CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Fin de vie en établissement gériatrique, Marie Francœur, Presses universitaires de Grenoble, collection « Handicap, vieillissement, société », 2010, 295 p. [1]

1« À la vie, à la mort », tel est l’intitulé de la thèse de sociologie d’où est issu cet ouvrage. Cette indication est donnée en préambule pour souligner l’orientation bien particulière du regard et du propos développés, dont ne rend pas vraiment compte le titre retenu pour la parution en librairie de cette recherche. En effet, c’est dans toute la vivacité des configurations relationnelles autour des fins de vie en établissement gériatrique que se trouve immergé le lecteur. La tonalité de ce livre fait en cela écho à ce que vivent les différents acteurs – patients, familles, professionnels – engagés dans des espaces-temps de l’existence associant intimement la mort et la vie. La recherche a porté sur une unité de soins de longue durée (USLD) d’un établissement d’hébergement des personnes âgées dépendantes (EHPAD) situé à la périphérie d’une grande ville de province. Ce service accueille des patients âgés atteints de dépendance sévère et présentant pour la plupart un état de détérioration intellectuelle.

2Une autre originalité de ce livre tient à son auteure. Marie Francœur a en effet conduit son travail sur la base d’une posture de chercheur associée à une fonction de directrice d’établissement. Un tel positionnement a donné lieu à diverses considérations dans la littérature en sciences sociales. Les réserves formulées à propos de ce délicat double rôle portent principalement sur les risques de perte d’« objectivité » méthodologique et scientifique ainsi que de liberté de parole. À l’inverse sont soulignées les vertus de la bonne connaissance des situations et des contextes étudiés que ce positionnement assure. Marie Francœur a manifestement su composer avec les inconvénients potentiels de sa fonction officielle dans l’institution pour en faire des atouts pour son travail de sociologue en immersion. La réussite de cet exercice difficile et la maîtrise de la démarche entreprise doivent aussi sans doute à la personnalité de l’auteure et à sa position expérimentée et « solide » au sein du champ de l’encadrement médico-social.

3Dès les premières pages de l’introduction, l’auteure indique que le fil rouge de son propos se trame autour de la notion d’« interdéfendance » fort pertinemment retenue suite à un lapsus qui lui avait fait un jour écrire ce mot à la place de celui d’interdépendance, fréquemment utilisé dans les recherches sur le vieillissement et la vieillesse. À partir de ce néologisme tenant lieu de « concept sensibilisateur », Marie Francœur pose les questions suivantes : « De quoi devrait-on “s’interdéfendre” et qui seraient les acteurs susceptibles d’être sur la défensive ? Cette personne âgée fragile et sans défense mobiliserait-elle autour d’elle des acteurs en état de “légitime défense” ? » D’emblée, le caractère perturbateur, voire violent, des faits examinés se trouve posé. Il sera illustré et analysé avec finesse et force dans les six chapitres qui composent l’ouvrage.

4Le premier chapitre s’intitule « Le passage » et porte sur la préparation et les circonstances du placement qui commence, en amont de l’arrivée du patient, par une prise de contact des membres de la famille avec l’établissement. Dès cette étape, les scénarios relationnels entre les proches et entre ces derniers et la personne âgée s’expriment dans leurs résonances avec l’histoire familiale et les perspectives d’une fin de vie dont les circonstances se précisent. La façon dont ils se prolongeront et seront vécus fait l’objet du deuxième chapitre, « Vie de famille autour d’un parent âgé en établissement ». Six types de configurations sont présentés, l’auteure prenant soin de préciser que ces catégorisations sont de l’ordre de l’idéal type. Toutes sont en outre susceptibles de se modifier dans le temps et de se présenter de façon associée au sein d’une même famille. Marie Francœur parle ainsi de codépendance pour désigner les séparations impossibles, de l’endetté pour évoquer les fratries solidaires et dévouées, du « bâton de vieillesse » lorsque le parent âgé fait fonction de raison de vivre pour un enfant aidant, de résilience pour renvoyer aux formes du savoir donner ce que l’on n’a pas reçu, de la figure de l’abandon et enfin de celle du lien tranquille où les personnes sont en mesure de profiter du temps qui est donné. Deux phénomènes transversaux, observés de façon assez constante, sont également exposés. Il s’agit, d’une part, de l’engagement majoritaire des femmes dans l’aide aux vieux parents, y compris lorsqu’ils sont en établissement, d’autre part, de la fréquence des conflits familiaux à propos du financement du placement. L’auteure souligne à cet égard la difficulté de faire comprendre le montant élevé des tarifs pratiqués à des familles elles-mêmes souvent désorientées, fragilisées et fréquemment insatisfaites des conditions de prise en charge.

5Le troisième chapitre, « Sous le regard du tiers », complète la présentation de ce qui se passe, pour les familles, sur le registre des émotions et de l’exacerbation des affects. Ceux-ci sont désormais amenés à être vécus dans un cadre institutionnel, en lien avec les tiers acteurs constitués par les différentes catégories de personnel. Le caractère bouillonnant des faits humains et sociaux qui se vivent et s’expriment n’est en rien euphémisé par l’auteure dont le propos est en outre totalement étranger à celui d’une désignation facile des « fauteurs ». La posture est celle d’une approche compréhensive de l’océan de ressacs dans lequel naviguent les individus et les familles plongés dans ces situations d’interdéfendances/interdépendances.

6La nature inhérente aux fins de vie des personnes âgées et la demande familiale et sociale qui s’y rapporte laissent présager le défi que représente pour les pouvoirs publics le fait d’intervenir de manière institutionnalisée dans ce domaine. C’est ce dont traite le chapitre IV, « La réponse institutionnelle et ses limites ». Sur ce point, à nouveau l’auteure annonce sans détour l’orientation de son analyse : « L’arsenal des dispositifs prévus par la loi pour humaniser les institutions médico-sociales et placer l’usager au cœur des pratiques nous semble désadapté à la réalité que nous côtoyons quotidiennement en USLD » (p. 151). La vanité des protocoles de bonnes pratiques et des procédures d’accréditation ainsi que l’empilement sans fin des normes d’hygiène et de sécurité sont à la mesure du manque de moyens idoines qui permettraient d’assurer dans des conditions satisfaisantes et sensées les objectifs idéaux affichés par les tutelles et les autorités tarifaires. « À vouloir normaliser le résultat, on le dénature […]. La réduction de l’action sanitaire et sociale à la notion de service rendu à l’usager appauvrit ce secteur d’activité. En liant performance des professionnels et satisfaction de l’usager, on assimile les rapports entre les deux parties à des services marchands » (p. 162). Ce contexte institutionnel et politique ne constitue guère une ressource pour les équipes soignantes et pour l’encadrement, voire peut-être contreproductif car démotivant. Il importe en effet que l’institution soit en mesure de contenir et de faire vivre au quotidien un univers profondément marqué par le caractère bien spécifique des fins de vie altérées et collectivement vécues. Les personnels soignants, au contact avec des patients difficiles et sans perspective d’amélioration ainsi qu’avec des familles exigeantes et dans la tourmente, mettent de leur côté en place diverses stratégies pour tenir dans des fonctions professionnelles éprouvantes et insuffisamment soutenues. Comme le rappelle Marie Francœur, la bientraitance ne peut être effectivement mise en œuvre envers les plus fragiles que si les soignants sont eux-mêmes correctement « bientraités » par les instances qui réglementent et régulent leur activité.

7Les deux derniers chapitres du livre, respectivement intitulés « La vieillesse, antichambre de la mort » et « La dernière heure venue », traitent des évolutions culturelles et institutionnelles intervenues ces dernières décennies en ce qui concerne la grande vieillesse, l’accompagnement des fins de vie et les rituels funéraires. La réflexion se développe ici en référence tout à la fois aux situations observées et à divers auteurs ayant travaillé sur ces questions. On retrouve dans ces pages l’ensemble des protagonistes mis en scène précédemment, avec un recentrage sur ce que l’observation des faits peut autoriser à dire sur ce qui se passe du point de vue de la personne en fin de vie ou mourante, de ses attentes, de ce qu’elle ressent des comportements de son entourage institutionnel et familial. L’ambiance qui se dégage des pages consacrées aux instants de la mort apparaît plus apaisée, les tourments, la souffrance et la violence qui caractérisent les situations étudiées dans les chapitres précédents semblant se dénouer. Marie Francœur souligne d’ailleurs que l’on observe fréquemment au moment du décès, et parfois assez soudainement, une dilution des tensions et des conflits qui parcouraient de manière auparavant tenace les relations intrafamiliales ou entre les familles et le personnel de l’établissement.

8L’auteure expose en quoi la mort aujourd’hui, notamment celle qui survient au terme d’une longue existence, est un événement institutionnellement encadré, qui accorde une réelle place aux familles et qui donne lieu à de nouveaux modes de régulation et de ritualisation. Les institutions gérontologiques sont amenées à tenir une place déterminante dans ce domaine et sont détentrices de capacités susceptibles de soutenir les liens d’interdépendance et l’expression de la parole autour de la personne âgée en fin de vie. C’est dans cette perspective que peuvent être amortis les phénomènes d’« interdéfendance » et de sauve-qui-peut prompts à se manifester dans des situations alliant saturation émotionnelle et apories institutionnelles. Toutefois, comme Marie Francœur le laisse entendre dans sa conclusion, la prévention culturelle et politique des manques à gagner en bientraitance, pour ne pas dire des formes de maltraitance ou de discrimination, notamment celles insidieuses car masquées ou banalisées, nécessite une vigilance permanente, et de portée historique.

9Les fins de vie, la mort et leur traitement social donnent lieu aujourd’hui à de nombreux travaux en sciences de l’homme et de la société. Il en est de même pour tout ce qui se rapporte à la vieillesse et aux politiques publiques correspondantes. En regard de cette production, plusieurs aspects sous-tendent l’apport et l’originalité du livre de Marie Francœur. En premier lieu, et conformément aux attendus d’un travail de recherche, la tonalité et le contenu du propos ne sont en rien normatifs. Les diverses tensions, explosions d’affects et de comportements ainsi que les dysfonctionnements relatés sont rapportés à la nature des phénomènes humains ainsi qu’à des effets de système. La critique que l’auteure formule à propos des modalités actuelles de l’encadrement gestionnaire des établissements médico-sociaux et des soins apparaît fondée sur une prise en compte précisément de ce qui se joue au plan humain dans le quotidien comme dans la fonction sociale des établissements gériatriques. De cela, les politiques publiques ne sauraient faire fi, au risque de contribuer à produire de l’institutionnellement délétère dans des espaces parcourus, de fait, par la réalité de la dégradation physique et psychique et par la prégnance de la mort.

10Mais c’est aussi d’un autre type de normativité – plus diffuse, en outre assez présente et non explicitée dans de nombreux travaux en sciences sociales – dont ce livre sait se départir. En effet, l’ambivalence des affects et la violence des sentiments qui parcourent les espaces institutionnels où se vivent les fins de vie des personnes âgées sont fréquemment soit oubliées, soit désignées, implicitement le plus souvent, comme indésirables. Cette réalité se trouve reléguée du côté du peu fréquentable en tant qu’objet de recherche et souffre de ce fait d’un déficit de prise en compte (les disciplines « psy » apparaissent nettement plus engagées, sans doute parce que plus outillées, pour intégrer cette réalité). Les chercheurs en sociologie et en anthropologie travaillant sur la vieillesse parlent préférentiellement de ce qui dans l’humain fait lien et relativement peu que de ce qui délie et fait violence. Parce que Marie Francœur a su manier simultanément et avec maîtrise les « excès » de l’humain et les dérives du système, ce livre offre au lecteur une vision dégagée des lissages opérés par de nombreuses approches, par ailleurs très finement conduites. Sans doute d’autres recherches à venir ne laisseront pas à la marge de leur problématique la prise en considération de ce qu’il y a de violence « normale » ou surajoutée tout autant que de bienveillance dans les liens interpersonnels qui s’instaurent aux différentes étapes de l’existence des individus, et tout particulièrement autour des fins de vie perturbées des personnes âgées.

11Le parcours clairvoyant, sensible et maîtrisé que cet ouvrage offre intéressera les acteurs intervenant à divers titres dans les espaces institutionnels de la gérontologie, du secteur médico-social et des établissements de soins. Ce travail devrait également constituer une publication de référence pour les chercheurs en sciences humaines et sociales.

12Françoise Bouchayer

13Centre Norbert Elias, UMR 8562 CNRS-EHESS

L’enjeu des retraites, Bernard Friot, La Dispute, collection « Travail et Salariat », 2010, 171 p.

14Ce petit (171 pages) ouvrage divisé en cinq chapitres est une contribution à une approche marxiste de l’organisation des retraites et, plus largement, du travail. Il ne s’agit pas d’un livre scientifique (il y a peu ou pas de références), mais plutôt d’un ouvrage programmatique visant à fonder une analyse critique des politiques en vigueur (les diverses réformes des systèmes de retraite) et à proposer une alternative. Pour B. Friot, l’analyse participe autant de l’action politique que de la proposition, car, selon lui, ce qui manque aux défenseurs de la retraite publique par répartition pour que leur défense soit efficace, c’est une conception claire des enjeux.

15Quelle est son analyse critique ?

16La conception économique dominante en matière de retraites (depuis Samuelson) est que les individus lissent leur pouvoir d’achat au long de la vie en mettant de côté pendant leur vie active pour consommer sans produire ensuite. Le débat entre économistes tourne alors autour de la meilleure façon d’effectuer ce transfert de revenu, en gros épargne (capitalisation) contre assurance (répartition). Bernard Friot rejette ce cadre analytique : les retraités sont, d’après lui, non pas des inactifs, mais des actifs libérés du joug de la marchandisation du travail. Dans sa perspective, le travail avant la retraite est marchand (le travailleur vend sa force de travail à l’employeur), mais le travail après la retraite est une activité librement choisie et apportant une satisfaction personnelle. On reconnaît là le concept marxiste de l’aliénation capitaliste, et la retraite, selon Bernard Friot, est un moyen de se libérer de cette aliénation.

17Comment l’auteur utilise-t-il cette analyse critique ?

18– Premièrement, pour dire que, si la retraite ne sert pas à transférer du revenu entre périodes de la vie, alors le critère du « taux de rendement » (prestations perçues rapportées aux cotisations versées antérieurement) ne sert à rien et qu’il faut lui substituer le critère du « taux de remplacement » du salaire. La pension de retraite n’est en effet pas, dans la conception de Bernard Friot, le produit des cotisations antérieures, mais la juste rétribution d’une activité volontaire (par exemple, aide aux personnes dépendantes, aide scolaire, alphabétisation) bénéfique pour la collectivité, bien que non marchande et non aliénée. De ce point de vue, la rémunération du retraité est équivalente à toute rémunération fixée administrativement, comme l’honoraire du médecin ou la solde du militaire. Cela permet à Bernard Friot de réfuter la logique des réformes visant à geler les taux de cotisations, à ajuster automatiquement la durée de cotisation sur l’espérance de vie ou le montant des pensions sur les prix plutôt que sur les salaires. La conception par le taux de remplacement du salaire consiste à considérer la retraite comme un âge de la vie, l’âge de la production non marchande : c’est à la société de décider (politiquement) des limites de cet âge (il suggère 60 ans, voire avant) et de la valeur de ce qui est produit pendant cet âge (le taux de remplacement).

19– En second lieu, pour dire que la retraite n’est pas définie négativement comme la période sans capacité productive, mais doit être vue au contraire comme précurseur de ce que devrait être la société postcapitaliste : une vie épanouie car libérée du travail marchand.

20Faut-il lire ce livre ?

21À mon sens, toute personne intéressée aux débats sur les retraites, voire plus généralement aux débats sur le financement des politiques sociales (notamment la santé), ou encore toute personne intéressée par le stress au travail ou l’organisation du travail, devrait prendre le temps de lire cette contribution clairement hors des sentiers battus. En outre, et ça n’est pas un moindre mérite, l’auteur présente de manière extrêmement claire les enjeux concrets de l’approche marxiste et en quoi elle diffère d’une approche néo-classique qu’il connaît très bien. Il y a beaucoup trop d’écrits marxistes obscurs et abstraits ou, au contraire, vaguement sentimentalistes mais sans substrat théorique pour qu’on ne se félicite pas d’un tel apport au débat. Si on ne doit lire qu’un passage, je recommanderais les pages 113-119, qui démontent efficacement le mythe de la menace démographique – j’ai particulièrement aimé ces pages qui font écho à ce que les économistes de la santé écrivent à propos du vieillissement et des dépenses de soins.

22Pour autant, suis-je d’accord avec tout ce que dit Bernard Friot ?

23Dans l’ensemble, je partage son idéal normatif et sa critique du travail marchand aliénant (je ne comprends pas pourquoi il continue à appeler cela théorie de la valeur travail, qui est un appendice ricardien non seulement faux, mais en plus inutile à la théorie marxiste : ça n’est pas parce que la valeur est fondée sur le travail que celui-ci est aliénant, mais au contraire parce que la valeur du travail est seulement marchande dans le monde capitaliste). Je trouve sa critique du modèle travail/loisir, au moyen duquel les économistes voient tous les transferts sociaux, particulièrement bienvenue et stimulante. En revanche, je suis plus que dubitatif sur sa solution de sortie du monde capitaliste : pour lui, la solution est politique, comme elle l’a été pour le suffrage universel. Pour casser le marché du travail, il suffit d’assigner chacun à un grade dans la société, en fonction de sa capacité personnelle (qu’il appelle qualification), grade entraînant rémunération. Ainsi, la valeur de mon travail dépendra de ce que je suis, pas de l’utilité marginale de ceux qui vont consommer ce que je produis.

24Il est certain qu’une telle organisation sociale (ce que Bernard Friot appelle l’ordre social public) rend le travail moins aliénant. Mais rend-elle plus heureux ? Ou, pour poser la question de manière plus provocatrice, en quoi est-ce différent du monde corporatiste d’antan que le capitalisme a commencé à étouffer autour du xve siècle (et qui continue à opposer une résistance, par exemple dans le cas des médecins) ? Bernard Friot affirme que la qualification est très différente du métier, mais il ne dit pas pourquoi ni comment. Je ne vais pas entrer ici dans les détails et j’invite encore une fois à lire cette contribution, mais je voudrais souligner deux points qui éclairent ce qui constitue, selon moi, l’impasse de cette solution « politique ».

25Tout d’abord, l’auteur présente un tableau historique à mon avis contestable de l’histoire du salariat : selon lui, il existait au tournant du xxe siècle un capitalisme débridé, mais l’organisation politique aurait permis de démarchandiser le travail en créant les allocations familiales, l’assurance maladie, les retraites, le chômage, etc. Cette construction politique, entre 1920 et 1980, montrerait que le volontarisme politique peut contrer le discours d’inévitabilité du capitalisme triomphant, qui n’est en fait qu’un coup de force commencé en 1980. Je reconnais que Bernard Friot a beaucoup étudié l’histoire de la protection sociale, mais je ne suis pas convaincu par la version politique qu’il en donne : on sait que Ford n’a pas augmenté les salaires ou fait du paternalisme pour démarchandiser le travail, comme le suggère cette histoire marxiste, mais plus classiquement pour bénéficier d’une main-d’œuvre plus disciplinée car soucieuse de continuer à bénéficier d’un salaire d’efficience. Et le fordisme n’a pas tant établi un îlot de démarchandisation dans un océan capitaliste sans règle que dilué les anciennes aristocraties ouvrières dans un prolétariat se contentant de « travailler plus pour gagner plus » (Ford employait tous types d’immigrants à condition qu’ils acceptent de travailler comme des brutes et de ne jamais se syndicaliser). Enfin, le revirement des années 1980 (la fin du fordisme) peut tout aussi bien s’expliquer par un changement du contenu des métiers, rendant le salaire d’efficience moins nécessaire car le contrôle des résultats individuels devient plus facile.

26Ensuite, la solution politique préconisée fait l’impasse totale sur un aspect qui rend le capitalisme, qu’on s’en réjouisse ou non, particulièrement puissant et apte à écraser les résistances : le capitalisme sait allouer les ressources (au prix de l’aliénation des travailleurs) car il flatte la vision étroite (tunnel vision) des consommateurs (on peut presque dire que le capitalisme est le socialisme des consommateurs). Cette vision étroite est certainement horripilante d’un point de vue philosophique, mais elle est terriblement efficace, notamment pour diriger les flux d’investissements. Il n’y a pas d’investissement dans le modèle de Bernard Friot (un effet pervers de son attachement à la théorie de la valeur travail), ce qui prive effectivement le marché d’un avantage sur le décideur central. Mais, si on rétablit la puissance productive de l’investissement, on voit que la caisse de qualifications ne sera pas plus efficace comme instrument pour affronter le capitalisme que ne l’a été le Plan, et ce pour la même raison : le Plan ne sera jamais aussi bon que le marché pour produire la chemise du modèle et de la couleur que je préfère quand je veux l’acheter. Pour donner un autre exemple, on peut se demander pourquoi la solution politique de Bernard Friot n’est pas appliquée dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire pourquoi les travailleurs ne se réunissent pas plus souvent en coopératives pour embaucher le capital ? Rien ne l’interdit juridiquement, mais force est de constater que les coopératives de producteurs ne fonctionnent pas et que le capital continue à embaucher le travail (sauf, exception intéressante, dans le cas des médecins).

27En définitive, la critique porte, mais la solution avancée ne paraît pas totalement convaincante. Le dépassement du capitalisme aliénant ne serait-il pas plutôt dans une politique publique de l’investissement en capital humain, par exemple des droits de tirage en formation au long de la vie ? Et si l’ouvrage prochain de Bernard Friot portait sur les conséquences pour le salariat et les retraites d’une telle réforme, en commençant par aller voir en Suède si les deux ne sont pas liées ?

28Michel Grignon

29McMaster University

30Hamilton (Canada)

Les métamorphoses du monde associatif, Matthieu Hély, Presses universitaires de France, Le lien social, Paris, 2009, 306 p. Se mobiliser pour la santé. Des associations de patients témoignent, Madeleine Akrich, Cécile Méadel, Vololona Rabeharisoa, Les Presses des Mines ParisTech, collection « Sciences sociales », Paris, 2009, 206 p.

31Le monde associatif a accompagné le processus historique de fondation de l’État social, puis les mutations des formes d’intervention de ce dernier. Le secteur associatif est en pleine croissance et représente aujourd’hui plus de 1,5 million de salariés, soit l’équivalent des effectifs de la fonction publique territoriale. Il est au cœur des tensions entre activités marchande et non marchande. Il reste pourtant encore largement méconnu.

32Depuis le travail pionnier de Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu [2], des travaux essentiellement monographiques ont été conduits depuis sur les associations, en particulier dans le cadre des programmes de recherche de la MIRE [3] pour ce qui concerne l’action sociale mais aussi le champ de la santé [4]. La plupart de ces travaux sont maintenant anciens alors que ce monde associatif a connu récemment des transformations radicales. Deux ouvrages récents, d’inégale ambition, viennent éclairer sous un jour nouveau ces recompositions : il s’agit, d’une part, du livre intitulé Les métamorphoses du monde associatif, dans lequel Matthieu Hély analyse le secteur associatif comme un marché du travail constitué, mais non encore reconnu comme tel ; il s’agit, d’autre part, de l’ouvrage Se mobiliser pour la santé. Des associations de patients témoignent, dans lequel Madeleine Akrich, Cécile Méadel et Vololona Rabeharisoa restituent les débats qu’elles ont organisés au printemps 2007 entre des chercheurs et des associations du champ de la santé.

Les métamorphoses du monde associatif

33Le monde associatif est en pleine évolution mais reste encore très largement associé au bénévolat et à l’amateurisme. Les associations ont d’ailleurs plutôt fait l’objet de travaux sociologiques sur l’engagement, le militantisme ou le bénévolat [5]. L’importance économique des activités du monde associatif n’est pas véritablement reconnue aujourd’hui [6], alors même qu’il évolue sous l’influence des politiques de l’emploi. L’originalité de la recherche de Matthieu Hély consiste justement à s’intéresser aux conditions et aux enjeux liés à l’émergence au sein du secteur associatif d’un marché du travail organisé. Il s’agit d’un rigoureux travail de sociologie empirique qui s’appuie sur un riche matériau et croise méthodes quantitatives et qualitatives. L’ouvrage, organisé en trois parties, aboutit à considérer les travailleurs associatifs comme une nouvelle fraction du salariat qui vient brouiller les frontières et estomper la distinction, héritée de la Révolution française, entre secteurs public et privé.

34La première partie retrace, durant les trente dernières années, les grandes étapes des évolutions du monde associatif sous l’influence des politiques publiques. Elle souligne les tensions inhérentes à l’émergence d’un nouveau marché du travail qui accompagne la recomposition profonde des fondements de l’État social et de ses formes d’intervention : tensions entre secteurs marchand et non marchand, d’une part, tensions entre bénévolat et salariat associatif, d’autre part.

35La deuxième partie analyse comment différentes formes de régulation du travail associatif ont contribué à en organiser le marché. Elle présente une typologie des « entreprises associatives » (celles employant au moins un salarié) qui décrit quatre modèles :

  1. l’entreprise associative gestionnaire, modèle historique caractéristique de l’après-guerre, qui est auxiliaire de l’État-providence et a contribué à la naissance des professions du travail social ;
  2. l’entreprise associative partenaire, organisée également en concertation avec les pouvoirs publics, qui est financée sur projets dans un cadre conventionnel accompagnant des politiques publiques (celles de la ville, celles de l’insertion par l’activité économique, etc.) ;
  3. l’entreprise associative marchande, qui est contrainte de développer des prestations pour garantir son existence et que l’on trouve surtout dans les secteurs de l’animation sportive et socioculturelle ;
  4. l’entreprise associative mécénale, de configuration récente, qui est financée par le mécénat d’entreprise.
L’examen des statuts et des carrières des personnels de ces associations révèle que, si les travailleurs associatifs se singularisent par un niveau d’éducation particulièrement élevé, la majorité des emplois reste caractérisée par des formes de précarité non choisies et l’absence de perspectives de carrière.

36La troisième partie montre que le travail associatif échappe aux catégories instituées du salariat et n’est réductible ni à une activité marchande ni à une activité non marchande, bien qu’il puisse se rapprocher de l’une (vente de services) et de l’autre (contribuer à une mission d’intérêt général). Parce que soumis aux critères des institutions publiques et de la sphère marchande, le secteur associatif se trouve dépossédé de ses propres critères d’objectivation de son utilité sociale : incapable d’obtenir la valorisation monétaire de ce qu’il produit, il ne pourrait ainsi se constituer en espace autonome visible et reconnu. L’auteur voit d’ailleurs dans cette injonction permanente de faire connaître ses résultats une préfiguration de ce que pourrait être la nouvelle doctrine, en termes de mode d’organisation, des services publics dans les années à venir.

Se mobiliser pour la santé. Des associations de patients témoignent

37Le champ de la santé est un domaine où l’action associative a connu de profondes mutations durant les trois dernières décennies en réponse à plusieurs scandales sanitaires, dont ceux liés au sida. Ceux-ci ont en effet mobilisé certaines associations [7] et favorisé l’inscription de la « démocratie sanitaire » dans une loi [8], déclinaison spécifique d’une « démocratie participative » longtemps considérée avec suspicion. À côté de la démarche associative traditionnelle de facilitation du travail de soins et de soutien social s’est ainsi développé un registre plus revendicatif. Cet ouvrage prend place dans ce contexte fortement évolutif où les associations et les collectifs qui les fédèrent développent entre eux des relations denses et se posent en interlocuteurs des pouvoirs publics, des institutions et des industriels.

38Cet ouvrage limite son ambition à la restitution de débats organisés entre sociologues et acteurs associatifs pour éclairer les nouveaux problèmes auxquels ces derniers se trouvent confrontés. Deux ensembles de questions, définis a priori, ont été abordés :

  1. le rôle des associations dans la production et la diffusion d’informations et de connaissances ;
  2. les relations des associations avec les différentes parties prenantes du monde de la médecine et de la santé. Une présentation originale a été imaginée : la synthèse des débats (pages impaires) est mise en regard de larges extraits des paroles des acteurs associatifs (pages paires). L’ouvrage est organisé en cinq chapitres qui correspondent aux cinq groupes de discussion formés.
Le premier chapitre aborde les trois objectifs que poursuivent les associations en termes d’information : la redéfinition des problèmes de santé par les acteurs associatifs (dont l’engagement est presque toujours lié à une expérience personnelle de maladie ou de handicap) ; l’action auprès des professionnels de santé pour faire exister un problème ; les conseils aux patients et aux usagers. Le deuxième est consacré à l’information associative dans le champ du cancer, domaine où des associations agissent depuis le début du xxe siècle [9]. Longtemps jugées inféodées au pouvoir médical, les rapports aux savoirs professionnels évoluent peu à peu et certaines associations deviennent aujourd’hui des lieux d’expertise et de production de connaissances sur le cancer. Les controverses n’ont toutefois pas vraiment leur place dans les informations diffusées. Le troisième chapitre aborde les diverses formes d’engagement associatif dans la recherche : diffusion des connaissances auprès du grand public et des professionnels ; participation à la définition des priorités de recherche ; collaboration aux travaux de recherche. Le suivant s’intéresse aux regroupements d’associations au sein de coalitions pour lier des causes particulières et leur donner de l’ampleur par une montée en généralité. Enfin, le dernier chapitre traite des relations des associations avec le monde économique, habituellement entendu comme un rapport de domination exercé par le second sur les premières. Il décrit trois formes de relations permettant de garantir des intérêts partagés.

39Avec ces deux ouvrages, on a affaire, pour le premier, à une sociologie du travail qui prend pour terrain d’investigation les milieux associatifs ; pour le second, à une sociologie de l’engagement militant dans le champ de la santé. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de l’organisation du marché du travail associatif ou du rôle des associations qui interviennent dans les questions de santé, la situation et les évolutions décrites apparaissent comme fortement liées aux formes d’intervention de la puissance publique ; le développement du secteur associatif paraît même consubstantiel de la constitution de l’État social.

40À rebours des thèses alléguant un transfert mécanique par l’État des missions d’intérêt général au secteur associatif, l’ensemble des analyses développées par Matthieu Hély démontre de façon convaincante que le développement de l’emploi et du travail associatifs ne peut être interprété en dehors des politiques publiques, des mutations de la fonction publique et des transformations des modes d’action de l’État. Cet ouvrage devrait donc intéresser tous ceux, chercheurs et décideurs, qui sont concernés par les évolutions du salariat, par les transformations des modes de mise en œuvre des politiques publiques ou encore par la statistique publique.

41Les débats organisés par Madeleine Akrich, Cécile Méadel et Vololona Rabeharisoa contribuent au nécessaire dialogue entre associations, chercheurs et professionnels de santé. Cette expérience et la publication qui en émane ont donc un évident intérêt pour ces trois catégories d’acteurs. On peut comprendre que la composition des groupes de discussion ne puisse, pour des raisons pratiques, prétendre à la représentativité des très nombreuses associations du domaine : malgré la diversité des participants associatifs à ces groupes, cela limite évidemment la portée de ces échanges puisqu’en sont absentes certaines associations qui ont joué et jouent encore un rôle majeur dans la reconnaissance d’une expertise associative indépendante des institutions, des industriels et des savoirs académiques. On peut aussi regretter que l’indépendance des associations vis-à-vis des industriels de santé ne soit pas abordée, question pourtant largement débattue en juillet 2009 à la faveur du vote de la loi « Hôpital, patients, santé, territoires ». Il faut espérer que la richesse du matériau présenté puisse faire l’objet d’analyses ultérieures par les chercheuses qui l’ont recueilli, afin de rendre plus intelligibles les liens entre les actions associatives, l’émergence d’une « démocratie sanitaire » et les transformations des modes d’action de l’État.

42Vincent Boissonnat

43DREES-MIRE et Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (EHESS, CNRS, INSERM, université Paris-XIII)

Notes

  • [1]
    Le livre est préfacé par Claudine Attias-Donfut.
  • [2]
    Laville J.-L., Sainsaulieu R. (dir.) (1997), Sociologie de l’association. Des organisations à l’épreuve du changement social, Paris, Desclée de Brouwer, 403 p.
  • [3]
    Mission Recherche des ministères sociaux, rattachée depuis à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).
  • [4]
    Voir, par exemple, Le génie associatif. Dix portraits (2001), Paris, Textuel/Le Seuil, et Actions associatives, solidarités et territoires (2001), Publications de l’université de Saint-Étienne.
  • [5]
    Voir, par exemple, « Le bénévolat », Revue française des Affaires sociales, n° 4, 2002, 256 p.
  • [6]
    Si l’INSEE reconnaît l’emploi associatif dans son enquête Emploi en proposant depuis 2003 une modalité « associations » parmi les employeurs possibles, la statistique publique n’a pas encore véritablement pensé les salariés associatifs comme une catégorie constituée.
  • [7]
    Voir Pinell P. (2002), Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996, Paris, PUF, et Dodier N. (2003), Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions de l’EHESS.
  • [8]
    Loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique qui renforce la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de soins. Voir « La démocratie sanitaire », Revue française des Affaires sociales, n° 2, 2000, et Letourmy A., Naïditch M. (2009), « L’émergence de la démocratie sanitaire en France », Santé, Société et Solidarité, n° 2, p. 15-22.
  • [9]
    Pinell P. (1992), Naissance d’un fléau. Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), Paris, Métailié.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/10/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.103.0111
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