CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Le statut des groupes professionnels peut être appréhendé, d’un point de vue sociologique, sous des dimensions multiples. Traditionnellement, le status désigne la position d’un individu ou d’un groupe dans un système social (Merton, 1997). Il peut se caractériser, de façon plus précise, par la place spécifique occupée dans une hiérarchie économique, mais aussi de pouvoir, ainsi que dans une échelle de prestige. Par ailleurs, la sociologie des professions invite à prendre en considération le degré d’autonomie des professionnels dans le cadre de leur activité (Freidson, 1984) et à saisir leurs positions dans la division du travail en envisageant cette dernière sous l’angle de sa dynamique (Hughes, 1996). En adoptant cette définition extensive, il paraît possible de s’interroger sur le statut actuel de la chirurgie au sein de la division du travail médical, c’est-à-dire en se fondant sur une échelle d’analyse qui couvre l’ensemble de ce monde social et, plus particulièrement, les relations entre ses groupes constitutifs et leurs positions relatives dans l’univers professionnel. Toutefois, rendre compte du statut de la chirurgie implique d’orienter également le regard à un niveau plus fin, en s’intéressant aux phénomènes qui sont à l’œuvre à l’intérieur même du groupe professionnel, afin d’observer les mécanismes de différenciation qui contribuent, aujourd’hui, à faire apparaître la figure du chirurgien comme plurielle et protéiforme. En effet, le « chirurgien généraliste » n’est plus, et cela en raison du processus de spécialisation qui conduit à l’établissement de sous-ensembles professionnels que représentent les spécialités chirurgicales ; chirurgiens du public et chirurgiens du privé n’exercent pas dans les mêmes conditions et n’opèrent pas le même type de malades, les femmes embrassent de plus en plus la carrière chirurgicale, mais en suivant des parcours de socialisation professionnelle spécifiques et en s’orientant préférentiellement vers certaines spécialités (Bercot et Mathieu-Fritz, 2007).

2À partir des principales contributions en sciences sociales ayant porté sur la chirurgie et de nos propres travaux de recherche, nous proposons de rendre compte des phénomènes sociaux qui ont contribué, au cours de la période récente, à l’évolution du statut de la chirurgie française, mais également des statuts des chirurgiens.

Le statut des chirurgiens dans l’univers médical

3Les principales évolutions de la chirurgie sont liées aux transformations de la division du travail médical et des conditions d’activité dans les établissements de santé, aux politiques de restriction, puis d’augmentation du nombre des praticiens, ainsi qu’à la recomposition sociale du groupe des internes et à la très lente féminisation du corps professionnel.

La position de la chirurgie dans la division du travail médical

4La place de la chirurgie dans la division du travail médical est déterminée par les avancées scientifiques et techniques, ainsi que par les formes de spécialisation professionnelle et de concurrence interprofessionnelle propres au monde médical. Depuis la seconde moitié du xxe siècle, les progrès dans la connaissance du corps humain, qui sont liés aux découvertes scientifiques et à leurs applications techniques, figurent parmi les principaux phénomènes ayant largement contribué à l’évolution de la place de la chirurgie au sein de l’univers médical. Les rayons X, la fibre de verre, les ultrasons, la résonance magnétique nucléaire ont été adaptés progressivement au cadre du diagnostic médical (Ternon, 1994). En permettant d’observer précisément des parties du corps humain jusqu’alors inaccessibles, ces nouvelles technologies ont conduit à diversifier et à affiner les méthodes diagnostiques, à l’image du diagnostic préopératoire, qui contribue désormais à établir de façon préalable ce qui va être réalisé pendant l’opération. Parallèlement, les progrès de la pharmacologie permettent de plus en plus de soigner les malades par des thérapeutiques médicales sans recourir aux services du chirurgien. Ces évolutions ont coupé court progressivement à la logique chirurgicale traditionnelle consistant à opérer pour établir ou finaliser le diagnostic. À cet égard, si le champ d’intervention des chirurgiens a beaucoup évolué en se réduisant, il s’est aussi élargi, grâce au développement des spécialités chirurgicales. Ce processus se caractérise par la complexification et l’hyperspécialisation des savoirs, qui marquent la « fin du chirurgien généraliste » (Ternon, 1994). Il est lié également au développement de la pratique des greffes d’organe, de la microchirurgie et aux progrès de la réanimation, qui permettent désormais d’opérer les nouveau-nés et les personnes âgées. D’un point de vue général, les avancées techniques ont eu d’importantes répercussions sur les gestes chirurgicaux et sur leur efficacité, en conduisant à des gains de temps et à l’amélioration des résultats. Elles se sont caractérisées par l’utilisation de nouveaux outils (rayon laser, pinces mécaniques, tissu synthétique, prothèses, cœlioscopie), qui a nécessité l’apprentissage de nouveaux gestes techniques.

5À l’instar de la chirurgie, les autres spécialités du monde médical ont connu également d’importantes évolutions. À partir des années quatre-vingt, les médecins spécialistes revendiquent leur indépendance et entrent en concurrence avec les chirurgiens. Cardiologues, dermatologues, ORL, gastro-entérologues et rhumatologues élargissent leur champ de compétences en pratiquant différentes activités chirurgicales en lien avec leur spécialité (Ternon, 1994). Au sein du bloc opératoire, les désaccords entre chirurgiens et anesthésistes sont devenus plus fréquents, leurs relations plus tendues, voire conflictuelles. Mais les chirurgiens parviennent encore à imposer leur domination dans le cadre des interactions avec les anesthésistes (Faure, 2005). À cet égard, disséquant les microprocessus du pouvoir professionnel qui s’exprime dans le cadre quotidien des activités des chirurgiens, Fox dévoile les stratégies discursives par lesquelles ces derniers parviennent à imposer, notamment face aux anesthésistes, leur contrôle de l’activité et leur définition du travail collectif (Fox, 1992, 1994).

6En retraçant l’histoire récente des usages des techniques médicales des chirurgiens, Zetka (2003) montre comment ces derniers, convaincus de leur domination et de leur autorité au sein de la division du travail médical, ont délaissé dans un premier temps l’utilisation de la fibre optique en la déléguant à d’autres spécialités. Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, les gastro-entérologues, qui occupaient au départ une position dominée au sein de l’univers médical, s’en sont emparés pour réaliser des endoscopies, lesquelles ont permis de mener des diagnostics plus fiables, mais aussi, à moyen terme, d’entreprendre avec succès de petites interventions chirurgicales – sans recourir, donc, à la chirurgie « ouverte » et aux chirurgiens. Un nouveau marché sur lequel règne une forte concurrence s’est ainsi ouvert et s’est accompagné de l’augmentation du nombre de gastro-entérologues. Pareils bouleversements expliquent, pour une part, le développement par les chirurgiens de la technologie « vidéo-laparoscopique » au cours des années quatre-vingt-dix, ainsi que leurs tentatives de s’emparer de l’endoscopie. Les projets de conquête de ces deux technologies ont été définis dans des programmes professionnels développés par les instances de représentation des chirurgiens. Celui de conquérir le marché de l’endoscopie pendant les années quatre-vingt n’a que très partiellement abouti, tandis que le développement et la monopolisation de la technologie « vidéo-laparoscopique » a été un plein succès. Pour faire aboutir de tels projets, les spécialistes doivent, en règle générale, apporter – notamment à travers des expérimentations et la publication de leurs résultats – la preuve scientifique de l’efficacité des procédures utilisées pour traiter une maladie donnée. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils peuvent prétendre la développer. Toutefois, la réussite d’une tentative de clôture du marché du travail dépend du rythme auquel ce projet est mené, mais aussi des formes caractéristiques de la concurrence interprofessionnelle sur le marché des services médicaux au moment de cette tentative de fermeture. L’analyse de Zetka témoigne ainsi de la relative vulnérabilité et de la précarité des positions acquises au sein de la division du travail par les chirurgiens.

Des chirurgiens « pris » dans les organisations de travail et la perte de l’emprise sur le processus opératoire

7L’autonomie professionnelle des chirurgiens est limitée par les organisations de travail très structurées et contraignantes dans lesquelles ils exercent. Au cours des quarante dernières années, le rapport des chirurgiens à l’administration hospitalière et à celle des structures de soins privées est devenu de plus en plus conflictuel, les praticiens se considérant davantage contrôlés et dépossédés de prises de décision qui leur revenaient « naturellement » (Steudler, 1974 ; Revol et Servant, 2006). Ainsi, le regroupement en plateaux techniques, qui repose sur la mutualisation des moyens humains et des matériels de pointe, s’est imposé aux chirurgiens. Les modes de fonctionnement de ces plateaux techniques bouleversent les formes d’organisation traditionnelle du travail collectif dans les services de chirurgie. Leur constitution a conduit à la fin du règne des « grands patrons » qui, dans leur service, disposaient jusqu’alors de personnels et de matériels attitrés (Hollender, 2005). S’ajoutent à cela d’autres contraintes organisationnelles qui touchent, de façon plus générale, la médecine hospitalière, tels les aménagements liés à la réduction du temps de travail, qui ont contribué à donner aux chirurgiens le sentiment d’un manque de moyens (Domergue et Guidicelli, 2003), ainsi que les diverses réformes auxquelles sont soumis les établissements de santé tout au long des années 2000, telles la tarification à l’activité en 2003, l’organisation en « pôles d’activité » en 2005, la loi Hôpital, patient, santé et territoires (HPST) en 2009. Ces réformes ont conduit, de diverses manières, à la recomposition des hôpitaux et à la réorganisation des services (Mossé et Paradeise, 2003). D’un point de vue général, les chirurgiens ont perdu ainsi, assez rapidement, l’emprise qu’ils avaient traditionnellement sur le processus opératoire et l’organisation du travail.

Judiciarisation de l’activité, hausse des primes d’assurance et demande de reconnaissance

8Le développement de la judiciarisation de l’activité chirurgicale a conduit à la forte augmentation des primes d’assurance en responsabilité civile professionnelle. Ces deux phénomènes, dans un contexte de stagnation du coût des actes chirurgicaux, ont suscité le vif mécontentement d’un grand nombre de chirurgiens et l’expression d’un manque de reconnaissance. Au cours des années quatre-vingt-dix, le nombre de décisions judiciaires et le montant total des indemnisations se sont élevés, ainsi que le montant des primes d’assurance en responsabilité civile professionnelle des chirurgiens libéraux, qui a crû d’environ 10 % par an. Au cours de la première moitié des années 2000, ces augmentations se poursuivent, avec une hausse des cotisations variant entre 10 % et 40 % [1].

9La chirurgie constitue la discipline de l’univers médical la plus touchée par le phénomène de judiciarisation, devant l’anesthésie-réanimation et la gynécologie-obstétrique (Bercot et Mathieu-Fritz, 2007) [2]. La « sinistralité » pour la chirurgie libérale, c’est-à-dire le nombre de déclarations d’accidents corporels rapporté au nombre de sociétaires, s’élève, en 2003, à 30 % et progresse les années suivantes pour atteindre, en 2006, son plus haut niveau avec une proportion de 49 %. En 2008, cette valeur, qui a légèrement baissé, avoisine les 46 % [3]. Le nombre probable de mises en cause pour un chirurgien libéral au cours de sa carrière a ainsi rapidement augmenté, en passant de dix en 2003 à seize en 2008 [4]. Si toutes les déclarations d’accidents corporels ne donnent pas lieu à une décision judiciaire civile, le phénomène de judiciarisation au cours de la période récente est avéré [5] et la majorité des décisions civiles conduisent à une condamnation [6]. En outre, les tendances constatées au sein du secteur public sont les mêmes. Le coût des sinistres corporels graves a augmenté de 34 % de 2003 à 2008, et la hausse annuelle de la fréquence des réclamations de 1998 à 2008 s’élève à 5 % [7], ce qui contribue à l’augmentation régulière des primes versées par les établissements hospitaliers à leurs assurances.

10Ce phénomène de judiciarisation semble témoigner à la fois de la perte relative de confiance envers les praticiens et de l’élévation du niveau d’exigence des patients, qui associent de plus en plus une obligation de résultats à leur demande d’intervention chirurgicale. S’ajoute à cela un autre problème de nature économique, mais aussi symbolique : les chirurgiens étaient naguère les médecins libéraux percevant les revenus les plus élevés, mais, au cours des années 2000, leur revenu libéral moyen est devenu inférieur à celui des radiologues et des anesthésistes [8]. Durant la même période, les chirurgiens ont protesté, dans le cadre de leurs revendications publiques et auprès des instances politiques, contre l’absence de revalorisation des actes chirurgicaux, avançant systématiquement les sacrifices que représente l’exercice de leur activité (nombre d’heures de travail élevé, gardes, astreintes, grande disponibilité à l’égard des malades), ainsi que les enjeux de leurs interventions (survie ou décès du patient, amélioration notable de sa qualité de vie, complications).

Le manque de praticiens ou la crise de recrutement

11À partir des années 1990, les médecins sont de plus en plus nombreux à déplorer un manque d’internes et de praticiens diplômés dans certaines disciplines, dont la chirurgie. Mais il faudra attendre le début des années 2000 pour que la plupart des acteurs du système de santé s’en inquiètent publiquement. Le manque de praticiens semble lié à une crise de recrutement – i.e. à un décalage entre le nombre de médecins en activité (ou en cours de formation) et les besoins exprimés dans les services hospitaliers. Dans le monde chirurgical, ce manque de praticiens a souvent été interprété comme la conséquence directe d’une « crise des vocations » reposant sur les transformations des conditions de travail des chirurgiens (judiciarisation, augmentation des primes d’assurance, perte de l’emprise sur le processus opératoire suite aux restructurations hospitalières, etc.). Autrement dit, les évolutions démographiques du groupe professionnel (réduction du nombre d’internes en chirurgie, vieillissement et, à moyen terme, départ massif à la retraite des praticiens) n’ont absolument pas été prises en compte pour expliquer le manque de chirurgiens.

12À rebours des principales explications communes et paralogiques de la crise de recrutement, il faut conclure à l’absence d’une « crise des vocations », dans la mesure où tous les postes d’internes en chirurgie ouverts au concours sont pourvus chaque année, bien que leur nombre ait augmenté et se situe désormais à un niveau élevé. Si crise de recrutement il y a, elle ne peut donc pas s’expliquer par l’impact que pourraient avoir, auprès des étudiants en médecine, les transformations des conditions de travail des chirurgiens. La crise de recrutement semble liée principalement au vieillissement de ces derniers, conséquence directe de la politique de restriction du nombre de praticiens en formation au cours des dernières décennies (Bercot et Mathieu-Fritz, 2007). En 1971, le numerus clausus est instauré à l’entrée de la deuxième année de médecine (PCEM2) pour mettre un terme à la « pléthore médicale », c’est-à-dire au trop grand nombre de médecins en exercice (Bungener, 1984). Cette décision politique a été largement impulsée par les médecins eux-mêmes dans un contexte socio-économique marqué par le ralentissement du rythme de la croissance et par la hausse des dépenses de santé. Les médecins considéraient depuis longtemps qu’ils étaient pléthoriques, constatant l’augmentation continue de leur nombre depuis plusieurs décennies. Face au flux massif d’étudiants dans les facultés de médecine au cours des années soixante, ce discours sur la pléthore a connu, dès le début des années soixante-dix, un élan inédit et un nouvel écho dans la sphère politique. Ainsi, en 1976, est votée la réduction de 10 % par an du numerus clausus instauré cinq ans plus tôt. Cette réduction, qui s’est poursuivie jusqu’en 1992, s’est accompagnée de la baisse du nombre de postes d’internes, avec la réforme de l’internat de 1982. Entre 1985 et 2001, le nombre total de postes d’internes a baissé de 28 %. Pour la chirurgie, ce nombre a évolué en suivant cette tendance à la baisse, mais à un rythme presque deux fois plus élevé, la discipline ayant perdu près de 50 % de ses postes d’internes au cours de cette période. Parallèlement, les « besoins » d’internes en chirurgie générés par l’organisation des soins dans les services hospitaliers n’ont pas diminué et ont même eu tendance à augmenter. En règle générale, le nombre de postes d’internes n’est pas indexé sur les besoins exprimés au sein des services hospitaliers. La crise de recrutement des chirurgiens semble donc liée à une réduction, pendant une quinzaine d’années, du nombre de postes ouverts au concours de l’internat dans les spécialités chirurgicales, c’est-à-dire à une baisse du nombre de praticiens en formation dans un contexte démographique de vieillissement des chirurgiens et d’augmentation des besoins hospitaliers.

Le déclassement de la chirurgie au concours de l’internat

13Jusqu’au début des années quatre-vingt, il fallait passer obligatoirement par l’internat, et donc réussir son concours d’entrée, pour se former à la chirurgie. « Faire l’internat » était alors une marque de grand prestige au sein de la sphère médicale. Avec la réforme de 1982 qui entre en vigueur en 1984, ce sont désormais tous les futurs spécialistes qui doivent passer par l’internat et, avec la réforme de 2004, la médecine générale rejoint le rang des spécialités médicales, le passage par l’internat devenant obligatoire pour les futurs omnipraticiens. En vingt-cinq ans, de domaine réservé à l’élite étudiante qui se destinait prioritairement à la chirurgie, l’internat est ainsi devenu une étape commune pour tous les médecins en formation. « Faire l’internat » ne revêt plus aujourd’hui la même connotation prestigieuse. Cependant, jusqu’au début des années 2000, les meilleurs candidats reçus au concours de l’internat, en très grande majorité de sexe masculin, ont continué de choisir la chirurgie en priorité, poursuivant ainsi une tradition de recrutement élitiste garantissant un très grand prestige à la discipline.

14C’est au cours de la première moitié des années 2000 que cette tradition a commencé à disparaître progressivement. L’analyse chronologique des affectations en troisième cycle des études médicales suite au concours de l’internat (puis, à partir de 2004, des épreuves classantes nationales [ECN]) montre que les spécialités médicales sont les plus prisées par les meilleurs étudiants reçus, les « spécialités chirurgicales [9] » arrivant en seconde position dans leurs choix [10]. Cependant, à l’issue des ECN, tous les postes d’internes en chirurgie sont systématiquement pourvus, alors même que leur nombre a augmenté régulièrement depuis 2003, atteignant en 2009 leur niveau le plus élevé depuis une vingtaine d’années. Le phénomène observé ne constitue donc pas une « crise des vocations », mais seulement un déclassement de faible envergure de la chirurgie dans le cadre des choix des meilleurs candidats reçus aux ECN. Ce phénomène de recul était lié, dans un premier temps, à l’importante féminisation des étudiants en médecine et à la très faible féminisation du corps chirurgical (Jaisson, 2002). Les femmes constituent près de 60 % des étudiants affectés à l’issue des ECN, mais ne représentent, à la fin des années 2000, que 40 % des effectifs s’orientant vers les spécialités chirurgicales, qui sont les moins choisies par les femmes [11]. Entre 2004 et 2009, la part des femmes choisissant la chirurgie lors des ECN passe de 30 % à 40 %, ce qui constitue une hausse relativement faible. En 2004, si les femmes figurant parmi les 500 premiers reçus aux ECN avaient choisi la chirurgie proportionnellement autant que les hommes, celle-ci se serait placée au même niveau que les « spécialités médicales [12] » (Bercot et Mathieu-Fritz, 2008). Cependant, les statistiques les plus récentes révèlent que, désormais, même les hommes préfèrent les spécialités médicales à la chirurgie [13]. Depuis 2005 et 2006, alors que les spécialités chirurgicales figurent en troisième ou quatrième position parmi les choix féminins, elles ne représentent plus que le deuxième choix des hommes derrière les spécialités médicales. Cela constitue un bouleversement majeur pour la discipline qui a été pendant longtemps choisie en priorité par les meilleurs candidats de sexe masculin reçus au concours de l’internat. La chirurgie française est devenue moins attractive auprès de l’élite de l’internat et, de ce fait, semble avoir perdu un peu de son prestige.

La chirurgie, un univers hétérogène et fragmenté

15Dans quelle mesure peut-on parler de culture commune, de références et de valeurs propres aux chirurgiens dans leur ensemble ? Quels sont les traits qui les caractérisent de manière unitaire ? N’existe-t-il pas aussi une grande diversité de praticiens, voire une hiérarchie interne ?

L’unité du groupe : rapport au soin, responsabilité à l’égard du malade et cadre d’apprentissage

16L’unité du groupe s’inscrit dans le rapport au soin. C’est le premier trait commun qui apparaît de manière systématique dans les divers entretiens effectués auprès des professionnels des différentes spécialités chirurgicales. L’intervention est décrite par les chirurgiens comme permettant d’offrir une solution menant à l’éradication d’un problème de santé. Si le résultat du traitement médical s’inscrit dans la durée, celui de l’intervention chirurgicale est immédiat. Certes, elle est parfois suivie de traitements longs, mais tous les chirurgien(ne)s rencontré(e)s expliquent le choix de leur spécialité par la satisfaction que procure dans l’instant l’intervention, du fait du résultat immédiat qui en découle. Ces remarques corroborent les analyses de Katz (1999) concernant la culture des chirurgiens – i.e. leurs modes de pensée et de comportement –, ainsi que sa genèse et ses formes de différenciation. L’auteur montre que les chirurgiens se caractérisent par une tendance à prendre des risques et par une posture active, un système de valeurs favorisant l’interventionnisme, l’action rapide plutôt que l’inaction ou l’attente nécessitant ou autorisant une longue réflexion ; en témoigne leur langage, qui se réfère à la guerre et qui mobilise des temps, des mots et des tournures de phrases exprimant directement l’action. Le milieu chirurgical valorise des qualités réputées masculines tels le sport, la vitesse, la compétition (Cassell, 2000). Selon cette représentation, il s’agit d’être invulnérable, infatigable, téméraire.

17Le deuxième trait commun revendiqué est la responsabilité entière du malade, notamment son accompagnement aux différents stades de la prise en charge : consultations, intervention, puis suivi postopératoire. Pour valoriser cette place, ils opposent leur pratique, inscrite dans la continuité, à l’activité « séquentielle » des différents anesthésistes qui interviennent successivement face aux malades. Cependant, Katz (1999) a montré que les processus de décision en chirurgie ne sont pas toujours optimaux du point de vue médical et qu’ils dépendent aussi de l’influence de critères non médicaux, comme la volonté de recruter et de garder le patient (plutôt que de le confier à un spécialiste d’une autre discipline médicale).

18Le troisième trait commun tient à la particularité de l’apprentissage. L’unité du groupe se construit fortement durant le parcours d’acquisition des savoirs. L’accès au savoir-faire de l’intervention se fait sous la forme du compagnonnage par assimilation progressive des gestes et de leurs résultats. La dextérité ainsi s’acquiert progressivement après des périodes d’observation, puis en pratiquant des gestes de plus en plus sophistiqués sous le regard attentif des pairs qui guident l’apprenti chirurgien. Anciens et jeunes doivent conduire ensemble des interventions afin que ces derniers apprennent en expérimentant, tandis que les risques restent maîtrisés. La virtuosité du praticien peut s’exprimer aux différents moments de la chaîne d’intervention : lors du diagnostic, de la prise de décision et de l’intervention elle-même, puis tout au long du suivi postopératoire. La complexité de l’acte tient à la pathologie et à l’anatomie du patient – qui n’est jamais tout à fait la même d’un malade à l’autre. À ces incertitudes s’ajoute l’imprévisibilité des suites opératoires. Lors de l’intervention, il est fondamental de parvenir à la parfaite maîtrise des gestes quel que soit le contexte (problèmes personnels, changement des habitudes, d’horaires, etc.). La maîtrise des émotions est donc essentielle. Les débutants doivent apprendre à se concentrer sur des temps parfois très longs, à surmonter le stress et à ne pas se laisser envahir par la peur du risque encouru.

19Le lien fort qui se construit dans l’apprentissage est fait d’aide et de soutien de la part des seniors. L’ambiance du bloc, ses rituels, tout en permettant un bon déroulement technique et une bonne coordination des différents intervenants, favorisent la construction d’une cohésion des opérations chirurgicales en régulant la coordination des différents intervenants (Katz, 1981, 1999 ; Genest, 1990). Ils sont particulièrement appréciés des étudiants, mais ils s’accompagnent de différentes épreuves liées à l’intervention elle-même et au contexte dans lequel elle s’effectue. Ainsi, tous les chirurgiens interrogés, qu’ils appartiennent aux générations actuelles ou anciennes, mettent en évidence le caractère éprouvant du milieu. L’univers de la communauté, particulièrement celui des stages obligatoires de chirurgie générale, est fait de blagues de carabin (Godeau, 2007) qui mettent parfois les jeunes mal à l’aise – particulièrement les filles qui, plus que les garçons, sont la cible de réflexions et de plaisanteries grivoises ou humiliantes. Une acculturation au moins provisoire paraît nécessaire pour passer ces étapes d’apprentissage. Il existe souvent, en effet, une distance entre les représentations véhiculées par ces jeunes et celles du milieu dans lequel ils veulent s’intégrer.

Les spécialités de la chirurgie comme sous-univers professionnels

20Au sein de l’univers chirurgical, différents segments s’organisent autour des groupes de spécialité, mais aussi en fonction du genre des praticiens, de leur génération et de leur secteur d’activité (privé ou public). L’existence de segments professionnels (Bucher et Strauss, 1996 ; Champy, 2009) se traduit par différentes façons de concevoir et d’exercer la chirurgie. Il y aurait de la « vraie » chirurgie (Bidet, 2010), dont les critères varient selon les chirurgiens, et de la chirurgie qui n’en serait pas. Différents clivages sont mis en évidence par les chirurgiens en poste.

Une segmentation de genre ?

21Selon Cassel, les différences observables sur le plan des catégorisations et des comportements de genre sont plus profondément ancrées, elles sont incorporées au fil d’une longue socialisation et se manifestent de façon non consciente. Pour rendre compte des manifestations du genre au sein de l’univers chirurgical, Cassell (1986, 2000) observe comment les chirurgiennes sont invitées de diverses manières par les membres – masculins et féminins – de leur entourage professionnel à développer des comportements considérés comme féminins. Ainsi, contrairement à un chirurgien de sexe masculin, une femme ne peut pas, par exemple, laisser exploser sa colère dans les moments de tension ou face à de jeunes internes dans l’erreur ; elle doit se conformer aux attentes sociales en étant non seulement un chirurgien compétent, mais aussi une femme. Pour obtenir les formes de coopération nécessaires à leurs activités de travail, les femmes chirurgiens ont dû développer des types de comportement alternatifs : elles doivent, en effet, se comporter moins en « monarque autoritaire » qu’en « capitaine d’équipe ». Dans le cadre de nos analyses (Bercot et Mathieu-Fritz, 2007 ; Bercot et Horellou-Lafarge, 2010), nous avons retrouvé plusieurs éléments étudiés par Cassell [14] : le constat que la profession ne se féminise que lentement et difficilement ; le fait qu’au sein de la sphère médicale nombre d’hommes et de femmes considèrent, aujourd’hui encore, que le métier n’est pas fait pour les femmes, notamment parce qu’il serait incompatible avec les tâches familiales qui leur incombent et avec leurs faibles capacités physiques (certains gestes chirurgicaux nécessitant de façon relativement fréquente l’usage de la force) ; l’idée – basée sur les catégories de genre – selon laquelle l’arrivée croissante et apparemment inéluctable à moyen terme des femmes au sein de la chirurgie va forcément bouleverser les conditions d’exercice du métier, voire provoquer son déclin (Bercot et Mathieu-Fritz, 2007). Par ailleurs, si, selon Cassell, les femmes doivent se conformer aux attentes sociales sexuées, Zolesio (2009a, 2009b) insiste sur le fait que les chirurgiennes suivent un parcours de masculinisation qui implique diverses formes de gommage de certains stéréotypes de la féminité ; elles sont conduites à intégrer et à manifester, en fonction de leur trajectoire antérieure, des dispositions masculines qui sont fortement ancrées dans la culture des chirurgiens. La sociologue montre, toutefois, que cette forme de socialisation professionnelle est pour une part réversible, des étapes de « re-féminisation » relative étant observables une fois passée l’étape de l’internat (Zolesio, 2009a). Tout dépend, finalement, de la position dans la trajectoire socioprofessionnelle. Les jeunes internes, mais aussi les femmes chirurgiennes en poste, soulignent la difficulté pour elles d’être acceptées et les efforts considérables qu’elles ont à déployer pour s’intégrer à cet univers très masculin et pour être « adoubées » par les chirurgiens. Les obstacles ne sont pas les mêmes pour toutes les femmes et varient en fonction des spécialités chirurgicales choisies, certaines accueillant mieux les femmes que d’autres, notamment parce que la brèche a été ouverte plus tôt par des femmes seniors (Bercot et Horellou-Lafarge, 2010).

22Les femmes mettent en évidence le caractère sexiste des comportements des chirurgiens et l’existence d’un univers très hiérarchisé, où elles sont le plus souvent déconsidérées du fait de leur sexe. Le milieu chirurgical est un milieu à dominante machiste. Il n’est pas rare de douter de la volonté d’une femme de faire réellement chirurgie, voire de tenter de l’en dissuader au motif qu’elle arrêtera d’exercer à la naissance de ses enfants. L’hostilité du milieu se révèle aussi dans les comportements sexistes, les remarques désobligeantes répétées. Certains groupes de chirurgie, notamment ceux de la chirurgie viscérale et orthopédique, insistent sur les attributs revendiqués traditionnellement par certains milieux masculins dont les femmes seraient « naturellement » dépourvues : dynamisme, force, esprit de décision, courage, agressivité (Cassell, 2000).

23Au-delà des phénomènes de reproduction des comportements et valeurs sexués, nous avons observé une grande diversité dans les manières de se comporter des professeurs en chirurgie à l’égard de certaines spécialités – par exemple, l’ophtalmologie, la gynécologie-obstétrique, la chirurgie infantile – où sont davantage représentées les générations plus récentes, ainsi que les femmes. En effet, l’ethos est différent chez les femmes chirurgiennes arrivées plus récemment dans le métier. Elles n’hésitent plus à mettre en avant des valeurs différentes. Si les premières générations ont adopté les références du monde masculin hostile à l’arrivée des femmes, les générations actuelles font des concessions explicites pour réussir avant tout leur apprentissage. Trois types de réaction ont été repérés dans nos entretiens parmi les femmes internes : si certaines femmes s’identifient aux valeurs masculines, d’autres tentent de les ignorer. Un groupe cependant en souffre et se situe au bord de la rupture, voire en opposition avec l’orientation initialement choisie (Bercot et Horellou-Lafarge, 2010 ; Zolesio, 2009a). En outre, elles ne se définissent plus comme des combattantes héroïques et solitaires, mais relativisent l’image véhiculée par les chirurgiens, en insistant sur le travail d’équipe qui permet de consulter les confrères en cas de doute. Elles minimisent également le fait de devoir prendre des décisions rapidement en raison du faible nombre de véritables urgences qui surviennent en cours d’intervention. Mais elles mettent en exergue le temps de préparation qu’elles consacrent à envisager à l’avance ce qu’elles auront à faire. Alors que les hommes chirurgiens insistent sur l’immédiateté de leur travail, les femmes le replacent dans un contexte plus large débordant le cadre de la salle d’opération. Enfin, l’ethos féminin inclut la volonté de considérer sur un mode alternatif et conjoint les priorités de la vie familiale et celles du travail. Elles envisagent plus volontiers de partager le travail avec leurs collègues et ne se présentent pas comme indispensables, le service pouvant « tourner sans elles ».

La segmentation de la chirurgie par spécialités et types d’intervention

24L’identité professionnelle des chirurgiens dépend étroitement de leur spécialisation. On constate, par exemple, une nette volonté de distinction de la part des chirurgiens viscéraux vis-à-vis d’autres pratiques, celles, notamment, des chirurgiens ophtalmologistes ou ORL. Ils vont jusqu’à remettre en cause leur droit de se qualifier comme chirurgiens : « L’ophtalmologie, ce n’est pas de la chirurgie. » Les traits mis en exergue pour caractériser la chirurgie sont la longueur de l’intervention, l’ouverture du corps, le caractère vital de l’opération : le chirurgien est celui qui ouvre et qui met les mains dans le corps du malade. Certaines spécialités sont choisies explicitement en référence à cette dimension. Ainsi, des chirurgies plus légères, moins invasives, sont parfois considérées avec mépris par les pairs. Dans tous les cas, ils ne les considèrent pas comme appartenant au même monde professionnel.

25Un deuxième clivage apparaît selon la nature du soin. S’il ne fait aucun doute que la chirurgie esthétique est une intervention physique sur le corps et donc une « vraie » chirurgie, elle s’éloignerait des valeurs et références traditionnelles du corps médical. Y a-t-il une légitimité à intervenir sur l’apparence lorsqu’il n’y a pas de trouble somatique ? Dans quelle mesure le service rendu constitue-t-il un soin ? Dans la justification de leur pratique, les chirurgiens esthétiques fondent la légitimité de leur intervention sur le bien-être du patient, son état psychique et social. Ils affirment le caractère essentiel de leur participation à la décision d’opérer et évoquent couramment le fait qu’ils peuvent refuser l’intervention (Le Hénaff, 2010). Ils se réfèrent aussi à la chirurgie réparatrice pour atténuer ce qui pourrait être considéré comme une « chirurgie de la frivolité ». Tout semble ainsi aller vers l’affirmation d’un segment particulier, celui de la chirurgie esthétique, considérée par certains, notamment les chirurgiens (exclusivement) réparateurs, comme une chirurgie non noble qu’ils se refusent à exercer ; certains la pratiquent de manière marginale et répugnent parfois à la considérer explicitement comme un élément constitutif de leur champ d’intervention. D’autres chirurgiens de la réparation refusent même d’être assimilés aux chirurgiens esthétiques et déclinent les sollicitations dont ils peuvent être l’objet en ce domaine.

26Enfin, une troisième partition est liée à la complexité des interventions effectuées. Cette complexité oppose souvent, dans de nombreuses spécialités, les chirurgiens du secteur privé et ceux intervenants au titre de PU-PH (professeur des universités-praticien hospitalier) dans les hôpitaux publics. Les différences de pratiques de ces deux segments sont multiples et portent notamment sur les types d’intervention. Le plus souvent, le segment privé assurera des interventions classiques, plus facilement standardisables, avec un risque moindre, tandis que les services des PU-PH accueilleront les cas les plus difficiles, nécessitant des interventions parfois risquées. Le souci de rentabilité des installations, la volonté d’améliorer les revenus des chirurgiens et des anesthésistes ont un effet sur la prise de risques et la détermination du volume nécessaire d’interventions. Il y aurait ainsi une chirurgie noble et une chirurgie en quête de rentabilité, une chirurgie de pointe, apanage essentiellement universitaire, et une chirurgie commune, de routine. Pour les chirurgiens hospitaliers, le « vrai boulot » consiste à faire de la recherche, à prendre en charge des cas rares et difficiles, le « sale » boulot étant celui d’une chirurgie routinière et relevant plutôt du secteur privé (même si elle est, en général, nettement mieux rémunérée).

27La complexité du travail des chirurgiens est aussi affaire de spécialités et, à ce niveau, c’est le clivage entre la chirurgie « du dur » et celle « du mou » qui peut être souligné. On peut ainsi entendre des propos négatifs concernant la chirurgie orthopédique (du dur) qui fait, pour certains, figure de chirurgie du bricolage, alors que d’autres chirurgies (viscérale, par exemple) mettent en jeu le fonctionnement du corps et de ses organes dans toute leur complexité.

28D’autres clivages sont liés au degré de prépondérance de la place occupée dans la chaîne des activités. Ils sont parfois pris en compte dans les critères de choix des internes. Un des critères explicites de distinction est celui du monopole de l’indication opératoire. Qui maîtrise, dans les faits, la décision d’intervenir sur le corps du malade ? La place dans la prescription s’avère un élément important pour différencier le prestige des différents segments (Pinell, 2005, 2009). Aussi certaines spécialités chirurgicales (en cardiologie, par exemple) apparaissent-elles comme très dépendantes du médecin de la même spécialité. Cela peut conduire à une relative restriction, en matière d’indication chirurgicale, de la marge d’autonomie des chirurgiens exerçant dans le privé.

Conclusion

29Les récentes évolutions de la chirurgie et, plus largement, de l’univers médical introduisent une plus grande diversité au sein du groupe des chirurgiens, tant sur le plan du statut que sur celui du sentiment d’appartenance. Tous les chirurgiens ne portent pas le même regard sur le malade et l’intervention. Les modalités de travail et le degré de légitimité varient en fonction des spécialités. On peut discerner, ainsi, une pluralité de références et d’identités professionnelles.

30La prépondérance des femmes parmi les étudiants en médecine et leur bon classement au concours des ECN conduisent à une déstabilisation de certains traits dominants de la chirurgie. On peut se demander à cet égard si les femmes vont, à moyen terme, modifier leurs choix de spécialisation et s’orienter davantage vers des études de chirurgie. Elles choisissent encore peu cette voie pour différentes raisons, notamment parce que le milieu des chirurgiens est, dans certaines spécialités, très machiste et favorise peu l’accueil des femmes (Bercot et Horellou-Lafarge, 2010). De ce fait, ces dernières sont faiblement attirées par une carrière dans un groupe professionnel dans lequel elles devront – après avoir prouvé leur valeur par la réussite aux concours – défendre une place en tant que femme dans le travail. Une majorité d’entre elles considère ce monde professionnel comme étranger, hostile et rétrograde. La distance qui sépare, aujourd’hui encore, les femmes de la chirurgie est donc importante. Si cette situation n’évolue pas, il est probable que l’on s’oriente mécaniquement, dans un avenir proche, vers un plus faible choix de la chirurgie parmi les meilleurs candidats reçus aux ECN. Cependant, il faut considérer que les nouvelles générations de femmes choisissent un peu plus la chirurgie que leurs aînées, même si ce choix est encore très orienté vers des spécialités de « genre » (Jaisson, 2002).

31Si le recrutement féminin était amené à s’amplifier, on peut penser que les transformations observables dans les spécialités chirurgicales où elles sont davantage représentées s’amplifieront également, car les modalités de comportement, l’accueil des nouveaux entrants, les conditions sociales et relationnelles d’apprentissage et de travail leur seront plus favorables. Nous pouvons également faire l’hypothèse d’une diffusion de ces transformations – au cours des prochaines décennies – au sein même des spécialités chirurgicales à dominante masculine, voire auprès des chirurgiens de sexe masculin quelle que soit leur spécialité.

32Enfin, la présence des femmes vient renforcer des évolutions observées parmi les jeunes médecins de sexe masculin, chez qui on a pu aussi constater un autre rapport au travail. Les nouvelles générations pensent que leur activité professionnelle ne doit pas s’effectuer au détriment de leur vie sociale et familiale (Bui Dang Ha Doan, 2004). Il est donc essentiel pour les jeunes praticiens de pouvoir aménager leur planning et de s’investir dans des organisations du travail qui leur permettent de mener, de façon satisfaisante, une vie hors de la sphère professionnelle. Cette posture semble assez différente de celle que peuvent adopter les praticiens plus âgés, plus particulièrement dans la catégorie des PU-PH, dont la charge de travail et le cumul de différentes fonctions ne laissent que peu de place à la vie hors travail.

Notes

  • [*]
    Régine Bercot, professeur de sociologie à l’université Paris 8, chercheure au CRESPPA.
    Chantal Horellou-Lafarge, sociologue, chargée de recherche CNRS au CRESPPA.
    Alexandre Mathieu-Fritz, maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Est - Marne-la-Vallée, chercheur au LATTS.
  • [1]
    AFP, 22 juillet 2006.
  • [2]
    Le rapport Johanet (2011) montre, toutefois, qu’au cours des années 2000 les sinistres les plus importants sur le plan financier (n = 221) concernent bien plus la gynécologie-obstétrique (45 % des cas) que la chirurgie (10 %). En revanche, la tendance semble s’inverser au cours de la seconde moitié des années 2000 (Johanet, 2011, p. 3).
  • [3]
    Groupe des assurances mutuelles médicales (GAMM) (Sicot, 2008).
  • [4]
    Académie nationale de chirurgie (2003, p. 3). Rapport sur les risques des professions de santé en 2008, Responsabilité. Revue de formation sur le risque médical, hors série (décembre 2009).
  • [5]
    Par exemple, le nombre de décisions civiles concernant les chirurgiens libéraux a triplé entre 2002 et 2004.
  • [6]
    Sicot et Gombault (2004, 2005) ; MASCF (2009).
  • [7]
    SHAM (2009), Panorama 2008 du risque médical des établissements de santé.
  • [8]
    Fréchou et Guillaumat-Tailliet (2008, 2009). En 2007, le revenu libéral annuel moyen des radiologues s’élève à 202 800 euros, contre 171 800 euros pour les anesthésistes et 126 900 euros pour les chirurgiens.
  • [9]
    Les « spécialités chirurgicales » regroupent la chirurgie générale, la neurochirurgie, l’ophtalmologie, l’ORL, la chirurgie cervico-faciale et la stomatologie. Elles ouvrent la voie aux autres branches de la chirurgie comme la chirurgie orthopédique et traumatologique, la chirurgie viscérale et digestive, la chirurgie plastique et reconstructrice, la chirurgie infantile, etc.
  • [10]
    Billaut (2005a, 2005b, 2006), Vanderschelden (2007a, 2007b, 2009), Fauvet (2010).
  • [11]
    Billaut (2006), Hardy-Dubernet et Faure (2006), Vanderschelden (2007a, 2009), Fauvet (2010).
  • [12]
    Les « spécialités médicales » regroupent principalement la gastro-entérologie, la dermatologie, l’oncologie, la cardiologie, l’endocrinologie, la médecine interne, la médecine nucléaire, l’anatomie et la cytologie pathologiques, la pneumologie, la radiologie et la rhumatologie.
  • [13]
    Vanderschelden (2007b, 2009), Fauvet (2010).
  • [14]
    On pourra se reporter à la description du corpus d’enquête donné dans l’intervention à la table ronde du colloque international « La dimension relationnelle des métiers de service : cache-sexe ou révélateur de genre ? », Lausanne, organisé par l’université de Lausanne (UNIL) et le MAGE, 2-3 septembre 2010, disponible sur le site http://www.unil.ch/liege/page77829.html.
Français

Résumé

La place de la chirurgie dans la division du travail médical évolue en raison des transformations du contexte d’activité dans les structures de soins et des modes d’appropriation, par les différents praticiens, des évolutions technologiques. L’utilisation de nouveaux outils et techniques concourt à redéfinir l’articulation entre spécialités médicales et chirurgicales. La judiciarisation et la hausse des primes d’assurance transforment le contexte d’activité des chirurgiens qui y voient une remise en cause de leur prestige. Leur recrutement apparaît problématique, dans la mesure où les politiques publiques n’ont pas su anticiper les besoins. Enfin, l’analyse des processus à l’œuvre à l’échelle intraprofessionnelle révèle le caractère hétérogène et fragmenté du métier. Si certains traits caractéristiques sont revendiqués et soudent le groupe des chirurgiens (rapport au soin, responsabilité à l’égard du malade, cadre d’apprentissage), celui-ci est loin d’être homogène. La place de ses membres et la reconnaissance dont ils font l’objet se différencient fortement selon le genre, les chirurgiennes étant porteuses d’une forme d’ethos différent, mais aussi en fonction des types de chirurgie et de leurs modes d’intervention spécifiques.

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Régine Bercot
Professeur de sociologie à l’université de Paris 8 et chercheure au CRESPPA (Centre de recherche sociologique et politique de Paris, UMR 7217, CNRS, Paris 8), équipe Genre, Travail, Mobilité. Ses recherches portent sur les métiers et l’organisation du travail et la santé
Chantal Horellou-Lafarge
Sociologue, chargée de recherche CNRS au CRESPPA (UMR 7217, CNRS, Paris 8), équipe Genre, Travail, Mobilité. Ses recherches portent sur la lecture et le genre et la santé
Alexandre Mathieu-Fritz [*]
Maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Est - Marne-la-Vallée, chercheur au LATTS (UMR 8134, CNRS, ENPC, UPEMLV) et chercheur associé au CERMES3. Ses recherches portent sur les professions de la santé, le travail et les organisations du travail, les pratiques professionnelles, la télémédecine
  • [*]
    Régine Bercot, professeur de sociologie à l’université Paris 8, chercheure au CRESPPA.
    Chantal Horellou-Lafarge, sociologue, chargée de recherche CNRS au CRESPPA.
    Alexandre Mathieu-Fritz, maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Est - Marne-la-Vallée, chercheur au LATTS.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2011
https://doi.org/10.3917/rfas.112.0104
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