de leur carrière, des revenus plus faibles que les médecins installés quelques années avant. Par la suite, la diminution progressive du numerus clausus a permis d’améliorer la situation financière des médecins installés à partir des années quatre-vingt-dix. Plus précisément, les généralistes du secteur 1 installés en 1985 gagnent, toutes choses égales par ailleurs, 19,6 % de moins que ceux installés en 1972. La situation se redresse nettement pour les médecins installés dans les années quatre-vingt-dix. Toutes choses égales par ailleurs, les médecins installés en 1999 ont des honoraires supérieurs de 16,8 % à ceux des médecins de la cohorte 1985 (cf. graphique 3).

21Comment expliquer le rôle décisif du contexte démographique au moment de l’installation ? L’intensité de la concurrence au moment de l’installation apparaît comme une circonstance cruciale. Lorsqu’il débute sa carrière, un médecin généraliste peut racheter la clientèle d’un médecin partant à la retraite ou constituer lui-même sa clientèle. Si beaucoup de débutants cherchent à s’installer en même temps dans une zone caractérisée par des départs en retraite peu nombreux, leur démarrage de carrière sera entravé par leur concurrence pour attirer des patients. Ces résultats montrent que les modalités de début de carrière d’un médecin influencent ses honoraires de façon permanente. S’il ne parvient pas à constituer rapidement une clientèle suffisante, un médecin aura des revenus durablement plus faibles que ceux de ses collègues installés dans des conditions plus favorables.

22Il existe ainsi une grande disparité de situations selon la date d’installation en libéral. Certaines générations de médecins peuvent trouver leur compte dans le système actuel du paiement à l’acte, d’autres être plus ouvertes à d’autres modes de paiement. Les acteurs des négociations conventionnelles peuvent ainsi évoluer en fonction des situations relatives des différentes cohortes. La création en 1984 de MG France, premier syndicat de médecins généralistes, peut être ainsi vue comme une conséquence de la dégradation de la situation financière des cohortes installées dans les années quatre-vingt.

Graphique 3

Estimation de l’effet de la cohorte sur le logarithme des honoraires

Graphique 3

Estimation de l’effet de la cohorte sur le logarithme des honoraires

SOURCES • Panel de médecins généralistes (CNAMTS). Graphique tiré de Dormont et Samson (2009). CHAMP • 6 018 médecins du secteur 1 installés entre 1970 et 2001 et observés sur la période 1983-2004, soit 81 691 observations. LECTURE • La cohorte est définie par l’année d’installation en libéral du médecin. L’interprétation des effets estimés est réalisée en étudiant les contrastes entre cohortes considérées par paires (il n’y a pas de cohorte de référence). Par exemple, toutes choses égales par ailleurs, les médecins installés en 1999 ont des honoraires supérieurs de 16,8 % à ceux installés en 1985.

Exercice libéral : les conséquences de la liberté de choix du temps de travail

23L’exercice libéral d’une profession offre un avantage, celui de pouvoir choisir sa durée du travail. En conséquence, on observe chez les médecins des profils de carrière assez différents de ceux des salariés et l’existence de médecins à faibles revenus.

Les profils de carrière des médecins généralistes

24L’analyse des déterminants des honoraires (Dormont et Samson, 2009) nous permet de mesurer l’effet de l’expérience sur les honoraires, toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire en contrôlant, par la région d’exercice, la densité médicale dans la région, le sexe, le mode d’exercice, l’année d’observation et la cohorte du médecin. Ce dernier point est crucial : l’effet ici obtenu est l’effet pur de l’expérience et non le mélange d’un effet expérience et d’un effet génération, comme ce serait le cas avec une analyse sur données en coupe transversale.

25On obtient une forme en U renversé (ou encore en bosse de dromadaire) : la phase de constitution de clientèle en début de carrière est associée à une progression spectaculaire des honoraires (cf. graphique 4). Entre la première et la septième année, les honoraires croissent de 37 %. À partir de douze années d’expérience, l’activité et les honoraires décroissent lentement, puis plus rapidement après vingt ans d’expérience jusqu’à la cessation d’activité. À vingt-cinq ans d’expérience, la baisse est de – 13 % par rapport à la référence (sept ans). Elle atteint – 24 % à trente ans d’expérience.

26Par comparaison, les profils de carrière obtenus pour les salariés sont beaucoup plus plats (Koubi, 2003). Tout se passe donc comme si les médecins, compte tenu de la latitude dont ils disposent grâce à l’exercice d’une profession libérale, modulaient plus leur activité au cours de leur vie professionnelle que les salariés. En particulier, ils amorceraient très tôt, dès la treizième année d’expérience dans la profession, une phase de décroissance continue de leur activité. L’intérêt du profil obtenu pour les médecins réside dans l’expression des préférences qu’il révèle, alors que les salariés ont peu de latitude dans les choix d’allocation de leur temps de travail au cours de leur carrière. Il est possible que le médecin moyen travaille, au total, autant ou plus que le salarié moyen. Mais il apparaît qu’il préfère concentrer son effort sur les douze premières années de son existence professionnelle, pour alléger ensuite progressivement sa charge de travail. Ce début de carrière peut aussi être associé à un effort d’investissement matériel et dans la constitution d’une réputation. La phase de décroissance observée par la suite est-elle choisie, et donc révélatrice d’une préférence pour le loisir ? Ou bien est-elle subie ? Une baisse de la demande adressée au médecin parce qu’il serait trop âgé est peu vraisemblable : avec treize ans d’expérience, celui-ci aurait environ 43 ans.

Graphique 4

Estimation de l’effet de l’expérience sur le logarithme des honoraires

Graphique 4

Estimation de l’effet de l’expérience sur le logarithme des honoraires

SOURCES • Panel de médecins généralistes (CNAMTS). Graphique tiré de Dormont et Samson (2009). CHAMP • 6 018 médecins du secteur 1 installés entre 1970 et 2001 et observés sur la période 1983-2004, soit 81 691 observations. LECTURE • L’expérience est définie par le nombre d’années écoulées depuis l’installation en libéral du médecin. Les médecins ayant vingt-cinq ans d’expérience perçoivent, toutes choses égales par ailleurs, des honoraires inférieurs de 12 % par rapport aux médecins ayant sept ans d’expérience (la référence).

Une minorité de médecins travaille peu et gagne peu, vraisemblablement par choix

27La distribution des revenus des généralistes libéraux est assez particulière. Malgré des revenus mensuels dont le niveau moyen s’élève à 5 000 euros en 2004, une part réduite mais non négligeable des médecins généralistes – de 5 à 7 % selon les années – a des revenus faibles qui ne dépassent pas une fois et demie le SMIC net, soit pour 2004 un peu moins de 1 500 euros. On ne retrouve pas de caractéristiques similaires chez des salariés de même niveau de formation : par exemple, moins de 3 % des cadres supérieurs sont concernés par des revenus aussi faibles. Nous l’avons vu, comme les médecins généralistes libéraux sont payés à l’acte, leurs revenus sont directement liés au nombre de leurs consultations. Sous réserve de patients assez nombreux, il leur suffit de travailler plus pour gagner plus. Les médecins qui au contraire veulent beaucoup de loisir peuvent réduire leur activité, quitte à gagner moins.

28L’existence d’une population de médecins généralistes à faibles revenus reflète-t-elle une dégradation des avantages offerts par la profession ? En d’autres termes, ces médecins sont-ils contraints, faute de patients, de travailler peu et donc de gagner peu ? Ou, au contraire, ces médecins choisissent-ils d’avoir plus de loisir ?

29Samson (2011) montre que les médecins à faibles revenus ont des caractéristiques particulières. Contrairement à l’intuition, il ne s’agit pas de médecins débutants qui connaîtraient des difficultés d’installation et de constitution de clientèle. En outre, ces médecins exercent surtout dans les départements du sud de la France, où la densité médicale est élevée et la qualité de vie réputée meilleure.

30Percevoir de faibles revenus est-il une situation subie, faute de clientèle, ou choisie pour avoir plus de loisir ? L’analyse économétrique permet de quantifier la réaction des médecins à une variation soudaine de la demande, provoquée par une épidémie de grippe par exemple. Les médecins à faibles revenus présentent des réactions particulières : quand la demande s’accroît dans leur zone d’exercice, ils n’augmentent pas leur activité alors que cela leur permettrait d’augmenter leurs revenus. En revanche, leur activité diminue lorsque la demande diminue. A contrario, les autres médecins généralistes, dont les revenus ont des niveaux standards, ont une activité qui suit les variations de la demande qui leur est adressée. En particulier, leur activité augmente lorsque la demande augmente, contrairement aux médecins à faibles revenus.

31Ces résultats, qui doivent être confirmés, suggèrent que les médecins à faibles revenus choisissent de travailler peu. Leur faible activité ne reflète pas une dégradation du statut de médecin généraliste mais au contraire la latitude qu’offre l’exercice d’une profession libérale de définir son temps de travail.

Les revenus des médecins généralistes sont-ils suffisants ? Une comparaison avec les cadres supérieurs

32Les médecins semblent insatisfaits de leurs rémunérations. Les généralistes réclament continuellement une réévaluation des tarifs conventionnels et tous les médecins libéraux demandent un assouplissement des possibilités de pratiquer des dépassements, voire la généralisation du secteur 2. Les syndicats de médecins invoquent la durée des études, les responsabilités et la charge de travail pour réclamer une place très élevée dans l’échelle des rémunérations. Accéder sans réserve à ces revendications pourrait faire exploser les coûts de la médecine de ville, ou menacerait gravement la couverture des soins si les dépassements se généralisaient. En même temps, les rémunérations doivent être suffisantes pour que l’exercice de la médecine soit attractif.

33Pour évaluer les revenus des médecins généralistes, nous les avons comparés à ceux de professionnels ayant des caractéristiques proches en termes de nombre d’années d’études et de temps de travail hebdomadaire : les cadres supérieurs du secteur privé, plus exactement des individus ayant débuté leur carrière professionnelle comme cadres supérieurs avec un niveau d’étude au moins égal à bac + 5 (Dormont et Samson, 2011). Notre analyse utilise des données administratives, et non déclaratives, offrant des informations sur les revenus individuels des médecins et des cadres pendant les années 1980 à 2004.

Sélectionner un échantillon de cadres supérieurs comparables aux médecins généralistes

34La population des cadres est très hétérogène. Elle comprend de nombreux individus devenus cadres par promotion au cours de leur carrière, sans que leur niveau d’éducation initial permette de les comparer directement aux médecins. Or la portée de nos conclusions dépend de la sélection d’un échantillon représentatif de cadres supérieurs qui leur soient comparables.

35Pour les cadres, nous avons utilisé le panel issu des déclarations annuelles des données sociales (DADS) sur la même période 1980-2004. Ces données d’origine administrative sont représentatives des salariés du privé : il s’agit d’un tirage au 1/25 dans les DADS [6] des salariés nés en octobre d’une année paire. Les informations individuelles portent sur les caractéristiques sociodémographiques du salarié, celles de l’emploi occupé (rémunération annuelle brute et nette, nombre de jours travaillés, catégorie socioprofessionnelle …) et celles de l’entreprise où il travaille.

36Nous avons choisi de considérer une catégorie homogène de cadres ayant un niveau initial d’études égal à bac + 5. Malheureusement, le nombre d’années d’études des individus n’est pas renseigné dans les DADS. Le choix du champ des cadres a nécessité un lourd travail décrit en détail dans Dormont et Samson (2011). Pour résumer, nous avons retenu et appelé « cadres supérieurs » les individus répondant à différents critères, dont le fait d’être cadre durant les deux premières années de leur carrière. La sensibilité des résultats à la définition du champ des cadres a été soigneusement examinée.

37L’enquête Emploi de l’INSEE de 1980 à 2004, dans laquelle on observe à la fois le diplôme et la catégorie socioprofessionnelle des individus [7], permet de vérifier que les critères retenus conduisent bien à sélectionner des cadres supérieurs ayant fait des études de niveau bac + 5. On observe dans cette base que plus de 80 % des cadres débutants ont un diplôme de troisième cycle ou sont diplômés d’une grande école de commerce ou d’ingénieur. Sélectionner, comme nous le faisons dans les DADS, les individus qui débutent leur carrière comme cadre supérieur permet donc bien de repérer la « crème de la crème » des cadres supérieurs, catégorie à laquelle nous souhaitons comparer les médecins.

38Une définition homogène du revenu entre les deux professions est nécessaire : pour les cadres, nous avons considéré le revenu net salarié, c’est-à-dire hors charges sociales employeur et salarié. Grâce aux données fiscales de la Direction générale des finances publiques (cf. annexe), nous avons pu construire un indicateur comparable pour les médecins : leurs honoraires nets de l’ensemble des charges professionnelles.

À première vue, les médecins généralistes ont des revenus beaucoup plus élevés que ceux des cadres supérieurs

39Une comparaison hâtive des revenus des deux professions conduit à constater un avantage très marqué en faveur des médecins généralistes. En 2004 par exemple, le revenu mensuel moyen d’un médecin généraliste était de 5 000 euros contre 3 600 euros pour un cadre supérieur. Mais comparer les distributions instantanées des revenus nets des deux professions n’est pas légitime : à cause d’évolutions démographiques très différentes, les structures par âge et expérience des populations de médecins et de cadres diffèrent fortement. En particulier, les cadres sont beaucoup plus jeunes que les médecins. Conduire une comparaison pertinente nécessite de raisonner à niveau d’expérience identique.

40En comparant les revenus nets à niveau d’expérience identique [8], on trouve effectivement des écarts moins importants (cf. graphique 5) mais toujours en faveur des médecins, et ce à tous les stades de la carrière. Le différentiel de rémunération entre ces deux professions semble même s’accroître au cours du temps. Il apparaît considérable pour les cohortes récentes, c’est-à-dire les médecins et les cadres installés en 1999.

41Mais une telle comparaison néglige encore un élément essentiel : en raison de la longueur de leurs études, les médecins débutent leur carrière beaucoup plus tardivement, de quatre à six années après les cadres (cf. graphique 6). Certes, les médecins ont, au cours de leur carrière, un supplément de revenu par rapport aux cadres. Ce supplément de revenu compense-t-il ou excède-t-il le manque à gagner qu’ils subissent en début de carrière à cause d’études plus longues ?

Graphique 5

Revenus annuels nets médians des médecins et des cadres supérieurs (euros 2004) par cohorte et niveau d’expérience

Graphique 5

Revenus annuels nets médians des médecins et des cadres supérieurs (euros 2004) par cohorte et niveau d’expérience

SOURCES • Panel de médecins généralistes (CNAMTS) et panel de cadres supérieurs (INSEE). CHAMP • 1 389 médecins (appartenant aux secteurs 1 et 2) observés sur la période 1980-2004, soit 19 652 observations ; 4 825 cadres supérieurs (i.e. individus du secteur privé, cadres sur les deux premières années de leur carrière au moins) observés sur la période 1980-2004, soit 74 551 observations. LECTURE • La cohorte est définie par la date de début de carrière, c’est-à-dire par la date d’installation en libéral pour les médecins et par la date de première année d’activité salariée pour les cadres. L’expérience est définie par le nombre d’années écoulées depuis le début de la carrière.
Graphique 6

Distribution des âges de début de carrière des médecins et des cadres supérieurs

Graphique 6

Distribution des âges de début de carrière des médecins et des cadres supérieurs

SOURCES • Panel de médecins généralistes (CNAMTS) et panel de cadres supérieurs (INSEE). CHAMP • 1 389 médecins (appartenant aux secteurs 1 et 2) observés sur la période 1980-2004, soit 19 652 observations ; 4 825 cadres supérieurs (i. e. individus du secteur privé, cadres sur les deux premières années de leur carrière au moins) observés sur la période 1980-2004, soit 74 551 observations.

42Pour répondre à cette question, il faut raisonner de façon intertemporelle en calculant les revenus cumulés perçus sur l’ensemble de leur carrière par les médecins et les cadres. Plus exactement, nous calculons la valeur actualisée des revenus cumulés : un taux d’escompte (3 %) est utilisé pour formaliser le fait qu’un euro disponible une année t donnée vaut plus que le même euro disponible seulement deux ans plus tard [9], en t + 2. L’impact de la durée des études de médecine est intégré au calcul de la valeur des carrières des médecins.

Tenir compte de la longueur des études

43En théorie, les cadres supérieurs commencent à percevoir des revenus après cinq années d’études, à 24 ans. À ce même âge, les futurs médecins sont toujours étudiants. Ils le restent encore pendant l’internat, au cours duquel ils perçoivent une rémunération faible. Puis, ils effectuent quelques années de remplacement avant l’installation dans leur propre cabinet. Au final, les médecins démarrent leur carrière en moyenne cinq années après les cadres supérieurs. C’est cette différence dans la longueur des études qui est invoquée par les médecins pour justifier une place élevée dans l’échelle des revenus. Dans nos données, nous observons que les médecins doivent attendre l’âge de 34 pour que leurs revenus rejoignent puis dépassent ceux des cadres (cf. graphique 7). Après cet âge, et jusqu’à l’âge de 50 ans (qui est l’âge maximum observé dans nos données), les revenus des médecins restent supérieurs à ceux des cadres. Pour savoir si le supplément de revenus perçu par les médecins à partir de l’âge de 34 ans compense leur manque à gagner initial, nous calculons la valeur actualisée des revenus cumulés des médecins et des cadres, à partir de 24 ans et sur la partie de leur cycle professionnel observé entre 1980 et 2004.

Revenus cumulés sur la carrière : les médecins généralistes ne sont ni lésés ni privilégiés

44Les résultats montrent que les revenus cumulés des cadres supérieurs dépassent ceux des médecins jusqu’à l’âge de 43 ans. À partir de cet âge, les médecins ont amorti le manque à gagner initial lié aux études. Au-delà, et jusqu’à 50 ans, il n’existe plus de différence significative dans la valeur actualisée des revenus cumulés des médecins et des cadres. Au total, si l’on dépasse 43 ans, il n’existe pas, en moyenne, d’avantage financier à être médecin généraliste plutôt que cadre supérieur. Ces résultats sont maintenus lorsqu’on prolonge par simulation les fins de carrière des médecins et des cadres jusqu’à l’âge de 60 ans.

Graphique 7

Revenus annuels médians par âge des médecins et des cadres supérieurs

Graphique 7

Revenus annuels médians par âge des médecins et des cadres supérieurs

SOURCES • Panel de médecins généralistes (CNAMTS) et panel de cadres supérieurs (INSEE). CHAMP • 1 389 médecins (appartenant aux secteurs 1 et 2) observés sur la période 1980-2004, soit 19 652 observations ; 4 825 cadres supérieurs (i.e. individus du secteur privé, cadres sur les deux premières années de leur carrière au moins) observés sur la période 1980-2004, soit 74 551 observations.

Plus de variabilité dans la valeur des carrières des médecins

45Nous l’avons vu, le statut libéral permet plus de liberté que celui de salarié dans le choix de la durée du travail. Cela est à la source d’une plus grande variabilité des revenus cumulés des médecins. De fait, l’absence de différence significative obtenue lors de la comparaison des moyennes des revenus cumulés des cadres et des médecins disparaît lorsque l’on examine les distributions. En haut de la distribution, la durée d’amortissement des études est très faible : le troisième quartile des revenus cumulés des médecins devient identique à celui des cadres à 32 ans, âge proche de celui de l’installation. Et rapidement, à partir de 38 ans, les revenus cumulés de ces médecins deviennent significativement supérieurs à ceux des cadres. Autrement dit, les 25 % de médecins qui travaillent et gagnent le plus ont des revenus cumulés, sur l’ensemble de leur carrière, supérieurs à ceux des 25 % de cadres les mieux rémunérés.

46Le statut libéral offre la possibilité d’allouer son temps de travail en fonction de ses préférences, au cours de la semaine mais aussi au cours de la carrière. Les médecins ne s’en privent pas. Le graphique 4 montre un fort ralentissement de l’activité à partir de leur milieu de carrière. Ceci constitue une source additionnelle d’endogénéité du revenu des médecins et explique la disparité des résultats aux premier et troisième quartiles : les médecins à bas revenus gagnent moins et les médecins à haut revenu gagnent beaucoup plus que les cadres supérieurs [10].

Les différences entre cohortes de médecins

47Lorsque l’on différencie les résultats par cohorte en fonction de l’année d’installation des médecins, on observe que l’âge auquel les médecins amortissent leur investissement dans les études diminue avec le temps. Les cohortes les plus récentes (1993 et 1999) sont plus avantagées. Ce résultat illustre de nouveau l’influence des mouvements du numerus clausus sur les revenus des médecins généralistes.

Conclusion

48En France, les médecins généralistes jouent un rôle fondamental d’accueil, de diagnostic et d’orientation dans le système de soins. Nous avons cherché à synthétiser différents résultats économétriques permettant de caractériser les conséquences du paiement à l’acte sur le bien-être des médecins et leurs rémunérations, mais aussi ses conséquences potentielles pour la collectivité et les questions de régulation. Le statut de cette synthèse n’est pas de rappeler les prédictions théoriques concernant les propriétés du paiement à l’acte. Il est de rassembler différents constats qui peuvent être considérés comme acquis, car fondés sur des tests empiriques menés sur un panel représentatif des médecins généralistes français.

49Le paiement à l’acte a pour première conséquence d’exposer les médecins à la concurrence de leurs confrères : sur la période 1983-2004, on trouve que, toutes choses égales par ailleurs, l’arrivée de dix généralistes dans le département d’exercice d’un médecin entraîne une diminution de ses honoraires de 2,5 %. Au niveau régional, on observe également des écarts moyens d’honoraires liés à la densité médicale. D’autres estimations ont montré que les médecins qui se trouvent limités dans leur activité, à la suite d’une augmentation de la densité, compensent le rationnement ainsi subi sur le nombre de consultations en augmentant le volume de soins fournis au cours de chaque rencontre. Ce comportement de demande induite leur permet de préserver un revenu sinon menacé par la concurrence. Au niveau global, il entraîne une surconsommation médicale dommageable pour l’efficience du système de soins. Dans le contexte du paiement à l’acte, le nombre de médecins influence donc de façon décisive le montant de leurs revenus.

50Mais la situation de la démographie médicale qui prévaut au moment de l’installation influence également les honoraires des médecins pendant toute leur carrière. Par exemple, les généralistes du secteur 1 installés en 1985 gagnent chaque année, toutes choses égales par ailleurs, 19,6 % de moins que ceux installés en 1972 et 16,8 % de moins que ceux installés en 1999. Ces inégalités durables entre générations de médecins sont directement liées aux fluctuations du numerus clausus. Cet instrument de régulation doit être manié avec beaucoup de prudence.

51L’exercice libéral offre, enfin, une grande liberté en matière de durée du travail et d’allocation de l’effort de travail au cours de la vie professionnelle. Nous trouvons que les médecins généralistes préfèrent concentrer leur effort sur les douze premières années de leur expérience professionnelle, pour alléger ensuite progressivement leur charge de travail. On observe aussi qu’une proportion non négligeable de médecins a des revenus faibles, proche d’une fois et demie le SMIC. L’analyse économétrique de leur comportement permet de penser que cette situation n’est pas subie mais constitue l’expression de leurs préférences pour le loisir : ils choisissent de travailler peu, quitte à avoir de faibles revenus.

52L’exercice libéral de la médecine, joint au paiement à l’acte, offre ainsi beaucoup de liberté, avec certaines contreparties négatives pour les médecins – exposition à la concurrence et inégalités entre générations – et pour les patients et la collectivité – surconsommation de soins et dépenses excessives associées aux comportements de demande induite.

53Une réforme possible consisterait à introduire un paiement par capitation, où le médecin reçoit un forfait par patient pour une durée donnée, quel que soit le nombre d’actes délivrés. Ce type de paiement aurait pour vertu de décourager la demande induite et d’inciter à des soins plus préventifs. Il peut être intégral ou panaché avec du paiement à l’acte. Sans que cela soit certain, un tel paiement aurait probablement pour conséquence de limiter les marges de flexibilité en matière d’allocation du temps de travail. Les médecins sont par la force des choses très partagés sur l’attachement au paiement à l’acte : ils sont en effet divisés selon leur appartenance, ou non, à une génération favorisée par le numerus clausus. Ils sont également, comme tout le monde, hétérogènes en matière de préférences pour le loisir.

54Les médecins, hostiles à une réforme de leur système de paiement, ou à toute décision pouvant restreindre un tant soit peu leur totale liberté de localisation lors de leur installation, font passer dans le grand public l’idée que leurs revenus sont insuffisants. À les écouter, toute réforme modifiant les conditions d’exercice actuelles suffirait à faire perdre toute attractivité à cette profession. La question du niveau des revenus des médecins nous est ainsi apparue comme un élément essentiel à examiner. En tenant compte de la longueur spécifique des études médicales, et en s’intéressant aux revenus cumulés sur toute leur carrière, nous avons trouvé que les médecins généralistes ne sont ni lésés ni privilégiés par rapport à des individus de niveau de formation comparable, les cadres supérieurs. Il y a certes beaucoup plus de variabilité dans les carrières des médecins, mais elle est la contrepartie de leur plus grande liberté.

Annexe

Les sources de données microéconomiques disponibles

Un échantillon représentatif des médecins généralistes en activité sur la période 1980-2004

55Les travaux recensés dans cet article ont été menés à l’aide d’une source de données extrêmement riche : un panel représentatif des omnipraticiens libéraux français, en exercice sur la période 1980-2004. Ce panel, fourni par la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), reprend les statistiques relevées en date de remboursement par le système national interrégimes (SNIR).

56Sont renseignés le montant des honoraires des omnipraticiens (honoraires annuels, dépassements présentés au remboursement), la mesure de leur activité annuelle et sa décomposition en consultations, visites et actes cotés, l’année de thèse et l’année d’installation en libéral, la région et le département d’exercice, le secteur conventionnel, le mode d’exercice (libéral à temps plein ou à temps partiel), la présence ou non d’un mode d’exercice particulier (acupuncteur, homéopathe, etc.), ainsi que des caractéristiques démographiques comme le sexe et l’année de naissance. Obtenu par tirage dans les données administratives exhaustives de tous les médecins nés au mois de mai, ce panel est représentatif de la population des omnipraticiens en exercice sur les années 1980-2004. Il est donc non cylindré car représentatif des entrées en activité, des interruptions et des fins de carrière.

Des données fiscales permettent de mesurer finement les revenus individuels des médecins

57En ce qui concerne la rémunération des médecins, ce panel contient uniquement des informations sur le niveau des honoraires des médecins. Les médecins généralistes étant principalement en secteur 1, leurs honoraires sont directement liés à leur activité : ils sont donc surtout un indicateur de leur niveau d’activité.

58Mesurer les revenus des médecins, c’est-à-dire leurs honoraires, nets des charges professionnelles, est crucial dès qu’il s’agit de raisonner en termes de niveau de vie ou d’attractivité de la profession médicale par rapport à d’autres professions. Selon l’année considérée, et surtout selon la localisation géographique du médecin et son niveau d’activité, les charges représentent entre 35 et 50 % de ses honoraires. Une seconde source de données a donc été utilisée afin d’évaluer le niveau des revenus des médecins : les déclarations des bénéfices non commerciaux. Ces données fiscales exhaustives, répertoriées dans les statistiques fiscales de la Direction générale des finances publiques, sont disponibles sous forme individuelle pour les années 1993 à 2004. Elles ont servi à construire une variable de revenu individuel dans le panel d’omnipraticiens sur cette période réduite 1993-2004. Grâce à ce travail, la base de données utilisée dans les travaux décrits ci-dessous représente, à ce jour, la seule source disponible sur longue période comportant, au-delà des variables initiales, les revenus et charges individuels. La méthodologie retenue est décrite en détail dans Dormont et Samson (2009).

Un panel représentatif des cadres salariés du secteur privé

59Une troisième source de données est utilisée dans la dernière partie de cet article afin de comparer la rémunération des médecins à celle des cadres supérieurs du secteur privé. Il s’agit du panel des déclarations annuelles de données sociales, DADS (INSEE). Celui-ci, qui couvre initialement la période 1976-2005, est représentatif de l’ensemble des salariés du secteur privé : tous les salariés nés en octobre d’une année paire sont présents. Chaque année sont renseignées les caractéristiques du salarié ainsi que des informations sur l’emploi occupé et l’entreprise employeur.

Notes

  • [*]
    Brigitte Dormont, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine (LEDa-LEGOS). Anne-Laure Samson, maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris-Dauphine (LEDa-LEGOS).
  • [1]
    Le terme « omnipraticiens » englobe les généralistes et les médecins possédant un « mode d’exercice particulier » (MEP) comme l’acupuncture ou l’homéopathie.
  • [2]
    Cela signifie que, parmi les spécialistes pratiquant des dépassements, le montant moyen des dépassements représente 51 % du montant des honoraires de base. Ces médecins à dépassement reçoivent donc une fois et demie en moyenne le paiement des médecins ne pratiquant pas de dépassements.
  • [3]
    De ce fait, le coefficient de la densité est, en reprenant la terminologie de l’économétrie des données de panel, estimé dans la dimension « intrarégion ».
  • [4]
    Région de référence n’a ici aucun caractère normatif, mais signifie simplement que toutes les régions sont comparées à l’Île-de-France.
  • [5]
    Le fait que les médecins soient rationnés sur leur nombre de consultations permet de conclure que la demande de soins n’est pas rationnée, hypothèse nécessaire à la mise en évidence d’éventuels comportements de demande induite.
  • [6]
    Ces données résultent d’une obligation de déclaration pour toute entreprise employant des salariés.
  • [7]
    Cette base de données n’a pas été utilisée directement pour étudier les carrières de cadres, car elle ne permet pas de suivre les carrières des individus sur une période assez longue.
  • [8]
    L’expérience est définie par le nombre d’années écoulées depuis le début de la carrière.
  • [9]
    Les résultats obtenus sont robustes à l’utilisation d’autres valeurs pour le taux d’actualisation (1 % ou 5 %).
  • [10]
    Ce type de résultat n’est vraisemblablement pas spécifique aux médecins et devrait pouvoir être observé chez d’autres professions libérales (avocats, etc.).
Français

Résumé

Cet article propose une synthèse des connaissances sur les revenus des médecins en France, issues de travaux économétriques menés à partir d’un panel représentatif de médecins généralistes. Il examine l’influence du paiement à l’acte sur les comportements d’offre de soins et la régulation de la médecine ambulatoire. Nos estimations montrent l’impact décisif de la densité médicale sur les revenus des médecins : fortes disparités de rémunération en fonction du département ou de la région d’exercice, comportements de demande induite et influence durable de la démographie médicale au moment de l’installation (liée aux fluctuations du numerus clausus). Du fait de leur exercice libéral, les médecins ont, par ailleurs, une grande liberté dans l’allocation de leur temps de travail au cours de leur vie professionnelle, ce dont témoigne le profil atypique de leurs honoraires au cours de leur carrière ainsi que l’existence de médecins à faibles revenus. Enfin, en tenant compte de la longueur spécifique des études de médecine, nous montrons que les revenus cumulés des médecins, sur l’ensemble de leur carrière, sont d’un montant comparable à ceux des cadres supérieurs du secteur privé.

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Brigitte Dormont
Professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine (LEDa-LEGOS) et responsable de la chaire « santé, risque, assurance » de la Fondation du risque
Anne-Laure Samson [*]
Maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris-Dauphine (LEDa-LEGOS)
  • [*]
    Brigitte Dormont, professeur de sciences économiques à l’université Paris-Dauphine (LEDa-LEGOS). Anne-Laure Samson, maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris-Dauphine (LEDa-LEGOS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2011
https://doi.org/10.3917/rfas.112.0156
Pour citer cet article
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