« Les hommes ne trouvent pas la vérité : ils la font, comme ils font leur histoire et elles le leur rendent bien. »
1 Cet article est une forme d’éloge de l’évaluation. Il défend l’évaluation ou, plutôt, une certaine idée de l’évaluation. Il en constitue également une manière d’illustration. Mais au fond, l’évaluation doit-elle être défendue et vaut-elle d’ailleurs la peine qu’on la défende ?
2 L’évaluation aurait-elle donc besoin d’être défendue ? D’aucuns remarqueraient, non sans raison, qu’elle semble pourtant bien se porter ! Incontestablement, elle occupe le devant de la scène de la réforme de l’État. Naguère encore considérée comme un « OVNI dans le paysage administratif » (Corcuff, 1993), elle puise désormais une inspiration nouvelle dans la promotion d’une culture de performance et de résultat. Ainsi revisitée, l’évaluation semble promise à une belle prospérité. Curieusement pourtant, elle est plutôt malmenée. Sur le plan institutionnel, les atermoiements successifs ont incontestablement fragilisé sa position. Sur le plan académique également, elle peine à être reconnue comme un véritable champ de recherche. Aux confins de plusieurs disciplines qui l’inspirent, elle est le plus souvent marginalisée. Enfin et surtout, il semblerait que l’évaluation ne tienne pas toujours ses promesses. Les gestionnaires publics jugent l’exercice plutôt chronophage et décevant, quand ils ne mettent pas en doute la fiabilité des résultats et l’utilité même de la démarche, du fait notamment de la focalisation sur des indicateurs surabondants et pas toujours bien appropriés (Boussard, 2001 ; Brunetière, 2006). S’y ajoutent les difficultés récurrentes à rédiger les cahiers des charges et à mobiliser l’expertise pertinente. L’évaluation suscite donc des perplexités. Malgré le renfort de cabinets spécialisés et l’effort de formation, sa pratique demeure à l’évidence encore laborieuse et ce n’est finalement pas dans l’exhortation croissante à évaluer que les gestionnaires publics trouvent une réponse assurée à leur question, pourtant simple en apparence : comment faire ? C’est dire toute la distance, tant intellectuelle que pratique, qui s’est instaurée entre les administrations publiques et l’évaluation.
3 Longtemps reléguée sur le plan institutionnel, parent pauvre de la recherche académique et laissée pour compte de l’outillage administratif : le réquisitoire pourrait sembler sans appel tant l’évaluation reste désespérément « l’Arlésienne de la gestion publique » (Nioche, 1993). Sa situation est finalement moins avantageuse qu’il n’y paraît et son succès, pour le moins équivoque, suggère d’examiner de plus près les pratiques pour s’assurer que l’évaluation est bien digne d’intérêt.
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Au fond, la cause de l’évaluation mérite-t-elle d’être défendue ? Autrement dit, est-elle une pratique porteuse qui justifierait l’attention qu’on lui porte et les ambitions qu’on lui prête ? C’est bien l’idée qui est défendue ici d’une utilité de l’évaluation (Chanut, Cousquer, 2003). L’évaluation dont il s’agit n’est donc pas de l’ordre de l’incantation. Les réflexions qui sont livrées se sont forgées à l’épreuve d’observations concrètes et d’exercices pratiques. Ceux-ci ont fourni la matière vivante à une approche plus distancée, s’efforçant de tirer les acquis et les enseignements de cette pratique de terrain. Le ton est résolument optimiste, s’attachant à révéler les potentialités cognitives et pratiques de l’évaluation en se fondant sur quelques convictions qui traversent la démonstration, en particulier :
- l’idée que l’évaluation s’inscrit dans une approche dynamique et turbulente de l’action publique, à l’opposé d’une vision abusivement linéaire, séquentielle et balistique qui sépare artificiellement l’évaluation d’une politique des étapes de sa conception et de sa mise en œuvre (Chanut, 2002) ;
- le parti pris également du caractère essentiellement incertain et conjectural de notre savoir. Dans une inspiration toute poppérienne, la démarche prend acte du caractère irrésolu de l’univers. Une conséquence est qu’il n’y a pas de certitudes à attendre de l’évaluation et que celle-ci n’a pas de leçons à donner ou de vérités à révéler ; tout au plus peut-elle prétendre aider les gestionnaires publics à mieux aiguiser leur jugement. L’évaluateur doit donc s’en tenir à une pratique modeste, prenant garde d’hypostasier le rêve de pureté méthodologique que nourrissent certains thuriféraires de l’évaluation ;
- enfin, la conception de l’évaluation comme d’une activité créatrice : en contrepoint d’un positivisme radical, l’hypothèse est faite que l’évaluation procède davantage de la création que d’une vérité préétablie, qu’elle est une manière de compréhension et d’apprentissage, qu’elle est ouvrière de découvertes et qu’elle participe ainsi à l’action. Elle agit en définitive comme une heuristique où prennent forme les solutions aux problèmes publics, où se forge le jugement et où s’inventent de nouvelles pratiques managériales. Érigée en « art pratique » (Padioleau, 2004), l’évaluation s’inscrit alors dans une approche à la fois pragmatique et constructive et devient une connaissance utile et une pratique créatrice de valeurs (Chanut, 2004).
Misère de l’évaluation [1]
5 Le développement de l’évaluation ne laisse pas d’intriguer. Incontestablement, l’évaluation a gagné du terrain, démentant d’ailleurs les prophéties les plus pessimistes sur l’impossibilité d’acclimater en France une culture d’évaluation (Perret, 2001). Cependant à peine est-elle installée dans le paysage administratif que l’évaluation se trouve menacée par toute sorte de procédés concurrents : débat public, médiation, benchmarking, audits et contrôles, démarches qualité, retours d’expériences ou autres se pressent comme autant de figures alternatives. L’évaluation n’en sort pas pour autant nécessairement disqualifiée mais son image en est inévitablement quelque peu brouillée et la situation plonge les intéressés, managers comme évaluateurs, dans l’embarras.
L’évaluation : une connaissance égarée ?
6 Certes, l’efflorescence de la production évaluative semble attester de la vitalité des pratiques. Stimulée par la pression conjointe de l’évaluation territoriale et européenne, soutenue par un effort de vulgarisation important, imposée même parfois comme une obligation législative, l’évaluation connaît une diffusion croissante. Ce prosélytisme se traduit par une extension du domaine de l’évaluation dans lequel s’engagent les administrations et, de plus en plus aussi les établissements publics, dans une logique de contractualisation avec leur tutelle ; également par un élargissement des thèmes traités, laissant même supposer que tout (ou presque) est évaluable. En effet, au-delà des domaines qui faisaient classiquement l’objet d’évaluations comme les politiques territorialisées, l’évaluation semble ne plus connaître d’exclusive et s’empare désormais de questions nouvelles, telle l’évaluation de l’action judiciaire (Breen, 2002). L’internalisation de la pratique évaluative par certains organismes ou secteurs [2] vient encore renforcer davantage sa position. Mutatis mutandis, l’évaluation connaît dans les organisations publiques la même évolution que naguère, dans le privé, le management de projet qui s’est rapidement généralisé au fonctionnement d’ensemble des entreprises jusqu’à en devenir le mode de gestion principal (Ulri, 2000), non sans risque d’ailleurs d’une dilution de la notion. Il en va de même pour l’évaluation qui paraît à bien des égards constitutive de la nouvelle gestion publique, jusqu’à rallier sous sa bannière toute sorte de démarches s’apparentant au contrôle.
7 À y regarder de plus près, le progrès de l’évaluation est pourtant sans doute plus chaotique et son succès, moins assuré. Son développement s’inscrit en fait dans une tendance ancienne à la rationalisation des États modernes, repérée par Max Weber. Le recours à l’évaluation, et plus généralement aux sciences sociales, s’explique alors par la standardisation des bureaucraties, le rôle croissant qu’y jouent techniciens et ingénieurs, et l’emprise croissante d’un appareillage méthodologique (Desrosières, 2003). Cette institutionnalisation des sciences sociales n’est d’ailleurs pas toujours dénuée d’arrière-pensées et certains, comme Mills (1967), y voient essentiellement une exploitation à des fins idéologiques. Cette tradition critique, qui met en garde contre les risques de compromissions de l’expertise officielle, reste encore très vivace. Jean Leca (1993), qualifiant l’évaluation de « science étatique » a bien souligné cette position ambiguë, entre connaissance et pouvoir. Au-delà même de ces critiques qui lui sont adressées, le développement de l’évaluation est néanmoins le plus souvent présenté comme inéluctable et généralement considéré dans une perspective linéaire et cumulative [3]. Rien n’est moins sûr.
8 Envisagé dans une perspective historique, le développement de l’évaluation reste en effet difficile à interpréter. L’origine même de l’évaluation fait débat. D’aucuns assurent que l’évaluation, s’inscrivant dans cette aspiration des états modernes à la rationalisation, ne constitue en définitive qu’un avatar des méthodes de rationalisation des choix budgétaires des années 1970 (Spenlehauer, 1995). D’autres, en revanche, considèrent que l’évaluation est une figure inédite, en rupture avec les modes classiques d’intervention de l’état régalien, et indissociable des mutations actuelles de l’action publique et de l’avènement d’un état néolibéral (Desrosières, 2003). L’évaluation est ainsi présentée comme la contrepartie nécessaire d’une action publique plus territorialisée et la marque du « polycentrisme » qui la caractérise (Duran, Thoenig, 1996). Privilégiant désormais l’action procédurale, le partenariat et le réseau, l’évaluation constitue en définitive un nouveau mode d’incitation se substituant, dans les organisations publiques, à l’autorité classique (Nelson, 1987). Bref, l’évaluation serait appelée dans cette perspective à se développer comme réponse pertinente à ce qu’il est convenu d’appeler la « crise de la gouvernance » (Perret, 2001).
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Ces analyses suggèrent assez clairement que le développement de l’évaluation recouvre en fait deux réalités fort différentes mais souvent confondues :
- d’une part, le développement d’un appareil méthodologique permettant de systématiser des principes, des règles, un cadre d’intervention, et de légitimer le recours à l’évaluation : de ce point de vue, l’évaluation s’inscrit effectivement dans une tendance constante à l’instrumentation des « sciences de l’État ». Elle fait partie intégrante de cet « outillage administratif » que Fayol appelait de ses vœux pour les services publics (Fayol, 1921) ;
- d’autre part, la diffusion d’un ensemble de pratiques assez hétérogènes et à des degrés divers selon les administrations. Précisément, c’est cette disparité de situations et le morcellement du paysage évaluatif qui amènent à douter que la pénétration de l’évaluation a été uniforme et continûment poursuivie.
Les faux-semblants de l’évaluation
10 L’évaluation pâtit, en premier lieu, d’un faux-semblant de scientificité. Certes, l’évaluation se présente résolument comme un programme de vérité. Sa diffusion est même idéalement indissociable d’un projet scientifique. Cet intérêt pour la résolution des questions sociales et politiques l’inscrit en quelque sorte dans le sillage de l’ambition fondatrice de Durkheim d’une science sociale de l’action (1987). Force est pourtant de constater que, cantonnée à une fonction d’expertise, l’évaluation reste en France le parent pauvre de la recherche scientifique. Dans le champ académique où elle peine à trouver sa place, elle ne s’est pas vraiment imposée comme un domaine institué de connaissance. En dépit des éléments de doctrine constitués en son temps par le Conseil scientifique de l’évaluation ou des travaux plus récents de la Société française de l’évaluation, l’évaluation n’est pas véritablement parvenue à s’imposer en France comme une connaissance canonique, disposant de son corpus et de ses propres règles. Elle reste en définitive très dépendante de multiples expertises sectorielles qui lui confèrent ses attributs scientifiques. La littérature théorique en France sur l’évaluation est d’ailleurs singulièrement lacunaire. Ce sont des états des lieux ou des traités pratiques qui fournissent l’essentiel du fonds. Ces études, le plus souvent marquées au coin de l’empirisme, font la part belle à l’état des pratiques en tentant d’en donner une vision synoptique. Elles privilégient une approche descriptive, normative ou encore méthodologique. À la notable exception des ouvrages de Michel Conan (1998), peu de réflexions, en réalité, ont été engagées sur les fondements de la pratique évaluative. Les raisons de ce désintérêt académique sont multiples. Sans doute l’évaluation souffre-t-elle d’un discrédit plus général dont pâtit, en France, la gestion publique. Le résultat, à l’évidence, est en tout cas un manque de conceptualisation et une relative méconnaissance, à la fois de la nature de la connaissance évaluative, des fondements de la pratique évaluative, également de la portée et de la signification de l’évaluation. En définitive, la prétention scientifique affichée par l’évaluation ne parvient pas à masquer ce manque de légitimité patent.
11 Un deuxième faux-semblant a trait à la situation institutionnelle de l’évaluation. Certes, la création, en 2007, d’un secrétariat d’État chargé de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques ouvre la perspective de sortir d’une ornière institutionnelle, alors même que la mise en sommeil, après 2002, du dispositif interministériel d’évaluation des politiques publiques, avait interrompu l’élan donné dix ans plus tôt [4]. Attirée par les sirènes de la nouvelle gestion publique, l’évaluation est également de plus en plus promue comme gage d’efficacité de l’action publique. Convoquée comme nécessité stratégique et facteur supposé de performance, elle connaît ainsi un retour en grâce avec la loi organique relative aux lois de finances n° 2001-692 du 1er août 2001 (LOLF) et la révision générale des politiques publiques (RGPP). Ces apparences radieuses sont assez trompeuses. En réalité, l’évaluation reste entourée d’un halo de confusions et son positionnement est précaire (Gorce, Lefevre, 2008). Ainsi, le renforcement des comptes rendus de gestion et la diffusion d’une logique de résultats, pour fondés qu’ils soient, entretiennent une confusion permanente entre évaluation et contrôle de gestion (Gibert, Andrault, 1984 ; Gibert, 2003). De surcroît, la logique de compte rendu, en privilégiant la responsabilisation des filières hiérarchiques, ne facilite guère a priori l’évaluation de politiques interministérielles.
12 Enfin, last but not least, sur un plan pratique, la délicate question du rapport de l’évaluation à l’action ne progresse guère. Un autre faux-semblant vient précisément de ce décalage entre le succès d’estime dont bénéficie l’évaluation, et le nombre de succès pratiques, somme toute limité, dont elle peut se prévaloir. Fondamentalement en effet, l’évaluation aspire à l’action, elle y trouve même sa raison d’être puisque le détour par la science se justifie précisément par un meilleur accomplissement de l’action publique. Pourtant, ce retour sur investissement est loin d’être avéré. Il est même loisible d’en douter lorsqu’on constate que l’apport de certaines évaluations se borne à redéfinir le problème posé au départ. Les dispositifs mêmes d’évaluation ne sont guère conçus pour faciliter l’exploitation ultérieure des résultats : le rapport d’évaluation y apparaît ainsi souvent comme une fin en soi ; quant aux instances d’évaluation elles fonctionnent comme des huis clos, sans prise réelle sur les suites de l’évaluation (Bournois, Chanut, 2008). La difficulté est encore aggravée quand il s’agit d’évaluations ex post, irrémédiablement à la traîne de l’action publique. Autant de raisons qui expliquent que nombre d’évaluations ne parviennent pas réellement à embrayer sur l’action et connaissent le sort de nombre de rapports administratifs jetés aux oubliettes (Rouban, Tenzer, 1999).
13 Tout se passe en définitive comme si l’évaluation permettait d’accumuler beaucoup de vérités et de connaissances scientifiques, alors même qu’elle livre finalement peu de certitudes pour l’action. L’exemple le plus significatif à cet égard est peut-être celui de la politique de la ville, abondamment évaluée, sans que ces évaluations ne débouchent clairement sur des progrès significatifs (Epstein, 1999). Ce manque de lisibilité du lien qui s’opère entre évaluation et action pose pour le moins question. L’évaluation peine à trouver à son actif des réalisations concrètes, probantes et tangibles, quand elle ne ressortit pas à cette forme dégradée de l’agir communicationnel que dénonçait Habermas (1987), cette pseudocommunication, sorte d’agir manipulateur qui dilue l’évaluation dans une vague tentative de marketing politique. Réduite ainsi à l’inaction et parfois dévoyée de ses intentions initiales, l’évaluation apparaît finalement comme un cache-misère.
14 Contrairement à l’image convenue, l’évaluation ne se diffuse donc pas de façon continue, progressive et linéaire. Tout porte même à croire qu’elle s’est égarée dans une suite de faux-semblants qui viennent entraver son développement jusqu’à en obérer le succès. La situation est finalement paradoxale et résulte d’une série de décalages : décalage entre l’obstination à encourager l’évaluation et la promotion de formes concurrentes ; décalage également entre le succès incantatoire de l’évaluation et des pratiques encore tâtonnantes. Cette contradiction est au cœur même de l’ambiguïté des décideurs, qui invoquent l’évaluation à cor et à cri, alors même qu’ils mènent in petto un réquisitoire en règle.
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Pour être communément observées dans le secteur public (Brunsson, 1989), ces contradictions entre discours et action n’en revêtent pas moins une résonance particulière en matière d’évaluation, du fait de cette ambiguïté congénitale qui place celle-ci entre savoir et pouvoir. Cette tension, inhérente au projet même de l’évaluation, réside précisément dans ce paradoxe à vouloir simultanément disséquer les faits évalués comme des choses (avec l’objectivité du naturaliste) et les considérer comme des pratiques vivantes, essentiellement humaines, fondées sur des jugements de valeurs et inscrites dans des relations de pouvoir. Cette ambiguïté entretient une confusion entre deux acceptions de l’évaluation qui reposent pourtant sur des prémisses et des conceptions de l’action publique fort différentes :
- une première qui identifie l’évaluation à la recherche des résultats et des effets (supposés mesurables) de l’action publique, dans l’optique d’en corriger les objectifs ;
- une seconde qui assigne à l’évaluation l’élucidation des processus mis en œuvre. Dans cette seconde acception, évaluer n’équivaut pas tant à mesurer des performances qu’à faire émerger et converger les représentations et les valeurs construites dans l’action.
Méconnaissances de l’évaluation
16 Approchée au plus près de sa réalité et pensée dans l’action, la pratique évaluative renvoie spontanément à l’interrogation fondamentale « à quoi sert l’évaluation ? » Traduirait-elle une vaine ambition, cette question n’en soulève pas moins des aspects essentiels. La résoudre suppose au préalable d’éclaircir à la fois la nature de la connaissance évaluative, son mode de production et de diffusion et, enfin, l’usage qui est fait des évaluations. Autant de points qui restent encore assez obscurs.
17 À dire vrai, la nature de la connaissance évaluative est peu discutée et mal connue. L’évaluation se veut un modèle de vérité, pratique et scientifique. Peut-on affirmer pour autant que la vérité sort de la bouche des évaluateurs comme elle sort de la bouche des enfants ? En fait, rien n’est moins sûr. Il n’est qu’à voir la teneur des rapports d’évaluation qui se présentent le plus souvent comme une matière hétéroclite mêlant faits, analyses, interprétations, jugements de valeur et recommandations [5]. Tour à tour docte et pragmatique, analytique et prescriptive, l’évaluation procède pour partie d’une connaissance experte tout en s’ingéniant à l’élucidation de problèmes pratiques. Ce mélange des genres laisse perplexe. En quoi consiste la connaissance ainsi produite et quelle est donc la vérité de l’évaluation ? Est-ce une connaissance altérée par des préoccupations contingentes ? Résiste-t-elle à une critique scientifique et méthodique, à moins qu’elle ne participe-t-elle plutôt à produire cette connaissance utile pour l’action qui inspire J. Mokyr (2002), alliage de connaissances analytiques et de savoir faire ? Bref, quelle est la place de l’évaluation dans le champ des savoirs ? À cette première série de questions laissées en suspens s’en ajoute une autre sur la façon dont sont fabriquées les évaluations.
18 Leur mode de production et de diffusion intrigue également. Le travail des instances d’évaluation reste en effet une boîte noire, malgré de rares tentatives pour les ouvrir, qui ont du reste davantage porté sur les jeux de pouvoir entre membres de l’instance (Lascoumes, Setbon, 1995) que sur le mode même de production du savoir évaluatif. Suivre des évaluations à la trace permet au contraire de saisir comment elles sont fabriquées, comment leurs résultats sont faits et défaits, capturés par des organisations puis insérés dans des rhétoriques et des pratiques (Bournois, Chanut, 2008). Les connaissances accumulées par l’évaluation sont alors assimilées à des flux d’informations que les administrations sont plus ou moins aptes à capter et traiter. Cela pose d’abord la question de la distribution des savoirs évaluatifs au sein de l’appareil administratif, également celle des conditions organisationnelles du succès de l’évaluation, enfin, celle de l’usage de l’évaluation.
19 L’évaluation ne peut être dissociée, en effet, de l’usage qui en est fait. Encore celui-ci ne se limite-t-il pas au maniement de quelques indicateurs, même si les possibilités de l’évaluation restent encore largement sous-estimées. L’expérience suggère pourtant que l’évaluation joue sur plusieurs tableaux. Tour à tour moniteur d’apprentissages, processeur d’informations ou catalyseur de changement, elle prend des visages différents et inspire autant de pratiques. Cette pluralité d’usages conduit à se méfier de vues managérialistes trop étroites (Padioleau, 1999) qui toisent la portée de l’évaluation à sa seule utilité opérationnelle, la soumettant ainsi à la tyrannie du court terme. De fait, cette interrogation sur l’usage de l’évaluation renvoie plus fondamentalement, à sa fonction sociale et politique qui reste mal appréhendée.
20 Enfin, la question du rôle joué par l’évaluateur ne peut pas être éludée. La littérature sur l’évaluation le présente volontiers comme un méthodologue, un technicien, un expert, un médiateur, plus rarement comme un maïeuticien (Conan, 1988). En réalité, il est probable que son rôle varie selon la réception faite à l’évaluation et résulte du lien qui se tisse au cours de la démarche entre l’évaluateur et ses interlocuteurs (commanditaire, bénéficiaires de l’évaluation, autres parties prenantes). Cette vue suggère assez que l’évaluation ne réside pas tout entière dans son contenu et que celui-ci ne se réduit d’ailleurs pas aux informations objectives ou à l’élucidation de rapports de cause à effet. En reprenant les catégories des linguistes, on pourrait avancer que l’évaluation a également valeur d’illocution (Austin, 1991), c’est-à-dire qu’elle établit une certaine relation entre évalués et évaluateurs. Le discours évaluatif joue pour ainsi dire ce que la sémiotique moderne appellerait un rôle pragmatique. Dès lors, l’évaluateur ne délivre pas seulement un message ou des informations, il n’a pas un simple rôle de transmission, il instaure une relation où lui-même occupe une position dominante que justifie son autorité de professionnel et d’expert. Même s’il y a une certaine audace à rapprocher cette évaluation de ce que P. Veyne (1992) exprimait sur les mythes, on peut avancer qu’il y va de l’évaluation un peu comme des mythes : elle repose d’abord sur la croyance en la foi de l’évaluateur ; elle ne peut s’accomplir que si son public (bénéficiaires, commanditaires) reconnaît d’avance à l’évaluateur légitimité et honnêteté, de sorte que l’évaluation est située d’emblée hors de l’alternative du vrai et du faux, mais davantage sur le terrain de la dispute et de la croyance. L’évaluateur devient alors pour ainsi dire passeur de croyances.
21 La connaissance évaluative souffre en définitive d’une profonde méconnaissance. La façon dont elle est produite et éventuellement, utilisée, de même que le rôle des évaluateurs restent autant de points obscurs qui sont le plus souvent éludés, au profit d’une vulgate évaluative qui met surtout l’accent sur les procédures et les méthodes. Belle ténébreuse, l’évaluation est une pratique séduisante mais assez mystérieuse. Inspirée par des vues assez vaniteuses, la démarche débouche sur des dispositifs d’évaluation souvent déconnectés des réalités administratives (Crozier, 1989). En fait, ces échecs ou semi-échecs tiennent moins aux limites intrinsèques de l’évaluation qu’à des conceptions dépassées et à des pratiques erronées de celle-ci.
Les vanités de l’évaluation
22 Rouvrir le débat sur l’efficacité de l’évaluation conduit inévitablement à réviser certains points de la doxa qui s’est forgée en la matière. Les pratiques qui ont prévalu, ont conduit le plus souvent à encourager certaines dérives, certes fréquentes en sciences sociales, mais qui ont trouvé à s’épanouir sur le terrain de l’évaluation. Aux manières de faire qui se sont ainsi progressivement instituées [6], principalement quatre reproches peuvent être faits qui sont autant de vanités auxquelles succombe couramment l’évaluation.
Les quatre vanités de l’évaluation
23 L’évaluation souffre d’abord d’une affection courante en sciences sociales, le scientisme qui est une manière de réponse à l’objectivité que revendiquent les évaluateurs. Von Hayek (1952) [7] avait déjà souligné cette propension à l’imitation servile de la science physique. Ce mimétisme a pour effet, selon lui, d’occulter les spécificités des phénomènes sociaux qui se singularisent par leur caractère éminemment subjectif. Cette irréductibilité des faits sociaux devrait conduire à envisager l’individu essentiellement au regard de ses opinions et de ses croyances ; or ce n’est pas toujours le parti pris par les évaluateurs, davantage attachés à produire des indicateurs, au risque parfois de tenir pour objectif ce qui n’est qu’une construction sociale. Au-delà du débat épistémologique amplement nourri sur ce sujet, l’attitude qui consiste à évaluer les politiques publiques comme des choses a pour effet de placer l’évaluateur, devenu omniscient, à l’extérieur du champ de l’évaluation. Cette position surplombante l’exonère de tenir compte non seulement des significations et des croyances des individus qui mettent en œuvre les politiques mais également des volontés des décideurs politiques. Cette conception débouche finalement sur une conception très planificatrice de l’action publique qui contribue à désacraliser le politique. Aveuglée par ce préjugé scientiste, l’évaluation se fourvoie alors dans une triple erreur d’historicisme, de méthodisme et d’activisme.
24 L’évaluation est en effet un terrain propice à l’expression de cet autre travers dénoncé par K. Popper (1956), l’historicisme. L’étiquette renvoie en fait à une philosophie politique qui repose sur l’idée que des forces agissantes sous-tendent le cours des phénomènes sociaux et peuvent être érigées en lois. Cette manière d’empirisme naïf rejoint une idée chère aux évaluateurs, celle de « théorie d’action », lointain avatar de cet historicisme. Suivant cette approche, toute politique publique procède d’une théorie du changement social (Mény, Thoenig, 1989). Le décideur public se comporte alors en quelque sorte comme un parieur, misant sur l’idée que telle cause produira tel effet. Sa foi repose sur un certain nombre de représentations, de croyances, de valeurs également, bref, sur une certaine vision du monde. Encore celle-ci est-elle en général implicite et souvent inconsciente. C’est précisément la tâche de l’évaluation que d’identifier cette théorie d’action, en révélant les normes et les dispositions implicites qui régissent l’action publique. Dans cette conception, l’évaluation est assimilée à une véritable entreprise de dévoilement. Ce genre d’approche se heurte cependant dans la réalité à plusieurs écueils. En particulier, toute politique publique étant assimilée à une prédiction sociale, elle devrait permettre de prévoir que telle évolution aura lieu, si telle ou telle condition est réalisée. En fait, là où elle croit pouvoir prédire l’avenir, l’évaluation ne fait souvent que courir après le sens de l’histoire. Se conformant à une vision essentiellement causale de l’action, elle en est surtout réduite à une ambition rétrospective, se bornant à reconstituer et à vérifier a posteriori des schémas d’action ou à prolonger les tendances du passé. Ce faisant, le risque pour l’évaluation est de donner l’apparence trompeuse de la rationalisation là où le processus de mise en œuvre d’un programme s’apparente davantage à un flux tourbillonnaire (March et al., 1972). Ne prenant en compte ni la variété, ni la richesse événementielle, ni l’imprévisibilité, ni les perturbations inhérentes à l’action (Feyerabend, 1988), l’évaluation devient une sorte d’abstraction rationaliste. Elle peut même se révéler préjudiciable à la diffusion de projets innovants, précisément parce qu’elle met davantage en avant les régularités que les nouveautés (Chanut, Lièvre, 2008).
25 Cette prétention rationaliste contient en germe une autre tentation, qu’à la suite de Clausewitz (Aron, 1976) on pourrait qualifier de méthodisme pour désigner le recours excessif et systématique qui est fait, à des règles méthodologiques. La conséquence la plus préjudiciable est alors d’assimiler l’évaluation à une procédure codifiée avec des standards censés en garantir la qualité. Cette vision, chère à certains évaluateurs, surprend d’autant plus qu’un cadre rigide s’applique mal a priori à une pratique innovante comme l’évaluation. La croyance néanmoins que certains procédés très généraux peuvent suffire à évaluer certaines questions particulières reste très forte et nourrit nombre de traités de méthodologie. Elle risque pourtant de détourner l’exercice évaluatif de son objet pour le conformer à une série de procédures.
26 Ces trois tendances néfastes à l’évaluation que sont le scientisme, l’historicisme et le méthodisme encouragent enfin une certaine forme d’activisme. Fondamentalement, l’évaluation est en effet une exhortation au changement et à l’action. Cette ambition réformatrice découle logiquement du parti pris historiciste (Popper, 1956) qui soutient que les régularités sociales étant produites par l’homme, la nature humaine a également le pouvoir de les modifier et de les contrôler. Aussi l’évaluation ne se borne-t-elle pas à s’interroger sur les moyens, elle prétend se prononcer sur les finalités de l’action publique, sur leur pertinence et leur légitimité. Dans une prétention toute holiste, elle se targue même de remodeler la société dans sa globalité pour promouvoir une autre vision du monde. Cette idéologie progressiste trouve, en fait, rapidement ses limites puisque, comme le montre Popper, cette exhortation à l’action est en réalité sous-tendue par une vision très déterministe du changement, faisant ainsi le plus souvent dégénérer le rêve utopique en un dessein apologétique et conservateur.
27 Scientisme, historicisme, méthodisme, activisme sont finalement des égarements méthodologiques courants en matière d’évaluation. Ils tiennent pourtant moins à la nature fondamentalement vaniteuse de l’évaluation qu’à des conceptions entérinées au fil du temps. Les critiques faites ne visent d’ailleurs pas l’évaluation en tant que telle. Elles en dénoncent plutôt les excès ou les mauvais usages d’autant que ces dérives ont des incidences sur la pratique même de l’évaluation. Elles sont souvent à l’origine de vices de fond et de forme qui la discréditent et contribuent à l’éloigner de l’action.
L’évaluation hors l’action ?
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Que l’évaluation s’insère naturellement dans le cycle de vie des politiques publiques, cela représente un acquis a priori peu contestable de la science politique (Mény, Thoenig, 1989 ; Parsons, 1995). La conséquence la plus néfaste de ces égarements méthodologiques est pourtant probablement d’avoir progressivement déconnecté l’évaluation de l’action. Cette coupure se manifeste simultanément par :
- la promotion d’un modèle d’évaluation qui repose sur une logique à la fois mécaniste et fortement asymétrique. Cette asymétrie opère entre évaluateur et évalué, également entre centre et périphérie : l’évaluation pour les directions d’administration centrale revient le plus souvent à exiger des comptes des services déconcentrés sans être tenues elles-mêmes pour responsables. Paradoxalement, l’évaluation conçue originellement [8] comme outil de déconcentration et symbole du pouvoir accru concédé aux patrons locaux des administrations, devient le bras armé d’une stratégie de recentralisation ;
- une tendance à l’abstraction et à la généralisation : du coup, l’évaluation se détourne progressivement de l’expérimentation pour céder place à des généralisations théoriques ;
- une faible implication des responsables politiques, jugés abouliques par suite de la promotion d’un modèle managérialiste qui tend à les déposséder pour se concentrer sur les résultats à court terme de l’action publique (Padioleau, 1999) ;
- une expertise très routinisée et la mise en œuvre de protocoles d’évaluation souvent peu interactifs, linéaires, fondés sur une démarche rigoureusement séquentielle sous l’autorité d’un président d’instance ;
- la conformité à des standards de qualité qui légitiment le recours à l’expertise autant qu’ils rendent l’évaluation inaccessible aux profanes (Power, 1997).
29 Ce modèle autour duquel s’est constituée l’orthodoxie évaluative, ne constitue pourtant qu’une manière particulière d’envisager l’évaluation, donnant la priorité à l’analyse des résultats sur celle des processus. Nonobstant des développements considérables et un succès non négligeable, cette approche procède finalement d’une vue assez réductrice, éludant notamment les caractéristiques fondamentales de la démarche liées à la production de jugements de valeur. Des conceptions alternatives peuvent alors être envisagées où l’évaluation s’entend comme un processus d’interactions complexes dans lequel se construit le jugement social (Conan, 1998). L’aboutissement de la démarche n’est pas, comme dans le modèle orthodoxe, la production de données extérieures et indépendantes de l’action. L’évaluation s’accomplit au contraire dans la dynamique même de l’action. Plus problématique, plus ambiguë, mais aussi plus contextualisée, l’évaluation ne se réduit pas à une technologie ou à une procédure. Elle colle à l’action. À l’opposé d’une vision qui hypostasie l’action publique « transparente », elle postule que l’action publique n’est déchiffrable que par la double considération du contexte et des processus d’action. Aborder ces nouvelles dimensions suppose néanmoins une ouverture pragmatique.
Les propensions de l’évaluation : pour un agir évaluatif
30 Cette conception d’une évaluation dans l’action ouvre de nouvelles perspectives et donne même un élan à une pratique trop souvent enferrée dans des controverses méthodologiques ou institutionnelles. Elle met en exergue les potentialités de l’évaluation et confirme également la possibilité d’un « espace cognitif constitué à des fins pratiques » (Desrosières, 1993, p. 97). L’évaluation s’impose ainsi comme une démarche à haut potentiel et les questions que soulève sa pratique sont également autant d’essarts ouverts à la recherche en gestion.
Les possibilités de l’évaluation : le virage pragmatique
31 Faire progresser l’évaluation suppose d’abord de l’envisager comme « connaissance située » (Conein, Jacopin, 1994) et comme connaissance en action. D’autres disciplines, à l’instar de la communication ou la linguistique, ont opéré depuis longtemps cette révolution pragmatique (Giordano, 1995).
32 Appliquée à l’évaluation, cette conversion est néanmoins lourde d’implications. Analysées en termes pragmatiques, les organisations publiques deviennent en effet des contextes continus d’interactions, générateurs d’apprentissages et de règles de communication. C’est une tout autre vision de l’action publique où celle-ci est assimilée à des flux, à un ensemble complexe en construction / déconstruction permanente (Weick, 1979). Quant à l’évaluation, elle ne se réduit plus à un montage méthodologique ou à des procédures idéalement maîtrisables mais s’impose désormais comme un processus créateur de valeurs. Évaluer l’action en train de se faire interdit donc de séparer les résultats des processus. Il s’agit en fait de passer de « l’évaluation de l’action » à « l’évaluation dans l’action ». Cette endogénéisation (Desrosières, 1993, p. 9-10) de l’évaluation oblige précisément à prendre en compte des interactions concrètes nécessaires pour mener des changements stratégiques. Faire ainsi de l’évaluation un outil stratégique permettrait finalement d’assurer cette cohérence entre le dire et le faire qui semble aujourd’hui faire défaut aux évaluations.
33 Quelques tentatives ont été faites pour promouvoir cette nouvelle geste évaluative, en particulier par Padioleau (2004), à propos de la politique de prévention des risques en matière d’inondation. Ces évaluations, menées chemin faisant, concernent en général des situations de gestion fortement instables voire des situations de crise où l’acceptabilité sociale de la politique est contestée. C’est le cas, par exemple, de l’Association de formation professionnelle des adultes (AFPA) dont les engagements avec l’État sont évalués alors même que la décentralisation aux régions bouleverse ses missions, son périmètre d’action et son organisation (Bournois, 2009) ou encore de la politique des déchets ménagers examinée par Buclet (2005) au moment où la crise des dioxines soulève le débat sur les avantages de l’incinération. Dans ces contextes de forte incertitude, marqués le plus souvent par une déstabilisation des régimes conventionnels (au sens de l’économie des conventions) et de vives controverses entre les différentes parties prenantes, le recours à l’évaluation se justifie pour nouer de nouveaux accords et trouver les termes d’un consensus. La dynamique de l’évaluation n’est pas réductible cependant au simple jeu de l’ajustement mutuel entre acteurs, elle s’inscrit dans des modes de régulation plus complexes, nécessitant des investissements de formes (Thévenot, 1986) et de nouveaux modes de légitimation.
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Bien que l’on puisse imaginer et mettre en œuvre des dispositifs d’évaluation de ce genre, l’exercice nécessite pour le moins quelque prudence et suppose certaines conditions, en particulier :
- le déploiement d’une nouvelle dynamique organisationnelle, notamment entre centre et périphérie. De ce point de vue, la requalification stratégique de l’évaluation dans le cadre de la LOLF n’est peut-être pas le vecteur le plus favorable dans la mesure où l’évaluation demeure, d’une certaine façon, sous contrôle des directions d’administration centrale ;
- des organisations réflexives et apprenantes permettant le développement d’un agir évaluatif et assorties d’un droit à l’erreur s’appuyant notamment sur une relance de l’expérimentation, indissociable de cette dynamique d’apprentissage.
35 Envisagée sous ce nouveau jour, l’évaluation des politiques publiques n’est plus un terrain laissé à l’étude exclusive des sociologues ou des spécialistes de science politique. Elle devient une pratique managériale pouvant utilement s’inspirer des avancées des sciences de gestion et ouvrant en retour à celles-ci une belle carrière.
L’évaluation au cœur de la gestion
36 Si le recours à l’analyse des politiques publiques a permis naguère d’améliorer les pratiques de l’évaluation, une approche managériale s’avère de plus en plus précieuse. Évaluation des politiques publiques et sciences de gestion peuvent ainsi faire cause commune pour leur plus grand profit mutuel.
37 Telle qu’elle est pratiquée, l’évaluation s’appuie en effet sur une conception et sur un usage très limitatif de la gestion. À de rares exceptions près (Gibert, 1989), les sciences de gestion, en France, ont d’ailleurs déserté ce champ, sauf à considérer l’évaluation comme un simple instrument ou une méthodologie subordonnée, fournissant une validation empirique aux recherches voire une caution à leurs usages politiques (Lascoumes, Le Galès, 2004).
38 C’est pourtant bien un projet gestionnaire qui est au cœur de l’évaluation puisque l’enjeu même de l’exercice est de rendre l’action managériale publique à la fois plus intelligente et plus performante. Cette entreprise ambitieuse soulève d’ailleurs un certain nombre de problèmes sur lesquels achoppe actuellement l’évaluation et pour lesquels les sciences de gestion pourraient fournir opportunément quelques éclairages utiles.
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Spécialistes de sciences de gestion et professionnels de l’évaluation partagent ainsi des préoccupations récurrentes, en particulier :
- la question de l’imputabilité des effets à des bonnes causes est au cœur de l’exercice évaluatif. C’est également une préoccupation ancienne en stratégie où il s’agit précisément d’évaluer les conséquences à terme pour imposer une vision stratégique : cette question se trouve d’ailleurs aujourd’hui relancée par les débats sur la responsabilité sociale qui oblige à prendre en compte les performances diffuses et à long terme de l’entreprise sur son environnement. C’est précisément le cas de l’action publique qui ne peut être évaluée qu’au regard d’un système de valeurs global de la société ou de la communauté (Simon, 1951). Il y aurait ainsi matière à confronter les méthodes de l’audit social et celles de l’évaluation ;
- l’implication des acteurs et leur adhésion constitue un autre thème de rapprochement : les travaux sur le management de projet montrent en effet que l’adhésion des acteurs n’est pas donnée d’avance mais qu’elle est éminemment problématique, qu’elle ne repose pas en tout cas sur de simples stratégies utilitaristes. La difficulté est similaire à celle d’une évaluation dont l’enjeu est de coordonner et motiver les différentes parties prenantes ;
- la coexistence d’une rationalité en valeur et d’une rationalité en finalité pour reprendre les catégories wébériennes : cette question, qui alimente les discussions sur la possibilité d’utiliser l’éthique comme outil de gestion, se pose aussi aux évaluateurs puisqu’ils poursuivent précisément une double ambition, axiologique et praxéologique. Plus largement, c’est la question de l’articulation entre performance opérationnelle (à court terme) et prospérité institutionnelle (à long terme) qui est posée (Quéinnec, Igalens, 2006).
- les métamorphoses organisationnelles et plus particulièrement le succès des organisations réflexives ainsi que la réflexion sur les réseaux ;
- les interférences entre connaissances analytiques et connaissances prescriptives, débouchant sur le développement d’une recherche ingénierique et la possibilité, pour les sciences de gestion, de promouvoir un savoir en action (Charue-Duboc, 1995).
40 Ces pistes suggèrent assez que l’évaluation trouve des échos dans les controverses qui nourrissent les débats actuels en sciences de gestion. Rapprocher ces lieux de controverses pourrait à l’évidence s’avérer fructueux car ces questions dessinent à l’évidence un intérêt commun. Elles plaident en tout cas pour ne pas laisser l’évaluation des politiques publiques en dehors du champ de la gestion. L’évaluation n’est cependant pas seulement un nouveau terrain d’application pour les sciences de gestion, elle est également un terrain de découverte voire une aubaine pour la gestion publique.
41 L’évaluation des politiques publiques pousse d’ailleurs la recherche en gestion dans une direction où elle s’est déjà timidement et un peu confusément engagée. Pour des sciences de gestion désireuses d’ouverture pragmatique (Giordano, 1995), l’évaluation offre ainsi matière à approfondissements, notamment sur le développement d’une connaissance ordinaire (Giddens, 1987). Cette perspective de recherche dépasse largement un projet limité à l’analyse des discours. Elle ouvre aussi des voies d’investigation inédites ou du moins peu fréquentées en gestion, en particulier sur la dimension territoriale de l’action managériale. Les performances de l’action publique sont en effet indissociables de son déploiement sur un (des) territoire(s). La prise en compte de la dimension géographique, souvent occultée par les universaux des modèles de gestion, pourrait ainsi inspirer de nouveaux schémas d’analyse.
42 Telles sont quelques-unes des questions qui sont autant de formes d’interpellation à la recherche en gestion, en tout cas une invite à rapprocher l’évaluation de la gestion.
43 Pour y parvenir il convient de faire de l’évaluation un objet d’enquête critique, en se penchant sur ses méthodes, la signification de ses pratiques et leurs conséquences. C’est donc une perspective résolument anthropologique qui est requise (Desrosières, 1993). L’évaluation dont il s’agit ne se confond ni avec l’activité effective de l’évaluateur, ni avec la réflexion méthodologique qui vise à diriger cette activité. L’idée directrice est que l’évaluation est inséparable de ses usages, évidence d’ailleurs souvent occultée du fait de la division institutionnelle entre ceux qui font des évaluations, ceux qui en bénéficient et ceux qui en contrôlent la qualité. Cette perspective critique débouche finalement sur un appel à l’action puisqu’elle suggère d’imaginer de nouvelles formes d’évaluation, mieux insérées à l’action. Ce plaidoyer pour un agir évaluatif est au cœur du pari de l’évaluation qui consiste précisément à « faire tenir ensemble » selon l’expression de Desrosières (1993, p. 17-18), des choses dissemblables : la connaissance et l’action. La vanité de l’évaluation a été de croire que ce lien pouvait s’opérer par la seule vertu de modèles probabilistes qui, sur la base de prévisions objectives, pourraient éclairer l’action. En fait, la prise de conscience de la nature essentiellement ambiguë et instable de l’action publique invite à concevoir une utilisation plus endogène de l’évaluation, se combinant d’ailleurs souvent avec d’autres ressources, rhétoriques et cognitives.
44 Pour critique qu’il soit, ce projet n’a donc rien de subversif. Critiquer l’évaluation n’est d’ailleurs pas en démontrer le mal-fondé, mais plutôt lui rendre son fond de vérité, limiter ses prétentions et la mettre à l’épreuve de son utilité. Peut-être alors pourra-t-on en finir avec cette alternance de dogmatisme et de scepticisme si caractéristique de l’histoire de l’évaluation en France (Thoenig, 2005).
Notes
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[*]
Professeur de sciences de gestion à l’université d’Auvergne et membre du Laboratoire de recherche en sciences de gestion de l’université Panthéon-Assas (LARGEPA), (Paris II).
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[1]
Ce titre fait référence à l’ouvrage de K. Popper, Misère de l’historicisme (1957), auquel nous sommes redevables de certains arguments.
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[2]
Par exemple, l’agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur créée par la loi de programmation pour la recherche 2006-450 du 18 avril 2006.
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[3]
Si l’on suit en particulier les rapports du Conseil scientifique de l’évaluation, le développement de l’évaluation s’inscrit dans une logique d’apprentissage assurant la diffusion progressive de l’évaluation en France. C’est d’ailleurs cette même vision qui est défendue dans le livre fondateur de Guba et Lincoln (1989).
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[4]
Décret n° 90-82 du 22 janvier 1990 relatif à l’évaluation des politiques publiques.
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[5]
Pour un aperçu des rapports d’évaluations interministérielles, on pourra les consulter en ligne sur le site de La Documentation française ou celui de l’évaluation : http://www.evaluation.gouv.fr
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[6]
Voir notamment le Petit guide de l’évaluation des politiques publiques (1996), Paris, La Documentation française.
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[7]
Hayek appuie sa démonstration sur la signification des prix qui échappe à toute tentative de formalisation objective dans la mesure où elle repose en partie sur certaines croyances et opinions constitutives des phénomènes.
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[8]
Cf. Rapport du Xe Plan, Le pari de la responsabilité (1989). Le principal argument était qu’en échange de l’autonomie qui leur était dévolue, les chefs de service déconcentrés s’engageaient à rendre compte à travers une évaluation systématique de leurs actions.
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[9]
L’expression est de M. Baslé, Le Monde, 10 juin 2001.