CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il n’est pas facile d’aborder le thème de l’évaluation de l’action publique, car on n’est jamais sûr que ce que l’on dit, ne l’ait pas déjà été. Si, mesurée au temps long de l’histoire de l’État, la question est relativement récente, elle a fait couler beaucoup d’encre entre exposés scientifiques, énoncés méthodologiques, rapports administratifs, recettes pseudomanagériales, appels à la démocratie et jugements sentencieux sur les misères de l’impuissance publique. Si l’on peut mettre au jour les causes qui ont permis l’émergence du thème, il est aisé de comprendre les raisons qui assurent sa permanence à l’agenda politique et font de l’évaluation autre chose qu’une simple rationalisation sur le chemin d’une gestion publique que l’on voudrait toujours un peu plus assurée, à défaut de pouvoir être scientifique. La légitimité du politique s’est longtemps incarnée dans ce que l’on a pris coutume d’appeler à la suite de Max Weber, une légitimité légale-rationnelle. Celle-ci définit, en fait, une légitimité de position au sens où elle détermine un droit de commander en fonction du respect des règles de dévolution et d’exercice du pouvoir qui caractérisent ce que Aron nommait une démocratie constitutionnelle pluraliste. L’exercice du pouvoir politique ne peut plus cependant se résumer à la seule affirmation de grandes valeurs universalisables dont la garantie nécessite l’usage de la contrainte, elle se manifeste aussi par des politiques publiques, des programmes d’action, autrement dit par des activités susceptibles de conséquences dont la maîtrise n’est jamais réellement prévisible. Le droit public a d’ailleurs entériné une telle évolution dans la superposition des notions classiques de puissance publique et de service public. Du même coup, la légitimité du pouvoir est aussi une légitimité d’action. En effet, on n’obéit plus seulement pour ce que sont les règles constituant le cadre de l’action, mais pour ce qu’on pense que sont ou seront les résultats de celle-ci. Dès lors la prépondérance des préoccupations de performance a souvent conduit à insister tout autant, voire parfois davantage au grand dam des juristes, sur l’efficience et l’efficacité des mesures à prendre que sur leur légalité et leur régularité. La revendication de légitimité de nos gouvernants ne peut plus se satisfaire de la seule légalité de leurs actes indépendamment de leur portée (Duran, 2009). Or, les turbulences des temps ont permis de souligner autant les « faillites » des gouvernements (government failures) que celles du marché (market failures), mettant ainsi en doute la capacité de l’État à mettre en œuvre de manière volontariste et discrétionnaire, des interventions de grande ampleur. C’est probablement ce qui a conduit, au début des années 1980, Ralf Dahrendorf alors directeur de la London School of Economics, à justement souligner que dans les élections, il semblerait qu’il n’y ait plus de gagnants mais seulement des perdants (Dahrendorf, 1982). Si la société moderne est une société de connaissance, elle est aussi, de fait, une société du risque politique.

2Les politiques sanitaires et sociales ont toujours été au cœur des débats idéologiques et politiques les plus forts quant à la nature et la portée de l’intervention de l’État. L’explosion des dépenses publiques au cours des années 1950 avait largement pour origine l’augmentation des dépenses sociales dans le cadre de l’émergence d’un État qu’on voulait « providence » et il n’est guère surprenant que les tentatives pour évaluer la capacité vertueuse des autorités publiques à maîtriser les problèmes publics auxquels elles étaient confrontées, aient eu lieu prioritairement dans le champ social. Ainsi, aux États-Unis, les premiers travaux conduits dans un état d’esprit d’évaluation furent surtout motivés par les échecs des grands et ambitieux programmes de la « Nouvelle Frontière » et de la « Grande Société », qui manifestaient le désir du gouvernement fédéral d’intervenir de manière plus systématique afin de remédier en particulier au problème d’une pauvreté de plus en plus « visible », et d’autant moins admissible qu’elle contestait sévèrement la légitimité du « rêve américain » (cf., par exemple, Piven, Cloward, 1971). Mais à partir des années 1970, c’est l’ensemble du monde occidental qui va se trouver affecté par une crise dont l’ampleur marquera durablement le devenir des sociétés industrielles au point de remettre en question l’optimisme qu’avait fondé une croissance économique exemplaire. Ainsi, la crise, en conduisant à une remise en question du modèle même de « l’État providence » qui avait fondé jusque-là la légitimité de l’intervention étatique, allait-elle abondamment fournir le terreau sur lequel pourrait se développer une réflexion liant l’existence des problèmes publics à la capacité d’action de l’État. L’idée d’une « crise de l’État providence » sera même un puissant stimulant au développement de l’analyse des politiques publiques et en particulier de leur approche comparée. Aujourd’hui, la plupart des pays développés continuent à connaître un chômage élevé et une flexibilisation du marché du travail, situation qui, en France, se double notamment d’une crise structurelle du logement social. La question sociale est désormais caractérisée par une formulation en termes de dualité, voire de « fracture » de la société. Dans ce contexte se sont développées des politiques sociales de « lutte contre l’exclusion », en particulier d’aide à la réinsertion, par le logement (aide personnalisée au logement – APL) et/ou par le travail (revenu minimum d’insertion – RMI –, puis revenu de solidarité active – RSA), mais également d’accès aux soins (couverture maladie universelle – CMU), dont l’efficacité est régulièrement questionnée. Non seulement la difficulté des temps met les gouvernements sous pression et les invite à trouver au plus vite des remèdes à des situations qui sont perçues tout à la fois comme politiquement et moralement inacceptables, mais la conduite des affaires publiques ne peut plus apparaître sous l’angle du simple amateurisme, fruit de décisions au « doigt mouillé » dans un contexte de « voile d’ignorance ». Le jugement politique a été plus souvent fondé sur des bases idéologiques que factuelles, la certitude subjective servant de masque à une incertitude objective. Comme l’avait bien perçu Herbert Simon, les effets de connaissance sont créateurs d’une responsabilité nouvelle. Une des conséquences du progrès des modes de raisonnement comme de la visibilité accrue des situations sociales, est que l’on ne se contente plus de ce qui est fait selon des logiques classiques de production ou de fourniture de services, mais que l’accent est mis sur ce qu’il advient de ce qui est fait. Autrement dit, les conséquences sont bien la vraie mesure des performances de la gestion publique.

3Quand l’efficacité et la performance sont devenues, dans la plus large part des États modernes, les mots d’ordre d’une doctrine d’action publique, la mise en évidence des résultats de l’action publique s’impose. Elle est, en effet, une double exigence de recherche et de correction des erreurs, d’une part, de démocratie, d’autre part. La problématique de l’efficacité suppose l’intelligibilité du monde social, aussi la quête de performance conduit-elle à accorder une attention renouvelée aux dispositifs producteurs d’une meilleure réflexivité de l’action publique, ne serait-ce que comme analyse préventive des défaillances [1]. À défaut de prévenir les erreurs, il est au moins raisonnable de vouloir les corriger. La recherche des résultats implique tout à la fois une capacité de mesure qui s’incarne dans des indicateurs et des catégories statistiques, donc la mobilisation des institutions susceptibles de produire et garantir cette compétence, une spatialisation de leurs impacts, une imputation des responsabilités et donc une réflexion sur la centralité des autorités publiques dans leur production. L’accent sur l’évaluation des politiques publiques devient aussi légitime que nécessaire, même si l’évidence de l’outil n’en détermine pas mécaniquement l’existence. Mais, le retour insistant sur les pratiques d’évaluation des politiques publiques, au-delà de leurs imperfections bien connues, participe bien cependant de cette volonté de réflexivité qui est aussi, je l’ai dit, un principe de prévention des erreurs. Il est clair que le contexte ouvert de manière large par le cadre institué au niveau européen par la méthode ouverte de coordination (MOC) dans la ligne de la « stratégie de Lisbonne », par la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF) qui conduit à présenter les politiques de l’État sous la forme de « programmes de performance » et plus récemment par la démarche de révision générale des politiques publiques (RGPP), a des répercussions considérables sur le champ sanitaire et social et n’est pas étranger à la relance de l’évaluation. Certes, le foisonnement d’initiatives et de démarches qui caractérisent une sensibilité renouvelée à la question de l’évaluation se fait au prix de problèmes de cohérence, de lisibilité et de confusion comme le note justement Mireille Elbaum (2008). Pour autant, c’est bel et bien l’expression d’une montée des préoccupations d’évaluation dans le champ sanitaire et social, préoccupation dont ce numéro entend justement rendre compte. Sans être un état des lieux, il s’agit plus précisément de montrer comment l’enjeu de l’évaluation en matière de politiques sanitaires et sociales parvient à s’incarner dans des perspectives de recherche, des débats méthodologiques, des réalisations et des préoccupations institutionnelles.

4Si l’évaluation est souvent plus un problème qu’une solution, c’est tout d’abord pour une raison simple, à savoir qu’elle est une question complexe car elle constitue un effort d’incorporation des procédures de recherche et d’analyse dans une pragmatique de l’action. Et même si la démarche est encore insuffisante, lacunaire et semée d’embûches, il n’y a plus guère d’intérêt aujourd’hui à s’interroger sur la réalité plus ou moins vraie du retard français : on peut tout au plus regretter un verre à moitié plein ou à moitié vide selon sa dose d’optimisme. Chaque État a son propre cheminement largement lié aux spécificités de ses modes de fonctionnement et de structuration qui interdisent de pratiquer l’import-export sans nuance ni précaution. Le développement de l’évaluation reste très logiquement tributaire du type d’État dans lequel il se produit et de la nature des élites susceptibles de le porter, comme des éléments plus culturels à travers lesquels la chose publique trouve sa définition et sa justification. Il me paraît plus utile de revenir dans cette introduction sur une dimension de l’évaluation des politiques publiques que l’on a tendance à oublier tant elle paraît évidente et dont, du même coup, on n’a pas tiré toutes les conséquences : l’évaluation des politiques publiques procède d’un mode de raisonnement issu de l’analyse des politiques publiques. Le retour à cette simple observation peut fournir une utile clarification aux multiples imprécisions qui entourent le concept d’évaluation tant dans son sens que dans ses usages. Je suis assez tenté de penser que l’insuffisante appropriation de l’analyse des politiques publiques n’a pas toujours permis de développer la dynamique de recherche en sciences sociales la plus adéquate aux démarches évaluatives comme elle a conduit à sous-estimer les liens entre organisation et politique publique.

Évaluation et analyse des politiques publiques

5Peut-être, est-il facile de partir d’une définition assez simple de l’évaluation des politiques publiques pour favoriser le consentement du plus grand nombre et l’envisager comme l’appréciation raisonnée des actions définies et mises en œuvre par des autorités publiques pour leur contribution au traitement de problèmes publics qu’elles ont identifiés comme nécessitant leur intervention. Appréciation intervenant sur la base d’une connaissance approfondie des conséquences que ces actions induisent comme des processus qui les produisent. En cela, l’évaluation est bien la mise en pratique des leçons de l’analyse des politiques publiques. Elle lui est très largement consubstantielle. Mais ce qui est une évidence dans le monde anglo-saxon, l’est beaucoup moins chez nous pour une raison simple, l’analyse des politiques publiques y est d’installation récente et son appropriation par les sciences sociales reste encore très partielle. On peut aisément dater du début des années 1980 son réel développement, ce qui est bien peu à l’échelle de l’histoire de la gestion publique. L’évaluation ne fait que traduire, au plan de la gestion publique, les impératifs de l’analyse des politiques publiques, à savoir que celle-ci vise à pouvoir rendre compte de ce que « les gouvernements font, comment ils le font, et quelle différence ça fait » (Dye, 1972). On peut aisément s’accorder sur une approche pragmatique de l’action publique comme visant à la définition et la réalisation de politiques qui réussissent. Il s’agit bien d’articuler des moyens de manière conforme aux buts poursuivis, de façon à produire des effets eux-mêmes conformes à ces buts. Une politique est, de ce fait, inséparable d’un cadre d’action et d’un ensemble de moyens propres à lui permettre de réaliser ce qu’elle s’est fixée. On peut ainsi considérer que l’analyse de politiques publiques est un effort de mise en perspective des choix politiques, des processus d’action à travers lesquels ils sont conduits, des réalisations qui s’ensuivent et des conséquences qui en découlent. En cela, l’analyse des politiques publiques a rendu possible le développement de l’évaluation, c’est-à-dire le passage d’une analyse of policy à une analyse for policy, car elle lui a fourni un cadre de référence, c’est-à-dire une problématique, des concepts et des méthodes [2]. Elle est, à coup sûr, bien placée pour répondre aux nouvelles exigences de connaissance de l’action publique dans la mesure où elle permet de mettre l’accent sur les trois composantes essentielles de l’action publique, à savoir :

  • les modes de raisonnement qui guident les autorités publiques dans leurs choix d’action ;
  • les processus à travers lesquels ils les conduisent ;
  • les conséquences auxquelles ceux-ci aboutissent, qu’elles soient ou non désirées.
En se positionnant comme une appréciation raisonnée, l’évaluation suppose naturellement la mobilisation d’un savoir scientifique et elle réactualise ainsi de manière intéressante, la vieille question des rapports entre science et politique à laquelle Max Weber avait apporté une contribution décisive dont on peut prolonger ici la portée. On a pris l’habitude de se reporter au maître allemand pour évoquer le travail du savant qui doit naturellement être caractérisé par la plus grande « neutralité axiologique » (Weber, 1904/1965). Or, par méconnaissance de l’œuvre et/ou de la langue allemande, on a plutôt mal compris la signification profonde de la fameuse Wertfreiheit wébérienne. Pour Weber, la séparation de la science et de la politique est au fondement de leur unité pratique : la neutralité axiologique n’est pas un énoncé métaphysique, elle est une règle de procédure. Elle remplit de fait une « fonction charnière » entre science et politique (cf. Bruhns, 2009). Le jugement moral, de surcroît, ne nous dispense ni de l’effort de compréhension, ni de l’effort de l’explication. Weber voulait l’objectivité en histoire et dans les sciences sociales à cause de et non en dépit de la politique. Pour lui, il existait une unité profonde de la science et de la politique et il demandait aux sciences de la culture, les connaissances dont l’homme d’action avait besoin. Pour que la science soit indispensable à l’action, il convient de bien les distinguer afin de mieux les articuler. Sans vouloir alourdir le propos, je citerai Wilhelm Hennis qui résumait ainsi la position de Weber, « la neutralité axiologique de la science est une précondition pour la possibilité de discussions des valeurs, et c’est cela le seul objectif des valeurs » (Hennis, 1996). On se réfugie derrière le magistère de Weber très généralement pour opposer le savant et le politique sans comprendre que, si les métiers sont différents, la science ne peut être étrangère à la politique dans la mesure où elle donne une ouverture sur la discussion des valeurs et des positions morales-pratiques qui peuvent être défendues par des acteurs engagés dans l’action, fonctionnaires ou hommes politiques. La question des usages est d’une autre nature. Les interrogations sur le pilotage des sociétés modernes poussent à réfléchir à la constitution d’une pragmatique de l’action publique au sein de laquelle les sciences sociales occuperaient une place décisive dès lors qu’on les définit comme sciences de l’action.

6Maintenant, la question posée est de savoir si tout type de connaissance produite correspond à une évaluation de politique publique. Jean-Claude Thoenig l’a souligné avec raison, « désenchanter l’évaluation est à cet égard un premier pas vers une dynamique responsable dans l’exercice d’une pratique qui consiste, à chaque fois qu’on le peut et là où on se trouve, à donner une petite place à l’expression de la connaissance dans la conduite des affaires publiques » (Thoenig, 2000). Pour autant, peut-on durablement assimiler tout type de production de connaissance à une évaluation de politique publique ? Certes, l’évaluation en soi n’est rien d’autre que l’appréciation pratique d’un phénomène sur lequel notre activité peut exercer une influence en adoptant à son égard une attitude d’approbation ou de désapprobation, pas plus, pas moins. C’est dire qu’elle ne préjuge pas d’une organisation particulière ou d’une modalité spécifique. On peut évaluer sans instance d’évaluation, comme on peut faire des évaluations courtes ou longues, des évaluations de processus ou des évaluations de résultats et ce à tous les niveaux possibles de pilotage de l’action, du bureau à l’Europe… Pour autant l’extension démesurée de l’usage du terme d’évaluation risque d’aboutir à sa dissolution : si l’évaluation est tout, elle n’est rien. Autrement dit, sans pour autant se croire obligé d’enfermer l’évaluation dans une quelconque orthodoxie ou dans une démarche en kit qui s’est révélée par le passé dommageable, il convient certainement de séparer utilement la démarche stricto sensu de l’évaluation de l’étude, l’expertise ou la consultance pour réserver le terme à une pratique correspondant à un instrument spécifique de gouvernement. L’évaluation doit, alors, être pensée concrètement comme outil de production de connaissance et comme pratique d’intervention et ceci conduit à réfléchir aux modalités de construction de dispositifs institutionnels par lesquels des gouvernants (au sens très général du mot) sont susceptibles d’identifier et de corriger leurs erreurs. Le lieu n’est pas ici de dire quelle physionomie doivent avoir de tels dispositifs sinon de rappeler que, si tel est le cas, cinq points méritent alors d’être approfondis :

  • les dimensions institutionnelles de l’évaluation, afin de mieux cerner les implications des différents positionnements institutionnels possibles sur la finalité, la méthodologie, les instruments, et la portée de l’évaluation ;
  • les conditions organisationnelles du développement de l’évaluation, afin d’en éclairer les modalités concrètes d’opérationnalisation et de favoriser les situations d’apprentissage ;
  • les systèmes d’information préalables, afin de préciser les besoins en la matière, et d’établir les bases indispensables à la démarche évaluative : les difficultés à mettre en œuvre une évaluation de qualité, résident souvent dans un déficit cruel de données sur la réalité à observer ;
  • les savoir-faire mobilisables, afin d’identifier les compétences nécessaires et de déterminer les acteurs susceptibles d’être associés aux démarches d’évaluation ;
  • les pratiques gestionnaires, afin de mieux articuler contrôle de gestion et évaluation de l’action publique, management des organisations publiques et pilotage des politiques publiques.
Une vraie réflexion sur l’évaluation des politiques publiques passe nécessairement par une clarification de son usage et de ses modalités concrètes d’organisation.

La mobilisation des sciences sociales

7Dès 1930, Harold Lasswell définissait les Policy sciences comme triplement caractérisées par leur empirisme, leur pluridisciplinarité et leur orientation vers les problèmes (problem oriented) qui se posent à la collectivité [3]. La Policy Analysis qui allait leur succéder ne pouvait se déterminer autrement et, par voie de conséquence, l’évaluation des politiques publiques est forcément elle-même une démarche empirique nourrie par l’ensemble des sciences sociales concernant un problème qui est celui d’une société donnée et auquel un gouvernement a décidé de s’attaquer [4]. Plus que d’autres, les politiques publiques constituent un objet et un champ de recherche susceptibles de permettre l’articulation et la confrontation des sciences sociales.

8Raisonner sur des problèmes publics conduit à ouvrir les agendas de recherche au sens où les questions de recherche ne peuvent plus être déterminées uniquement par les disciplines concernées. Déjà, les problèmes publics, qu’il s’agisse de la fermeture d’un abattoir, de la construction d’une route comme de la création d’une nouvelle prestation sociale, recouvrent une multiplicité de dimensions, scientifiques, économiques, sociales, politiques, qui ont chacune leur rationalité et leur temporalité et sont de fait justiciables d’une pluralité de perspectives d’analyse. Mais, partir des problèmes conduit aussi à raisonner sur les conséquences plurielles qui découlent de leur prise ou non en compte. Or, là encore, la connaissance des impacts passe par l’articulation des savoirs et des méthodologies, ne serait-ce d’ailleurs que parce que leur gestion suppose aussi la coordination d’une multiplicité d’acteurs aux compétences distinctes au sein de dispositifs complexes. La manière dont les conséquences affectent un ensemble social nécessite tout à la fois d’être connue et gérée. La réflexion est de fait liée à une problématique du risque, dont on sait qu’elle est double : risque lié aux « objets » eux-mêmes par leurs conséquences sur le monde social ; risque pratique lié aux modalités d’intervention choisies pour les traiter. Dans les deux cas, les sciences sociales sont centrales, car, si elles permettent de mettre au jour les conséquences sociales des nanotechnologies, des technologies de l’information ou d’une épidémie, elles participent à leur gestion par les solutions qu’elles peuvent construire pour guider l’action de ceux qui en ont la charge. Le raisonnement sur les conséquences est, en effet, intégrateur dans la mesure où il conduit justement à l’articulation des sciences sociales, des sciences dures et des sciences pour l’ingénieur. Du point de vue de la connaissance, nous avons affaire à des problèmes « indivisibles » au sens où leur intelligence scientifique ne peut être séparée de leurs conséquences sociales. La réflexion sur les conséquences de l’action comme sur les modalités de l’action elle-même en termes de coordination et de coopération met clairement l’ensemble des sciences sociales au cœur de la réflexion dès lors qu’on les considère comme des sciences de l’action. Les corps d’ingénieurs de l’État ont été les premiers frappés par la transformation de leur logique professionnelle liée à la mise au jour des conséquences. Aujourd’hui, construire un pont ne suffit pas si on est incapable d’en préciser l’utilité macrosociale. Au-delà des dimensions politiques à court terme, l’évaluation des dépenses fiscales nécessite aussi que l’on comprenne comment les règles sont appropriées par les acteurs et quelles en sont les conséquences pour l’économie nationale, mais aussi pour la recherche quand il s’agit du crédit impôt-recherche ! Partir des problèmes concrets est une bonne manière de penser l’articulation des sciences et de pousser au dialogue interdisciplinaire. En effet, l’interdisciplinarité ne se décrète pas, faut-il avoir un intérêt à la pratiquer, faut-il avoir des raisons fortes de la mobiliser. Les conséquences fondent en raison la pratique de l’interdisciplinarité, elles la légitiment.

9Par elle-même, l’évaluation est une procédure d’investigation limitée pour des raisons qui tiennent d’ailleurs pour une bonne part aux spécificités propres au travail des sciences sociales dans la production même de connaissance. Évitons de prêter à la science plus qu’elle ne peut. Le rapport Deleau semblait croire à la possible mise au jour de l’ensemble des conséquences propres à une politique publique et donc des causes qui les produisent (Deleau et al., 1986). C’était oublier que les sciences sociales « problématisent » leur objet d’analyse, c’est-à-dire que le passage d’une question empirique à une question de recherche n’est pas une opération simple et naturelle. Aucune réalité ne se donne à voir d’elle-même en dehors de la sélection d’une perspective de recherche. On le sait, une manière de voir est aussi une manière de ne pas voir. Du même coup, l’évaluation ne peut mettre au jour que des schèmes de causalité partiels. C’est bien pour cela que la détermination de la commande est une activité proprement politique de sélection, obligeant le commanditaire à savoir hiérarchiser ses préférences, sauf à tomber dans un inventaire à la Prévert. Plutôt que de chercher à appréhender une totalité dont on ne peut d’ailleurs situer les frontières, il est en effet préférable de se cantonner à sélectionner des chaînes causales dont on peut rendre compte à l’intérieur d’un cadre de références précis. Or, c’est bien cette activité de détermination des enjeux et des perspectives de recherche qui doit orienter vers la mobilisation de telle ou telle discipline, de telle ou telle méthode d’analyse. À un premier niveau, la qualité de l’évaluation et donc sa pertinence ne peuvent être que l’expression plus ou moins directe de la qualité de l’analyse. Il est donc essentiel de s’orienter vers les modes d’analyse les plus adéquats aux questions posées.

10Si la sociologie et la science politique furent très présentes dans les premiers travaux d’évaluation, la science économique fut très absente alors qu’elle est aujourd’hui inversement dominante et que les techniques économétriques sont justement sollicitées. L’analyse des politiques publiques a beaucoup insisté sur l’importance de la mise en œuvre des politiques publiques pour expliquer les résultats de l’action au point parfois d’une focalisation excessive au détriment des autres dimensions. La mise au jour des conséquences est évidemment essentielle et ne peut être négligée, car elle est la seule façon de prendre les politiques publiques au sérieux. C’est bien le mérite de l’analyse des politiques publiques d’avoir insisté sur l’importance des outcomes sur les ouputs. Si les politiques publiques se définissent comme orientées vers le traitement des problèmes publics, elles visent par nature à l’efficacité, c’est-à-dire à produire des effets tangibles susceptibles d’être mesurés. Les conséquences sont l’inévitable contrepartie d’une approche par les problèmes publics. Mais, pour produire une analyse de celles-ci fallait-il encore avoir des données fiables sur l’environnement ou le segment de société concerné. On ne peut évaluer les performances de l’école sans information sur les élèves, on ne peut statuer sur l’efficacité des politiques de l’emploi sans données sur l’emploi. Le peu d’intérêt pour les résultats de l’action a eu historiquement pour conséquence dommageable une ignorance assez grande des administrations sur leurs propres segments de réalité : les administrations sociales ont longtemps méconnu leurs pauvres, les services de l’Équipement ont été longtemps ignorants de la réalité des marchés locaux de l’habitat, etc. L’administration française est restée trop longtemps une administration de production et, du même coup, centrée essentiellement sur une logique de mise en œuvre, elle a trop négligé de produire des informations sur son propre contexte d’action comme sur les effets de ses propres productions. Ceci explique les difficultés rencontrées dans les premières évaluations où il fallait construire les données nécessaires à l’analyse avant toute réflexion. Du même coup, il était souvent plus facile d’intéresser aux processus à travers lesquels était conduite l’action publique qu’à ses résultats. Dès lors, la sociologie, et plus particulièrement la sociologie des organisations, était plus facilement et plus logiquement mobilisée. Quand il s’agit de raisonner sur les impacts et conséquences de l’action, l’analyse économique retrouve plus aisément toute sa place, tout simplement parce que l’usage fin de méthodes quantitatives est plus habituel et maîtrisé en économie qu’en sociologie, quand bien même il existe en sociologie des méthodologies quantitatives éprouvées pour l’analyse des conséquences de l’action [5]. Bref, aucune discipline ne peut avoir le monopole de l’évaluation.

11On peut regretter, de ce point de vue, que nous vivions dans un monde bien peu apte au dialogue interdisciplinaire du fait d’une maîtrise rarement partagée des sciences sociales que sont l’économie, la sociologie et l’histoire [6]. Une connaissance pluridisciplinaire n’exclut évidemment pas des spécialisations disciplinaires fortes, mais elle oblige celles-ci à rester en contact avec les savoirs développés par les autres sciences sociales [7]. Certes, l’affirmation des disciplines n’est pas exempte de tensions ni de rapports de force et le développement des sciences sociales n’a pas échappé à la constitution de disciplines autonomes qui ont affirmé leurs propres épistémologies et la spécificité de leurs méthodes. Mais on sait aussi que c’est à la jonction des disciplines que se situent très généralement les innovations et que le progrès des connaissances n’est pas étranger au croisement des disciplines [8]. L’épistémologie nous enseigne d’ailleurs que si deux théories d’un même phénomène ne sont guère possibles, deux modes d’analyse, fussent-ils contradictoires, peuvent parfaitement coexister et avoir leur utilité du point de la connaissance.

12Pour illustrer mon propos, je reprendrais volontiers un exemple ancien, mais suffisamment significatif de l’utilité à faire dialoguer les disciplines et les perspectives d’analyse, celui de l’évaluation du dispositif des Agences de l’eau [9]. La commande était initialement essentiellement de nature économique qui consistait à faire une analyse coût-efficacité et à dégager les effets macroéconomiques des aides dans le domaine de l’eau. Il s’agissait en particulier de savoir si les investissements que financent ces agences sont choisis au mieux, si leur montant est correctement dimensionné et quel est leur impact sur le prix de l’eau. Ceci devait permettre in fine de voir si le montant total des fonds distribués pouvait être considéré comme économiquement optimal, ou si, au regard du principe pollueur-payeur, il y avait un intérêt à diminuer ou à augmenter les taux de redevance ou en modifier l’assiette. La science économique et le calcul économique étaient donc convoqués comme savoirs pertinents dans la mesure où était privilégiée la dimension d’efficacité économique des Agences. Il s’est avéré possible de répondre à l’ensemble des questions posées et de démontrer en particulier que l’optimum économique était loin d’être atteint. On aurait pu en rester là, mais le but de l’évaluation est aussi et surtout, comme nous l’avons dit, de partir de la réalité et donc de comprendre pourquoi il en est ainsi. Il a donc été réalisé une analyse sociologique approfondie de la politique des Agences de l’eau grâce à laquelle il est apparu que la faible efficacité économique du dispositif, était aussi la contrepartie du succès même des Agences en tant que mode de gestion territorial de la ressource en eau. En particulier, celles-ci ont permis d’associer les collectivités territoriales, les industriels et bientôt les agriculteurs à la politique de l’eau. De ce point de vue, les Agences ont réalisé une gestion partenariale de la ressource qui s’est révélée performante dans la mesure où elle a pu déboucher sur des accords négociés sans lesquels aucune politique n’aurait été possible. Dans ce cadre, il est apparu en particulier que la différenciation géographique des redevances ne pouvait atteindre les proportions que suggérait le calcul économique sauf à entrer dans un conflit avec les partenaires des Agences dont le coût aurait été prohibitif dans la mesure où cela aurait remis en cause leur fonctionnement et conduit à des blocages insurmontables. Autrement dit, on a certes appris que le fonctionnement actuel n’était guère satisfaisant d’un point de vue économique, mais que d’un autre côté la recherche de l’optimum s’avérait irréalisable compte tenu du mode de gestion partenarial de la ressource. Par contre, le croisement du calcul économique et de la sociologie du dispositif a permis de faire apparaître à quelles conditions et de quelles manières l’instillation d’une meilleure efficacité était possible sans remettre en cause l’inscription territoriale du dispositif. Un tel exemple montre l’utilité d’une articulation bien comprise entre le calcul économique et la sociologie de la gestion territoriale de la ressource en eau dans la mesure où cette dernière a justement permis la « mise en situation » des outils d’analyse et de calcul économiques et d’en faire ainsi de véritables instruments pour l’action.

13Un réel déficit apparaît aujourd’hui au sein de l’État en matière d’analyse et de raisonnement socioéconomique. La question des compétences n’est pas simple, elle renvoie au contexte historique de construction de l’État français qui l’a conduit par méfiance à produire ses propres élites et à inventer un système des grandes écoles qui nous est propre. Du même coup, l’État a produit ses propres intellectuels organiques, et, comme ceux-ci sont aussi les meilleurs élèves du système scolaire, il est tentant et rassurant de leur faire confiance. Or, il est clair que l’extension des missions de l’État et des champs couverts par son action comme l’ampleur des connaissances à mobiliser pour couvrir l’ensemble de ces champs sont telles qu’il ne peut plus disposer en son sein, c’est-à-dire dans l’appareil gouvernemental de toutes les ressources disponibles à une telle production de connaissance. Les relations sont donc à revoir avec les écoles et les universités dans une logique d’institutionnalisation qui suppose un échange plus équilibré. L’État ne peut plus faire tout seul, l’affaire est désormais entendue, c’est donc un nouveau mode de relation avec le milieu de la recherche qui est à inventer, car il n’est pas sûr que le monde de la consultance soit toujours apte à répondre efficacement aux demandes du pouvoir en matière d’évaluation des politiques publiques dès lors que celle-ci repose sur une grande maîtrise des données et un travail de mise au jour des conséquences de l’action qui supposent des méthodologies sophistiquées et longues. On ne peut, en effet, négliger la question de l’expertise. Analyser l’action publique en ces termes, présuppose une capacité à réfléchir sur le thème de l’expertise dans sa double dimension de savoir utile et de positionnement institutionnel. La question est cognitive, politique et éthique. Faute d’avoir sérieusement géré cette question, la scène est encombrée de comportements étroitement serviles ou utilitaristes qui ne procèdent guère d’une vraie logique scientifique ou de jugements de valeurs qui enferment la science dans un bunker moral avec pour conséquence la marginalisation de la production scientifique elle-même et le repli endogamique.

14La confrontation des différentes expertises a souvent pris un tour polémique et parfois inutilement corporatiste. La difficulté d’articulation des compétences provient moins des savoirs en cause que des experts eux-mêmes, car la synergie des savoirs n’induit pas pour autant la coopération de ceux qui les maîtrisent. L’affrontement des disciplines masque souvent, on le sait, un combat plus âpre qui est celui auquel se livrent les différentes élites pour le maintien ou l’acquisition de position de pouvoir. L’enjeu n’est pas négligeable qui porte ici sur les hommes qui auront la possibilité de définir les termes dans lesquels les problèmes publics devront être abordés, mais aussi sur les programmes de formation à travers lesquels les élites futures seront sélectionnées, et enfin le degré d’ouverture du marché de l’expertise. Si les sciences ne connaissent pas de hiérarchie, il n’en est pas de même des experts. La montée des préoccupations liées au management public symbolise tout autant la mobilisation de nouveaux savoirs davantage liés aux sciences sociales que l’arrivée de nouveaux acteurs dans le champ de l’expertise publique.

Évaluation des politiques publiques et administration

15La conduite des politiques publiques induit une connaissance externe des situations sociales sur lesquelles on agit dès lors qu’une logique de résultat prend le pas sur une logique de réalisation. Elle nécessite ainsi un regard décentré qui ne part plus de l’administration ou de l’organisation qui se regarde travailler. C’est bien ce qui explique que l’évaluation des politiques publiques se caractérise par une démarche relativement englobante au sein de laquelle l’administration n’est plus qu’un moyen au service de la résolution d’un problème. Elle est dès lors clairement réinstrumentalisée. La modernisation des administrations dans la fin des années 1980 conduisit à s’attacher à la modernisation de leur gestion au point qu’on a pu penser que la qualité de l’action publique pouvait s’analyser comme le simple sous-produit du plus ou moins bon fonctionnement interne des organisations administratives, de leur « management ». Il faut aujourd’hui éviter de tomber dans la « loi de bipolarité des erreurs » pour reprendre l’expression forte de Bachelard selon laquelle, suivant un mouvement dogmatique de balancier, on évite une erreur pour tomber dans une autre. Après avoir, peut-être avec excès, versé dans une vision étroitement « internaliste » du management, il conviendrait de se garder d’une autre extrémité qui serait de ne plus s’en tenir qu’aux politiques publiques indépendamment des administrations qui les formulent et les mettent en œuvre.

16L’incapacité à aborder convenablement l’évaluation s’explique pour une bonne part par un univers d’action encore fortement marqué par des raisonnements axés sur le fonctionnement des organisations administratives. Or, les réticences à l’évaluation peuvent aussi relever du fait que, comme le précisait Wildavsky (1972), évaluation et organisation sont, pour une bonne part, des termes contradictoires [10]. Tout simplement l’évaluation n’est pas concernée par la survie de l’organisation : pour elle l’organisation n’a de validité que pour autant qu’elle a une utilité sociale, c’est-à-dire qu’elle est capable d’apporter une réponse pertinente à un problème public. Mais peut-on obtenir le support de bureaucraties quand l’analyse d’une politique conduit à remettre en question leur existence même ? Comme le dit Wildavsky de manière volontairement provocatrice, il est difficile de convaincre des fonctionnaires de collecter des informations qui peuvent leur porter tort ! L’attention portée aux résultats de l’action met à mal le fonctionnement des administrations. De plus, il y a manifestement un vrai choc de culture au sens où les modalités de gestion des politiques publiques et des organisations administratives ne reposent pas sur les mêmes logiques. Les administrations sont portées par des logiques de production, il est donc normal qu’elles soient plus sensibles au langage habituel de la gestion qu’à celui plus lointain des conséquences, d’autant que les acteurs sont généralement évalués sur ce qu’ils font et non sur ce que génère ce qu’ils font. Gouverner n’est pas une routine, mais un problème à résoudre. La structure de l’organisation implique la stabilité tandis que le procès d’évaluation suggère le changement. L’organisation génère et a besoin d’engagement quand l’évaluation inculque le sens critique.

17Enfin, le passage d’une logique de production de biens publics à une logique de résolution de problèmes publics implique qu’il faille repenser les modes de gestion et d’évaluation en fonction non plus des organisations comme unités d’analyse, mais en fonction des caractéristiques multiorganisationnelles des programmes publics [11]. La transversalité des politiques publiques appelle un mode de contrôle qui ne s’appuie pas sur la réalité des découpages institutionnels, mais justement sur la dimension collective de l’action. C’est bien pour cela que l’évaluation est susceptible de remettre en cause le bien-fondé des découpages administratifs et des responsabilités institutionnelles.

18Si tout le monde se retrouve pour défendre une approche coordonnée des problèmes, subsiste néanmoins une tension forte entre gestion des personnes et gestion des problèmes, bureaucratie et politique publique, administration et policy. On ne sait pas penser l’articulation des deux logiques qui constitue sans nul doute un vrai challenge tant théorique que pratique. Il est clair que la recherche d’un meilleur ajustement entre action publique et organisation est un enjeu décisif si l’on veut mieux saisir la relation entre structure organisationnelle et résultats (outcomes) de l’action. On a, aujourd’hui, beaucoup de mal à passer de l’observation et la description des spécificités de l’action publique à des prescriptions relatives à son organisation et, de manière générale, les administrations elles-mêmes peinent à conjuguer la conscience de leur rôle avec la rénovation de leurs pratiques. On ne peut qu’être frappé, une fois n’est pas coutume, par le paradoxe qui voit les individus chercher dans une meilleure organisation le moyen d’améliorer leur efficacité et la première raison de leurs échecs relever de la pauvreté de la connaissance de la manière selon laquelle leur organisation fonctionne réellement [12]. Finalement, le malaise actuel des administrations décrit moins une caractéristique des fonctionnaires qu’un certain état de l’administration qui voit ses conditions d’existence et d’exercice se modifier singulièrement. Les logiques de réalisation qui sont celles des organisations administratives, doivent intégrer les logiques de résultat qui sont celles des politiques publiques, mais le passage des unes aux autres est rien moins qu’évident. Forçant le trait, Martin Landau suggère que « l’efficience est la contrainte la plus pernicieuse jamais imposée à une organisation », car s’il est parfaitement ridicule de vouloir rendre efficiente une organisation inefficace, il est inversement parfaitement sensé de se demander si une organisation efficace aurait pu obtenir les mêmes résultats à moindre coût (Landau, Stout, 1979) [13]. Si l’inclusion des administrations dans des politiques qui les débordent, a des effets considérables sur leur propre mode de fonctionnement, elles n’en ont pas encore pris toute la mesure et tiré toutes les conséquences, ce qui est visible dans la lenteur et la difficulté de leur modernisation. Il ne leur est pas aisé d’affronter la dissociation souvent nette entre les modalités de gestion des personnels et des moyens, d’une part, et les modalités de gestion des problèmes publics auxquels elles sont confrontées, d’autre part. C’est au fond tout un style et un système de gestion qu’il faut chambouler.

19La réflexion sur les politiques publiques demande que nous réaménagions notre regard sur le mode d’organisation administrative. Très clairement, l’articulation des deux dimensions, politique publique et administration, est un enjeu considérable du point de vue de l’action, comme le montre très justement, dans ce numéro, différentes contributions. À refuser de les penser ensemble, on risque de bloquer largement le développement de l’évaluation parce qu’on aura des difficultés à assurer l’appropriation des résultats de l’évaluation par les administrations, tout comme on aura de plus en plus de mal à penser la réalité de la mise en œuvre des politiques publiques. Il est clair aujourd’hui que l’administration se porte mal en l’absence de stratégie toujours cohérente de réorganisation et de clarté des repères.

20Le développement d’une approche de la gestion publique en termes de politiques publiques ou de programmes d’action a conduit à s’éloigner durablement d’un modèle d’administration de plus en plus condamné pour sa rigidité et son inefficacité. Le fonctionnement du modèle classique d’administration reposait sur des principes tirés du droit formel (publicité, transparence, régularité, validité, neutralité, égalité, cohérence formelle) qui gouvernaient d’ailleurs logiquement les bureaucraties administratives, ces principes sont aujourd’hui fortement contestés tant pour la gestion des personnes que pour la détermination des actions à entreprendre. Ce processus de recherche d’un ajustement plus pertinent entre action publique et organisation est aussi une caractéristique des changements qui s’opèrent dans le rapport au droit. De manière significative, le droit lui-même a été amené à entériner les évolutions d’une gestion publique qui est sortie des bureaucraties publiques pour s’incarner dans des politiques publiques qui mettent en jeu des réseaux élargis d’acteurs multiples autant publics que privés, mêlant de niveaux de gouvernement différents du local à l’Europe. Ainsi, le droit est devenu pour une large part « policy oriented ». Il est de plus en plus difficile de faire du droit administratif un droit de l’administration, ce qui conduit certains juristes à penser qu’il y aurait avantage et sens à se diriger vers la formulation d’un droit de l’action publique (Caillosse, 2008) [14].

21En un sens, si la fonction de l’analyse des politiques publiques est bien, comme le dit Wildavsky, de réduire autant que faire se peut l’obscurantisme qui entoure la confection des politiques, en rendant explicites les problèmes et les solutions, les ressources et les résultats, il en va de même de l’évaluation (Wildavsky, 1980). Pour l’heure, nous voyons l’utilité de l’évaluation dans la cohérence intellectuelle qu’elle est susceptible de procurer à un univers d’action de plus en plus difficilement pensable dans les termes habituels de la science administrative. Autrement dit, l’utilité de l’évaluation est ce qu’elle nous apprend de l’action publique et du même coup de la contribution qui est celle de l’administration. Mais si l’évaluation doit être tournée vers l’action, il faut aussi la traiter comme un problème d’action. Pour cette raison, elle ne peut être une simple activité de contrôle, car, comme le déclarait le philosophe pragmatiste Charles Sanders Peirce, au fond les seules conduites qui méritent vraiment d’être sous contrôle sont les conduites futures ! Et, si l’évaluation est encore à l’évidence plus un problème qu’une solution, c’est justement en ce qu’elle est pleinement porteuse des questions que pose aujourd’hui le pilotage de l’action publique. C’est son intérêt, c’est sa difficulté.

Notes

  • [*]
    Professeur des universités, département de sciences sociales, École normale supérieure de Cachan.
  • [1]
    Sur toutes ces questions, je ne peux que renvoyer aux belles analyses d’Alain Desrosières (2000, 2008).
  • [2]
    Sur tous ces points, je me permets de renvoyer à mon propre travail (Duran, 1999/2009).
  • [3]
    On pourra se reporter pour une vue d’ensemble au texte moins ancien de Harold D. Lasswell, The Policy Orientation (Lasswell, Lerner, 1951).
  • [4]
    On lira avec intérêt l’article de Vincent Spenlehauer, « Intelligence gouvernementale et sciences sociales » (1999).
  • [5]
    Raymond Boudon en a donné une belle preuve dans un livre qui est au fond une remarquable analyse de politique publique (Boudon, 1973). On pourrait aussi se reporter à l’effort de synthèse réalisé par Alain Degenne et Yannick Lemel (2006).
  • [6]
    Par formation et ancrage institutionnelle, je défends une logique d’articulation et de dialogue interdisciplinaires, mais je dois reconnaître que les filières d’enseignement et de recherche permettant l’acquisition d’une réelle compétence en sciences sociales sont extrêmement rares.
  • [7]
    Un bel exemple : Gérard-Varet et Passeron (1995).
  • [8]
    Sur ce point, Dogan et Pahre (1991).
  • [9]
    Commissariat général du Plan (1997). J’étais moi-même membre de l’instance d’évaluation. Cet exemple est repris de Duran (1999/2009).
  • [10]
    Voir également Martin Landau (1973).
  • [11]
    Cf. tout spécialement Landau (1991).
  • [12]
    Cf. Wilson (1989) ; dans le même ordre d’idée : Morel (1992).
  • [13]
    Voir également : Landau, Chisholm (1993).
  • [14]
    Sur tous ces points, je renvoie à Patrice Duran (2009).

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Patrice Duran [*]
Professeur des universités au département de sciences sociales de l’École normale supérieure de Cachan. Membre de l’Institut des sciences sociales du politique (ENS/CNRS), il a réalisé de nombreuses recherches et publications dans les domaines de la sociologie politique, de l’analyse des politiques publiques, de l’évaluation des politiques publiques, de la sociologie et de la théorie du droit.
  • [*]
    Professeur des universités, département de sciences sociales, École normale supérieure de Cachan.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/07/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.101.0005
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