1Cet article [1] propose un point des connaissances en économie, à partir d’une revue de la littérature, sur les modes de financement des soins médicaux, notamment sur la question du partage entre financement obligatoire (public) et volontaire (privé). La première partie passe en revue les différents modes de financement de la santé et leurs forces et faiblesses respectives. La seconde partie recense les connaissances théoriques et empiriques relatives à ces diverses formes de partage de la dépense de soins entre système obligatoire et système volontaire. Elle traite rapidement des modes de partage par l’assurance dite supplémentaire et se concentre surtout sur le partage par l’assurance complémentaire, en utilisant les résultats empiriques collectés dans différents systèmes de soins ayant adopté ce type de financement : Canada, France, Royaume-Uni, Suisse et USA. Dans chaque cas seront présentées les principales conclusions de la littérature en ce qui concerne les risques présentés par les formes de financement non publiques. J’en tire la principale conclusion que les systèmes mixtes sont préférables mais s’appuient toujours sur un socle public majoritaire, ne devant laisser au privé-volontaire que des possibilités d’aménagements à la marge. En effet, le risque lié à l’antisélection semble plus important que le coût d’opportunité lié au financement public. Il s’agit là d’une lecture personnelle de cette littérature et, même si je me suis efforcé d’être exhaustif et de rendre justice à chaque contribution étudiée, je suis bien conscient qu’on pourrait arriver à des conclusions différentes sur la base du même matériel. Ce point de connaissances ne vise donc pas à clore le débat, mais plutôt à fournir des éléments techniques pour que ce débat porte sur des éléments pertinents.
Le financement du système de santé
2Un système de santé peut être décrit comme une série de transferts de ressources, chaque type de transferts assurant une fonction dans le système (Evans, 2002). Le premier transfert part des ménages et apporte des recettes aux tiers payeurs ; ce transfert vise à assurer la fonction de financement du système et répond à la question « Qui paye combien ? ». Le deuxième transfert de ressources part de ces tiers payeurs et va vers les producteurs de soins (hôpitaux, médecins, infirmières, industries pharmaceutiques) ; ce transfert vise à assurer la fonction de paiement du système et répond à la question « Qui reçoit combien ? ». Enfin, un troisième transfert met en mouvement des ressources non monétaires, le temps et l’effort des producteurs de soins, pour produire des traitements dont bénéficient les patients ; ce transfert vise à assurer la fonction de production du système et répond à la question « Qui bénéficie de quoi ? ».
3Le premier transfert part toujours des ménages : quelle que soit la forme que prend le financement, les payeurs en dernier ressort sont des ménages, c’est-à-dire des individus. Parfois, cela est dissimulé, par exemple lorsqu’on parle de contribution employeur ou de taxe sur les ventes (comme la TVA en France) : la prétendue part de l’employeur est toujours prélevée sur la masse salariale, tout comme le fabricant fait toujours payer la taxe par le consommateur [2], ce qui fait bien du ménage le payeur en dernier ressort des soins. Il n’y a rien là de choquant ou de dérangeant, le ménage étant aussi le bénéficiaire en dernier ressort des soins.
Différents types de financement : description
4Le point d’arrivée du premier transfert peut être très divers selon les systèmes de santé, voire au sein d’un système.
5Quand le tiers payeur est l’État (ou une agence gouvernementale recevant son budget de l’État), comme au Canada, au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves, le transfert est appelé impôt et le payeur prend la forme du contribuable. Il s’agit d’un financement obligatoire (tous doivent s’y plier et il n’existe pas d’options pour y échapper) et statutaire (ce que chacun paye est déterminé par la loi, non par le choix). En général, mais cela n’a rien de nécessaire, ce transfert est lié à la capacité à payer de chaque contribuable, ce qui signifie que les plus « riches » payent plus. Ce transfert effectue donc une double redistribution, des bien-portants vers les malades, et des riches vers les pauvres.
6Quand le tiers payeur est une caisse sociale, comme en France ou en Allemagne avant les réformes des années 1990, le transfert est appelé cotisation sociale et le payeur prend la forme du travailleur. Là encore, le financement est statutaire (ce que l’individu paye dépend d’une règle collective, pas d’un marché), mais légèrement moins obligatoire : si le taux de cotisation varie par type (salariés, indépendants) ou secteur d’activité, voire par employeur, l’individu peut fonder ses décisions d’offre de travail sur les valeurs relatives de ces taux. Les cotisations sont aussi, en général, liées à la capacité à payer, les plus hauts gains contribuant le plus, et les systèmes à cotisations génèrent donc le même type de double redistribution (des bien-portants vers les malades et des riches vers les pauvres) que le transfert par l’impôt. En fait, la différence majeure avec le système d’État est que l’assiette de la cotisation (les gains d’activité) est plus restreinte que celle de l’impôt.
7Ces deux premières formes sont appelées publiques, parce que les institutions les administrant ressemblent à des administrations, mais on devrait plutôt les appeler obligatoires.
8Quand le tiers payeur est un assureur (ce qui inclut les caisses mutuelles), comme aux USA, en Suisse, aux Pays-Bas et en Allemagne depuis les réformes, le transfert est appelé prime et le payeur prend la forme de l’assuré. Cette fois, le financement est non obligatoire et non statutaire : ce que l’individu paye résulte d’un choix, donc d’un équilibre de marché entre la demande et l’offre de couverture [3]. Il existe, au sein du financement non obligatoire/statutaire, une importante distinction entre les primes ajustées au risque, qui suivent le principe du bénéfice (benefit principle : ce que paye l’individu est fonction de la valeur espérée du bénéfice qu’il retire du programme) et n’effectuent donc aucune redistribution ni en fonction de la santé [4] ni en fonction du revenu, et les primes forfaitaires, qui suivent un principe de redistribution des bien-portants vers les malades, mais pas des riches vers les pauvres. L’ajustement au risque (risk rating) est typique du marché de l’assurance individuelle alors que la prime forfaitaire est plus fréquente dans les assurances de groupe, dans lesquelles un groupe déterminé à l’avance sur des critères indépendants de l’assureur (le plus souvent travailler pour un même employeur mais aussi parfois le fait d’habiter la même région quand le régulateur impose ce type de primes) paye un montant à un assureur pour couvrir l’ensemble de ses membres (Couffinhal et Franc [à paraître]).
9Notons pour finir le cas sans tiers payeur, appelé aussi paiement direct par le malade. Dans ce cas, aucun transfert de revenu ne prend place.
10Ces deux dernières formes sont appelées privées dans les nomenclatures, mais on devrait les appeler volontaires.
Différents types de financement : attendus théoriques
11Aucun système de santé ne repose sur un financement exclusivement obligatoire ou exclusivement volontaire. D’après la base Éco-Santé (OCDE, 2009), la part de la dépense de santé financée de manière obligatoire [5] varie de 45 % (Mexique, USA) à 85 % (République tchèque) [6]. Il y a de très bonnes raisons pour ce partage, tenant aux imperfections respectives de chacun.
12L’obligatoire présente l’inconvénient classique de toute consommation obligatoire déterminée collectivement : la consommation du bien financé est indépendante des goûts personnels (Musgrave, 1959).
13La préférence pour la couverture maladie est liée à plusieurs caractéristiques individuelles [7].
14Premièrement, les individus diffèrent par leur capacité à supporter l’incertitude sur leurs revenus futurs. Les économistes conceptualisent cette capacité à supporter l’incertitude par « l’aversion au risque » et la mesurent par « la prime de risque », c’est-à-dire le montant qu’un individu est prêt à payer aujourd’hui pour que son revenu futur soit indépendant d’un événement aléatoire (par exemple, une maladie entraînant des coûts médicaux). Il paraît raisonnable de penser que tous les individus ne sont pas semblables en termes d’aversion pour le risque. Pourtant, le financement public leur impose à tous un niveau de couverture identique. En outre, si la contribution est assise sur la capacité à payer (et non forfaitaire), la disposition à accepter le prélèvement diminuera quand le revenu augmente et les plus riches seront moins enclins à financer 100 % de la dépense de soins par un tel mécanisme.
15La deuxième source de variation entre individus concerne le type de traitements médicaux achetés par le tiers payeur : c’est la question du panier de soins remboursables. Même s’il existe un accord assez large sur le fait que la chirurgie orthopédique fasse partie des soins pour lesquels on souhaite s’assurer (c’est-à-dire qu’on souhaite pouvoir annuler l’effet sur son revenu disponible d’un accident ou d’une maladie qui obligerait à recourir à une opération), il existe des types de soins qui ne recueillent pas la même unanimité (dentifrice, cures thermales ou homéopathie) : il semblerait donc logique que ces soins discutés soient financés sur une base volontaire (Choné et al., 2001).
16La troisième source de variation est l’importance variable que les individus accordent à la santé : certains pensent que leur capital santé est précieux, d’autres sont prêts à le sacrifier pour d’autres types de satisfaction (fumer) ou d’autres fonctions (travailler plus). Ceux qui valorisent la santé souhaitent voir la prévention prise en charge à 100 %, les autres l’excluraient volontiers du panier assuré.
17Un autre inconvénient du financement obligatoire uniforme est l’incitation qu’il fournit à surconsommer des soins (encore appelée risque moral) : tout contrat d’assurance, volontaire ou obligatoire, entraîne cette incitation car le transfert de revenu qu’une assurance santé opère consiste en une réduction du prix des soins pour les malades : un contrat qui couvre plus (faibles copaiements) apporte plus de satisfaction (à cause de l’aversion pour le risque), mais contient aussi une incitation à consommer des soins dont la valeur est moindre que le coût. Cependant, sur le marché volontaire, l’individu achète un contrat trop « généreux », il devra payer une prime plus élevée, entre autres à cause de la surconsommation liée au risque moral ; comme il ne veut pas payer une prime trop élevée, il tiendra compte du risque moral dans son choix de contrat (Bardey, Couffinhal et Grignon, 2002). En revanche, si l’assurance est publique, elle impose le même niveau de copaiement à tous : si ce niveau est trop élevé, il ne réduit pas suffisamment le risque mais, s’il est trop faible, il engendre un gâchis social car on consomme collectivement trop de soins. Le problème, comme précédemment, est de fixer un seul niveau de copaiement pour tous, qui aura donc peu de chances d’être optimal pour un grand nombre.
18De l’autre côté, le volontaire présente trois inconvénients.
19Le premier réside dans le phénomène d’antisélection (Pauly, 1986) : si les individus peuvent choisir leur degré de couverture, il est naturel de penser que les « bons » risques (ceux dont l’espérance de perte financière est faible) vont opter pour des couvertures faibles (par exemple, des franchises élevées ou des taux de copaiements forts) et les « mauvais risques » (ceux dont l’état de santé laisse présager de fortes dépenses) pour des couvertures généreuses. Ce phénomène est dit autosélection. Si l’assureur peut identifier les « bons » et « mauvais » risques et les tarifer différemment (risk rating), cette autosélection sera neutre pour l’efficience du marché et ne produira pas d’antisélection ; on pourra déplorer l’absence de solidarité d’un tel système (les diabétiques doivent y payer plus que les autres) et regretter l’absence de couverture sur le risque de long terme (ces deux points sont traités ci-dessous), mais le marché fonctionnera correctement du point de vue de l’efficience allocative (chacun recevra ce qu’il est prêt à payer). En revanche, si les assureurs ne peuvent identifier les risques individuels mais que les individus connaissent leur propre niveau de risque, le marché de l’assurance volontaire peut se mettre à très mal fonctionner. L’asymétrie d’information en faveur des assurés potentiels va engendrer des comportements stratégiques qui vont se retourner contre certains d’entre eux ; un comportement stratégique est un comportement dans lequel l’individu fonde ses décisions sur ce qu’il anticipe des comportements des autres et non pas en se souciant seulement des conséquences de ses propres choix.
20Les choses se passent comme suit (Marquis, 1992 ; Cutler et Zeckhauser, 2000) : l’assureur offre plusieurs plans (différents par leur générosité) à des individus de risques différents, mais qu’il ne peut identifier. Puisque l’assureur ne peut tarifer le risque individuel, il se contente de tarifer forfaitairement chaque plan en fonction de sa dépense moyenne constatée (plus un taux de chargement). On appelle cela experience rating. Les mauvais risques vont alors trouver avantageux de s’immiscer dans un plan choisi par des bons risques, et de bénéficier ainsi d’une subvention de leur prime ; c’est un comportement stratégique : si l’assureur pouvait tarifer chacun à son vrai niveau de risque (soit en risk rating et non en experience rating), les mauvais risques préféreraient une couverture complète, mais ils vont choisir contre leur préférence pour bénéficier d’une subvention de leur prime (soit, payer moins) en tenant compte des préférences des bons risques. Cela peut engendrer une réponse stratégique des bons risques qui vont eux aussi choisir un contrat moins généreux (et donc obtenir moins de réduction du risque) que ce qu’ils auraient choisi en risk rating afin de se débarrasser des mauvais risques. Au total, l’antisélection va générer une situation dans laquelle de nombreux assurés achètent une couverture moindre que celle qu’ils auraient voulu acheter en information parfaite, et c’est pour cela qu’on parle d’échec de marché : le choix laissé aux consommateurs génère une situation d’équilibre pouvant laisser plus d’individus insatisfaits (ou des individus plus insatisfaits) que dans la situation résultant de l’assurance obligatoire.
21Le second inconvénient tient au risque de prime (premium risk, Hoy, 1987 ; Pauly et al., 1995), encore appelé risque de reclassification (Hendel et Lizzeri, 2003) : la plupart des contrats d’assurance volontaire se négocient annuellement. La liberté de pouvoir changer d’assureur d’une année sur l’autre fait évidemment partie des conditions de bon fonctionnement du marché (c’est la pression concurrentielle qui pousse l’assureur à offrir la meilleure qualité au prix le plus bas) et semble être préférée par les assurés (ils ne savent pas ce que coûtera un traitement pour une maladie donnée dans plusieurs années) [8]. Le problème particulier à la santé est que le risque ne suit pas un pur tirage aléatoire autour d’une moyenne constante, mais, en général, un tirage aléatoire autour d’une moyenne qui augmente, elle aussi, aléatoirement et par paliers au cours de la vie : la dépense annuelle pour un diabétique est aléatoire et varie autour de la dépense moyenne calculée sur tous les diabétiques mais la dépense moyenne annuelle des années suivant un diagnostic de diabète sera toujours supérieure à la dépense moyenne annuelle des années précédant ce diagnostic. Ce phénomène est appelé persistance de la dépense de soins et est dû à l’existence de maladies chroniques, dont on ne meurt pas, mais dont on ne guérit pas non plus. Le problème qui en résulte est que l’assuré non diabétique est soumis à un risque de devenir diabétique dans le futur, qui va se traduire par une augmentation de sa prime (dans un système de risk rating, donc d’assurance volontaire non régulée). Ce risque fait peser une incertitude sur son revenu disponible (après prime) futur, de la même façon que le risque d’avoir besoin de soins à cause d’une crise aiguë fait peser une incertitude sur le revenu annuel et motive la décision d’acheter de l’assurance. Il serait donc rationnel de pouvoir se couvrir contre ce risque en achetant un contrat qui rembourserait le surcroît de prime auquel l’assuré serait soumis dans le futur s’il développait un diabète ou toute autre maladie chronique coûteuse (Cochrane, 1995). Cependant, comme le montre Kiffman (2001), de tels contrats sont vulnérables à de nombreuses manipulations stratégiques et requièrent des instances de contrôle et des coûts d’extraction d’information sans doute insurmontables. Il semble qu’aujourd’hui l’assurance obligatoire soit encore le meilleur moyen de couvrir ce risque de reclassification (en assurance obligatoire, la contribution est indépendante du risque) ; en outre, il existe une tension entre ce risque de prime et l’antisélection évoquée plus haut, car l’information observable sur les risques diminue la seconde mais augmente le premier [9].
22Enfin, le troisième risque est que la couverture volontaire est toujours plus inéquitable que la couverture obligatoire (Wagstaff, Van Doorslaer, 2000) : de manière évidente si elle est financée au risque, car les malades payent plus que les bien-portants ; de manière plus discutée [10] si elle est financée forfaitairement car, dans ce cas, le poids de la prime dans le budget des pauvres (donc ce qu’ils doivent sacrifier pour acheter de la couverture) est plus élevé que dans celui des riches. Il peut même en résulter une disparité dans la couverture (les pauvres étant moins couverts) et, partant, une disparité systématique en fonction du revenu dans l’utilisation des soins (Grignon et al., 2008).
Prédictions théoriques et connaissances empiriques : quelle forme de partage et quel niveau de couverture volontaire ?
23Il existe plusieurs façons de partager le financement entre obligatoire et volontaire. Mossialos et Thomson (2004) distinguent ainsi trois grandes catégories : le volontaire substitutif, le volontaire supplémentaire et le volontaire complémentaire [11].
Volontaire substitutif
24Le premier cas concerne des populations exclues des mécanismes d’assurance obligatoire (les travailleurs indépendants dans les systèmes d’assurance sociale à base professionnelle comme en Allemagne) ou des individus ayant la possibilité d’opter pour une couverture achetée sur le marché privé (ils ne payent alors pas leurs contributions au régime obligatoire). Les individus les plus riches en Allemagne peuvent faire ce choix mais ne peuvent revenir ensuite dans le public. Ce système ne règle en rien le problème des différences d’aversion pour le risque ou de préférences pour les individus assujettis au régime obligatoire et ne vise qu’à épargner aux plus riches de financer les soins des plus pauvres. Il semble qu’un dispositif de plafonnement des cotisations proportionnelles au revenu soit mieux indiqué pour répondre à ce problème de réticence des hauts revenus à subventionner l’assurance maladie des plus pauvres et je ne traiterai donc pas ce cas.
Volontaire supplémentaire
25Le second cas existe dans des pays couvrant les soins à 100 % mais offrant un niveau de qualité jugé trop faible par certains individus. Typiquement, le système obligatoire garantit un accès avec des délais d’attente que certains jugeront trop long. Ils ont alors la possibilité dans certains systèmes de contracter une assurance supplémentaire (ils continuent à abonder le système obligatoire et donc à payer pour des soins qu’ils n’utilisent pas) leur ouvrant accès à un système parallèle, dans lequel l’accès aux soins sera plus rapide (par exemple, des lits hospitaliers privés en Angleterre sans listes d’attente comme décrit par Besley et al., 1999).
26Ce mode de financement « parallèle » est abondamment discuté dans les systèmes avec rationnement, et des expérimentations ont été tentées en Australie, au Royaume-Uni et en Espagne (au Canada, l’assurance parallèle est soit interdite, soit découragée), et pose deux séries de questions empiriques :
27– En premier lieu, quel est le potentiel de demande d’une telle assurance supplémentaire, sachant que, à la différence du premier cas (substitutif), ceux qui achètent ces assurances volontaires doivent quand même continuer à payer leur contribution au système obligatoire ? Il y a de fortes chances que seuls les plus riches soient demandeurs et la question de politique publique est alors de savoir si le gouvernement doit subventionner l’accès à de tels contrats supplémentaires. Les analyses empiriques convergent pour montrer que la demande pour ce type d’assurance supplémentaire est faible dès que l’on s’éloigne des très hauts niveaux de revenu et, en outre, peu sensible aux subventions : même quand l’État aide à l’achat de tels contrats, les assurés potentiels se montrent peu intéressés. Le coût de la subvention pour les finances publiques a toutes chances d’excéder notablement le gain de bien-être potentiel lié à la diminution de la contrainte et du rationnement (Emerson et al., 2001 ; King and Mossialos, 2005 ; Lopez-Nicolas and Vera-Hernandez, 2008 ; Buchmueller et al., 2008) ; bien évidemment, l’attractivité de l’assurance supplémentaire dépend de manière cruciale du degré de perception de la sous-qualité (par exemple les temps d’attente) dans le système obligatoire (Besley et al., 1999).
28– En second lieu, la question est de savoir ce qui se passera si cette assurance supplémentaire attire une forte demande et dérive donc une portion substantielle de l’offre de soins : s’il existe un déficit en ressources humaines dans le système de santé en général, l’assurance supplémentaire retire des ressources du système obligatoire et aggrave encore le problème de qualité dans ce dernier, ce qui pose un évident problème d’équité. Si les ressources humaines sont abondantes mais qu’il manque des moyens de paiement pour les activer (concrètement, pour faire travailler ces ressources humaines inertes), ce financement parallèle peut alléger la contrainte financière pesant sur le système en général (et l’obligatoire en particulier) en injectant des ressources financières supplémentaires. Tout dépend donc en dernier ressort de la valeur de l’élasticité-prix de l’offre de soins, qui est susceptible de varier d’un système de santé à un autre.
Volontaire complémentaire
29Enfin, l’assurance volontaire peut venir compléter l’assurance obligatoire :
- soit cette dernière laisse une part à la charge de l’assuré pour certains soins, on parle alors de partage du coût entre le régime obligatoire et l’assuré (partage réalisé par des copaiements, franchises ou dépassements), et l’assurance complémentaire permet de couvrir certains de ces frais non couverts (par exemple une part du dépassement ou du reste à charge) ;
- soit l’assurance obligatoire ne couvre pas tous les soins, on parle alors de partage par le panier de soins : sont typiquement ouverts au volontaire certains traitements thérapeutiques autorisés mais non remboursés par le régime public ou bien des services liés à des pans entiers de pathologies, jugées moins graves, comme le dentaire ou l’optique.
- en France, toute la population est couverte par le régime obligatoire, mais les soins ambulatoires hors maladies dites de longue durée ne sont pas couverts à 100 %. 85 % de la population est couverte par un contrat acheté volontairement et couvrant en partie ces copaiements (92 % si on inclut la CMU-C). Le financement obligatoire couvre 79 % de la dépense totale mais seulement 55 % en ambulatoire, hors affections de longue durée et exonération du ticket modérateur, soit pour le patient classique allant voir son généraliste et devant acheter des médicaments (Tabuteau, 2009). En outre, prothèses dentaires, auditives et optiques sont très peu, pour ainsi dire pas, couvertes par le régime obligatoire ;
- aux USA, les plus de 65 ans sont couverts par le régime obligatoire Medicare, mais celui-ci ne couvre pas le médicament et laisse des copaiements pour certains soins, notamment hospitaliers ; les seniors ont la possibilité d’acheter des contrats, soit Medigap, soit Part D pour le médicament seulement, couvrant ces dépenses non prises en charge. Le financement obligatoire ne couvre que 45 % de la dépense totale, mais il est concentré sur 40 % de la population (personnes âgées, handicapés, pauvres) qu’il couvre beaucoup plus ;
- en Suisse, l’assurance est obligatoire pour tous et il existe un contrat de base dont le prix est encadré. De facto, il existe donc un régime obligatoire (subventionné) et des contrats volontaires complétant ce contrat : le contrat de base correspondrait à une franchise annuelle individuelle de 1 500 francs suisses, mais les assurés peuvent acheter des contrats plus chers à franchises plus faibles (jusqu’à 300 francs suisses) ;
- au Canada, le régime obligatoire couvre presque 100 % des visites de médecins et des séjours hospitaliers dans toutes les provinces, mais ne couvre pas du tout le médicament acheté hors hôpital pour de nombreux individus (les moins de 65 ans dont les revenus sont au-dessus d’un certain niveau, variable selon les provinces) ; les soins dentaires ne sont pas non plus couverts de manière obligatoire au Canada. Au total, le financement obligatoire ne représente que 70 % de la dépense totale.
Complémentaire sur le panier de soins
30Le partage par le panier est assez peu étudié du point de vue théorique (Shiell et Mooney, 2002) ; il est souvent suggéré une décomposition entre « petit » risque (forte élasticité au prix signalant une forte variabilité interindividuelle et donc suggérant que cela relève plus de la demande que du besoin, forte probabilité, faible dommage), qui devrait être laissé au financement volontaire, et risque « catastrophique » (rare, coûteux et peu élastique au prix), qui devrait être couvert de manière obligatoire et redistributive. Cette suggestion revient fréquemment dans le discours politique (surtout à droite) mais n’a pas de véritable fondement théorique. En outre, il n’existe à ma connaissance aucune étude empirique déterminant avec précision quels soins doivent faire partie du panier obligatoire et quels soins peuvent être laissés à 100 % au volontaire selon ce type de critères [12]. Enfin, le problème est complexe pour deux raisons : tout d’abord, les soins sont complémentaires entre eux et sortir un bien du panier obligatoire peut avoir un effet en ricochet sur les comportements d’utilisation des soins restés dans le panier – Stabile (2001) et Allin et Hurley (2009) montrent, sur le cas du Canada, que l’exclusion du médicament hors hôpital du panier obligatoire dissuade les patients sans couverture volontaire (du médicament) d’aller voir un médecin (sachant que la probabilité de se voir prescrire des médicaments non couverts est forte). Ensuite, les soins sont complémentaires dans le temps : la demande de soins de prévention est certainement très élastique à son prix et devrait donc être exclue du panier obligatoire. Il semble pourtant que cela ne serait pas de bonne politique dans une perspective de gestion du risque.
Complémentaire sur le partage des coûts
31Le partage du coût a été étudié d’un point de vue normatif et d’un point de vue positif (par l’économie des choix publics).
Point de vue normatif
32Le premier point de vue (normatif) peut lui-même se subdiviser en deux types d’analyses : les premières cherchent un partage optimal des coûts entre l’obligatoire et l’assuré et rejettent toute idée d’assurance volontaire. Les secondes, au contraire, parient sur un marché de l’assurance volontaire dont les effets seraient contrôlés par un socle d’assurance obligatoire.
Le risque moral
33Le premier type d’analyse cherche à mesurer le partage optimal du coût des soins entre régime obligatoire et assurés du point de vue de la société (Manning et Marquis, 1996). Le problème considéré comme central est celui du risque moral lié à la couverture universelle obligatoire (les individus consomment « trop » de soins à cause de la couverture obligatoire), et les problèmes de différenciations entre individus (à la fois différences de goûts et risques de sélection) sont évacués. En fait, ces études normatives reposent sur le postulat dit de « l’individu représentatif », selon lequel tout le monde a les mêmes préférences. Le taux de couverture obligatoire optimal est celui qui minimise la somme de deux coûts contradictoires : le coût de l’aversion au risque, d’une part (qui augmente quand la couverture décroît), et le coût social lié au risque moral, d’autre part (qui augmente quand la couverture augmente). Ces études, et les recommandations qui en sont issues en termes de taux de couverture obligatoire optimal, ont fait l’objet de débats nourris dans les années 1980 et 1990 : la plupart des études sont des interprétations différentes, reposant sur des modèles théoriques différents de la même base de données, une expérience sociale sur 2 000 ménages, l’expérience de la RAND menée dans les années 1970 aux USA (les ménages étaient assignés d’office à des plans d’assurance de générosité variable, pour lesquels ils n’avaient rien à payer, et les ménages assignés à des plans non généreux étaient compensés financièrement [Newhouse, 1993]). Pour résumer, le taux optimal varie, selon les études, de 45 % avec une dépense maximale laissée à la famille de 4 500 dollars par an [13] selon Manning et Marquis (1996) à presque 100 % selon d’autres auteurs comme Nyman (1999). En revanche, tous les protagonistes semblent s’accorder pour refuser tout rôle à une assurance complémentaire qui permettrait de couvrir la part des soins hors obligatoire : en effet, si tous les individus ont des préférences identiques, il n’y aurait rien à gagner à autoriser du volontaire au-delà du taux optimal pour tous. Il reste à souligner enfin que cette couverture obligatoire partielle diminue le transfert annuel des bien-portants vers les malades et, donc, l’équité du système.
La sélection
34Le second type d’analyse normative rejette l’idée de l’individu représentatif (et donc d’un plan uniforme pour tous qui pourrait être choisi par un dictateur bienveillant) et pose que l’inconvénient majeur du système obligatoire n’est pas le risque moral mais l’uniformité du taux de couverture. L’idée est alors de faire partiellement confiance à un marché sur lequel les individus pourraient exprimer leurs préférences, tout en évitant les conséquences négatives, liées à l’autosélection, du marché en assurance. Le marché est partiel parce qu’il existe un socle obligatoire et une régulation du volontaire.
35On peut distinguer deux cas de figure : dans le premier cas, l’assuré a le choix entre plusieurs plans indépendants variant par leur degré de couverture, le coût du plan le moins généreux (dit de base) étant « pris en charge » collectivement. Cette configuration se rencontre en Suisse et dans les plans d’employeurs aux USA. En Suisse, chaque résident doit souscrire un contrat auprès d’un assureur privé et la gamme des contrats est standardisée : le contrat de base couvre les soins au-delà d’une franchise annuelle et individuelle de 1 500 francs suisses, ce qui serait sans doute assez proche du montant moyen du bouclier sanitaire à 5 % du revenu en France, et les assurés ont la possibilité d’opter pour quatre niveaux plus faibles de franchise, fixés au niveau fédéral. Les assureurs doivent tarifer chaque plan de manière uniforme dans un canton (il peut y avoir des variations entre assureurs, mais tous les habitants d’un canton doivent payer le même prix pour un même plan auprès d’un assureur, on parle de community rating) et ne peuvent refuser un assuré. Aux USA, l’employeur propose un plan standard, financé partiellement par un prélèvement forfaitaire sur le salaire et partiellement par un avantage fiscal (le forfait est déduit du revenu imposable). Si le salarié veut un plan plus avantageux, il paye la différence : le surcroît de prime pour accéder au plan plus généreux ne bénéficie pas de l’avantage fiscal et le plan sera tarifé partiellement au risque (âge et sexe de l’assuré, par exemple) et partiellement de manière forfaitaire selon le principe de l’experience rating décrit plus haut ; en outre, les salariés bénéficient d’une clause de non-exclusion, car l’assureur qui veut travailler avec cet employeur doit s’engager à accepter tous les salariés dans le plan de leur choix.
36Dans le second cas de figure, il existe un plan de base obligatoire unique pour tous et une possibilité d’acheter de l’assurance supplémentaire pour combler les lacunes (franchise ou copaiements) de ce plan de base. Cette assurance supplémentaire peut être tarifée en experience rating (c’est le cas de la complémentaire d’entreprise en France) ou en community rating (c’est le cas des assurances Medigap aux USA offertes aux personnes de 65 ans et plus, qui sont couvertes par Medicare : dans les six premiers mois de l’éligibilité à Medicare Part B, soit pour la plupart des gens après le 65e anniversaire, les assureurs offrant Medigap doivent accepter tous les assurés qui en font la demande et ne peuvent utiliser d’information sur l’état de santé de ces assurés pour calculer leur prime. En outre, tant que l’assuré paye régulièrement sa prime, il ne peut être exclu par son assureur. De facto, il y a donc une régulation stricte des primes).
37La différence entre ces deux cas de figure est que, dans le premier, la dépense des assurés des plans généreux n’affecte pas la prime payée par ceux du plan de base alors que, dans le second, l’éventuelle surconsommation des assurés des plans supplémentaires se répercute sur la dépense du plan de base. Cela peut avoir deux conséquences opposées : si la supplémentaire est achetée par les riches, cela occasionne un transfert paradoxal des pauvres vers les riches (c’est le cas en France). En revanche, si la supplémentaire est achetée par les malades, cela occasionne un transfert vers les malades (une subvention des malades par les bien-portants).
38La question centrale est celle des conséquences de l’autosélection (des individus sur les plans). Ce qu’on souhaiterait, d’un point de vue normatif, c’est que les individus choisissent leur contrat en fonction de leur préférence pour la certitude (leur aversion pour le risque) ou la santé ; il faudrait donc que les individus les moins preneurs de risque ou les plus soucieux de leur santé soient aussi les plus couverts. Comme on peut penser que les individus moins preneurs de risques et plus soucieux de leur santé sont en général en meilleure santé, on devrait observer ce qu’on appelle un effet de sélection propice : ceux qui achètent plus d’assurance tendent à dépenser moins en soins parce qu’ils sont moins malades (même s’ils dépensent plus par épisode quand ils sont malades).
39Si on observe l’inverse, à savoir que les plus mauvais risques ont opté pour les contrats les plus généreux, il y a une perte de bien-être social liée au risque de prime.
40Les études empiriques sur Medigap (Fang et al., 2008) concluent à la sélection propice : ce sont les individus en bonne santé qui achètent ces contrats supplémentaires. Malheureusement, comme la dépense de ces assurés supplémentaires affecte le plan de base Medicare, cette sélection propice transfère des ressources des malades vers les bien-portants. Comme, en outre, les contrats Medigap sont achetés par les plus riches, le transfert est aussi antiredistributif.
41Les études empiriques sur la Suisse (Gardiol et al., 2005) trouvent au contraire que les mauvais risques achètent les contrats les plus généreux et qu’il y a donc un risque de prime : la probabilité de décéder est deux ou trois fois plus importante parmi ceux qui choisissent les plans à franchises basses que parmi ceux qui choisissent les plans à franchises supérieures à 600 francs suisses. De même, dans les plans d’employeurs aux USA, les mauvais risques optent en moyenne pour les contrats plus généreux et plus chers (Cardon et Hendel, 2001).
42Il est beaucoup plus difficile de mesurer empiriquement l’antisélection, car il faut pouvoir comparer ce que les assurés achètent comme couverture avec ce qu’ils auraient acheté en information parfaite. La question empirique tourne autour de l’asymétrie d’information : les assurés connaissent-ils quelque chose sur leur risque que les assureurs n’utilisent pas pour tarifer ? Il est évidemment difficile de mesurer ce risque non observable, et on utilise en général le niveau de dépense non expliqué par les caractéristiques observables pour l’approcher (par exemple, si les assurés du plan généreux consomment plus de soins à âge et sexe donnés que ceux du plan moins généreux, cela traduira peut-être un risque supérieur non observable). Le problème avec cette approche est que le lien entre couverture et dépense est affecté par le risque moral (évoqué ci-dessus). Une première approche consiste à utiliser des observations empiriques avant-après réalisées lorsqu’un employeur est passé d’un régime à plan unique à un régime avec choix. La différence de dépense moyenne entre ceux qui vont opter pour tel ou tel plan observée avant le changement n’est évidemment pas affectée par le risque moral, et l’écart entre observé et prédit (par l’âge et le sexe) traduit donc une différence de risque pur : ces études concluent en général à l’existence d’un risque non observable affectant les décisions des assurés quant à leur niveau de couverture (Cutler et Reber, 1998 ; Ellis, 1985). Une autre approche consiste à modéliser simultanément risque moral et risque non observable ; cette approche, tentée par Cardon et Hendel (2001), sur données individuelles américaines, conclut à l’absence d’asymétrie d’information : selon leurs résultats, les assureurs des plans d’employeurs utilisent toute l’information nécessaire pour tarifer les plans plus généreux et n’ont jamais recours à l’experience rating, résultat qui paraît surprenant puisque nombre de cas d’assurance de groupe montrent que les assureurs pratiquent le pur experience rating, souvent à la demande des employeurs (ou des syndicats) qui refusent le risk rating pour des raisons d’équité.
43Enfin, il existe une approche directe (Marquis, 1996) consistant à demander aux individus ce qu’ils anticipent comme dépense médicale probable pour eux l’an prochain et à comparer cette anticipation à ce que laissent prévoir leurs caractéristiques observables. Cette approche conclut à une forte asymétrie d’information. Utilisant l’écart observé entre cette dépense anticipée et la dépense prédite par les caractéristiques observables, Marquis simule un marché de l’assurance aux USA dans lequel tous les salariés choisiraient dans un menu standard de plans et paieraient de leur poche la différence entre la prime de base et la prime pour les plans plus généreux. Elle montre que, si les assureurs pratiquent l’experience rating pur, les plans au-delà du plan de base ne sont jamais achetés et tout le monde se retrouve dans la couverture minimale même si certains risques auraient préféré une meilleure couverture. La même simulation montre que, si le régulateur impose des primes par plan (community rating), l’effet de l’antisélection est très faible (la distribution dans les plans en fonction de leur générosité est très proche de la distribution simulée en information parfaite, si les assureurs tarifaient en fonction de la dépense anticipée).
Point de vue positif : la théorie des choix publics
44Le point de vue normatif exposé ci-dessus vise à trouver le meilleur partage obligatoire-volontaire du point de vue de la société alors que le point de vue positif traité maintenant cherche à expliquer la rationalité d’un tel partage et à comprendre pourquoi diverses sociétés placent le curseur à des niveaux différents. Le modèle théorique n’est donc plus celui d’un dictateur bienveillant mais celui d’une démocratie référendaire : on imagine que les électeurs votent sur un niveau de dépense obligatoire (et donc sur le taux de prélèvement associé [14]) et on répond aux questions suivantes : existera-t-il une majorité pour un taux de cotisation non nul (c’est-à-dire pour une assurance maladie obligatoire) ? Si oui, existera-t-il une majorité pour interdire la couverture complémentaire (sur le mode canadien pour les services inclus dans le panier couvert) ? Dans ces deux cas de figure, quel sera le niveau de dépense publique choisi par la majorité des électeurs ?
45Le cœur du modèle fonctionne comme suit : le financement obligatoire est soit proportionnel au revenu, soit progressif (comme l’impôt sur le revenu), et le financement volontaire est forfaitaire (non ajusté au risque). Chaque électeur vote en fonction de préférences strictement égoïstes (on pourrait imaginer des modèles avec électeurs altruistes mais, à ma connaissance, il n’existe pas de publications reposant sur cette hypothèse) portant sur le niveau d’utilité qu’il retire respectivement de la consommation de soins et de la consommation des biens autres que les soins (augmenter la dépense obligatoire a donc un coût d’opportunité en termes de consommation autre que les soins qu’on ne peut plus s’offrir). Il approuve ou rejette une proposition d’augmentation de la dépense obligatoire selon que cette augmentation améliore ou diminue son niveau d’utilité. On voit qu’il s’agit donc essentiellement d’une question de limitation de la dépense publique liée au fait que le financement obligatoire augmente avec le revenu : pour chaque niveau de la dépense publique, il existe un niveau de revenu au-delà duquel tout individu va refuser le financement obligatoire (il votera toujours contre les augmentations) car la santé ainsi financée lui coûte plus que les soins achetés sur un marché privé. Quand le niveau de dépense publique augmente, le seuil de revenu au-delà duquel les électeurs rejettent diminue et il existe donc un niveau maximal de dépense publique capable de réunir une majorité d’électeurs.
46Breyer (1995) et Gouveia (1997) présentent deux variantes de ce type de modèle et arrivent aux mêmes conclusions générales : les très pauvres et les plus riches rejettent tous les niveaux de dépense obligatoire, les premiers parce que le coût d’opportunité des soins est trop élevé (ils doivent consacrer tout le budget à des besoins de base) et les seconds parce qu’ils payent trop cher par rapport au système volontaire ; la catégorie intermédiaire vote pour une prise en charge obligatoire non nulle. Les tailles respectives de ces trois coalitions dépendent de la distribution du revenu dans la population ainsi que des préférences (notamment de la corrélation éventuelle entre revenu et état de santé), et, évidemment, du niveau du taux de prise en charge déjà atteint. Pour des taux faibles et des niveaux d’inégalités de revenu réalistes (en gros, si le revenu médian est inférieur au revenu moyen), la coalition intermédiaire détient la majorité. La dépense obligatoire choisie par la société reflétera le niveau optimal de l’électeur au revenu médian, voire plus bas ; le niveau de dépense choisi sera donc nettement supérieur à celui de l’électeur au revenu moyen. Il y aura aussi une majorité nette pour autoriser le financement volontaire (la dépense totale dépassera donc la dépense publique), et celui-ci sera le fait des plus riches.
47On peut tirer deux conclusions de ces modèles. Tout d’abord, si on pense que la dépense de soins continuera à augmenter comme elle l’a fait par le passé (en raison du progrès technique), il y aura de fortes chances que la part de la dépense financée de manière volontaire croisse aussi, tout du moins si la valeur relative accordée au progrès technique médical par l’électeur médian est moins forte que celle qu’accorde l’électeur moyen. Cependant, le creusement des inégalités de revenu devrait au contraire renforcer la coalition en faveur de la dépense publique, en tout cas tant que les inégalités n’augmentent pas la proportion des très pauvres dans la population : en effet, le modèle théorique prédit que plus l’écart entre revenu moyen et revenu médian est important et plus la coalition en faveur de la dépense publique est large.
48Cette dernière conclusion du modèle est évidemment contestable : si elle était vraie, les USA devraient avoir depuis longtemps une assurance universelle et un niveau de dépense publique supérieur à celui des autres pays de l’OCDE. En fait, il semble bien que les préférences ne soient pas totalement égoïstes en matière de financement de la santé, mais tiennent aussi compte de l’identité des bénéficiaires de la dépense publique. Pour cette raison, l’homogénéité sociale expliquerait autant que l’inégalité des revenus la préférence pour la dépense publique (je soutiens la dépense publique si je pense que les autres bénéficiaires sont comme moi, cf. Grignon [2009]). Récemment, Kiffman (2005) a ajouté un argument pouvant expliquer la situation particulière des USA : dans la plupart des pays, le choix est entre un système public avec redistribution du revenu et un système privé à base volontaire, sans redistribution des revenus (financement forfaitaire), mais n’offrant aucune couverture contre le risque de prime. Au moyen d’un modèle de choix public, Kiffman démontre que la coalition en faveur de la couverture publique est alors très large, car même les riches valorisent la couverture contre le risque de prime. Aux USA cependant, les plans forfaitaires sont majoritairement des plans d’employeurs et assurent donc le risque de prime (les plans d’employeurs fonctionnent par répartition, les jeunes employés subventionnent les plus âgés et les parents) ; par conséquent, le plan universel à redistribution de revenu a peu de chances de trouver une majorité politique. Ce qui pourrait expliquer qu’Obama réussisse là où Clinton avait échoué est le déclin des plans d’employeurs sur les quinze dernières années (poussant les hauts revenus dans les start-up à valoriser le risque de prime plus fortement que les ouvriers des grandes industries).
49Le modèle est aussi critiqué sur le point suivant : l’hypothèse selon laquelle le financement obligatoire augmente avec le revenu pourrait fort bien être levée, par exemple en finançant le système obligatoire par un montant forfaitaire. Dans ce cas, l’électeur médian aurait plus de chances de choisir le niveau de prise en charge obligatoire choisi par le dictateur bienveillant (Breyer et Haufler, 2000). Il y a cependant des raisons pour lesquelles le financement de la santé est fonction croissante du revenu : tout d’abord, un financement forfaitaire est très coûteux pour les bas revenus et il y aura donc toujours un système de subvention publique ; surtout, il est fort possible que les sociétés préfèrent effectuer une redistribution des revenus par l’intermédiaire de transferts en nature (ici des soins médicaux), car cela permet de contrôler l’usage que font les bénéficiaires des transferts qu’ils reçoivent (cet argument tient aussi pour les banques alimentaires ou les aides au logement).
Conclusion
50De cette revue de la littérature, il ressort que tout système de financement pur (purement obligatoire ou purement volontaire) est rejeté, d’un point de vue normatif (le bien-être social est moindre que dans un système mixte) ou positif (il ne serait pas choisi dans un vote référendaire). Les systèmes mixtes ne sont donc pas seulement la résultante de circonstances historiques chaotiques, mais reflètent un arbitrage rationnel entre les défauts des systèmes obligatoires et volontaires : les premiers imposent un seul niveau de couverture à tous et, en général, rationnent les individus (ils voudraient plus de couverture et plus de soins) ; les seconds diminuent la solidarité, empêchent de se couvrir efficacement contre le risque de devenir un mauvais risque (reclassification) et contraignent les individus à adopter des comportements stratégiques les conduisant à se sous-assurer (antisélection). Enfin, la forme de partage la plus intéressante consiste en un socle public et une assurance volontaire complémentaire, le volontaire supplémentaire n’étant appelé à jouer qu’un rôle marginal. C’est une conclusion assez pauvre, si on y réfléchit bien, car elle ne dit pas grand-chose du choix optimal au sein de ces systèmes mixtes (Mexique ou République tchèque). Un classement des systèmes mixtes serait très difficile à réaliser car il supposerait qu’on puisse mesurer à la même aune la perte de bien-être social liée à l’antisélection et celle liée au risque moral ou au rationnement, et on pourra toujours aboutir à des classements différents selon les métriques utilisées (cf., sur ce point, le débat vif et intéressant entre Danzon [1992], d’une part, et Barrer et Evans [1992], d’autre part). Une littérature émergente tente d’étudier de manière positive la façon dont les sociétés placent le curseur entre volontaire et obligatoire, par exemple en fonction de leur degré d’homogénéité.
51Je voudrais terminer en signalant un débat peu abordé dans la littérature passée en revue ci-dessus et qui fera sans doute l’objet de recherches dans les années à venir : en quoi ces conclusions sur le risque moral, le risque de reclassification et l’antisélection seront-elles affectées par une éventuelle augmentation du poids de la dépense de santé dans le PIB ? D’un côté, laisser une part plus large aux complémentaires engendrerait des risques de sélection, mais, d’un autre côté, parce que le financement du socle obligatoire est proportionnel au revenu, il semble difficile d’échapper à un vote référendaire qui rejetterait l’obligatoire si celui-ci devait financer une dépense à hauteur de 20 % du PIB, et non de 10 % comme actuellement, de façon proportionnelle au revenu.
Notes
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Professeur associé, Department of Economics and Department of Health, Aging & Society, and Associate Director, Centre for Health Economics and Policy Analysis, McMaster University, Hamilton, Ontario.
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[1]
Remerciements à Béatrice Fermon (université Paris-Dauphine) pour m’avoir suggéré cette revue de littérature, à Michel Naiditch (IRDES) pour sa relecture attentive d’une version provisoire du manuscrit et aux deux relecteurs anonymes de la RFAS pour des commentaires détaillés et des suggestions positives.
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[2]
La seule exception serait une taxe sur les profits. À ma connaissance, aucun système de santé n’est financé sur une telle contribution, même si les systèmes financés par l’impôt le sont en (toute petite) partie par un impôt sur les bénéfices des entreprises.
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[3]
Il faut introduire ici une nuance importante : il peut être obligatoire de s’assurer, comme en Suisse, aux Pays-Bas et, depuis la réforme Obama si elle survit, aux USA, mais le montant de la couverture n’est pas fixé, au-delà d’un minimum. En ce sens, ces pays à couverture obligatoire laissent une part non négligeable au volontaire, de la même manière que le marché de l’assurance automobile reste un marché volontaire et privé.
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[4]
Bien sûr, toute assurance effectue des transferts, c’est même leur raison d’être, entre les malchanceux et les chanceux, mais ça n’est pas un transfert entre bien-portants et malades – une assurance effectuera toujours un transfert de revenu des asthmatiques non hospitalisés vers ceux qui ont besoin d’une intervention ; en revanche, elle prélèvera une prime supérieure sur les asthmatiques à celle prélevée sur un assuré similaire en tout point mais non asthmatique.
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[5]
En fait, la base OCDE présente les chiffres du financement « public », soit ce qui est collecté par une agence publique sous forme de taxe ou de cotisation. Lorsque l’assurance est obligatoire et encadrée mais souscrite auprès d’institutions privées en concurrence (Suisse, Pays-Bas), le décompte public-privé ne correspond pas terme pour terme au partage obligatoire-volontaire.
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[6]
Chiffres de 2007 pour les trois pays cités.
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[7]
Je ne prends pas en compte ici le fait que les individus puissent aussi valoriser l’aspect concurrentiel de l’assurance volontaire qui pousserait les assureurs à proposer les primes les plus basses possibles et annulerait la rente potentielle prélevée par un assureur unique. Je fais implicitement l’hypothèse que l’assureur public tarifie au coût attendu moyen en prélevant un taux de chargement minimal. Je ne prends pas non plus en compte l’idée que l’assurance volontaire peut organiser une forme de concurrence entre producteurs de soins et faire ainsi baisser les prix des soins (et non seulement de l’assurance). L’expérience montre que les assurés dans des systèmes à forte régulation publique utilisent peu leur capacité à changer d’assureur volontaire (pour la France, Grignon et Sitta, 2003 ; pour la Suisse, Dormont et al., 2007, Franck et Lamiraud, 2009) et que ceux-ci, en outre, reçoivent rarement les moyens de faire de la gestion du risque (par exemple, du conventionnement sélectif ou du réseau de producteurs privilégiés). Les gains éventuels liés à la concurrence semblent devoir exister sur les marchés presque purement volontaires.
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[8]
Pauly et al. (1995) montrent que, pour protéger contre ce risque de reclassification, l’assureur doit facturer une prime très élevée relativement au risque de l’individu en première année, et l’assuré doit donc s’engager sur une très longue période (jusqu’au décès) pour retirer un bénéfice de cette garantie de maintien de prime. Ce sont de tels contrats qui paraissent difficiles à vendre aux assurés potentiels.
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[9]
Ce problème est particulièrement marqué en assurance pour les soins liés à la dépendance (Cutler, 1993).
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[10]
Ce qui est discuté n’est pas le résultat empirique selon lequel une prime forfaitaire pèse plus dans un budget plus contraint, mais l’interprétation selon laquelle cela est inéquitable. En effet, puisque le bénéfice attendu de la couverture est indépendant du revenu, on peut arguer du fait que le financement forfaitaire est équitable. Il ne devient inéquitable que si on tient qu’un financement doit toujours se faire en fonction de la capacité à payer.
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[11]
Tuohy, Flood et Stabile (2004) proposent une segmentation en quatre types : groupes pour substitutif, parallèle pour supplémentaire et deux types pour le complémentaire, copaiements et sectoriel. Et l’OCDE (Colombo et Tapay, 2005) propose une segmentation également en quatre types, dont certains noms sont les mêmes que ceux de Mossialos et Thomson mais employés dans un sens différent : substitutive (comme chez Mossialos et Thomson), parallèle (le supplémentaire de Mossialos et Thomson), supplémentaire (le complémentaire de Mossialos et Thomson, dans le cas de la prise en charge de traitements non inclus dans l’obligatoire) et complémentaire (le complémentaire de Mossialos et Thomson, dans le cas de la prise en charge de copaiements du système obligatoire).
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[12]
Les exemples concrets de détermination de paniers publics reposent le plus souvent sur des critères d’efficience (est couvert par le public ce qui présente un faible coût par année de vie en bonne santé produite) ou d’équité (est couvert ce qui serait inaccessible aux pauvres), parfois de mérite (les traitements dont bénéficient les personnes âgées, les enfants ou les femmes enceintes sont inclus dans le panier), voire de combinaison des trois : sont inclus les médicaments efficients, nécessaires pour des traitements méritoires et que les pauvres ne pourraient acheter. Shiell et Mooney (2002) présentent un panorama des expériences nationales.
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[13]
Il s’agit de dollars de 1995, qui correspondent donc, compte tenu de l’inflation cumulée sur quinze ans, à environ 7 400 dollars ou encore 4 900 euros.
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[14]
Il s’agit là d’un modèle, donc d’une version simplifiée de la réalité : il n’est pas certain qu’en France les débats politiques associent toujours aussi clairement le niveau des bénéfices à celui des prélèvements. Le modèle décrit dans le texte correspondrait à une situation dans laquelle l’organisme en charge de l’assurance maladie soumettrait des changements de niveaux de dépense et de contribution à référendum lors des élections à la Sécurité sociale.