1Malgré les apparences, ce n’est pas un « essai rapide » [1] que publie Alain Supiot aux Éditions du Seuil. Importante contribution à la fois de philosophie politique et de droit, l’ouvrage s’inscrit dans la lignée de ses précédentes réflexions, notamment son Homo juridicus, essai sur la fonction anthropologique du Droit (paru aussi au Seuil, en 2005). Le nouvel opuscule se comprend en effet comme un complément du précédent, destiné à porter sur la place publique, quitte à le simplifier, un débat fondamental pour l’évolution de nos sociétés. Ce faisant, on verra que, si l’auteur n’échappe pas totalement à certains des défauts de l’écriture des essais d’aujourd’hui, cet aspect de l’ouvrage n’est finalement que très secondaire face à l’apport de réflexions juridiques et morales qu’il nous offre.
2Très ambitieux, l’ouvrage s’efforce de situer l’évolution contemporaine du droit et du gouvernement (les politiques nationales et internationales) dans l’histoire récente, qu’il qualifie de « grand retournement » (en écho à la « grande transformation » de K. Polanyi), en la contrastant avec le texte qui donne au livre son titre, à savoir la « Déclaration de Philadelphie concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail – OIT » (on dira « Déclaration », en abréviation) adoptée en mai 1944. On examinera d’abord le diagnostic systématique qu’A. Supiot établit au cours des quatre premiers chapitres, avant, en suivant son plan limpide, de retracer les réflexions prescriptives qu’il présente dans la deuxième partie de son ouvrage, « L’actualité de la justice sociale », qui regroupe cinq chapitres, au cours desquels il expose ce qu’il faudrait faire pour combattre le « grand retournement ».
Le grand retournement
3La thèse d’A. Supiot est d’une grande clarté, dès les premières phrases de l’introduction qui présente les « traits fondamentaux » de la Déclaration : dans l’actuel processus de globalisation, le système normatif et idéologique qui sert de référence aux gouvernements occidentaux a été complètement bouleversé en érigeant l’économie et l’idéologie économique en tant que références suprêmes. Au contraire, après la Seconde Guerre mondiale, nous dit l’auteur, la Déclaration, qu’il prend comme symbole éminent de l’époque, reconnaissant la dignité humaine comme pierre de touche de l’édifice juridique international, mettait l’économie au service des hommes, la subordonnant au principe de la justice sociale.
4La démonstration d’A. Supiot procède en quatre temps qui posent son diagnostic. D’abord, il identifie les causes du retournement. Ensuite, il évalue l’évolution de l’« État-providence », qu’il estime « privatisé ». En troisième lieu, l’auteur s’attache à objectiver la présence d’un principe qui désormais gouverne le monde, le « Marché », qui prend, au passage, une majuscule, comme quasi-antonyme du « Droit », aux côtés d’autres catégories personnifiées ou essentialisées comme la « Science » [2], la « Nature », etc. Dans son quatrième chapitre, enfin, l’auteur critique la « gouvernance par les nombres ».
5Le diagnostic du « retournement » est présenté par l’auteur d’une manière tout à fait convaincante. Son ouvrage commence par une charge contre les défauts et erreurs constitutives de l’économisme « ultralibéral », qui, dans sa démesure, prétend « détrôner la politique » (p. 33) et renoue avec « les grandes idéologies scientistes » ; c’est effectivement, comme le dit l’auteur, un « fondamentalisme » quand il tisse ensemble « l’idée de l’infaillibilité du marché, les bienfaits de la concurrence généralisée, la privatisation des services publics, la déréglementation du travail, la libre circulation des capitaux et des marchandises » (idem) [3].
6Doit-on pour autant confondre cette version doctrinaire avec le « néolibéralisme » sous sa version « gestionnaire », idéologie molle que B. Jobert a identifiée dans son Tournant néolibéral [4] ? Nous en doutons. On peut douter aussi de l’universalisme effectif de cette idéologie, quand on sait – pour rester dans le néolibéralisme – combien différemment elle s’est traduite dans les pays occidentaux : c’est ce qu’ont montré les travaux de J.L. Campbell et O.K. Pedersen [5]. Si le triomphe de l’idéologie économique est empiriquement constaté par de nombreux auteurs, sa domination sociale a été étudiée sans pour autant en négliger les multiples variétés. C’est pourquoi on peine à suivre A. Supiot quand il caractérise l’époque par le fondamentalisme lui-même, quand il met ensemble le néolibéralisme gestionnaire, l’ultralibéralisme des doctrinaires comme F. Hayek (p. 31) et des acteurs sociaux comme D. Kessler, caractérisé dans le livre par sa fameuse phrase appelant à « défaire méthodiquement le programme » de la Résistance (p. 30). On ne devrait pas, à notre sens, mettre tous les économistes de la tendance dominante dans le même sac d’un « ultralibéralisme », et encore moins dans le même sac tous les acteurs politiques, de droite, du centre et de gauche, [6] qui se sont inspirés de l’idéologie néolibérale gestionnaire. Même avec ses tendances oligarchiques marquées, l’état de la pratique démocratique contemporaine n’est pas résumable dans ces termes partout dans le monde. Au demeurant, il est essentiel d’identifier où sévit le fondamentalisme et où règnent des versions différentes, « modérées » de l’idéologie économique : ainsi, on y revient ci-après, qu’en est-il de la pièce maîtresse de la défense des libertés économiques, la Cour de justice de l’Union européenne ? Peut-on la caractériser comme « hayekienne » ?
7L’importance accordée par l’auteur à ce qu’il nomme « les noces du communisme et du capitalisme » (titre du chapitre 1) est également discutable, non pas pour la formule percutante [7], mais pour sa correspondance avec l’analyse empirique de l’« Europe sociale ». C’est en effet une des thèses d’Alain Supiot que, avant 2004, l’Union européenne était l’adepte d’un « modèle social européen » ou d’une « Europe sociale » (p. 36-37) : pour lui, la « Communauté européenne est demeurée […] jusqu’à la fin du xxe siècle fidèle à l’esprit de Philadelphie, rejeté depuis toujours par les pays communistes et désormais répudié par les pays anglo-saxons » (p. 37). Ce serait donc l’entrée des « anciens pays communistes » (idem) qui aurait fait basculer les choses. En réalité, l’auteur ne démontre pas que les dispositions juridiques des traités, y compris dans la dernière version de Lisbonne, de même que la jurisprudence de la Cour de justice, seraient substantiellement nouvelles depuis l’adhésion [8]. Après le deuxième rapport Kok (adopté avant l’entrée des dix nouveaux États membres, puis douze), si la politique de l’Union européenne et les choix de la deuxième commission Barroso ont résolument tourné le dos à l’Europe sociale [9], le renfort apporté par la Pologne et la République tchèque à la Grande-Bretagne et aux pays scandinaves, comme le Danemark, n’est pas venu changer la tendance de fond d’un droit communautaire asymétrique implanté et développé bien avant 2004. Il est, en outre, exagéré et polémique d’attribuer aux dirigeants européens des dispositions personnelles à s’entendre facilement avec les « anciens communistes » au prétexte qu’ils ont, dans leur jeunesse, comme J.M. Barroso [10], été « maoïstes » (p. 44). L’homologie que repère A. Supiot entre le discours fondamentaliste du marché et le discours communiste reste formelle et superficielle, et ne saurait expliquer empiriquement des alliances qui ont des ressorts, bien plus simples, de combinaison d’intérêts intergouvernementaux : le Danemark et la Pologne, par exemple, qui sont aux antipodes en matière de système politique, d’expérience de l’État de droit, de rôle des acteurs sociaux, de qualité de la protection sociale et d’égalité, sont d’accord entre eux pour limiter l’expansion de la « couche communautaire » embryonnaire de protection sociale et de droit du travail, mais pour des raisons opposées. Le Danemark, car la forme de néolibéralisme gestionnaire qu’il pratique comporte l’obligation de traiter avec ses partenaires sociaux des thèmes qu’il ne veut pas voir trancher de façon « supranationale » ; la Pologne comme la République tchèque, de leur côté, n’ont pas caché qu’elles entendaient profiter du grand marché sans être embarrassées par les protections sociales qu’une certaine propagande dans ces pays essaie de délégitimer au prétexte qu’elles rappellent le communisme et le socialisme.
8Second élément clé du diagnostic, repéré à juste titre par l’auteur : la question de la protection sociale (qualifiée d’État-providence). Peut-on dire, en s’appuyant sur F. Hayek là aussi, que « le principe de justice sociale a disparu de l’agenda de la globalisation à la faveur de la conversion des régimes communistes à l’économie de marché » (p. 46). Empiriquement, qu’en est-il ? Au plan national, les systèmes de protection sociale, bien loin d’avoir disparu comme le prévoyaient les analyses des années 1980 et répétées en 1990 (du type « crise de l’État-providence »), se sont maintenus, contre vents et marées. La part des dépenses sociales rapportée aux PIB des pays de l’Union, si elle a été ralentie dans sa croissance, est stable depuis plusieurs années (l’auteur modère sa charge – et c’est là l’essentiel – quand il observe les choses plus empiriquement [11]). Que les « ultralibéraux » veuillent aller bien plus loin n’est pas douteux, mais est-ce bien leur doctrine qui inspire les gouvernements actuels, y compris les plus « libéraux », comme les gouvernements britanniques ? En ce sens, l’auteur affaiblit, nous semble-t-il, sa thèse sur la mise en danger des systèmes de protection sociale, en laissant entendre qu’on observe partout [12] dans le monde occidental une « privatisation » : celle-ci n’est pas une tendance uniforme. « C’est en matière de services publics », dit-il (p. 52), que « la privatisation des institutions de l’État social est la plus évidente ». Son diagnostic porte ici au-delà de ce qu’on retient en général sous l’étiquette d’État-providence. Il a raison de noter la privatisation des services publics de réseaux, comme le transport ferroviaire, l’électricité, etc., tous services qui, dans le traité de Rome, relevaient de la catégorie d’« intérêt économique général », selon la formule de l’ancien article 90. Là encore, la dynamique était enclenchée, qui entendait réduire les moyens d’action publics, bien avant les « noces du communisme et du capitalisme ». Ce qui est nouveau, et l’auteur le note avec raison, c’est l’extension, plus récente, d’une vision de plus en plus large de ce que recouvre la notion de « service d’intérêt économique général », pour venir maintenant englober les « services sociaux d’intérêt général ». Il s’agit d’un phénomène typique de « contagion [13] ».
9L’un des intérêts de l’ouvrage, en définitive, est de souligner des tendances fortes : ainsi (p. 54 à 57), l’auteur critique férocement l’accroissement des inégalités, en prenant l’exemple des retraites et de l’indemnisation du chômage en France, opposant le « casino boursier » et les « pensions misérables ». Les réalités empiriques lui donnent raison. Il insiste au demeurant sur certains aspects peu souvent mis en exergue : ainsi les inégalités qui se cachent au sein des mécanismes de solidarité eux-mêmes, comme par exemple au sein du secteur public. Pourtant, reconnaître cette fragmentation de la société française n’entraînera pas forcément le lecteur à approuver l’auteur quand il se place sur un plan éthique et moral, et qu’il déplore que « les dirigeants ne sont plus l’image de la vertu, mais au contraire celle du cynisme et de la cupidité » (p. 54). Empiriquement, là encore, on se pose la question de la façon dont on pourrait mesurer l’évolution de la « vertu » et de la « cupidité » chez les dirigeants de l’époque de la Déclaration pour les comparer aux dirigeants d’aujourd’hui.
10C’est sans doute le chapitre intitulé « Le Marché total » qui est le plus puissant de cette première partie, et peut-être de l’ouvrage entier. L’exposé de la thèse est limpide, là aussi : le phénomène auquel on est confronté est celui du « démantèlement des bases institutionnelles des marchés » (p. 59 à 60). L’auteur se tient d’abord aux principes en affirmant, par analogie explicite avec l’analyse de K. Polanyi, qu’une référence autonome juridique aux « êtres humains » a disparu « de la liste des objectifs assignés à l’économie ». La référence juridique, qu’il contraste explicitement avec la Déclaration de ce point de vue, est l’Accord de l’Organisation mondiale du commerce (p. 63). Mais les exemples empiriques qu’il examine sont nombreux, à commencer par les conséquences qui découlent d’un groupe de décisions récentes (2007-2008) de la Cour de justice : les fameux arrêts Laval, Viking, Rüffert et Luxembourg. Ils ont été au centre de nombreux débats et contestations dans plusieurs États membres (ainsi que dans le mouvement syndical européen), en ce qu’ils ont remis en cause, au nom de l’application des libertés économiques (des capitaux, des services, des personnes et des biens, mais aussi d’établissements), les droits sociaux : le droit à un salaire de référence défini par la négociation entre partenaires sociaux au sein d’un espace national et le droit de grève, notamment. La dynamique impulsée par ces arrêts est bien celle d’une intrusion spectaculaire du droit des libertés économiques, que la Cour qualifie de « fondamentales [14] » dans la production et l’application des droits sociaux nationaux. Pour un non-juriste comme l’auteur de ces lignes, cette situation contredit le principe de subsidiarité en raison de la prééminence du droit de l’Union européenne. Il ne fait pas de doute que le rapport entre les deux types de Droit (économique et social) est entaché d’une asymétrie structurelle [15]. L’analyse d’A. Supiot rencontre un nombre croissant de travaux internationaux de science politique ou de sociologie, notamment allemands. Il fait écho en particulier à la thèse de F. Scharpf, qui s’est maintenant imposée comme incontournable, selon laquelle la dynamique interne, en quelque sorte inexorable, du droit communautaire vient, par « intégration négative », détruire les bases des systèmes nationaux de protection sociale et de droit social, sans ouvrir un espace supranational de création de droits et de protections en remplacement [16]. C’est le mérite d’A. Supiot de figurer en France parmi un tout petit nombre d’auteurs qui alertent les lecteurs sur un phénomène majeur, dont on peut supposer qu’il rencontrera dans l’avenir des illustrations de plus en plus nombreuses [17].
11Ici intervient un questionnement central, qui est posé à la fois par F. Scharpf et A. Supiot : jusqu’à quel point la dynamique observée est-elle inexorable ? F. Scharpf s’est défendu de dessiner un mouvement déterministe (2010, ibidem, p. 213). Pour sa part, A. Supiot, dans son chapitre sur le « Marché » (en traitant parallèlement de l’inquiétante mise en concurrence des législations [18]), en tire la conclusion que ces arrêts « contribuent à pousser un peu plus l’Europe sur une pente dangereuse » (p. 73). À la différence cependant des sociologues et des politistes, A. Supiot se situe, là encore, dans un registre différent de philosophie politique et morale : la pente en question ne peut, selon lui – si elle était poursuivie –, « qu’engendrer la déraison et la violence ».
L’actualité de la justice sociale
12Dans cette deuxième partie, passionnante, c’est à un plaidoyer pour la construction/reconstruction d’un droit de la justice sociale que procède A. Supiot, là aussi de façon originale. Pour l’auteur, la tâche qui est devant nous est celle de renouer avec « l’inspiration de la Déclaration », en « réglementant » les marchés, « ce qui oblige à revenir sur le terrain politique et juridique afin d’y rétablir l’ordre des fins et des moyens entre les besoins des hommes et l’organisation économique et financière » (p. 94). La tâche suppose de retrouver « l’usage de cinq sens fortement émoussés » : « le sens des limites, de la mesure, de l’action, de la responsabilité et de la solidarité ».
13Le « sens des limites » concerne « l’inscription territoriale des lois ». Ici, A. Supiot rejette l’idée d’une indifférenciation (qu’on trouvera chez ceux qui se qualifient de « cosmopolitistes », comme U. Beck [19]) et souligne combien « le démantèlement de toute frontière susceptible d’entraver la circulation des marchandises et des capitaux va de pair avec l’édification de murs interdisant la circulation des hommes que ce démantèlement plonge dans la misère » (p. 102). Puisque la libre circulation n’est pas pour notre auteur un objectif en soi, il attribue au Droit la tâche « d’élargir ou de restreindre le jeu du libre-échange » selon un critère : sert-il ou non à « arracher les hommes à la misère ou à fertiliser le travail » ? Avouons-le, le critère n’est pas immédiatement opératoire. A. Supiot enjoint aux juges de « garder (ou retrouver) le sens des limites » (p. 112). Il évoque à ce propos le jugement de la Bundesverfassungsgericht [20] allemande sur le traité de Lisbonne en juin 2009, qui lui semble source d’inspiration. Ici encore, il rejoint la réflexion de F. Scharpf évoquée plus haut. C’est donc que l’auteur ne pense pas que la trajectoire du droit de l’Union européenne serait inexorable. Il ne nous dit pas cependant dans quelles conditions les juges qui, selon lui, l’ont perdue récemment pourront retrouver ce « sens des limites ». C’est un cas particulier de l’appel à la « vertu » des dirigeants que l’auteur formule. On aurait aimé qu’il développe plus concrètement cette question. Le problème tient dans le fait que les juges de l’Union européenne et ceux des juridictions nationales, de même qu’un petit nombre d’experts en droit et d’avocats, constituent, ensemble, une « communauté d’interprétation », qui produit un discours juridique que F. Scharpf a caractérisé comme un « droit prétorien » (praetorian law through specialized discourse within the legal profession). La question plus concrète est celle de savoir si et comment les juges sont influencés par l’opinion publique ? Jusqu’à quel point précisément peuvent-ils s’obstiner dans la production d’un discours juridique « prétorien » que des parties importantes, voire croissantes, du corps politique européen [21] considèrent comme illégitimes ? Alain Supiot n’aborde pas non plus directement cette question.
14Pour échapper ensuite « aux mirages de la quantification », l’auteur préconise l’instauration d’une « juridiction chargée de veiller au respect des objectifs de justice sociale, tels qu’ils ont été déclinés par divers instruments juridiques internationaux », ce qui permettrait de sanctionner les pratiques de dumping social et fiscal (p. 122). Un vaste mouvement d’opinion partage cet objectif, mais, là non plus, A. Supiot n’entre pas dans les détails d’une possible mise en œuvre de la solution. Pour ce qui concerne l’Union européenne, on ne sait pas ce qu’il pense plus concrètement de l’insertion d’une référence à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans le nouveau traité de Lisbonne, ni les conséquences qu’il entrevoit à une éventuelle adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme. Ni, encore, comment pourraient s’articuler les dispositions de la Charte sociale européenne (Conseil de l’Europe) et celles du droit de l’Union européenne. Il souligne cependant la piste de la reconnaissance par les États de « principes directeurs découlant de la notion de travail décent » promue par l’OIT (p. 129).
15Insistant sur l’importance de la notion de « capacité des personnes », l’auteur regrette au passage que l’important rapport qu’il dirigea et rendit à la Commission européenne (Au-delà de l’emploi, 1999) n’ait pas été suivi d’effets. La solution qu’il préconise est de revenir à la reconnaissance de l’importance de la « capacité d’action collective ». Il cite au passage la mode éphémère de la « flexicurité », dont, précisément, la version finalement retenue en 2007 par la Commission et le Conseil fut celle qui n’insistait pas sur l’action collective (ici, le rôle des partenaires sociaux) : la Commission préférait à cette époque un discours plus classique de néolibéralisme gestionnaire, contrairement à la version plus social-démocrate en vigueur au Danemark.
16L’avant-dernier chapitre lance un appel à la responsabilité. L’auteur fait référence centralement à la question de la « responsabilité sociale » des entreprises, laquelle suppose des modifications du droit qui permettent d’identifier des entités authentiquement responsables. Selon lui, « le Droit commun de la responsabilité offre de grandes opportunités pour obliger les grandes entreprises à répondre de la violation des droits fondamentaux des travailleurs dans les pays où elles délocalisent leurs activités » (p. 153). Comme dans le reste de cette deuxième partie, l’intérêt de la réflexion de l’auteur est d’envisager le droit d’une façon internationale, et pas seulement étroitement européenne.
17C’est dans ce même esprit qu’il ne limite pas son dernier chapitre, portant sur la solidarité, à une solidarité intra-européenne. Il rappelle d’abord que le principe de solidarité appartient au droit communautaire : il n’indique pas, cependant, que ce principe est en quelque sorte « négatif » aujourd’hui, dans la mesure où son application a, pour l’essentiel [22], pour effet de protéger des programmes ou des politiques sociales du niveau national ; ainsi les retraites dites « publiques » dans le jargon du droit de l’Union européenne sont protégées de la concurrence [23], à la différence des retraites du « deuxième pilier ». Au demeurant, c’est d’une solidarité autrement exigeante qu’A. Supiot parle au lecteur. Pragmatiquement, il se range parmi ceux qui pensent, à la différence des utopistes, que le rôle de la solidarité nationale reste et restera pour l’avenir « nodal » [24] ; mais, comme philosophe politique, il souligne avec force le constat irréfutable d’une contradiction majeure de nos sociétés – ce qui est le cas général, malheureusement, aujourd’hui dans l’Union européenne et au-delà : ce qui est proclamé dans les déclarations solennelles (à savoir les droits sociaux fondamentaux pour tous les êtres humains) est refusé dans les faits. Sur ce point, A. Supiot préconise de changer la méthode qui aboutit jusqu’à présent à une impasse (p. 172). Il s’agit d’étendre les critères d’« admission à la citoyenneté sociale » en y admettant tout ou partie des immigrants illégaux. Une solution pragmatique qui paraît cohérente avec le projet politique de l’auteur, mais qui ne manque pas de se heurter à la réalité des mœurs politiques de la totalité des pays d’Europe aujourd’hui, comme en a témoigné encore récemment en France le débat sur la situation de la population rom, celui sur l’aide médicale de l’État (AME), et, en Allemagne, le débat sur les résidents turcs et les citoyens allemands d’origine turque (le fameux débat multi-kultu).
18* * *
19Au total, la lecture de L’esprit de Philadelphie laisse au lecteur l’impression d’une réflexion ambitieuse de philosophie politique qui ne fait aucune concession à la langue de bois pratiquée par les « élites » de l’Union européenne ou des organismes internationaux. Cette réflexion rencontre, sur bien des points, celle des autres sciences sociales qui, malheureusement, ont eu tendance à négliger l’objet empirique que représente le Droit. La réflexion portée par l’auteur complète ces recherches et les prolonge par une position explicitement normative. Les alertes fondamentales qu’actionne Alain Supiot tout au long d’un texte très bien écrit sont suffisamment importantes pour les citoyens pour qu’on oublie, à la fin de sa lecture, les quelques outrances polémiques qu’il a insérées dans son texte.
Notes
-
[1]
Je reprends l’expression d’É. Vigne (2008), Le livre et l’éditeur, Paris, Klincksieck. L’auteur oppose ces essais de l’ère de la « marchandisation » aux « essais de savoir » (p. 104-109).
-
[2]
L’utilisation de la majuscule (l’antonomase, ou antonomase inversée) est un procédé favori de l’auteur, qui l’emploie pour la « Science » (par exemple, p. 12), et systématiquement pour le « Marché », voire le « Tout-Marché » (p. 44). Dans la discipline juridique, il était anciennement systématique d’employer la majuscule pour le Droit par opposition aux droits subjectifs. Cet usage, qui tend à disparaître, est maintenu par l’auteur, qui manifeste un intérêt précis et systématique pour les questions de langue, qu’il s’agisse d’étymologie ou d’usage. S’agissant de commenter A. Supiot, j’utiliserai ici le Droit avec une majuscule, mais pas systématiquement.
-
[3]
C’est une définition similaire que retiennent J.-P. Fitoussi et F. Saraceno (2004), “The Brussels-Frankfurt-Washington Consensus”, Working Paper, n° 2004-02, February, Paris, OFCE, p. 2 : “First, reduce the distortionary presence of the government in the economy, which can be done by reducing its size, by balancing the budgets, and by fighting inflation ; and then use the freed resources to increase competition by means of structural reforms aimed at the smooth working of markets.”
-
[4]
B. Jobert (1994), Paris, L’Harmattan, p. 16-17, notamment.
-
[5]
J.L. Campbell et O.K. Pedersen (eds) (2001), The Rise of Neoliberalism and Institutional Analysis, Princeton University Press. Ils donnent (p. 2 sq.) une définition du « néolibéralisme » qui nous paraît cohérente : “Neoliberalism has been a political project concerned with institutional changes on a scale not seen since the immediate aftermath of the Second World War and a project that has attempted to transform some of the most basic political and economic settlements of the post-war era, including labor market accords, industrial relations systems, redistributive tax structures and social welfare programs. Integral to these changes has been a shift away from Keynesian economic ideas, which emphasized the political management of aggregate demand, to a more conservative discourse based on monetarist, supply-side and rational expectations theories […]. This has entailed a confrontation of ideas and rhetoric on a normative level regarding the sorts of institutional changes toward which societies ought to aspire and on a prescriptive level regarding the concrete policy recommendations deemed necessary to fix a variety of social and economic problems, notably economic stagnation and the dilemmas posed to national political economies by the forces of economic globalization.”En ligne
-
[6]
De même, la quasi-assimilation est hâtive, faite par l’auteur, entre Tony Blair et Margaret Thatcher, Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn et Pierre Bérégovoy (p. 34-35) : empiriquement, il est faux de les peindre tous en lecteurs admiratifs de F. Hayek.
-
[7]
Le lecteur prendra grand plaisir à l’écriture inventive et originale de l’auteur.
-
[8]
Lors de l’adhésion, il s’agissait du traité de Nice en vigueur. Le projet de traité constitutionnel était encore en consultation.
-
[9]
En outre, pour la première fois, sous la responsabilité personnelle du président de la Commission, aucun « agenda social » n’a été adopté pour les années à venir, alors que le précédent s’appliquait jusqu’en 2010.
-
[10]
Et, qui sait ? M. Trichet, M. Monti, M. Bolkestein, ou tel ou tel autre haut dirigeant ?
-
[11]
« En dépit de cette dégradation, la Sécurité sociale est l’institution qui a dans l’ensemble le mieux résisté au programme de déconstruction de l’État-providence » (p. 55-56).
-
[12]
Après la réforme dite « Juppé » en France, par exemple, les mécanismes d’intervention de l’État ont été renforcés dans le domaine de la santé. Dans la plupart des anciens États membres de l’Union, la santé est un domaine qui, malgré l’intervention en son sein des mécanismes de concurrence, reste très fortement géré sous contrôle étatique.
-
[13]
On parle de spill-over dans la littérature de science politique internationale.
-
[14]
On remarquera en passant que les textes du droit primaire et dérivé de l’Union européenne n’utilisent apparemment pas cette catégorie, contrairement à la jurisprudence de la Cour. Encore une illustration du rôle politique que jouent les juges de la Cour.
-
[15]
Sur cette question, voir aussi l’article éclairant d’O. De Schutter, « L’équilibre entre l’économique et le social dans les traités européens », Revue française des Affaires sociales, janvier-mars, 2006, p. 131-157.
-
[16]
F. Scharpf, W. Fritz (2010), “The asymmetry of European integration, or why the EU cannot be a social market economy”, Socio-Economic Review, 8, 2, p. 211-250.En ligne
-
[17]
En témoigne, ainsi, le conflit qui oppose la Commission européenne au gouvernement néerlandais sur la définition du logement social en tant que service social d’intérêt général.
-
[18]
On se reportera également à ses excellents développements sur l’évolution du courant de pensée Law and Economics, dans son Homo juridicus (op. cit.).
-
[19]
Voir, par exemple, l’ouvrage écrit avec E. Grande, Pour un empire européen, Paris, Flammarion, 2009.
-
[20]
Il s’agit de la Cour constitutionnelle allemande, siégeant à Karlsruhe.
-
[21]
Plus que d’une « politie » au sens classique de la politeia, il s’agit d’une agrégation de « polities ». De même qu’il n’y a pas d’espace public européen, au sens strict, il n’y a pas de communauté politique européenne encore aujourd’hui.
-
[22]
L’auteur rappelle à juste titre la présence du principe dans le chapitre IV de la Charte européenne des droits fondamentaux.
-
[23]
Voir la jurisprudence citée par l’auteur p. 161.
-
[24]
Nous ne pouvons sur ce point qu’abonder dans son sens (qu’on nous pardonne de renvoyer à notre Longue marche vers l’Europe sociale, Paris, PUF, 2008, chapitre 1 et, pour une explication sociologique de la nation dans le cadre de la solidarité, chapitre 2).